Après avoir montré que l'entretien d'orientation pratiqué à la MIFE était un acte éducatif, après avoir situé la relation dans une perspective psychologique et philosophique, il convient maintenant d'affiner la dimension éducative de cette relation d'orientation, dans le sens où « éduquer n’est pas dresser mais s’adresser ; tout éducation est sur fond de parole et de liberté » 1217 .
Le regard personnaliste nous permet d'expliciter le concept d'être comme l'un des paramètres à intégrer dans la rencontre éducative. En effet, si l'être est "le centre de l'unité bio-psycho-spirituelle de l'homme... s'il est le creuset de potentialités jamais résolues, un condensé de “'homo absconditus“— cet homme dont on n'arrive pas à percer le mystère—, qui ne se révèle que dans certaines conditions de température, dans la chaleur du milieu humain, génératrice de forces énergétiques dans la structure de la conscience" 1218 , la relation éducative est une relation d'être à être, impliquant de la part de chacun un mouvement d'abandon. Comme le dit Emmanuel Mounier, il s'agit pour l'éducateur de "sortir de soi", de "se décentrer pour devenir disponible à autrui" 1219 . La deuxième attitude est d'accueillir l'autre dans sa différence, "d'embrasser sa singularité de ma singularité dans un acte d'accueil et un effort de recentrement" 1220 .
Marcel Postic, qui a exploré la relation éducative dans les différents champs, sociologique, psychologique et psychanalytique, la définit de façon plurielle comme "l'ensemble des rapports sociaux établis entre l'éducateur et ceux qu'il éduque, pour aller vers des objectifs éducatifs, dans une structure institutionnelle donnée, rapports qui possèdent des caractéristiques cognitives et affectives identifiables, qui ont un déroulement et vivent une histoire" 1221 . Si, à l'école, le rôle de l'éducateur a tendance à s'estomper au profit de l'institution et des contenus à transmettre, on pourrait dire que dans la pratique d'orientation de la MIFE, le conseiller tient une place fondamentale dans cette interaction, constituée d'écoute et de transmission d'une parole. L'auteur situe la médiation éducative dans le renouveau de la psychologie humaniste, à la suite de Rogers, où la relation pédagogique "n'est plus conçue comme une transmission dans un seul sens, du maître vers l'élève, sous la forme d'une initiation visant à la transformation de l'autre, selon un modèle à respecter, mais comme un échange entre les générations, où la subjectivité joue son rôle" 1222 . Si nous pouvons entendre les critiques affirmant l'impérieuse nécessité de la transmission dans l'éducation des enfants et des adolescents, en ce qui concerne l'orientation des adultes, nous souscrivons à ce point de vue favorisant l'échange d'expériences et d'expertise. En soulignant les dangers de la relation duelle en éducation, qui renforce les processus d'identification et risque d'enfermer les protagonistes dans une implication affective trop forte, Marcel Postic nous conduit à situer la relation d'orientation dans une dynamique de médiation, qui introduit une nécessaire dimension ternaire.
Annie Cardinet a précisé ce concept en termes de médiation intra-personnelle et inter-personnelle : "qu'elle soit interne à l'individu, favorisant son développement ou ses apprentissages, ou externe, favorisant son inscription dans des significations du monde partagées, culturellement, (..) la médiation est un acte de construction double : cognitive et sociale" 1223 . Comme Guy Avanzini le souligne dans la préface, "le rôle de la médiation est, en définitive toujours le même : induire la réconciliation, que ce soit celle d'adversaires ou celle du sujet avec lui-même" 1224 . Nous avons pu confirmer cet effet au cours des entretiens-interviews : réconciliation avec soi-même dans la restauration de l'image de soi et dans une vision renouvelée de son histoire de vie et réconciliation avec le monde du travail, ses institutions et ses dispositifs par la redynamisation dans la mise en œuvre du projet et la recherche d'emploi : la médiation est un processus dynamique entraînant le changement. La parole en est le moyen privilégié, nous confirme Annie Cardinet 1225 . Le concept de médiation rejoint celui d'éducabilité, lui-même lié à une philosophie de la personne, mais "la philosophie de l'Homme que révèle la médiation ne porte pas que sur son éducabilité. Elle nous dit que l'être humain est unique et qu'il doit être reconnu en tant que tel, avec son histoire, ses atouts, ses faiblesses, ses caractéristiques positives et négatives, ses compétences et son potentiel" 1226 . Nous pourrions ajouter qu'à cette personne, il doit y avoir une place dans la société, qui ne soit pas au rabais dans une assistance à vie pour ceux qui auraient été diagnostiqués et déclarés faibles, mais dans une perspective de collaboration à l'œuvre commune.
De plus, cette relation d'orientation est éducative parce qu'elle relève d'une maïeutique, où le conseiller éducateur est un éveilleur, un "accoucheur", dont "l'art est similaire à celui des sages-femmes", selon Henri Desroche, pour qui, "une première maïeutique se doit donc d'atteindre cette nappe phréatique, forer le puits, et exhaurer de quoi irriguer le jardin. Ce métier de maïeuticien est un métier de puisatier, d'obstétricien, d'horticulteur; également de dialoguiste entre maïeutisant et maïeutisé... en respect mutuel et en coopération" 1227 . Dans la relation éducative d'orientation, démarche globale qui fait appel à la fois à des dynamiques d'écoute et de parole, d'observation et d'invention, il s'agit de "libérer le champion qui sommeille en chacun" 1228 .
Cette relation répond ainsi aux cinq critères constitutifs du processus éducatif élaborés par Guy Avanzini 1229 , que nous avons vus précédemment, puisqu'elle permet d'instruire, en élargissant la connaissance et les représentations que la personne peut avoir sur elle-même et sur le monde du travail ; elle autonomise en favorisant les initiatives et démarches personnelles ; elle contribue à accroître la polyvalence, en aidant le sujet à mettre au jour des potentialités dont il n'avait pas pris conscience jusque-là ; elle contribue à fournir des moyens de vivre, par sa finalité d'emploi ; elle aide à donner des raisons de vivre, par la recherche existentielle de sens. Cette relation, qui relève d'un acte éducatif, porteur de finalités, d'un contenu et de représentations, est foncièrement éducative dans la mesure où elle a pour objet la mise en mouvement et le changement chez une personne, dans une dynamique d'autonomie et de liberté.
Enfin, c'est une relation éducative parce qu'elle est avant tout, existentielle, située dans un rapport d'être à être, appelant à « plus d ‘être ». Et pour Jean Lacroix, ce chemin de rencontre de l'être, accompagné d'un mouvement de plongée en soi ne peut se faire que dans une relation fondée sur l'amour, défini comme "la découverte de soi et de l'autre dans un au delà qui fonde à la fois la distinction et la liaison" 1230 , et qui suppose la liberté. Nous avons conscience qu'introduire ce concept dans une réflexion éducative n'est pas sans susciter réserve, voire suspicion, tant dans notre langue ce vocable recouvre des réalités différentes contraintes de cohabiter sous un toit unique 1231 . Mais Jacques Lacan ne disait-il pas, avec humour, que "l'amour, il y a longtemps qu'on ne parle que de ça. Ai-je besoin d'accentuer qu'il est au cœur du discours philosophique ?", puisqu'il "vise l'être, à savoir ce qui dans le langage se dérobe le plus, l'être qui, un peu plus, allait être, ou l'être qui, d'être justement, a fait surprise 1232 .
Pour décrire cette relation éducative qui conduit les personnes au cœur d'elles-mêmes, Don Bosco, fondateur de la congrégation des Salésiens et grand éducateur de la fin du XIXe siècle, utilisait le mot d'“amorevolezza“, que Sabino Palumbieri traduit comme "l'amour exercé à la mesure de l'autre" 1233 . Principe premier de la pédagogie de Don Bosco, l'amorevolezza serait seule susceptible d'appeler "un non être à l'être" 1234 . Sa conviction était que "dans chaque jeune, même le plus malheureux, il existe un point accessible au bien : le premier devoir d'un éducateur est de découvrir ce point, cette corde sensible et d'en tirer parti" 1235 . Mais comme le souligne Emmanuel Mounier "accepter l'être, c'est accepter qu'il y ait devant moi, de l'autre que moi-même et dans l'être, de l'autre être que l'être actuel" 1236 . Accepter que l'autre prenne sa liberté, y compris la liberté de ne pas agir c'est le paradoxe de l'acte éducatif que Philippe Meirieu a clairement explicité : "Éduquer c'est toujours (..) une opération qui consiste à adapter les individus à un environnement donné (...) Mais éduquer, c'est aussi émanciper (...) car la finalité dernière est bien l'émergence d'un sujet libre, d'une volonté capable de se donner ses propres fins, d'effectuer le plus lucidement possible ses propres choix, de décider en toute indépendance de ses propres valeurs" 1237 .
La réussite fondamentale de cette rencontre éducative consisterait à la situer dans une relation d'être à être, dialogue et promotion de deux identités et de deux libertés, dans un espace élargi à l'infini, permettant une véritable alliance parce que traversé par une transcendance, et favorisant ainsi la créativité : "Le vrai conseil s'organise autour du phénomène de l'être-ensemble. Ce phénomène représente une source d'espoir, une confiance dans l'avenir et un sentiment de sécurité ontologique. L'analyse de l'être-ensemble révèle quatre moments existentiels : la rencontre authentique, le support, la coopération et l'expérience de sa propre identité ; le conseil n'est pas tout à fait un processus de tri, mais une entreprise créative qui conjugue le travail du conseiller et le combat du client, le conseiller et le client étant alliés" 1238 . C'est par une maïeutique du projet que cette entreprise créative et créatrice est opérée.
La maïeutique desrochienne ne se limite pas au "Connais-toi toi-même" socratique, encore moins à une auto-contemplation de soi, mais propulse la personne vers un projet, qui est l’anticipation d'une action, déploiement naturel d'un sujet devenu conscient de ses possibilités. Nous mettrons ainsi en exergue les fondations philosophiques de la maïeutique du projet. En effet, si nous sommes intéressée au thème de l'élaboration de projet, ce n'est son contenu qui a retenu notre attention, mais nous avons voulu mettre l'accent sur les dynamiques personnelles de ce processus et plus particulièrement sur la relation interpersonnelle susceptible de renforcer ces dynamiques. Nous avons ainsi suivi le fil de la pensée de Desroche dans sa propre filiation avec le philosophe de l'action, Maurice Blondel.
Le professeur confie lui-même que la découverte de la thèse de Maurice Blondel sur l'action a bouleversé son parcours de disciple de la philosophie de Thomas d'Acquin : "Blondel peut en effet servir de lien entre ces deux volets de l'action qui sont pour moi indissociables : l'action comme entreprise ; l'action comme écriture ; et jetant l'accolade sur ce tandem : l'action comme créativité, transactionnelle ou/et rédactionnelle. J'avais dévoré l'édition dactylographiée de sa thèse" 1239 . Si la maïeutique socratique conduit à la connaissance de soi, par le biais de l'évocation de sa propre histoire et par l'efficience de la parole proférée et entendue, Desroche utilise ce vecteur pour donner naissance à un projet spécifique à la personne, ce qui nous conduit vers le philosophe qui a insufflé indirectement à ce concept une dimension philosophique.
Marguerite LÉNA, L’esprit de l’éducation, Paris, Desclée, 1991, p. 15.
Sabino PALUMBIERI, "Essai d'interprétation personnaliste de la pédagogie de don Bosco", in Education et pédagogie chez don Bosco, présentation par Guy Avanzini, Paris, Fleurus, 1989, p. 173.
Emmanuel MOUNIER, Le personnalisme, Œuvres complètes, Tome III, Paris, Seuil, 1962, p.454.
Emmanuel MOUNIER, Ibid.
Marcel POSTIC, La relation éducative, Paris, PUF, 1979, 6ème édition, 1994, p. 22.
Marcel POSTIC, Op. cit., p. 76.
Annie CARDINET, École et médiations, Ramonville Saint Agne, Erès, 2000, p.43.
Annie CARDINET, Op., cit., p. 8
Annie CARDINET, Op., cit., p. 89.
Annie CARDINET, Op., cit., p. 142
Henri DESROCHE, Conduites Maïeutique en Education des Adultes, Communication Université d'Hiver de la Formation Professionnelle aux Karellis, Centre Inffo/InterMif, Paris, 1990, p.5.
Henri DESROCHE, Ibid.
Guy AVANZINI, Séminaire doctoral, Université Lumière-Lyon II, Novembre 1995.
Jean LACROIX, Le personnalisme, Lyon, Chronique Sociale, 1981, p. 30.
La langue grecque est plus explicite puisqu'elle exprime ce concept par trois mots distincts : agapan, le grand amour c’est-à-dire celui de Dieu ; philein, l'affection ; eros, l'amour sexuel.
Jacques LACAN, Le séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.40.
Sabino PALUMBIERI, Op cit., pp. 187-188. Selon l'auteur, "l'amorevolezza naît du caractère extatique de l'amour qui entraîne un déplacement du centre de gravité. Il est alors éminemment allocentrique et mesure sur le centre de l'autre ses interventions, ses projets et ses méthodes. Il ne suffit pas d'aimer, il faut <<aimer comme>>, c'est-à-dire à la mesure de l'autre, devenu dans l'amour le centre affectif et effectif de la personne qui aime".
Sabino PALUMBIERI, Op cit., p. 174.
Cf. G.B. LEMOYNE cité par Sabino Palumbieri, Ibid.
Emmanuel MOUNIER, Introduction aux existentialismes, Op cit, p. 166.
Philippe MEIRIEU, Le choix d'éduquer, Ethique et pédagogie, Paris, ESF, 1991, pp. 61-62.
Vance PEAVY, "Reconceptualiser le conseil, perspectives socio-dynamiques", Communication au XXème congrès mondial de l'orientation, Annecy, 1987, in Bulletin de l'ACOF, n°320-324 Tomes 1,2,3, Décembre 1988, p. 30.
Henri DESROCHE, Mémoires d'un faiseur de livres, Paris, Edima/Lieu commun, 1992, p. 127.