3.1.2. Une philosophie de la volonté et du désir

À partir de ce lien intrinsèque entre pensée et action, Blondel n'oppose pas l'action et l'idée, ce qui "reviendrait à admettre que la pensée est un miroir passif reflétant des représentations et l'action une puissance de mouvement aveugle" 1259 . L'idée n'est pas un concept abstrait et isolé, mais complètement dépendant de celui d'action, qui "pose un réseau de relations de plus en plus serré depuis la sensation jusqu'à la Pensée pure" 1260 . Intrinsèquement liée à l'action, et à son antécédent le projet, l'émergence de l'idée est donc une première étape du processus d'élaboration de projet, et de ce fait doit être prise en considération au cours des entretiens d'orientation, en tant qu'expression d'une identité "intérieure" de la personne, selon les mots de Lévinas : "L'identité de l'individu ne consiste pas à être pareil à lui-même et à se laisser identifier du dehors par l'index qui le désigne mais, à être le même — à être soi-même, à s'identifier de l'intérieur" 1261 . Sans développer de conception constructiviste, qui se proposerait de démonter les rouages de l'action, et au-delà d'une simple théorisation, qui définirait ce concept comme la résultante d'une intention et d'une volonté, Blondel "entrelace intimement»  les motifs, qui font sens, et les mobiles, qui poussent à l'action. Et si "l'action, c'est l'intention idéalement conçue qui commence à prendre place dans l'étendue corporelle, à mouvoir les organes et, par eux, à modifier déjà le milieu ambiant" 1262 , si "l'énergie intentionnelle de l'action", c'est la volonté, celle-ci est appréhendée de manière plurielle par le philosophe, partagée et hiérarchisée du fait de la pluralité et la multiplicité des motifs. Comment ne pas faire le lien avec le travail du conseiller, qui se situe à cette intersection délicate entre émergence des motifs et des mobiles, témoin de cette dialectique interne de la personne ?

Chez Blondel, la volonté n'est pas seulement expression de la raison : nous ne faisons pas tout ce que nous voulons et nous faisons même très souvent ce que nous ne voulons pas, selon l'expression paulinienne 1263 . Ce que nous voulons, ce n'est pas ce qui est en nous, c'est une fin qui nous dépasse et ce que nous faisons, dépasse toujours ce que nous avions l'intention de faire, parce que l'action enrichit l'intention et en se produisant se transforme elle-même 1264 . De ce fait, la perspective blondélienne échappe à la "circularité du finalisme" 1265 , mais se déplace dans un mouvement pour Blondel qui, dès le début de son ouvrage en souligne la "disproportion ontologique" : "Il y a toujours entre ce que je sais, ce que je veux et ce que je fais, une disproportion inexplicable et déconcertante" 1266 .

La volonté voulante serait antérieure, initiale et irréfléchie et se traduirait par une inclination "vers", tel "l'élan humain vers sa fin suprême" 1267 . La volonté voulue, postérieure et finale, qui relève de la décision délibérée et réfléchie, peut donc éclairer la volonté voulante : "c'est dans une volonté non raisonnée d'abord, mais pouvant l'être, qu'il nous faut chercher le secret anticipé de notre être" 1268 . L'action se détermine dans l'articulation de ces deux volontés et l'inadéquation entre ces deux entités est source de blocage. Si le philosophe préfère utiliser le concept de volonté, dont il souligne la complexité, au détriment du désir, appartenant plus à la sphère psychanalytique et philosophique, il ne nie pas pour autant la réalité de celui-ci, mais l'intègre dans une conception plus large de cette zone de l'homme, obscure à la raison, incontrôlable et irréductible, appelée inconscient. Pour lui, il y aurait un inconscient "du bas", caractérisée par son "attache au monde" 1269 , et un inconscient "du haut", en rapport avec l'Absolu. Blondel ne se limite pas à l'inconscient freudien, anarchique et pulsionnel, voire pathologique qui rendrait la "volonté voulante" incompréhensible, mais ouvre vers l'infini d'une volonté transcendante qui traverserait l'homme et l'humanité entière :"car tous nos désirs, toutes nos pensées, tous nos efforts dépendent en définitive de ce feu intérieur qui éclaire et qui anime tout le rayonnement de notre intelligence et de notre vouloir" 1270 .

Le psychanalyste Jean-Baptiste Pontalis semble attester cette vision d'un continent spirituel encore loin de pouvoir être déchiffré, tout en faisant référence à Lacan :" « L'inconscient structuré comme un langage », c'est vrai pour les rêves, les lapsus, les actes manqués, qui répondent en effet à cette logique. Mais pour moi, c'est l'avant-poste, et derrière tout cela, il y a l'invisible de ce qui nous anime, ce que Freud appelle parfois « la marmite »" 1271 .

Cette conception pluraliste et métaphysique de la volonté chez Blondel rejoint celle du "désir de l'Autre" chez Lévinas et en partie chez Lacan, que nous avons déjà abordée, d'un désir qui s'exprime dans un creusement et un manque constant et infini 1272 . Cette distinction entre deux volontés dont l'une affleure, du très profond de l'être à la surface de la conscience, semble pertinente pour traduire la finesse des dynamiques personnelles d'élaboration de projet professionnel, notamment les dimensions de mise en mouvement intérieur et de déclic que nous avons soulignées antérieurement 1273 . En citant ce qu'il appelle "les recommandations de Blondel", Desroche met en exergue la tâche ardue, dans l'élaboration de projet, du discernement entre ces volontés souvent contradictoires, qui s'affrontent parfois violemment :"que de “pré-consciences“ nécessaires pour que, dans la pléiade, la horde ou la meute des personnes-projets, se dégage et s'engage une, la personne qui prendra les devants en se fermant — au moins provisoirement — toutes les voies sauf une" 1274 . Face à cette complexité, le rôle du conseiller consisterait à éclairer de quelques lanternes, cet espace du désir, tel un terrain de sport, voire un ring sur lequel vont s'affronter des protagonistes, venus de loin, et qui lui sont étrangers. Ranimer ce feu intérieur qui traverse irrémédiablement toute personne par une présence authentique, par une écoute et par la mise en cohérence des évènements d'une vie, dont il ne peut qu'avec humilité, être un témoin proche ou lointain.

Ces réflexions qui viennent conforter les témoignages que nous avons recueillis, attestent que le processus d'élaboration de projet est finalisé par une recherche existentielle de sens, d'adéquation de soi avec le monde, et pour se faire de soi avec soi. La pensée de Maurice Blondel se trouve ainsi renouvelée dans une actualité singulière à partir du moment où "l'équation de la pensée et du réel doit être réintégrée dans une équation plus fondamentale, celle de nous-mêmes à nous-mêmes" 1275 .

Les "volontés voulantes", créatrices du projet, appartiennent à la sphère intime, voire inconsciente de la personne, et la prestation d'orientation n'est pas le lieu de les débusquer, mais a pour fonction de les dynamiser. Travailler uniquement à ce niveau, sans confrontation avec la réalité extérieure, risque d’enfermer la personne dans les fantasmes d’un projet rêvé. En revanche, une fois la mise en cohérence effectuée, le conseiller peut intervenir au niveau des "volontés voulues", en vue de la formulation du projet. Confrontée à l'infini de l'autre, son utilité se juge à la qualité de sa présence aux côtés de la personne, bousculée elle-même par la dialectique du concert de ses volontés, dans une fonction de tiers susceptible de témoigner et donc d'inscrire le dialogue de soi à soi de la personne dans sa propre histoire. La référence à la philosophie de Maurice Blondel nous aide à remettre à leur place les tentations technicistes inhérentes à toute pratique d'accompagnement de projet, qui, en se fixant sur les stratégies d'accès à l'emploi ou de formation, dans les limites de l'environnement social et professionnel du moment, risquent de casser la conduite de projet en ne prenant pas suffisamment en compte les dynamiques internes de la personne.

Nous avons évoqué les racines religieuses des pratiques de discernement, à partir notamment, du mouvement de renouveau spirituel créé par Ignace de Loyola. Cette expérience pédagogique et spirituelle est apparue dans une période de profond bouleversement sociétal et économique provoqué par des découvertes et mutations scientifiques et techniques. En effet, Ignace de Loyola, né en 1492, année de la découverte du Nouveau Monde, a vécu dans le siècle de l'éclosion de la modernité, caractérisée par une emprise de plus en plus méthodique et maîtrisée des hommes sur la matière et le monde. Or, cette époque comporte des similitudes avec la nôtre, marquée par le passage à une société post-industrielle, dominée par des mutations technologiques sans précédent, comme celles de l'information, qui nous obligent à trouver de nouveaux repères de pensée, culturels, voire spirituels, et interrogent les finalités du travail.

Notes
1259.

Jeanne PARAIN-VIAL, "L'acte et l'action chez Maurice Blondel et Gabriel Marcel", in L'Action, une dialectique de salut, Colloque du centenaire, Aix-en-Provence - Mars 1993, Paris, Beauchesne Éditeur, 1994, pp.105-122.

1260.

Henry DUMÉRY, Op. cit., p. 83.

1261.

E. LÉVINAS, Totalité et infini, La Haye, M. Nijjoff, 1971, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 321.

1262.

Maurice BLONDEL, L'Action, Tome II, L'action humaine et les conditions de son aboutissement, Paris, Librairie Félix Alcan, 1937, p.179.

1263.

Cf. Saint-Paul, Épître aux Romains. Blondel cite en exemple la passion qui ne se réduit pas à une manifestation de l'émotion, mais entraîne la volonté vers des actions, souvent déraisonnables.

1264.

René Virgoulay, souligne le postulat préalable à la thèse de Blondel, qui lui avait été suggéré lors de sa soutenance, par le professeur Boutroux, membre de son jury, selon lequel l'homme est traversé par une transcendance qui le fait désirer l'infini. Cf. René VIRGOULAY, Op. cit., p. 46. Ce postulat, auquel nous adhérons, se retrouve d'une certaine manière chez les fondateurs de la psychanalyse, et chez de nombreux philosophes, comme Lévinas, Buber etc..

1265.

Pierre LIVET, "Philosophie de l'action et théorie de l'action", in L'Action, une dialectique de salut, Colloque du centenaire, Aix-en-Provence - Mars 1993, Paris, Beauchesne Éditeur, 1994, pp.97

1266.

Maurice BLONDEL, L'Action, Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique, Paris, Alcan, 1893, p.IX, cité par René VIRGOULAY, Op. cit., pp. 55-56.

1267.

René VIRGOULAY, Op. cit., pp. 58.

1268.

Maurice BLONDEL, L'Action, Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique, Paris, Alcan, 1893, p.138, cité par René VIRGOULAY, Op. cit., p. 63

1269.

René VIRGOULAY, Op. cit., pp. 75.

1270.

Maurice BLONDEL, L'Action, Tome II, L'action humaine et les conditions de son aboutissement, Paris, Librairie Félix Alcan, 1937, p.179.

1271.

Jean-Baptiste PONTALIS, "Conversation sur l'invisible", Télérama, n°2567, 24 mars 1999, pp. 52-56.

1272.

Emmanuel LÉVINAS,Totalité et infini, La Haye, M. Nijjoff, 1971, Paris, Le Livre de Poche, 1992, 348 p.

1273.

Henri DESROCHE, "les personnes dans la personne", Art. cit., p. 61.Dans son schéma des personnes dans la personne, en plaçant les volontés voulantes au niveau des trois instances —personnes-racines-blasons-destins,"se bousculant au portillon des volontés voulues, Henri Desroche signifie que les volontés voulues sont du côté des personnes-projets, instance résultante des trois premières.

1274.

Henri DESROCHE, Art. cit., p. 61.

1275.

J. TROUILLARD, "La définition blondélienne de la vérité", Nouvelles de l'Institut catholique de Paris, décembre 1974, p. 41., cité par René VIRGOULAY, Op. cit., p. 51.