3.2. Les finalités de l'orientation : une maïeutique de l'objet-travail?

Dans notre réflexion qui se propose d'être anthropologique, nous ne pouvions échapper à regarder le point ultime de mire de cette pratique d'orientation que sont le travail et une de ses modalités, l'emploi. Si Henri Desroche a fondé son modèle éducatif de la maïeutique de l'objet sur l'accès à la connaissance, l'objet étant référé à celui de connaissance, nous pouvons oser une analogie entre maïeutique de l'objet et accès à l'emploi, c'est-à-dire à une forme organisée de l'activité humaine. Au-delà des réflexions institutionnelles, une question s'impose : quel un sens peut avoir l'orientation professionnelle dans cette situation ambiguë où la reprise économique bénéficie à certains et où le non-emploi touche encore un grand nombre de personnes ? 1276 C'est d'ailleurs le titre d'un ouvrage, dans lequel les auteurs n'hésitent pas à affirmer l'émergence d'un nouveau paradigme de l'orientation, au sens d'un système complexe, ouvert et "assumant une tension dialectique entre des pôles antagonistes, voire contradictoires" 1277 . S'orienter aujourd'hui, c'est devoir s'ouvrir aux nombreux paradoxes d'un monde imprévisible, dans lequel on doit maîtriser des stratégies d'action et d'information, faire le choix d'un travail épanouissant dans une situation de pénurie d'emploi, en bref c'est, dans un langage systémique, "rester ouvert à une logique en boucle infinie où le message est aussi son méta-message" 1278 . Nous retrouvons ici une résonance avec notre schéma en spirale du processus d'élaboration de projet. Tout au long de leur histoire récente, les dispositifs d'orientation professionnelle ont été mis en place en lien étroit avec ceux de la formation professionnelle, dans une dépendance institutionnelle, réglementaire et s'appuyant sur des finalités culturelles, économiques et sociales similaires. Mais au-delà de ce lien, cette pratique ne peut être appréhendée que dans la globalité de l'évolution du travail dans la société.

En raréfiant ou en transformant profondément l'emploi, la nouvelle donne économique ne pouvait éviter d'avoir des répercussions sur la notion même de travail, déjà ébranlée par le mouvement de contestation des années 60. À l'automne 1993, pour la première fois, un quotidien national, en publiant pendant cinq semaines un dossier intitulé "Réinventons le travail", a voulu "mettre en lumière les initiatives qui se développent partout en France" 1279 et, par là, amorcer un débat sur le thème du travail, trop longtemps minimisé. Si l'emploi est un concept économique, si le chômage relève d'une problématique économique et sociale, le travail dépasse ces catégories car, en étant « l'un des fondements moraux de la société » 1280 , il parcourt l’ensemble des sciences humaines, notamment philosophique et anthropologique.

Longtemps instrumentalisé par une idéologie marxiste dominante, le réduisant à un objet d'exploitation de l'homme par l'entreprise capitaliste, le concept de travail réapparaît dans une conception moins strictement économiste et plus philosophique, éthique et personnaliste. L'opinion redécouvre aujourd'hui des points de vue différents, et la parole des sociologues, des philosophes, des anthropologues, même des théologiens 1281 , est de plus en plus entendue. Il est vrai que l'ampleur du problème du chômage et l'absence de solutions fiables, malgré des efforts continus pendant près de trente ans, font taire les sectarismes de tout bord et engagent à une mise en commun des réflexions et des recherches. Cette mouvance ne peut laisser indifférents les praticiens de l'orientation quant aux finalités qui les animent dans leurs propositions d'accès à l'emploi.

Notes
1276.

Certaines réflexions tendent à minimiser la portée du chômage, en rapportant ses chiffres à la population active. En effet, si aujourd'hui, en ce premier semestre 2000, les chiffres du chômage ont baissé au point de descendre en dessous de la barre des 10%, ces critiques rappellent à juste titre que pour 90%, la population active est munie d'un emploi qui évolue rapidement et suppose aussi des adaptations permanentes.

1277.

Sylvie BOURSIER et Jean Marie LANGLOIS, L'orientation a-t-elle une sens ?, Paris, Entente, 1993, pp.157-159.

1278.

Yves BAREL, Le paradoxe et le système, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1979, cité par Sylvie BOURSIER et Jean Marie LANGLOIS, Op. cit., p. 158.

1279.

Dominique QUINIO. "Le devoir d'innovation"in La Croix l'Evènement , 23/10/93. P. 24.

1280.

Raphaël BRUN. "Pour en finir avec les idées fausses", in La Croix l'Evènement , 23/10/93. p.22.

1281.

Rappelons que la position de l'Eglise, exprimée dans les différentes encycliques depuis la fin du XIXème siècle et dans les dernières en date — "Laborem exercens".en 1981, et "Sollicitudo Rei Socialis" en 1987—, a toujours défendu l'idée que le travail doit être, selon les termes d'Albert Rouet, Président de la Commission Sociale de l'Episcopat, un "lieu où l'homme se constitue dans sa liberté, au service d'une fraternité entre les humains ". Dernièrement le rapport de la Commission Sociale des Evêques de France, "Face au chômage, changer le travail", publié en 1993, a trouvé un large écho dans les média.