Henri Desroche, pionnier de l'histoire de vie et théoricien d'un modèle éducatif maïeutique, a très souvent fait référence aux différents temps de son existence, qu'il définit selon trois états, imbriqués l'un dans l'autre tout au long de sa vie : théologique, plus prégnant dans sa jeunesse mais toujours présent, comme nous avons pu le constater, scientifique et à la fois entrepreneurial, ce qui fait l'originalité de sa personnalité. Penseur existentiel qui a bâti ses modèles théoriques prioritairement à partir de la lecture de sa propre vie, il a constamment expérimenté le passage de la pensée à l'action, sous des formes aussi variées que la rédaction de "dizaines de livres" et que la création "d'une vingtaine d'entreprises" 1240 . Dans cette référence à lui-même pour approfondir le dernier axe de son modèle éducatif, le projet, Maurice Blondel, qui a introduit le concept d'action dans la philosophie, l'a beaucoup marqué 1241 . Ce philosophe revendiquait l'élaboration d'une véritable "science" de l'agir, et Yvette Périco n'hésite pas à utiliser le terme d'anthropologie pour qualifier cette œuvre, jugée à l'époque audacieuse, qui, en se centrant sur l'activité humaine et sur le concret de la vie, a amené la philosophie sur un terrain inhabituel : "Concrète, cette anthropologie concerne tout homme dans son action quotidienne ; dynamique, elle prend en compte le rythme de chaque existence ; globalisante, elle montre comment le sens de toute action et de toute vie émerge du cœur de l'homme" 1242 . Blondel évoque lui-même le fil tendu sur lequel il s'est engagé, et qui lui valut une soutenance de thèse qui fut un évènement historique, par les violentes oppositions qu'elle a suscitées : "Une étude de l'action ne peut se borner ni à une analyse abstraite de l'idée complexe de l'agir, ni à une description des phénomènes psychologiques et historiques qui manifestent la vie profonde des personnes et de l'humanité (..) Une science de l'agir ne peut atteindre son objet véritable si elle ne scrute pas la causalité réciproque et ontogénique de l'efficience et de la finalité" 1243 . Si les critiques ont été vives, c'est, entre autres, qu'il n'a pas hésité à proposer une perspective métaphysique, qui est "proprement ce point de vue retourné, qui ne dégage le droit du fait que pour s'apercevoir que celui-ci n'en est pas la raison d'être" 1244 , convaincu que la science est incapable de donner des raisons d'agir et que les actes ne pouvaient "être envisagés comme des faits sans caractère singulier et subjectif" 1245 . À l'époque positiviste dans laquelle il vivait, cette démarche représentait une provocation, d'autant qu'il préconisait une "science totale", c'est-à-dire qui soit "le nœud commun de la science, de la morale et de la métaphysique" 1246 .
Blondel introduit d'ailleurs sa thèse par une question métaphysique, posant la réalité de l'action dans un "déjà-là", en quelque sorte dans un surgissement : "Oui, ou non, la vie humaine a-t-elle un sens, et l'homme a-t-il une destinée ? J'agis ; mais sans même savoir ce qu'est l'action, sans avoir souhaité de vivre, sans connaître au juste ni qui je suis ni même si je suis" 1247 . Et en effet, pour lui, l'action n'est ni une force, ni un instinct, ni un élan vital, en référence à Bergson, mais "il faut entendre par action l'activité spirituelle en sa source et dans l'intégralité de son déploiement" 1248 . Par son agir, l'homme "dévoile les puissances de son être et de sa vie intérieure" 1249 . Loin d’attribuer un seul sens au concept d'action, il l'intègre dans un champ sémantique et théorique très large, traversé de multiples dimensions, individuelle, sociale, morale et même théologique, car il se sert de cette notion "comme d'un levier pour soulever la question philosophique du sens du monde et de l'homme" 1250 . Laissons à Maurice Blondel lui-même le soin de synthétiser sa vision de l'action :"cette synthèse du vouloir, du connaître et de l'être ... elle est le point précis où convergent le monde de la pensée, le monde moral et la science" 1251 .
Henri DESROCHE, "Préludes, d'un âge l'autre", Anamnèses, De souvenirs en espèrances (avril 1974-avril 1994) Octogresimo anno, n°17, Janvier-mars 1994, p. 5
D'après Henri Duméry, jusqu'en 1893, date de la soutenance de la thèse de Maurice Blondel, le mot "action" n'appartenait pas à la langue philosophique (Cf. Henry DUMÉRY, La philosophie de l'action, Essai sur l'intellectualisme blondélien, Préface de Maurice Blondel, Paris, Aubier/Éditions Montaigne, 1948, p. 31.)
Yvette PÉRICO, Maurice Blondel, Genèse du sens, Paris, Éditions universitaires, 1991, p. 11.
Maurice BLONDEL, L'Action, Tome II, L'action humaine et les conditions de son aboutissement, Paris, Librairie Félix Alcan, 1937, p.172.
Henry DUMÉRY, La philosophie de l'action, Essai sur l'intellectualisme blondélien, Préface de Maurice BLONDEL, Paris, Aubier/Éditions Montaigne, 1948, p. 68.
Maurice BLONDEL, L'Action, Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique, Paris, Alcan, 1893, p. 251, cité par Henry DUMÉRY, Op. cit., p. 67.
Henry DUMÉRY, Op. cit., p. 32.
Maurice BLONDEL, L'Action, Tome II, L'action humaine et les conditions de son aboutissement, Paris, Librairie Félix Alcan, 1937, p.15.
Henry DUMÉRY, Op. cit., p. 31.
Lettre de Jean Paul II, Préface, in L'Action, une dialectique de salut, Colloque du centenaire, Aix-en-Provence - Mars 1993, Paris, Beauchesne Éditeur, 1994, p.5.
Sergio SERRENTINO, "Philosophie de l'expérience humaine et structure transcendantale de l'action", in L'Action, une dialectique de salut, Colloque du centenaire, Aix-en-Provence - Mars 1993, Paris, Beauchesne Éditeur, 1994, p.127.
Maurice BLONDEL, L'Action, Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique, Paris, Alcan, 1893, p. 28, cité par René VIRGOULAY, L'Action de Maurice Blondel, 1893, Relecture pour un centenaire, Paris, Beauchesne Éditeur, 1992, p.38.