2.2.3. Pour une éthique de la relation

Pourquoi cette idée de l'Infini mise en avant par Lévinas conduit-elle à une relation éthique ? Le philosophe nous répond en revenant à la position de Descartes sur la pensée. Avec le «cogito», c'est-à-dire la certitude que la pensée est le fondement de l'être, qui, selon le philosophe classique, est lui-même lié à l'infini de l'existence divine, donc ne pouvant pas être contenu dans le simple raisonnement humain, alors toute idée de l'Infini ne peut relever d'aucune théorisation : "La relation avec l'infini, dans la double structure de l'infini présent au fini, mais présent hors du fini — n'est-elle pas étrangère à la théorie ?" 1197 Lévinas en déduit que seule la relation éthique est possible, puisque la relation de connaissance, qui est objectivation et possession, s'avère impossible, parce que Dieu, ou le Tout-Autre, ne peut se réduire à un objet de pensée. On peut bien sûr choisir d'ignorer cet «absolument-Autre», mais la conséquence n'est-elle pas de ne pas voir l’inaccessible « autre » d’autrui et de passer à côté de cet essentiel, avec la tentation toujours présente de le prendre et le posséder, dans la connaissance, le pouvoir ou la mort ? Pour Lévinas, il est impossible de s'extraire de cette présence d'Autrui, que lui, nomme Dieu : "La volonté qui équivaut à l'athéisme — qui se refuse à Autrui, comme à une influence s'exerçant sur un Moi ou le tenant dans ses filets invisibles qui se refuse à Autrui comme à un Dieu habitant le Moi —, se livre à Autrui par son œuvre qui, cependant, permet d'assurer son intériorité" 1198 . Ne peut on pas en déduire, que, même si on ne peut ou ne sait donner de nom à cette transcendance, le fait de la reconnaître en l'autre serait la condition de ce regard d'infini, commandement de vie ?

La présence du visage, qui est "l'idée de l'infini en moi", met en question la liberté, "qui se découvre meurtrière et usurpatrice dans son exercice même", car le visage d'autrui est révélation de l'injustice. Par cette mise en cause de la liberté, "se creuse la profondeur même de l'intériorité" 1199 et se développe l'insatisfaction de la conscience morale, que Lévinas nomme aussi Désir : "Le visage de l'homme — c'est ce par quoi l'invisible en lui est visible et en commerce avec nous" 1200 . La radicalité éthique de Lévinas s'exprime dans le commandement qu'impose le surgissement du visage d'autrui, dans lequel le regard tient une place déterminante, anéantissant toute velléité de pouvoir : "Le visage, lui, est inviolable ; ces yeux absolument sans protection, partie la plus nue du corps humain, offrent cependant une résistance absolue à la possession, résistance absolue où s'inscrit la tentation du meurtre : la tentation d'une négation absolue. Autrui est le seul être qu'on peut être tenté de tuer. Cette tentation du meurtre et cette impossibilité du meurtre constituent la vision même du visage. Voir un visage c'est déjà entendre : «Tu ne tueras point»" 1201 .

Expression de l'unicité de la personne et traversé par une transcendance, "le visage se refuse à la possession, à mes pouvoirs. Dans son épiphanie, dans l'expression, le sensible, encore saisissable se mue en résistance à la prise" 1202 . Il ne s'agit pas d'une résistance de combat, utilisant la force, mais d'une échappée, "comme éloignement d'une étoile dans l'immensité de l'espace" 1203 : Enfin, pour ce philosophe "le visage me parle et par là m'invite à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s'exerce, fut-il jouissance ou connaissance" 1204 . Aux tentations de violence, le visage d'autrui oppose, non pas la puissance mais la "transcendance même de son être" 1205 :"L'infini se présente comme visage dans la résistance éthique qui paralyse mes pouvoirs et se lève dure et absolue du fond des yeux sans défense dans sa nudité et sa misère" 1206

Pour Lévinas, tout face à face est une relation éthique, car dans le visage, qui est une présentation de soi par soi, se présente aussi l'absolument-Autre, qui appelle à la responsabilité. Cette relation éthique n'a rien à voir avec la mystique, mais relève bien de la raison car "l'Autre n'est pas pour la raison un scandale qui la met en mouvement dialectique, mais le premier enseignement" 1207 . Il insiste sur la socialité du visage qui, dans sa présentation, son expression, "ne dévoile pas un monde intérieur, préalablement fermé, ajoutant ainsi une nouvelle région à comprendre ou à prendre" 1208 , mais le visage, qui me met en rapport avec l'être, ne peut se contenter d'une relation « Je-Tu », qui se suffirait à elle-même, telle que Martin Buber l'a décrite, car dans les yeux d'autrui un tiers me regarde, et ce tiers représente toute l'humanité : "L'épiphanie du visage comme visage, ouvre l'humanité. Le visage dans sa nudité de visage me présente le dénuement du pauvre et de l'étranger" 1209 . L'accueil du visage engage dans une socialité qui, plus qu'une communauté humaine, serait une fraternité humaine car "le statut même de l'humain implique la fraternité" 1210 . Comment ne pas être frappé par la profondeur et l'exigence éthique de cette pensée élaborée après la Shoah, dans laquelle a péri la quasi totalité de la famille de ce philosophe d'origine lithuanienne ?

Mais, la philosophie de la relation de Lévinas ne se réduit pas à un ensemble de préceptes éthiques qui pourraient éclairer les praxis sociales, rappelant radicalement à l'ordre toute tentation de pouvoir, d'aliénation, voire de mort d'une personne sur l'autre. Cette pensée inclassable a traversé l'ensemble des champs de la philosophie, interrogeant notamment la vérité, la connaissance et la liberté. Pour ce philosophe de l'altérité, la liberté, "sûre de son droit", telle Narcisse se complaisant en lui-même, privilégie "l'âme conversant avec elle-même", et ne supporte pas le surgissement d'un terme étranger, qu'il faut alors intégrer sous forme d'idées : "Les choses seront idées, et au cours d'une histoire économique et politique où cette pensée se sera déroulée, elles seront conquises, dominées, possédées" 1211 . L'être étranger sera transformé en objet et la connaissance consistera à "saisir l'individu, qui seul existe, non pas dans sa singularité qui ne compte pas, mais dans sa généralité, la seule dont il y a science" 1212 . La connaissance est alors appropriation, possession, pouvoir 1213 . Lévinas nous invite à ouvrir à l'infini nos espaces de connaissance et à accepter de perdre nos illusions de puissance dans notre rapport au monde. Pour exprimer la relation entre êtres humains, il parle d'une «courbure» de l'espace intersubjectif qui déforme ainsi la vision, qui ne serait plus perception — celle-ci étant le propre de la psychologie et de la sociologie, disciplines qui, selon l'auteur, restent sourdes à l'intériorité — mais rend possible la vérité de l'être en permettant à celle-ci "de se dire, toute entière commandement et autorité" ; cette «courbure de l'espace», lieu de la transcendance, serait selon Lévinas, "la présence même de Dieu" 1214 .

C'est avec le concept de caresse, introduit dans sa réflexion philosophique dès 1947, qu'il exprime ce mode d'être avec l'autre. Marc-Alain Ouaknin, philosophe et spécialiste de Lévinas, nous aide à entrer dans cette perspective nouvelle de l'approche de l'autre : "La caresse découvre une intention, une modalité d'être qui ne se pense pas dans son rapport au monde comme saisir, posséder, ou connaître. La caresse n'est pas un savoir mais une expérience, une rencontre. La caresse n'est pas la connaissance de l'être mais son respect. La caresse n'est ni pouvoir ni violence, mais tendresse. Elle n'est pas fusion, mais relation (..) la philosophie de la caresse ébranle les perceptions univoques et finies où la pensée est déjà faite, où tout est instauré une fois pour toutes" 1215 . Ce concept qui "incarne la sagesse de l'incertitude" 1216 , devrait convenir aux nouvelles exigences de notre société, qui n'ont jamais tant questionné la personne dans son rapport à l'autre : rapport d'exclusion ou de communauté de destin ? La parole de Lévinas apporte la réponse que nous attendions, éclairant notre vision de ce concept de relation, qui peut ainsi devenir une espace de grande respiration pour celui de personne.

En subordonnant l'ontologie au rapport à Autrui, Lévinas nous fait approcher la notion d'être, non pas dans une vision toute puissante "monadique" heideggerienne de la personne, ni même dans une simple relation duelle, comme pourrait le suggérer Martin Buber, si l'on ne le savait pas traversé par les mêmes fondements philosophiques, mais dans une relation où il y a de l'Autre, c'est-à-dire une médiation dans laquelle une triangularité permet le véritable échange entre deux personnes. De plus, il nous fait entrevoir la relation à l'autre, non plus dans le sens d'un conflit ou d'une dialectique, mais dans celui de la responsabilité. Ce message s'applique particulièrement à notre temps marqué par cette difficulté d’être et de vivre ensemble.

Notes
1197.

E. LÉVINAS, Totalité et infini, La Haye, M. Nijhoff, 1971, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p.232.

1198.

E. LÉVINAS, Op. cit. , pp.251-252.

1199.

Emmanuel LÉVINAS, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p.176.

1200.

Emmanuel LÉVINAS, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1963, Le livre de poche, 1995, p. 199.

1201.

Emmanuel LÉVINAS, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1963, Le livre de poche, 1995, p. 21.

1202.

Emmanuel LÉVINAS, Totalité et infini, La Haye, M. Nijhoff, 1971, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p.215.

1203.

Emmanuel LÉVINAS, Op. cit., p. 215.

1204.

Emmanuel LÉVINAS, Op. cit., p. 216.

1205.

Emmanuel LÉVINAS, Op. cit., p. 217.

1206.

Emmanuel LÉVINAS, Op. cit., p. 218.

1207.

Emmanuel LÉVINAS, Op. cit., p. 223.

1208.

Emmanuel LÉVINAS, Op. cit., p. 234.

1209.

Emmanuel LÉVINAS, Totalité et infini, Op. cit., p. 234. Lévinas utilise le terme d'origine grecque "épiphania" qui, outre qu'il signifie dans le langage religieux "manifestation du Seigneur", souligne la soudaineté de l'apparition, clouant littéralement sur place celui qui est en face.

1210.

E. LÉVINAS, Totalité et infini, .La Haye, M. Nijhoff, 1971, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 236.

1211.

Emmanuel LEVINAS , "La philosophie et l'idée de l'infini", in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p. 167. Lévinas distingue deux voies antinomiques dans la recherche philosophique de la vérité : d'une part, la voie de l'autonomie, propre à la philosophie occidentale, issue de la Grèce antique, qui privilégie la liberté du penseur, et au nom de cette liberté, la réduction de l'Autre au Même, dans une conquête de l'être par l'homme à travers l'histoire ; et d'autre part, la voie de l'hétéronomie, caractéristique de la philosophie issue du judaïsme, qui mettant en avant la justice et la transcendance, s'occuperait de "l'absolument autre", selon l'expression de Jankélévitch, et interrogerait le divin, le Dieu inconnu.

1212.

Emmanuel LEVINAS, Op. cit., p. 168

1213.

Emmanuel LEVINAS, Op. cit., p. 170. L'auteur met en évidence la suprématie du Même sur l'Autre dans la philosophie de Heidegger, qui "subordonne le rapport avec l'Autre à la relation avec le Neutre qu'est l'Etre" et qui préconise une ontologie sans morale. Mais la liberté peut être mise en question par Autrui, quand elle se sait injuste, et alors "le Même ne repose pas en toute paix sur soi" (p. 169). Cette conception critique de la connaissance interroge la façon dont on accède à celle de l'homme, transformé en objet, que l'on va disséquer, séparer en fonctions, structures et autres morceaux choisis.

1214.

Emmanuel LÉVINAS, Totalité et infini, Op. cit., 1992, p.324.

1215.

Marc-Alain OUAKNIN, Méditations érotiques, essai sur Emmanuel Lévinas, Paris, Balland, 1992,

pp.132-133.

1216.

Marc-Alain OUAKNIN, Op. cit. , p. 137.