3.2.2 La fécondité sociale du travail : une alternative à la rationalité économique

Mais, face aux limites de l'économie, que nous avons évoquées, il s'agit d'un véritable changement culturel, que la société doit opérer, sous peine de s'acheminer vers une situation intenable : d'une part une population de plus en plus restreinte de "nantis", reconnus socialement par un travail rémunéré, de plus en plus productif, et d'autre part une masse de "pauvres", assistés par les autres, que l'on occuperait dans des emplois déclassés, pour éviter l'explosion sociale. Où se trouve la dignité de l'homme dans ce scénario-catastrophe ?

Un article reprend la prédiction du maître à penser de toute l'économie du XXe siècle, John Maynard Keynes lui-même qui, déjà dans les années 30, affirmait que "deux générations plus tard, les conditions économiques de production seraient telles que, sauf régression majeure de l'humanité, nous n'aurions plus de crises économiques mais une crise de l'économique", avec le risque d'une "dépression collective ", en l'absence de mutation culturelle 1296 .

Le concept de "fécondité sociale" du travail est alors avancé comme alternative à la vision économique. Ce terme qui met en exergue la capacité de l'humanité à se développer, par une activité créatrice, implique le droit au travail, c'est-à-dire "le droit d'exercer une activité qui exprime la participation d'un homme à la construction de la société" 1297 . Au lieu d'exclure, le travail, vu à travers le prisme de la fécondité sociale, rassemble, en reconstituant le lien social. La crise, qui résulte d'une "disjonction entre la croissance et l'emploi", a fait émerger la fin d'une logique qui privilégiait les systèmes au détriment de l'homme. La prise de conscience des profonds changements qui touchent la sphère économique et le concept de travail est certes difficile pour la société, contrainte, pour sortir de l'impasse, de remettre en cause ses modes d'organisation. Face à ce mouvement irréversible, des bouleversements inéluctables sont à venir dans l'organisation sociale, qui n'a pas encore "muté" et n'ayant pas pris en compte l'accroissement du temps libéré par la productivité économique, ne sait pas "répartir équitablement les tâches à entreprendre et les ressources qu'elles produisent" 1298 . C'est là que sont attendus les responsables politiques, à tous les échelons, et on ne peut qu'espérer qu'au lieu de "pousser chacun dans la course folle aux activités occupationnelles sous-payées et frustrantes, qui dénaturent le sens de l'existence" 1299 , ils œuvrent pour un autre système collectif de valeurs.

Dans un ouvrage limpide, Jean-Yves Calvez tente une définition du concept de travail, en faisant un détour par les approches contradictoires de la philosophie, contraire au besoin de liberté de l'homme chez les grecs et, au XIXe siècle, valorisant chez Hegel, mais aliénant quand il est soumis à l'exploitation de l'homme par l'homme chez Marx. Reprenant la position de l'Église dans les différentes encycliques consacrées à ce thème, et après une lecture attentive de Hannah Arendt, il conclut à la nécessité du travail pour l'homme, "dynamique fondamentale de la réalisation de l'homme" 1300 , qui permet à l'homme de "se cultiver" autant que de créer des objets, de faire œuvre durable autant que de répondre aux nécessités biologiques et humaines de consommation. Comme il le souligne, dans toute l'histoire de l'humanité, le travail a subi les aléas de deux conceptions opposées, contenues toutes deux dans les récits bibliques de la Création : d'un côté, la vision positive, où l'homme, créé à l'image de Dieu, a charge de maîtriser et de faire fructifier la terre, et de l'autre, la vision négative, issue du péché originel, où l'homme, chassé de l'Eden, devra "gagner son pain à la sueur de son front". Tantôt œuvre de création, tantôt labeur pénible, tantôt reconnaissance, tantôt punition, le travail a oscillé dans une dualité réductrice, qu'il conviendrait d'ouvrir, afin de lui donner une dimension plus conforme à la complexité des problèmes de notre temps.

Hannah Arendt a trouvé une synthèse originale, en rapportant le travail à « l'œuvre » et à « l'action », toutes trois composantes d'un ensemble, la "vita activa" 1301 , définissant ainsi l'activité humaine. Dans son ouvrage "La condition de l'homme moderne", ce philosophe contemporain fustigeait, dans la société moderne, la glorification du travail, pris au sens d'exploitation déshumanisée, au détriment de tout autre activité, et déclarait de façon quelque peu prémonitoire en 1958 : "L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société toute entière en une société de travailleurs... C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté ... Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire 1302 .

En situant ainsi le concept de travail dans une interdépendance avec l'œuvre et l'action, elle élargit le champ de vision et permet de dégager le travail d'une visée utilitariste. Si Hannah Arendt a beaucoup analysé les liens entre travail et œuvre, notamment leur devenir dans la société moderne, il semblerait utile, à l'aube d'une civilisation mutante, dominée par les techniques d'information, de se pencher sur le rapport travail-action. C'est l'action qui permet à l'homme d'être libre, surtout dans les périodes de mutation : "Seule l'expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l'espérance " 1303 . Dans la période de mutation que nous traversons, on ne peut que s'interroger, à la suite de François-Xavier Dumortier, sur "la question du lien social dans une société où l'intégration semble se faire par le travail, c'est-à-dire par l'occupation d'un emploi rémunéré " et sur "nos raisons de vivre ensemble, c'est-à-dire de former une cité, pour déterminer ce qui peut nous lier dans l'invention d'un destin commun " 1304 .

Cette vision, utopique selon certains et à venir pour d'autres, d'un travail pour tous, créateur de lien social et participant au développement harmonieux de la société, est également à poser en finalité d'une pratique d'orientation centrée sur la personne, lui révélant ses potentialités ses créativités et sa capacité à "trouver-créer" son emploi, comme le préconisait Geneviève Latreille 1305 . Comment des professionnels de l’orientation, qui nieraient ces finalités, pourraient trouver sens à leur propre activité de conseil ?

Notes
1296.

Patrick VIVERET, "Penser la mutation, un chantier pour l'intelligence", in revue POUR , n° 137/138, juin 1993, p. 202.

1297.

Commission Sociale de l'Episcopat, op. cit . , p.5.

1298.

Martine MULLER, op. cit . , p.179.

1299.

Ibid , p.179

1300.

Jean-Yves Calvez, Nécessité du travail, Disparition d'une valeur ou redéfinition, Paris, Les éditions de l'atelier/Éditions ouvrières, 1997, p. 94.

1301.

La "vita activa ", concept issu de la philosophie grecque (le "bios politikos " d'Aristote, qui distinguait trois modes de vie, les plaisirs, la vie du philosophe, et les affaires de la "polis"), repris par la philosophie médiévale, s'oppose à la "vita comtemplativa ", qui a gardé longtemps une supériorité, parce qu'aucune œuvre humaine ne peut égaler l'œuvre de Dieu. Dans la Vita activa, Hannah Arendt définit une échelle de valeur entre le premier niveau, le travail, dont la condition humaine est la vie et la consommation ; le deuxième niveau, l'œuvre, dont la condition humaine est l'appartenance-au-monde ; enfin le troisième niveau, l'action, dont la condition humaine est la pluralité, "parce que nous sommes tous pareils, c'est-à-dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître". Cf. Hannah ARENDT, La condition de l'homme moderne , Paris, Calmann-Levy, 1958, 3ème édition 1983, p.42.

1302.

Hannah ARENDT, Op. cit., p. 38. L'homme, soumis, à l'instar de l'animal, aux besoins élémentaires de la vie, doit travailler pour subsister ; "animal laborans ", il est aussi "homo faber ", en fabriquant des objets et, maîtrisant ainsi la nature, il se libère et crée le monde ; enfin, l'homme, par l'action indissociable de la parole, est en rapport direct avec ses homologues, sans l'intermédiaire ni de la matière ni de l'objet : il est en relation directe avec son alter-ego. Dans sa distinction entre travail et œuvre, Hannah Arendt suscite quelques contestations, parce que le travail peut être perçu dans les deux acceptions, selon que l'on insiste sur la production ou sur la création - et nous avons vu combien la société moderne a privilégié "l'animal laborans".

1303.

Hannah ARENDT. Op. cit.

1304.

François-Xavier DUMORTIER s.j., "Hannah Arendt et le travail, Penser ce que nous faisons", in revue Christus, op.cit. p 27.

1305.

Geneviève LATREILLE, "Les paradoxes du métier collectivement trouvé-créé", in Psychologie sociale du changement, Lyon, Chronique Sociale, 1982, pp. 51-60.