3.2.4. L'orientation professionnelle des adultes : une auto-orientation

Il nous faut encore affiner cette dimension éducative de l'orientation, en la confrontant à la notion d'auto-formation, afin de confirmer la composante d'auto-orientation, qui constitue le processus d'élaboration de projet chez les adultes. Pour cela, nous nous référons à l'étude de Philippe Carré 1314 , qui a parfaitement cerné ce concept élaboré conjointement par deux penseurs de l'éducation permanente, l'un français, Joffre Dumazedier dans une problématique sociologique, et l'autre québécois, Gaston Pineau, dans une perspective psychopédagogique : "Définie de façon générale comme l'ensemble des pratiques permettant d'“apprendre par soi-même“, l'idée d'autoformation véhicule une nébuleuse de représentations de l'autonomie, qui viennent s'opposer aux formes instituées de la formation “classique“ (une salle, un horaire, un groupe de formés, un formateur)" 1315 . L'auteur définit ce concept pluriel selon sept composantes, de l'autodidaxie à l'éducation permanente 1316 ; à la fois enjeu de la société éducative préconisée par Joffre Dumazedier, il permet, selon Gaston Pineau, l'auto-production de sa vie. Ce sont ces deux références que nous privilégierons pour notre transfert à l'auto-orientation.

De la même manière, l'auto-orientation serait le "corollaire du développement difficile d'une société éducative où la connaissance (..) sollicite le sujet social dans tous ses actes quotidiens dans le travail professionnel ou familial et dans les activités de participation et d'expression hors travail" 1317 , mais aussi où celui-ci est en permanence sollicité dans ses propres capacités d'adaptation et de développement, par les exigences issues des mutations socioéconomiques. De même, l'auto-orientation n'est pas l'illusoire "autoengendrement" de soi par soi, selon le terme de Kaës cité par Joffre Dumazedier, mais appelle en permanence "une relation d'aide pédagogique" 1318 . Et par l’intermédiaire de cet auteur, pionnier de l'éducation populaire et permanente, nous retrouvons à nouveau Carl Rogers, venu à la réflexion éducative à partir de son expérience thérapeutique. Pour lui, l'animateur de la relation éducative n'est pas seulement un transmetteur de savoir mais c’est aussi un "facilitateur de créativité". Si Joffre Dumazedier ne croit pas que la seule non-directivité rogérienne, selon le postulat d'une nature socialement constructive de l'être humain, puisse libérer le désir d'apprendre, nous avons pu vérifier que la médiation éducative, marquée par une forte implication du médiateur et par un appui existentiel, joue un rôle dans l'émergence du désir de la personne.

Cette approche éducative, enrichie du concept d'autoformation, en rupture épistémologique avec les approches diagnostiques qui privilégient en préalable le repérage des compétences et les opérations de bilan, semble être la clé de voûte de ces nouvelles finalités de l'orientation. C'est ce que confirme Hugues Puel : "L'approche éducative en matière d'orientation met avec pertinence l'accent sur la nécessaire mobilisation du sujet en vue de construire son propre projet. En faisant cela, on ne peut l'accuser de rejeter sur l'individu le poids d'un collectif particulièrement pesant en ignorant les contraintes réelles qui pèsent sur lui. Elle met seulement à jour la qualité du sujet-acteur de notre modernité, qui n'est définitivement ni glorieux ni aliéné. Mais elle sait que cette responsabilité et cette autonomie sont limitées par les circonstances, et n'est pas oublieuse des évènements tragiques affectant la condition humaine. Le sujet construit son projet professionnel et son projet de vie non pas dans un monde de hasard et de la nécessité, mis dans un monde de complexité et d'incertitude qui laisse à chacun, certes de façon inégale, des marges de manœuvre et des espaces de liberté" 1319 .

Notes
1314.

Philippe CARRÉ, L'autoformation dans la formation professionnelle, Paris, La Documentation française, 1992,

1315.

Philippe CARRÉ, "L'autoformation, état des lieux", in Études et expérimentations, Paris, Délégation à la Formation Professionnelle, Novembre 1992, pp. 1-5.

1316.

Lié à l'autodidaxie, c'est-à-dire les pratiques d'apprentissages situées en dehors des systèmes éducatifs, ce concept fait partie de la pédagogie individualisée, marquée par une certaine indépendance du formateur et du groupe ; de plus, l'autoformation est non seulement proche du courant métacognitif qui a pour objectif d'apprendre à apprendre, mais elle est aussi une facette de la formation expérientielle ; cette entité relève également des pratiques d'organisation du travail visant à l'apprentissage par et dans l'activité professionnelle ; c'est une modalité d'apprentissage autodirigé qui met l'accent sur la responsabilité de l'apprenant ; enfin il a une visée d'éducation permanente.

Cf. Joffre DUMAZEDIER et Nicole SAMUEL, Société éducative et pouvoir culturel, Paris, Seuil, 1976. Joffre DUMAZEDIER, "La société éducative et ses incertitudes, Éducation permanente, Paris, octobre 1978 ; "Vers une socio-pédagogie de l'autoformation, Les Amis de sèvres, n°1, 1980 ; .

Gaston PINEAU et MARIE-MICHELE, Produire sa vie : auto-formation et autobiographie, Paris, Edilig-Montréal, Editions Saint Martin, 1983, 419 p ; "Auto et hétéroformation", Éducation permanente, Paris, octobre 1978.

CF. aussi Georges Le MEUR, Les nouveaux autodidactes, Néoautodidaxie et formation, Préface de J. Dumazedier, Lyon, Chronique sociale, 1998, 216 p.

1317.

Joffre DUMAZEDIER, "Pour une sociologie de l'autoformation permanente", in Se Former+, pratiques et apprentissages de l'éducation,Lyon, Septembre 1993, p.4.

1318.

Joffre DUMAZEDIER, Art. cit., p. 5.

1319.

Hugues PUEL, "Le sujet et le projet dans notre système d'emploi", in L'orientation éducative, chantier du présent, Cahiers Binet-Simon, Érès,n° 656/657, 1998, 3/4, pp. 141-150.