Reconnaissant que toute sa réflexion sur l'orientation avait été menée dans un contexte de plein emploi, Geneviève Latreille, dans un de ses derniers articles, faisait part de son désarroi mais aussi de sa conviction "qu'une meilleure compréhension des phénomènes observables dans des périodes et milieux plus favorisés peut nous aider à faire des utopies partielles et à œuvrer avec ceux qui en souffrent pour sortir d'une situation proprement intolérable" 1306 . Sans tomber dans le rêve ni dans le retour aux utopies du travail qui se sont développées à la fin du XIXe siècle, et se basant sur une analyse rigoureuse des conditions d'émergence de nouveaux métiers, cette universitaire qui a beaucoup apporté en réflexions et recherches, défend une conception du travail comme "une réalité mouvante constamment à la fois trouvée et créée" 1307 .
À l'issue de sa réflexion, elle engage les professionnels de l'orientation à changer leurs pratiques, qu'elle classe selon deux catégories, tout aussi inopérantes face au nouveau défi de l'orientation, l'une "centrée sur le dévoilement par un expert en psychologie différentielle, des contre-indications et aptitudes positives correspondant au mieux aux professiogrammes des métiers choisis ou conseillés", l'autre, "qui oscille souvent entre un counselling prudent (voire manchot) qui laisse toute la responsabilité de leur orientation aux clients au moment où la conjoncture de l'emploi est particulièrement délicate, et une information-affectation qui prétend connaître la structure de l'emploi existant et y intégrer plus ou moins subtilement les flux d'élèves" 1308 .
Ayant pressenti les bouleversements à venir des pratiques d'orientation, Geneviève Latreille suggère de former de nouveaux conseillers capables "d'accueillir les représentations du travail souhaité, même lorsqu'elles apparaissent irréalistes, comme l'expression d'aspiration à un travail effectivement différent", et susceptibles "d'aider ces utopies partielles à devenir projets, - non pas en les encourageant benoîtement, mais en aidant activement ceux qu'elles motivent à un moment donné à s'organiser collectivement pour contourner ou renverser les obstacles qui se dressent sur leur route, c'est-à-dire à analyser les situations dans lesquelles ils se trouvent ou vont se trouver, pour saisir toutes les opportunités favorables à leurs projets, en sachant patienter parfois, ou prendre quelques détours, sans pour autant abandonner une lutte actuellement longue et difficile" 1309 .
On ne peut mieux définir une pratique d'orientation basée sur le développement de la personne, qui, au cours d'une rencontre éducative, prend conscience de ses potentialités, et, en fonction de son expérience de vie et de travail, transforme une idée, une représentation, voire un rêve, en projet, ceci grâce à un accompagnement, un compagnonnage, au sens d'un "côte à côte", selon l'expression d'Henri Desroche. Ce temps pourrait supporter un moment d'évaluation, mais le plus court possible, pour ne pas risquer de brûler les ailes de celui qui doit décoller pour avancer au large, qui ne doit pas se figer à cette étape, au risque d'entraver le jaillissement de sa créativité. Paradoxalement, il aura fallu que le chômage atteigne des records en dépassant la barre fatidique des 10% de demandeurs d'emploi, pour que les pratiques d'orientation évoluent vers un accompagnement plus individuel et plus centré sur la personne.
Nous restons impressionnée par la finesse de cette analyse prospective effectuée il y a près de vingt ans, en regrettant une fois de plus que cette voix n'ait pas été suffisamment entendue. Certes, le droit à l'orientation fait partie de la panoplie des moyens éducatifs ; un cadre est fixé, cependant réducteur par rapport aux exigences nouvelles de notre société. En effet, l'enjeu est de taille car c'est bien auprès des personnes exclues actuellement du monde du travail qu'il faut trouver de nouvelles solutions d'emploi, d'activité, de travail ; ce sont ces personnes-là qu'il faut redynamiser, réactiver et accompagner, selon le principe que, "hic et nunc", une solution est à chercher et peut être trouvée pour chacun, au plus profond de sa créativité.
Ce terme de créativité, d'origine anglo-saxonne, qui n'entre dans le dictionnaire qu'en 1965, sous la définition "pouvoir d'invention", reste difficile à cerner. C'est encore à la problématique éducative que nous allons nous référer, avec la réflexion de Michel Serres, pour qui, l'invention devrait être la suite logique, le but de toute instruction :"L'invention est le seul acte intellectuel vrai, la seule action d'intelligence. Le reste ? Copie, tricherie, reproduction, paresse, convention, bataille, sommeil. Seule éveille la découverte. L'invention seule prouve qu'on pense vraiment la chose qu'on pense, quelle que soit la chose. Je pense donc j'invente, j'invente donc je pense : seule preuve qu'un savant travaille ou qu'un écrivain écrit.... Le souffle inventif donne seul la vie, car la vie invente. L'absence d'invention prouve, par contre-épreuve, l'absence d’œuvre et de pensée. Celui qui n'invente pas travaille ailleurs que dans l'intelligence" 1310 .
On peut trouver quelques analogies avec la définition du concept de créativité éducative, donnée quelques années auparavant par Gaston Mialaret 1311 . Pour lui, la préparation du monde de demain exigera de plus en plus le développement de l'attitude créative, susceptible, non seulement d'accepter mais de dépasser le réel. Alors que la pensée convergente se limite à appliquer les règles, la pensée divergente, source de la créativité, permet d'en inventer de nouvelles et de vaincre les résistances au changement. Le développement de la créativité passe toujours par l'instruction, car le précepte de Montaigne "une tête bien faite" a, certes, besoin d'une "tête bien pleine", ce qu'un proverbe arabe confirme de manière imagée : "un sac vide ne peut se tenir debout tout seul". Mais il ne peut se réaliser sans épanouissement la personnalité ni expression personnelle, et nécessite de s'intéresser à la personne du sujet, dans le respect de ces questions, de ses idées et, surtout d'abandonner les attitudes de jugement et d'explication, au profit de l'accueil et de la compréhension. Dans sa thèse, Dominique Commeignes 1312 a souligné le caractère dynamogène de l'imaginaire, processus dans lequel s'enracine la créativité qui, en faisant évoluer les représentations du réel, agit sur l'histoire du groupe social et sur celle du sujet. Activité "qui transforme le monde", la créativité puise sa source dans l'espace social et dans l'histoire même de la personne.
En accompagnant celle-ci dans son récit biographique et dans sa projection d’avenir, la pratique d'orientation développée dans les MIFE a donc naturellement pris en compte cette composante, qu'est la capacité de créer. En facilitant son expression, dans une écoute respectueuse et active, elle ouvre et fait grandir son imaginaire et sa créativité. La mise en place récente des espaces Balise 1313 , pôles de sensibilisation et d'orientation vers la création d'activité, illustre ce souci de favoriser l'esprit de création et, en matière d'emploi, l'esprit d'entreprise.
La réflexion actuelle sur le travail, passant au crible les politiques et les institutions de l'emploi, semble montrer que la lutte pour l'emploi pour tous doit se diriger vers les nouveaux secteurs d'une économie intégrant les besoins sociaux, et que c'est du côté de la créativité individuelle que la relation formation-emploi pourra être réhabilitée, puisque la personne est créatrice de sa fonction professionnelle. Cette réconciliation entre la formation et l'emploi devrait passer par des pratiques inspirées d'un modèle éducatif d'orientation, favorisant le déploiement des créativités individuelles.
Idem p. 51.
Idem p. 58.
Idem p. 60.
Geneviève LATREILLE, Art. cit., pp. 59-60.
Michel SERRES, Le Tiers-Instruit, Paris, François Bourin, 1991, p. 147.
Gaston MIALARET, Introduction à la pédagogie, Paris, PUF, 5ème édition, 1977, pp. 127-129
Dominique COMMEIGNES, Des discours et des hommes, ou l'imaginaire libéré, Pratique et rapport à la pratique en danse contemporaine à l'école maternelle et élémentaire, Thèse sous la direction de Paul Demunter, Université des sciences et techniques de Lille, département des sciences de l'éducation, 1997, 424p. (hors annexes)
A ce jour, cinq espaces Balise ont été ouverts au sein des MIFE, à Auxerre, Cherbourg, Chambéry, Annecy et Bourg-en-Bresse, et d'autres pôles sont en préparation.