Comme nous l'avons évoqué précédemment, l'action est profondément liée à l'expérience dans son intrication avec le savoir. Cependant, Guy de Villers, dans son évocation des étapes d'élaboration de ce concept dans l'histoire de la philosophie 1252 , ne mentionne pas Blondel. En effet, le philosophe n'utilise pas directement ce terme, lui préférant ceux de pratique, de vie, d'expérimentation ; cependant celui-ci est présent dans son œuvre puisque l'action "est un territoire constitué, c'est-à-dire est une sphère de vie (de ce qui est vécu) déterminée par des conditions de possibilités" 1253 . Et Sergio Serrentino voit, dans l'élucidation des conditions de possibilité de l'expérience humaine, un des axes théoriques essentiels de la thèse de Blondel. La notion d'expérience renvoie à celle d'action, dans la mesure où elle peut être considérée comme une conscientisation de celle-ci, c'est-à-dire passée au tamis de la subjectivité, dans une double dimension affective et cognitive. L'expérience relève à la fois de la pensée et de l'action, ce que n'a jamais dissocié Blondel, dans la mouvance kantienne. On peut ainsi comprendre pourquoi les pratiques d'accompagnement de projet sont fondées sur la valorisation de l'expérience.
De même, bouleversé par la lecture de la thèse du philosophe et abreuvé à cette source, Desroche n'a jamais dissocié la pensée et l'action, qu'il met sur le même pied d'égalité et considère comme deux entités spécifiques de l'être humain, animées par un mouvement circulaire permanent : "Et parce que l'action apporte toujours à la pensée un nouvel aliment, comme la pensée de nouvelles clartés à l'action, ce cercle mouvant ne s'arrête et ne se ferme pas". Pour illustrer ce lien inaltérable et intime, il évoquait souvent la parabole de la lanterne, d'ailleurs extraite de l'ouvrage de Blondel, La pensée : "La parabole est celle d'un marcheur dans la nuit. Il tient une lanterne à bout de bras pour éclairer sa piste, sa route, son chemin dans la forêt. La lanterne éclaire autour de lui la circonférence d'un halo, qui lui est nécessaire pour “voir clair“ mais qui s'avère insuffisante pour voir loin ou plus loin. Dès lors, pour ce marcheur, ce pistard ou ce pèlerin, deux attitudes possibles. Ou bien gesticuler sur place, en tenant la lanterne à bout de bras au-dessus de sa tête, au niveau de ses pieds, ou en la tendant à gauche ou à droite : il agrandira son cercle de vision par quelques centimètres de son diamètre. Et il va s'épuiser. Ou bien il réalise que, pour voir plus loin, il lui faut faire un pas ; son halo est suffisant pour éclairer ce pas ; mais ce pas est nécessaire pour lui procurer un autre halo ... lequel à son tour lui permettra un nouveau pas, lequel procurera un autre halo. Un halo, un pas. Un pas, un halo. C'est la parabole d'une circumincession permanente entre la pensée et l'action" 1254 . Il emprunte à Blondel le terme de "circumincession" 1255 , qui traduit à la fois l'intimité et l'indissociabilité de ces deux entités, que ce dernier ne peut concevoir sans une troisième, l'être, pivot des deux premières et les trois dans un mouvement permanent.
Cette dimension ontologique de l'action humaine, apporte aussi une clé de compréhension à la notion de projet professionnel en tant qu'anticipation d'un agir, que ce soit dans son exploration, dans son élaboration ou dans sa mise en œuvre. Comme nous l'avons décrit dans le schéma des dynamiques personnelles d'élaboration de projet, chaque étape correspond à l'exercice d'une pensée, ou plus exactement d'une orientation de pensée, c'est-à-dire d'une idée, puis d'un dialogue de soi à soi en présence d'un tiers, venant éclairer l'étape future qui, elle-même, apportera une compréhension à la suivante.
Ce lien entre pensée et action, illustré par le mouvement hélicoïdal, que nous avons décrit antérieurement, peut expliquer en profondeur l'impossibilité d'influer de l'extérieur sur le choix d'un projet, puisqu'il serait une expression "ontologique" de la personne : "Non seulement l'action sert à révéler ce qui, en nous, est le plus fort ou même parfois ce qui est plus fort que nous, mais encore elle constitue souvent, dans l'indifférence et le désarroi des états intérieurs, un centre solide qui devient comme le noyau du caractère" 1256 . Si ce n'est que dans l'action que la personnalité authentique se révèle, par analogie, il ne peut y avoir de véritable projet sans que celui-ci ne soit en adéquation existentielle avec la personne qui le porte. De là découle l'impérieuse nécessité, pour les professionnels de l'orientation, d'aider à l'émergence de projets, enracinés, fondés sur l'expérience de la personne, plutôt que dans une référence dominante à la réalité économique.
En effet, les tentatives d'imposer aux personnes un choix professionnel, pour des raisons économiques extérieures et conjoncturelles, se trouvent ainsi déboutées et leur incohérence soulignée, par cette dimension ontologique de l'action, donc de tout projet humain et à fortiori professionnel, mise en exergue par Blondel. S'il est vrai que le processus d'élaboration de projet résulte de l'émergence du sujet, il serait inconvenant et inutile d'intervenir de manière directive sur le choix professionnel, et donc seul un modèle maïeutique d'orientation peut être envisageable. C'est peut-être ainsi que l'on peut comprendre qu'en situation de chômage aggravé, certains secteurs professionnels soient déficitaires en personnel : il est difficile d'acheminer une personne vers un métier qui n'est pas en correspondance avec son existence, c'est-à-dire son expérience de vie, son histoire et ce qui le mobilise intérieurement, son désir 1257 . Se trouve ainsi fondée l'idée que la personne est créatrice de sa fonction professionnelle, puisque celle-ci en est une résultante ontologique. Cette conséquence est déterminante pour l'organisation des dispositifs d'orientation, encore trop dépendants d'une conception économiste et mécaniste, qui désespère les consultants en voulant influer sur les choix professionnels au nom d'une conjoncture économique. Quand celle-ci n'offre pas assez d'emploi, elle est défavorable à toute possibilité de choix, et quand elle en offre davantage, elle risque d’imposer ses propres projections au sujet, ne lui permettant pas d’advenir.
Nous ne pouvons pas aborder le thème de l'action sans faire mention de ce qui l'engendre, ce monde plus ou moins souterrain, évoqué par de nombreux concepts, tels que l'idée, l'intention, la volonté, le mobile, le motif, la motivation, le désir. Suivant la piste de Blondel, Desroche reprend ses propres termes de "volontés voulantes" et de "volontés voulues" 1258 , qu'il nous paraît nécessaire d'élucider.
Guy de VILLERS, "L'expérience en formation d'adultes", in B.COURTOIS et G. PINEAU, La formation expérientielle des adultes, Paris, La documentation française, 1991, pp. 209-217.
Sergio SERRENTINO, "Philosophie de l'expérience humaine et structure transcendantale de l'action", in L'Action, une dialectique de salut, Colloque du centenaire, Aix-en-Provence - Mars 1993, Paris, Beauchesne Éditeur, 1994, pp.123-132.
Henri DESROCHE, Mémoire d'un faiseur de livres, Paris, Edima/Lieu commun, 1992, p. 128.
Ibid.Ce terme désigne l'interrelation constitutionnelle entre les personnes divines dans le concept chrétien de Trinité, qui relie dans un mouvement permanent le Père, le Fils et l'Esprit. Cf. Maurice BLONDEL, L'Action, Tome II, L'action humaine et les conditions de son aboutissement, Paris, Librairie Félix Alcan, 1937, p. 398.
Maurice BLONDEL, L'Action, Tome II, L'action humaine et les conditions de son aboutissement, Paris, Librairie Félix Alcan, 1937, p.219.
Certes, dans certains secteurs, comme, par exemple, les métiers de l'hôtellerie et de bouche, les conditions de travail et les salaires peu encourageants, sont principalement responsables de la pénurie de main d'œuvre. De même, la raréfaction des vocations de boucher s'expliquerait par un changement culturel issu du passage de la culture rurale à urbaine, que de la main d'œuvre extérieure peut venir suppléer. On pourrait dire aussi que les personnes ne parvenant pas à réaliser une synthèse entre leurs motivations et la réalité de la profession, ne peuvent s'acheminer vers ces secteurs, pourtant créateurs d'emploi. Certaines campagnes d'information peuvent susciter des vocations, mais plus efficace est l'amélioration des conditions de travail, à l'image de ce qui a été réalisé dans la métallurgie, en chaudronnerie ou en métallerie, qui attirent de plus en plus de jeunes. Mais les métiers, étant des "construits" en perpétuelle évolution, selon Geneviève Latreille, ceux-ci changent aussi en fonction de leurs acteurs sociaux. C'est sans doute ce qui se passe avec ces métiers qui n'attirent plus.
Selon René Virgoulay, Blondel a forgé cette distinction entre la volonté voulante et la volonté voulue par analogie sur le modèle du binôme "natura naturans / natura naturata"(nature naturante / nature naturée) rendu célèbre par le philosophe Spinoza, et en référence à Thomas d'Aquin, qui avait déjà distingué deux types de volonté, une naturelle et une raisonnable. Cf. René VIRGOULAY, Op. cit., pp. 57-58.