Dans notre recherche, nous avons voulu exciper, selon une expression chère à Henri Desroche, les fondations anthropologiques et éducatives de la pratique d'orientation mise en place par les MIFE, et pour cela, nous avons approché un corpus déjà élaboré de connaissances sur l'orientation des adultes et tenté de mettre au jour les dimensions éducatives et éthiques de la relation d'orientation. Henri Desroche aimait à faire référence au "nova et vetera" de toute praxis, à cette cohabitation du neuf et du vieux qui, non seulement ne s'additionne ni ne fusionne, mais propulse vers de nouvelles perspectives, dynamiques constitutives de la relation éducative en orientation.
Notre étude socio-historique a permis de souligner que si l'orientation des adolescents avait fait l'objet de nombreux travaux, études et publications depuis plus d'un demi-siècle, les pratiques auprès d'adultes, plus récentes, pouvaient souffrir d'une insuffisance de théorisation, hormis les recherches de Geneviève Latreille, interrompues prématurément, et celles des universitaires québécois. Ces chercheurs ont développé une conception éducative de l'orientation dans une approche que nous avons définie comme didactique, préconisant la nécessité d'apprendre à s'orienter dans un monde devenu complexe et instable.
Le matériau d'entretiens-interviews, sur lequel nous avons effectué une évaluation "recherche de sens" de la pratique d'orientation des MIFE, a constitué le fondement prioritaire de notre réflexion, qui a révélé cette dimension constitutive du processus d'orientation : la relation éducative, en tant qu'aide, dynamisation et médiation. C'est dans cet espace dialogal qu'ont interféré les stratégies éducatives d'Henri Desroche et les pédagogies de la médiation de Reuven Feuerstein. Ces deux pédagogues ont été non seulement des appuis pour notre conceptualisation, mais aussi des acteurs dans la maturation de cette pratique d'orientation. La réunion de ces deux théoriciens pourrait paraître artificielle, s'ils n'étaient la voix d'une pensée commune, celle qui émane de la tradition biblique 1324 . En effet, Reuven Feuerstein a aiguisé sa réflexion de psychologue, très jeune au contact du Talmud, tandis qu'Henri Desroche, ancien dominicain, a été stimulé dans sa pensée éducative par la Somme Théologique de Saint Thomas d'Aquin 1325 .
On pourrait d’ailleurs entrevoir une certaine analogie entre les "questiones disputatae" de la Somme et l'interrogation talmudique pratiquée dans les « yéchivas » juives. Si nous avons saisi, dès 1991, la complémentarité de ces deux personnalités, à la fois penseurs et praticiens de la médiation éducative, ce n'est qu'au terme de notre étude, que nous avons appréhendé la similitude anthropologique du fondement de leurs théories. En effet, nous approchons d'un peu plus près ce qui fait la force et la spécificité de la pédagogie des MIFE, et nous pouvons affirmer que cette pratique d'orientation relève d'une approche globale, holistique, sans doute encore mal comprise, voire rejetée, du fait d'un certain enfermement épistémologique propre à l'histoire de nos institutions éducatives françaises et du cloisonnement des disciplines dénoncé par Edgar Morin. Dans sa mouvance, Boris Cyrulnick raille la trop grande spécialisation scientifique qu'il nomme "philosophie du confetti" : "L'occident a obtenu des performances techniques magnifiques. Mais là où les amis de la sagesse ne sont plus amis de la sagesse, c'est lorsqu'ils ont compris un tout petit morceau de monde et qu'ils en concluent que cette minuscule parcelle est le monde !" 1326 .
À partir de Feuerstein et de Desroche, nous avons rejoint ceux que nous considérons comme les philosophes de la relation, faisant de ce concept le cœur et la dynamique de l'existence humaine, qu'il s'agisse de Martin Buber, d'Emmanuel Lévinas 1327 et des penseurs existentialistes chrétiens, notamment Jacques Maritain et Emmanuel Mounier, qui semblent, de nos jours, bénéficier d'un regain d'intérêt si l'on en juge par les rééditions récentes de leur œuvre. Cette voie, qui ne revendique pas de s’appuyer sur le "fait scientifique" c’est-à-dire sur l’explication des causes et la recherche exclusive de preuves, affleure du côté de la métaphysique, ouvrant sur une dimension transcendante et infinie de la personne. En effet, pour Lévinas le rapport à autrui est de cet ordre, car il est, en définitive, relation avec « l'altérité d'Autrui », et "La relation avec un être infiniment distant — c'est-à-dire débordant son idée — est telle que son autorité d'étant est déjà invoquée dans toute question que nous puissions nous poser sur la signification de son être. On ne s'interroge pas sur lui, on l'interroge. Il fait toujours face... La compréhension de l'être en général ne peut dominer la relation avec Autrui. Celle-ci commande celle-là 1328 . Le philosophe développe la notion d'«habitation», de «demeure» pour définir la relation de l'homme au monde et à Autrui : "l'homme se tient dans le monde comme venu vers lui à partir d'un domaine privé, d'un chez-soi, où il peut, à tout moment, se retirer" 1329 . De la même manière que toute maison est ouverte ou fermée par des fenêtres, des portes, laissant ainsi passer l'extérieur, "la conscience d'un monde est déjà conscience à travers le monde" 1330 .
Le mode d'être au monde est alors transformé, non plus dans une compréhension-saisie des objets du monde mais dans une compréhension plus intérieure, voire une "caresse" selon le propre terme de Lévinas. Et cette approche de l'autre, dans une imprégnation et non dans une saisie, favorise le rayonnement de sa liberté. Le concept de relation éducative a ainsi bénéficié de ces convergences philosophiques, signifiant que l'acte ou processus d'orientation s'enracine dans cette « compréhension-caresse », révélation de soi dans son rapport au monde, qui ne peut avoir lieu que grâce à la médiation d'un tiers.
Il est aussi frappant que ces philosophes de la relation soient, pour la plupart, de culture judaïque, issue de la religion du Livre, c'est-à-dire de la parole révélée dans une expérience personnelle, et de la transmission de celle-ci. Dans l'analyse des entretiens, nous avons vu combien la parole peut être création et action, quand elle jaillit de l'inspiration et de l'écoute centrée sur l'autre. Un autre des piliers de cette tradition est l'idée que l'être humain ne se construit que dans une transmission et une filiation, qui fait de la famille le lieu par excellence, de la transmission des générations 1331 . En effet, chaque personne est détentrice d'un héritage, d'un patrimoine, familial, social, culturel, professionnel et expérientiel, qui n'est pas toujours valorisé par les institutions éducatives 1332 .
La pratique d'orientation de la MIFE permet cette compréhension, dans sa globalité, de l'existence d'une personne. À l’instar de la méthode d'autobiographie raisonnée, d'Henri Desroche, l'entretien d'orientation est porteur de ce "mémorial" de la vie et le conseiller est non seulement un médiateur, dans une médiation intrapersonnelle et interpersonnelle selon Annie Cardinet, mais aussi l'animateur de ce mémorial des évènements de la vie, qui ont été souvent des "passages", dans le sens hébraïque du terme 1333 , c'est-à-dire des moments d'activités, de réussite, de plénitude et de surabondance de vie, en fait, de libération. Dans ce mémorial de l'entretien d'orientation, expérimenté existentiellement par la parole et le souvenir, le sujet réactualise en lui, ses propres moments de libération. Il ne s'agit pas de se souvenir rationnellement d'un évènement, mais de le goûter dans le souvenir et de retrouver les émotions initiales. Au contraire de la catharsis de la remontée des souvenirs traumatiques inconscients, mise au jour par Freud dans sa théorie et sa pratique de la psychanalyse, cette réémergence de l'abondance de vie, située dans le temps et dans l'espace de la rencontre, a quelque chose de doux et d'apaisant pour la personne, comme le surgissement d’une conviction jusque-là enfouie. En situation d'amour ou d'amitié, l'acte de mémorial est fréquent entre les personnes, dans le but de faire exister le passé dans le présent, en le faisant partager à l'autre. Dans la relation d'orientation, riche de cet accueil inconditionnel de l'autre, ou selon Don Bosco, de "l'amorevolezza", cette intention bienveillante d'aimer l'autre, on peut observer un processus analogue où, la personne va expérimenter, au sens de faire l'expérience existentielle de cette abondance de vie libératrice qui lui donnera "des ailes", c'est-à-dire l'énergie dont elle a besoin pour agir et mettre en œuvre un nouveau projet professionnel. Cette relation existentielle permet ainsi de faire vivre en soi, par soi et pour soi, un savoir sur soi, qui est enraciné dans une culture préalablement transmise, à l'exemple d'André Chouraqui qui, enfant, apprenait les lettres de l'alphabet hébreux en mangeant des gâteaux : "Dans notre communauté, le petit enfant qui apprenait pour la première fois l'alphabet n'apprenait pas A, B, C, D ; on lui donnait des gâteaux de miel à manger, dessinés en forme de lettre de l'alphabet hébraïque. Il se délectait des lettres de cet alphabet. Il mangeait la Tora. C'était très exactement la manducation du verbe. Dans la Bible, Adonaï Elohim demande à Ezéchiel d'avaler, de manger le rouleau de la Tora. C'est ainsi que nous avons été élevés. Il ne s'agissait pas d'adapter l'enseignement à la compréhension de l'enfant, mais d'élever l'enfant à la compréhension de l'enseignement. Plus exactement, il ne s'agissait pas pour nous de comprendre, mais de devenir le verbe incarné. La compréhension viendrait par surcroît" 1334 . C'est, sans doute, de cette compréhension-là qu'il s'agit dans le mémorial de la vie suscité par la relation d'orientation : une compréhension existentielle qui dépasse la simple explication des causalités, et qui permet de réconcilier la personne avec elle-même dans une unité et dans un mouvement de vie et une renaissance. Ce phénomène a pour effet de réunifier des dynamiques internes, une vitalité affaiblie parce que dispersée et, dans cette surexistence, dans ce débordement de vie, la personne est en capacité de déplacer, ce qui était lu comme des montagnes infranchissables, montagnes de ses traumatismes, pics des images noires d'elle-même, murailles d'un monde extérieur perçu comme ennemi et dangereux, contre lequel on viendrait s'écraser.
Comme nous l'avons vu, ce processus est irréalisable sans la présence d'un tiers, qui, à la fois, organise et valide le mémorial et, par là, fait accéder à un ordre universel de valeurs. Seule, la personne a tendance à rester dans l'enfermement de ses images négatives d'échec, comme si celles-ci étaient toujours les plus fortes et jaillissaient toujours en premier. Le médiateur intervient comme le passeur de ces forces de vie qui, ayant pu les percevoir et les distinguer, aide la personne à les dégager en portant un regard et une parole sur elles. En témoin, il les atteste en les « surlignant », et rend ainsi possible d'y croire et d'espérer à nouveau. Sa présence ouvre ainsi à l'autre un espace d'existence supplémentaire.
Henri Desroche, très marqué par le fait religieux, a souvent utilisé les mots de la liturgie pour définir cette maïeutique du sujet réalisée dans l'entretien d'orientation, qu'il même des rites d'initiation des religions afro-brésiliennes étudiés avec son ami Roger Bastide 1335 . Le conseiller qui rejoint la personne dans ses lieux d'abondance de vie, éveille et réveille le goût de la vie, celui du vivant en elle, c'est-à-dire le désir d'apprendre, de créer et d’entreprendre. Il lui fait prendre conscience qu'elle est dans une chaîne de savoir et lui fait rejoindre l'universel. Cette transmission qui passe au travers de la personne et de son histoire, c'est aussi celle d'un savoir plus grand, qui la dépasse, d'un patrimoine dont elle est issue et qui la traverse.
C'est de la responsabilité du conseiller, d'abord de se "déplacer" intérieurement pour accueillir la personne, tel l'hôte de la maison vient à la rencontre d'un visiteur. Dans leurs différents écrits, les responsables des MIFE ont toujours privilégié ce terme d'accueil, qui paraît si banal : tout service au public, d'orientation ou autre, dispose d'un accueil. Mais tout change selon la conception que l'on s'en fait. Dans notre propos, c'est peut-être le concept d'hospitalité qui pourrait le mieux définir cette attitude intérieure propice à la rencontre existentielle : "l'hospitalité qui consiste à laisser entrer l'autre chez soi ou à être accueilli par l'autre est du domaine de l'ethos ; elle se situe en deçà du logos, ou au-delà. C'est une expérience existentielle" 1336 . Il est à noter la réversibilité du terme "hospitalité" qui implique la réciprocité et qui pose toujours la question : qui est l'hôte de qui ? Dans le célèbre passage biblique de l'apparition de Mambré 1337 ,, c'est à partir de l'accueil par Abraham des visiteurs, qu'il lui sera annoncé, à lui et son épouse Sarah, devenus vieux et sans enfant, le "miracle" d'une descendance. L'hospitalité se traduit par un empressement, "une attitude d'attention et de diligence" 1338 , qui exprime l'intentionnalité de l'hôte accueillant qui prend à cœur d'accueillir pour lui-même l'hôte de passage : "il reçoit l'hôte avec tout ce qu'il est, tout ce qu'il a (..) La magnanimité, qui est la vertu spécifique de l'hospitalité consiste à éviter tout ce qui entrave la largeur de cet accueil" 1339 . Il ne peut y avoir d'hospitalité sans son fondement, l'écoute : "S'il fallait donner une figure sociale à l'écoute, la meilleure serait sans doute du côté de cette pratique antique, perdue, voire impossible en notre monde : l'hospitalité. Écouter, c'est se faire l'hôte de celui qui vient. L'hôte ne demande rien à celui qu'il reçoit, il n'a pas souci de l'enseigner, de le conduire, de lui faire avouer la vérité. Il parle ou se tait selon ce qui lui paraît le gré de l'autre. L'hospitalité est discrète. Elle se borne à donner au voyageur de quoi subsister en la halte nécessaire. L'écoute est hospitalité intérieure" 1340 . Toute attitude d'accueil est alors source de fécondité et de postérité, fécondité d'une relation qui, éveillant l'autre, lui permettra de donner du fruit dans un projet à venir, comme une naissance ou une renaissance de lui-même.
Emmanuel Lévinas radicalise cette exigence de responsabilité qui s'impose dans la relation à l'autre, puisque "nous sommes ainsi responsables au-delà de nos intentions" 1341 . Si, selon lui, Dieu a lancé en existence l'homme après avoir créé le monde, il lui a confié la responsabilité de maintenir le monde en vie, mais ce dernier n'est pas seulement responsable de la terre, il l'est aussi personnellement de son prochain "par cette responsabilité illimitée, non pas ressentie comme un état d'âme, mais signifiant dans le soi-même du soi, se consumant, subjectivité du sujet, comme braise recouverte de cendres, (mais s'embrasant brusquement en torche vivante)" 1342 .Cette responsabilité, qui est subie et à laquelle on ne peut échapper, est en même temps libération et naissance. À partir du moment où son regard croise le mien, je suis devenu responsable de l'autre, dans une simultanéité quasi insupportable. Mais cette mise en question de soi n'est pas négative, ce n'est pas une déroute du moi, mais précisément l'accueil de l'absolument Autre dans l'autre : "L'épiphanie de l'absolument autre est visage où Autrui m'interpelle et me signifie un ordre, de par sa nudité, de par son dénuement. C'est cette présence qui est sommation de répondre" 1343 . Et il y a comme une obligation de répondre..
Sans se sentir trop écrasé par cette posture philosophique, qui ne peut cependant s'appliquer à la lettre dans une pratique éducative et sociale, le conseiller ne peut cependant s’extraire de cette responsabilité inhérente à tout acte éducatif : "être responsable, c'est répondre, c'est donc être second" 1344 . Mais réaliser un acte éducatif, c'est aussi rendre responsable, aider l'autre à "entrer dans le symbolique et sortir de l'imaginaire" 1345 , c'est l'aider à sortir de ses images négatives, lui faire goûter le vivant en lui, et rejoindre les dynamiques universelles de la vie. Aider à s’orienter est un acte éducatif de transmission, qui favorise une cohérence existentielle permettant d'entrer dans cette capacité de comprendre le monde.
En suivant ce chemin, tel un sentier ombragé laissant filtrer des rais éblouissants de lumière, nous avons ainsi croisé la trace laissée par Fred Poché qui nous a proposé, à partir de la pensée de Lévinas et de Lacan, une philosophie du sujet parlant, et a préconisé, telle une véritable exigence éthique, que "dans une société obsédée par la vitesse, où chacun court d'une activité à l'autre, ou inversement s'embourbe dans la solitude", puissent se créer des espaces citoyens d’écoute et de parole "afin de permettre à chacun de devenir davantage sujet de sa parole" 1346 .
Et puis, en fin de recherche, nous avons ressenti le besoin et avons eu la chance d'aller confronter à Jérusalem même, notre questionnement, avec des experts de la pensée judéo-chrétienne 1347 , qui a nourri notre recherche d’une anthropologie de la relation éducative en orientation. À ces personnes, nous leur avons demandé ce qui pouvait fonder, dans la tradition judéo-chrétienne, la philosophie de la relation. Une réponse nous est parvenue dans un flash lumineux de compréhension. Dominique Bourel, directeur du centre de recherche français de Jérusalem, commença par nous faire un récit autobiographique passionnant, dans lequel ce spécialiste de la culture juive allemande en Europe au XVIIIe siècle, nous révéla qu'il avait triplé sa terminale, et qu'en désespoir de cause, son père l'avait inscrit dans une « boîte à bac », dirigée par un vieil enseignant juif rescapé des camps de concentration, qui l'avait sorti, à jamais, de l'échec scolaire dans lequel il s'était enlisé. Comment ? Par le regard différent qu'il avait posé sur lui et par des méthodes qu'il avait "bricolées" à partir de sa propre expérience de vie. Quels ne furent pas encore notre surprise et notre émerveillement d'entendre que ce "miraculé" de l'éducation fut, par la suite, l'élève de Lévinas, éveillé dans son désir de recherche et guidé par lui dans sa voie professionnelle vers l'étude de la tradition juive.
Nous avions devant nous un exemple vivant d'une réparation de transmission, qui avait réveillé, ressuscité un "daïmon" ou génie personnel enfoui. Nous pouvions être ainsi persuadée de l'efficience d'une relation éducative, positive quand elle favorise le sujet parlant et par là, ses apprentissages, et à l'inverse, négative quand elle disqualifie la personne, la rendant muette, séparée de son patrimoine culturel et de sa lignée, même la plus lointaine , comme si elle était "accrochée en l'air", interdite de toute filiation ! Ce chercheur nous partagea son expérience vérifiée chaque jour dans la culture cosmopolite de Jérusalem, d’une synthèse harmonieuse entre une conscience d’appartenance, une conviction de la nécessité et de la capacité d’apprendre et de l’obligation d’entreprendre, composantes de l’anthropologie éducative d’inspiration hébraïque. Ce témoignage est venu nous conforter et nous réconforter dans la pertinence de la voie éducative que nous avons tenté d’expliciter. La boucle aurait-elle été ainsi bouclée ? Heureusement non, mais une étape a été franchie, qui a réuni existentiellement tradition et modernité.
Située dans l'histoire institutionnelle de l'orientation professionnelle des adultes, la pratique d'orientation développée dans les MIFE contribue ainsi à mettre en œuvre un nouveau paradigme de l'orientation professionnelle, dont la finalité ne se limite pas à une adaptation sociale et économique (au sens d'une adéquation aptitudes/poste de travail) compte tenu de la régression de l'emploi salarié et de l'apparition de nouveaux emplois, mais elle est investie d'une nouvelle fonction, celle de susciter chez les personnes la créativité et l'esprit entrepreneurial, à entendre comme levier de réponse aux nouveaux besoins sociaux et économiques qui apparaissent aujourd'hui. Cette nouvelle voie ouverte par les MIFE pourrait se décliner sous le terme d'orientation vocationnelle, selon la version moderne du concept de vocation, mais qui «n’a rien perdu de sa sacralité» que Judith Schlanger propose : « Comment vivre et que faire de ma vie ? La forme moderne que prend cette question de toujours est la vocation. Ma vie se réalise à travers une activité à laquelle je m’identifie, et comme l’activité de mon choix répond à ma nature, elle m’exprime, m’accomplit et me définit …L’appel de cette vocation moderne vient de l’intérieur. Elle est la voix de la vérité intime et de la virtualité profonde. Son injonction est de découvrir ce qu’on est vraiment à partir de ce qu’on peut vraiment, c’est-à-dire à partir de ce qu’on peut vraiment faire. Il s’agit de reconnaître son désir d’activité le plus profond et de lui confier sa vie (..) Une vocation ne vous convainc pas comme une théorie, elle s’empare de vous comme une exhortation : elle vous dit comment vivre » 1348 . Cette orientation vocationnelle serait caractérisée par une approche éducative et une organisation territoriale, étayée par une pédagogie d’inspiration personnaliste et par des structures de proximité. Henri Desroche, lors des séminaires de maïeutique n’avait-il pas préconisé que les MIFE puissent devenir des « centres territoriaux de créativité », susceptibles d’accompagner les personnes dans leurs projets tout au long de leur vie et d'apporter une réponse aux défis actuels d'une société en mutation économique et en reconstitution de lien social ? Au-delà des savoirs, méthodes et techniques aujourd’hui accessibles à tous, un autre chantier reste à ouvrir : celui de développer auprès des personnels de ces espaces de développement de la vocation, une expertise de la relation éducative d’orientation, en appliquant ses propres principes d’aide, de dynamisation et de médiation.
Dans la mouvance de Judith Schlanger, qui a réhabilité le concept de vocation en le dégageant de ses connotations religieuses et a ainsi confirmé que toute personne peut être créatrice de sa fonction professionnelle, Jean Besançon, dans sa réflexion sur l’impact des nouveaux réseaux de communication en éducation, donne une actualité et un réalisme à la pensée d’un autre prophète, Ivan Illich, en faveur d’une société descolarisée mais éducative. Nous avons plaisir, quant à nous, à appliquer à l’orientation les perspectives que, dans une métaphore poétique, cet auteur envisage pour l’éducation permanente : « Personne n’apprend seul, personne n’apprend sans échange, personne n’apprend sans reconnaissance. Le voyage, sésame de tout apprentissage (tous les récits d’éducation sont des récits de voyage) peut voir s’ouvrir de nouvelles pistes, le rendant plus accessible. Les traversées s’effectueront différemment sur les réseaux que sur la route de la soie. Pourtant c’est déjà un signe que les réseaux, comme jadis les grandes routes, sont dès aujourd’hui arpentés par des savants et des enfants, des marchands et des poètes, des hordes et des explorateurs. Ici et là des formes neuves d’éducation permanente émergent déjà, ou perdurent. L’avenir est peut-être simplement à réinventer, en ouvrant les institutions : les mines de richesses, les relais pour les étapes, les grands carrefours, les traversées en caravanes et le soutien aux aventures solitaires, les formes d’échanges, les signes tangibles de reconnaissance des périples effectués » 1349 . Et puisse le voyage de l’éducation comme celui de l’orientation être sans retour !
Nous pouvons regretter que la rencontre physique de ces deux personnalités n'ait pu se réaliser, à l'instar de celle d'Antoine de la Garanderie et de Reuven Feuerstein au cours d'une conférence organisée par Guy Avanzini à l'Université Lyon II en 1993 (Cf. cassette vidéo, réalisation ISPEF, Université Lyon II), du fait de la maladie cardiaque d'Henri Desroche, l'empêchant de se déplacer et ensuite, de son décès survenu en 1994.
Thomas D'AQUIN, Somme théologique, Paris, Desclée, 1972..
Boris CYRULNIK, Sagesse pour aujourd'hui, (Entretiens réalisés par Colette MESNAGE), Paris, Calmann-Levy, 1999, p. 76.
N'a-t-on pas reproché à Lévinas de n'être pas un "vrai" philosophe, dans la mesure où il a étayé sa réflexion sur l'étude de la Torah et du Talmud.
E. LEVINAS, Totalité et infini , Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 39.
Idem, p. 162.
Idem, p. 163.
Dans l'ensemble des fêtes religieuses juives, de Pessah (Pâque) à Pourim (fête issue du récit du Livre d'Esther, qui s'apparente au Carnaval), il est accordé une place de choix aux enfants, avec une participation active, sous la forme de questions-réponses, de chants, d'animations diverses etc., sans compter l'organisation des repas, où il s'agit de faire passer dans la chair, par l'aliment, l'expérience de l'évènement revécu dans le mémorial (par exemple, les herbes amères et le pain sans levain que les hébreux ont mangé lors de leur passage au désert et qui est rappelé dans sa réalité à Pessah)
Notre institution éducative française a élaboré l'ensemble de sa pédagogie en dehors de ce patrimoine personnel. Le père Granereau, fondateur des maisons familiales rurales dans les années 20, dans son intuition, avait pris en compte cette réalité, en créant un système d'alternance intégrée, basé sur l'idée que la famille est un espace éducatif, constitutif de l'acte d'apprendre, aussi important que le lieu de formation. On peut ainsi comprendre le choix du nom de ces nouvelles "écoles" rurales, les maisons familiales, qui érigeaient en autorité éducative le vécu familial. Il a été contesté et parfois taxé de familialiste rétrograde, alors qu'il s'agissait pour lui de valoriser ce creuset de transmission qu'est la famille, cependant suspecte pour l'institution scolaire républicaine. Ce fondateur reproduisait, sans peut-être le savoir explicitement, cette tradition de transmission issue de la culture biblique.
Le mémorial de "Pessah", ou "Pasqha" en araméen, de la liturgie juive consiste à revivre dans le Shabbat, l'évènement de la Pâque du peuple hébreu, qui s'est libéré de l'esclavage de Pharaon.
André CHOURAQUI, (Entretien avec), "L'alphabet de miel", in Marguerite LÉNA, Honneur aux maîtres, Paris, Critérion, 1991, pp. 138-139.
Roger BASTIDE, Les religions africaines du Brésil, Paris, PUF, 1960 ; Le rêve, la Transe et la Folie, Paris Flammarion, 1972.
Pierre François de BETHUNE, Par la foi et l'hospitalité, Publications de saint André, Cahiers de Clerlande, n°4, 1997, p. 12.
Cf. Ancien Testament, Genèse, 18, 2 : "Yahvé lui apparut au Chêne de Mambré, tandis qu'il était assis à l'entrée de la tente, au plus chaud du jour. Ayant levé les yeux, voilà qu'il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui ; dès qu'il les vit, il courut de l'entrée de la Tente à leur rencontre et se prosterna à terre. Il dit : “Monseigneur, je t'en prie, si j'ai trouvé grâce à tes yeux, veuille ne pas passer près de ton serviteur sans t'arrêter. Qu'on apporte un peu d'eau, vous vous laverez les pieds et vous vous étendrez sous l'arbre. Que j'aille chercher un morceau de pain et vous vous réconforterez le cœur avant d'aller plus loin ; c'est bien pour cela que vous êtes passés près de votre serviteur !" Ils répondirent : "Fais donc comme tu as dit." Abraham se hâta vers la tente auprès de Sara et dit : "Prends vite trois boisseaux de farine, de fleur de farine, pétris et fais des galettes." Puis Abraham courut au troupeau et prit un veau tendre et bon ; il le donna au serviteur qui se hâta de le préparer. il prit du caillé, du lait, le veau qu'il avait apprêté et plaça le tout devant eux ; il se tenait debout près d'eux, sous l'arbre, et ils mangèrent."
Pierre François DE BETHUNE, Op. cit., p. 29.
Ibid.
Maurice BELLET, in Panorama, n°327, Novembre 1997 p. 39.
E. LÉVINAS, Entre nous, Essais sur le penser-à-l'autre, Paris, Grasset, 1991, p. 15.
E. LÉVINAS, Humanisme de l'autre homme, Montpellier, Fata Morgana, pp.100-101. L'épisode biblique du meurtre d'Abel par son frère Caïn illustre parfaitement cette compréhension de la responsabilité humaine. La question de Caïn à Dieu qui l'interroge : « Suis-je le gardien de mon frère ? » montre que Caïn n'a pas encore compris le sens de la solidarité humaine, estimant qu'il suffit de vivre pour soi. La réponse de Dieu face à ce crime est de faire comprendre au meurtrier que son geste est trop grave pour être accepté et pardonné ; elle ne peut être pardonnée par Dieu, car "personne, et pas même Dieu, ne peut se substituer à la victime" . C'est donc à l'homme de réparer lui-même sa faute, en demandant pardon à la victime ou par une action d'expiation, susceptible de le réhabiliter aux yeux de Dieu qui, patient, "attend le retour de l'homme, sa séparation ou sa régénération".
Ibid.
Armand ABECASSIS, La relation éducative, Transmission et tradition, Conférence, ADPM/Université Catholique de Lyon, 26 Septembre 1996.
Armand ABECASSIS, Idem.
Fred POCHÉ, Sujet parole et exclusion, Op. cit. , pp.232-234.
C'est ainsi que nous avons rencontré, entre autres spécialistes, le professeur Reuven Feuerstein, qui nous a livré ses dernières réflexions, le père Étienne Nodet, professeur à l'École Biblique et d’archéologie de Jérusalem, et Dominique Bourel, directeur du Centre de recherche français de Jérusalem, unité mixte du Centre national de la recherche scientifique et de la direction générale de la Coopération internationale et du développement du ministère des Affaires étrangères.
Judith SCHLANGER, La vocation, Paris, Seuil, 1997, pp.7 et 221.
Jean BESANçON, «Vers une éducation permanente en réseau», in Pour, Éducations et société, n°165, Mars 2000, p.249.