Chapitre I : Des maîtres à penser de la transposition didactique : d'Aristote à Y. Chevallard...

Nous constatons d'emblée que l'article : “ Des... ” est un partitif indéfini pluriel. Nous l'employons pour marquer simplement la non désignation dans l'ordre chronologique des pionniers de la transposition didactique à travers l'histoire. La tâche ici n'est pas l'analyse du processus de l'inspiration. Elle est au contraire celle de l'exposé du processus de l'analyse combinatoire lors de toute transposition didactique. Dire qu'il y a des maîtres à penser de la transposition didactique, signifie au fond une reconnaissance implicite de la possibilité de la référence à l'histoire des idées, une histoire qui nous conduit en fait à maintenir que le concept de la transposition didactique fût à la fois un pur hasard qu'une excellente nécessité. Sur la relation réciproque entre le hasard et la nécessité en transposition didactique, la définition de l'enseignement seule peut déterminer le sens de cette relation dialectique. Au départ l'acte d'enseigner s'est installé dans l'esprit des philosophes nécessairement. Mais pour qu'il puisse se mettre en forme, cet acte a pris (dans l'ouverture sur le déjà-là et sur ce qui se passe dans l'esprit des sujets) le tournant du hasard pour la recherche de la vertu et de son enseignement. En effet cela peut être validé lorsque par exemple on lit dans La pédagogie au 20e siècle que “ ‘(...), Platon avait déjà évoqué des questions premières lorsqu'il se demandait dans le Ménon si la vertu s'enseigne. L'acte d'éduquer n'équivaut-il pas à une transmission : communiquer “ des contenus ”, ce qui est connu ? Et que savons-nous, sinon ce que nous considérons comme vrai ?’ ” 2 .

Dans la définition de la vertu, on doit distinguer la noblesse et l'excellence. Le point de vue de Platon quant au sens de la première est proche de celui de la pensée aristocratique qui conçoit la noblesse comme étant quelque chose d'inné. En effet, le fait de vouloir (dans une organisation politique) imposer la Loi, parce que c'est la Loi sans chercher à la justifier et à discuter sa communication et sa mise en forme. A travers ce geste, Platon s'inscrit dans le sillage de l'aristocratie fondée sur la noblesse de naissance. Si la vertu est définie par Platon comme étant la noblesse ou l'excellence de l'élite, alors elle est au contraire pour Aristote “ l'excellence de la lignée ” 3 . Cela signifie que celui que les philosophes arabess surnommaient : “ le premier maître ”, est proche de certaines conceptions de la théorie sophistique, théorie qui pense que la vertu (c'est-à-dire l'excellence qui fait l'élite), est une action qui s'enseigne, non pas au même titre que le pense Platon en laissant entendre qu'il faut enseigner ce qui est déjà connu, mais au sens d'une acquisition qui s'oppose à la réminiscence. En effet, pour Aristote, enseigner l'alignée ou la droiture signifie au font d'une part, la capacité à diriger la Cité à travers une technique qui ne s'hérite pas mais qui se fabrique, qui s'acquiert c'est-à-dire qui est à la portée d'un grand nombre ; et d'autre part le fait d'imposer des Lois qui prescrivent des conduites sans les décrire, sans les discuter, est un acte qui traduit une injustice à laquelle Aristote fut opposé dans sa critique d'une application automatique de la Loi que Platon cherchait à imposer en faisant jouer à Gorgias le rôle à travers lequel le droit repose sur une adaptation de la règle, qui est un énoncé général, à la particularité des cas concrets. Ce n'est rien d'autre qu'une technique à travers laquelle Platon cherche à ajuster le juste. Mais pour Aristote, les hommes excellents en grand nombre, eux seuls peuvent parler d'excellence de la lignée, de noblesse, et non l'inverse. Voilà la raison pour laquelle nous considérons l'enseignement comme pratique artistique dont le sens était des temps des grecs soumis à la problématique de la réminiscence et de l'acquisition.

De la lecture de ce bref commentaire du Ménon de Platon, d'emblée une définition précise de l'acte d'enseigner s'impose. On ne peut cependant enseigner que ce qui est déjà connu : un toujours-déjà-vrai aussi bien conventionnel qu'arbitraire.

Dans la philosophie antique et classique, notamment dans celle de Platon et d'Aristote, le statut de ce toujours-déjà-vrai, a traduit des antinomies latentes. A vrai dire, on ne sait pas s'il fallait le concevoir dans l'âme, dans le psychique et dans le “ connais toi toi-même ” qui ne sont que le travail de l'oeil, achevé par les idées de l'âme, idées qui mettent en forme le réel. On ne sait pas s'il fallait au contraire le concevoir dans l'agir de l'âme, dans sa relation d'ouverture à l'égard des choses-ci : à l'égard du monde de l'apparence et non pas dans celui de l'apparaître. Comme on ne savait pas non plus si l'on devait le concevoir dans un travail reconnaissant les liaisons logiques qui subsistent dans la structure du réel, qui s'imposent d'une manière factice à l'âme et à l'esprit.

Sur cette problématique de l'ouverture et de l'achèvement de l'acte d'enseigner, le débat serré entre Platon et Aristote a laissé son écho raisonner chez des spécialistes de l'enseignement et surtout quand ils se sont heurtés à la détermination du sens de la transposition didactique entre réminiscence et acquisition, comme étant l'une des problématiques de l'acte d'enseigner. Avant de s'en expliquer, tenons à résumer les divergences (si elles existent) qui animèrent deux conceptions philosophiques : celle de Platon et d'Aristote.

Pour Platon, enseigner c'est d'abord acquérir des formes achevées plus hautes, qu'il faut intérioriser dans l'âme pour se préparer aux formes d'existences les plus hautes et les plus élevées. Car le Moi aussi bien que l'âme sont au-delà de la vie pratique. Ainsi l'acte d'enseigner devient en soi un problème de connaissance. Connaître dans l'optique platonicienne signifie en fait agir sur la vie et non pas avec la vie, c'est-à-dire en connexion nécessaire avec elle, en terme d'accompagnement et d'ouverture sur celle-ci. Mais avec Platon, on peut se demander : l'enseignement est-il du côté du souvenir, de l'acquisition ou du côté de la réminiscence ?

Une vraie réponse à cette question engage une connaissance et un commentaire du Ménon. En effet, lorsque Socrate interroge Ménon, l'esclave, il cherche à lui livrer sa conviction de l'existence des connaissances scientifiques dans la vie antérieure, et que c'est le toujours-déjà-vrai qui est au fondement du déjà-là. C'est ainsi que le montre le dialogue suivant :

‘“ Socrate. N'est-il pas vrai que la science qu'à aujourd'hui cet homme, il faut qu'il l'ait acquise autrefois, ou qu'il l'ait toujours eue ?
Ménon. Oui.
Socrate. Mais s'il l'a toujours eue, il a toujours été avant : et s'il l'a acquise autrefois, ce n'est pas dans la vie présente ; ou bien quelqu'un lui a t-il appris la géométrie ? Car il fera la même chose à l'égard des autres parties de la géométrie, et de toutes les autres sciences.
Est-il donc quelqu'un qui lui appris tout cela ? Tu dois le savoir, puisqu'il est né et qu'il a été élevé dans ta maison.
Ménon. Je sais que personne ne lui a jamais rien enseigné de semblable.
Socrate. A t-il ces opinions ou non ?
Ménon. Il me paraît qu'il les a, Socrate.
Socrate. C'est donc c'est faute de les avoir acquises dans la vie présente, qu'il n'en avait pas la conscience, il est évident qu'il a eu ces opinions et qu'il les a apprises en quelque autre temps.
Ménon. Apparemment.
Socrate. Ce temps n'est-il pas celui où il n'était pas encore homme ?
Ménon. Oui.
Socrate. Par conséquent si, durant le temps où il est homme, et celui où il ne l'est pas, il y a en lui des opinions vraies qui devienne sciences lorsqu'elles sont réveillées par des interrogations, n'est-il pas que de tout temps, son âme n'a pas été vide de connaissance ? Car il est clair qu'il est ou n'est pas homme de tout temps.
Ménon. Cela est évident.
Socrate. Si donc la vérité est toujours dans notre âme, cette âme est immortelle. C'est pourquoi il faut essayer avec confiance de chercher et de te rappeler ce que tu ne sais pas pour le moment c'est-à-dire ce dont tu ne te souviens pas.
Ménon. il me plaît je ne sais comment que tu as raison Socrate ”. 4

Ce passage se trouve dans la partie allant de 80d à 86c, que jean Claude Fraïsse appelle (lors de son découpage du texte de Ménon en six parties), “ Le recours à la réminiscence ” 5 .

Il ressort du Ménon, une définition de l'apprentissage, qui est celle du souvenir. Dire qu'apprendre c'est se souvenir, est une définition indéterminée de la mémoire. Car on ne sait pas encore de quoi il faut éventuellement se souvenir. Repris par Ph. Meirieu, le sens de ce passage de Ménon donne lieu à une détermination des rapports existant entre l'apprentissage et la mémoire. Il existe en effet deux sens pour l'acte de la mémorisation. L'un est celui qui s'opère d'une manière spontanée, qu'il devient par là même un toujours-déjà-fondé ; l'autre est celui qui se réalise dans le repérage d'une situation, d'un état de fait ou d'un processus de relation. La mémoire est par conséquent soumise au toujours-déjà et au déjà-là, à l'historique et l'historial.

En paraphrasant Platon, Philippe Meirieu, ne soumet pas simplement le sens de la mémoire à la réminiscence, mais aussi à l'acquisition. Les deux sont pour l'auteur de l'apprendre... oui, mais comment ? de nature émotionnelle ; et c'est ainsi qu'il souligne : “ ‘Que l'on songe par exemple à l'émotion que nous ressentons parfois en face d'un morceau de musique, d'un tableau ou, plus facilement peut être d'un texte littéraire... Cette impression, à la lecture d'un poème, de l'avoir toujours porté en nous, cette conviction qu'il nous fait que nous révéler à nous mêmes : la force du "c'est cela, c'est exactement cela" ne nous entraîne t-elle pas souvent jusqu'au "c'est déjà-là"?’ ” 6

La réminiscence, d'après la paraphrase du texte du Ménon, par Ph. Meirieu, a un sens proche de la reconnaissance du souvenir. Dans cette nature du connaître, le problème de la vérité se pose comme quelque chose qui tient à la nature du lien qui s'opère entre la conscience et certains de ses contenus. Se souvenir c'est aussi humaniser la connaissance qui se donne le temps de se référer à des modèles qui ont marqué leur temps et leur pouvoir. Le sujet mémoriel s'identifie à quelques modèles passés, desquels il s'inspire pour qualifier les travaux des génies et des héros. Bref l'inspiration est une forme de la réminiscence qui contribue à la progression dans le temps présent, tout en se donnant le temps de l'évaluation d'un passé qui ne passe pas, mais qui au contraire peut être dépassé.

La vérité chez Platon procède par une mise en oeuvre des acquis déjà-connus, déjà objectivés. Dans le Ménon de Platon, les contenus et les représentations de la conscience ne proviennent pas de l'objet sensible, ils proviennent au contraire de l'intériorité des consciences du moment que le corps – comme Platon l'a laissé entendre – est un tombeau. Dans cette perspective et du point de vue éducatif et didactique, on peut laisser entendre que le maître doit avoir un rapport particulier avec ses disciples apprenants. Puisqu'il n'a rien à leur inculquer, alors il doit les observer s'instruire. Le maître ne procède pas au modelage de l'apprenant comme l'artisan instruit sans cesse son apprenti, ou comme le savant forme l'ignorant. Le maître aux yeux de Ph. Meirieu (dans sa paraphrase et sa transposition de Platon) doit d'abord procéder à la compréhension des choses qu'il ignore, car tout ce qu'on ne sait pas pose des situations à problèmes. Le caractère propre des connaissances atteintes par réminiscence (si l'on en croit le Ménon de Platon commenté par Ph. Meirieu), est de ne pas s'engager d'une manière spontanée dans le monde sensible, mais de partir des embarras de l'expérience.

Dans son rejet de l'ouverture sur les acquis de l'expérience, la théorie de la réminiscence de Platon, avancée par le Ménon, est incapable de s'accommoder avec le monde pour le comprendre et de l'assimiler. Elle ne peut pas comprendre les outils de la connaissance qui sont par essence ceux des hommes qui tout en étant différents par leurs cultures, leurs actions et leurs manières d'être et de voir, agissent sur le monde en vue de le transformer. Cette raison qui est annoncée par Ph. Meirieu, prépare à un dépassement des théories du Ménon de Platon pour s'aligner sur celles de l'Ethique à Nicomaque d'Aristote. C'est ainsi que l'auteur de l'apprendre ...oui, mais comment ? souligne au sujet de ce dépassement : ‘“ Mais ce que vous ne pouvez accepter, en revanche c'est que cette démonstration s'applique à la connaissance, aux concepts et aux notions que nous rencontrons et qui nous permettent de comprendre le monde. Là, de toute évidence, s'agissant d'outils construits par les hommes tout au long de leur histoire, il ne peut être question de réminiscence !’ ” 7 .

A partir de ce bref commentaire du Ménon, avancé ci-dessus, on s'aperçoit que l'enseignement doit être réduit à une action qui tente de faire reconnaître des valeurs déjà connues, des valeurs posées dans les faits. En se référant d'une manière consciente ou inconsciente à Hegel, Ph. Meirieu nous propose une humanisation des objets d'arts. Il se trouve en parfait accord avec Hegel, pour qui l'oeuvre d'art n'est qu'un miroir qui témoigne de l'oeil à travers lequel le sujet agit sur les faits. En effet, Hegel a pensé déjà que c'est dans l'art que le peuple a déposé ses idées les plus hautes. Ce dépôt si l'on en croit Ph. Meirieu peut avoir lieu soit par le biais d'un travail d'équipe, soit par celui de l'un. Mais l'enseignement dans la perpective du Ménon, peut-il être défini en terme d'acquisition ou en terme de réminiscence ? A partir de ce qui vient de précéder, on peut laisser entendre que c'est du côté de la théorie de la réminiscence que Platon a rangé le critère de la vérité.

Pour ce qui est de la transposition didactique du sens de la vérité dans la logique de Platon, on doit dire que la vérité n'est atteinte que par la réflexion, que par le travail du sujet sur sa propre vie intérieure. La théorie aristocratique de la vérité que Platon avait déjà opposé aux prétentions des sophistes, est celle de la sagesse que partage un petit nombre qui font état d'exception. Cette sagesse est opposée à des notions communes ou vulgaires qu'un grand nombre peut posséder et partager. Pour Platon, le concept de transposition didactique dont la tâche est la recherche de l'atteinte de la vérité, doit emprunter une méthode qui ne conçoit pas la vérité des objets et des jugements à l'état de l'isolement, mais qui au contraire cherche à établir leurs rapports avec le monde intelligible. Par conséquent, la représentation, la perception dont le critère reste cette espèce du jugement de l'âme, sont une action à travers laquelle le sujet porte un jugement sur un fait extérieur. Par contre chez Aristote, la perception et la représentation sont des expressions propres aux images de la mémoire. Si chez Platon l'image de la mémoire est la sensation du sujet, à travers laquelle il règle la réalité du réel, alors, chez Aristote, l'image de la mémoire est l'impact d'un objet réel qui au lieu de représenter quelque chose pour le sujet, il lui présente des qualités qui témoignent de l'extension de son pouvoir physique.

Dans le cadre de la transposition didactique du sens, on part donc avec Platon de la mémoire de l'image : d'une recherche du toujours-déjà-vrai, de ce qui se représente, pour arriver enfin avec Aristote à l'image de la mémoire : à la recherche des différents états présentés par des faits divers. Les prémisses des deux philosophes ne sont donc pas les mêmes. De la représentation avec Platon, à la présentation avec Aristote, l'enseignement défini en terme de transposition didactique de la vertu, pose le problème de l'activité de l'âme en tant que sujet. Si l'on en croit Al Farabi dans sa tentative de "la réconciliation" de Platon et d'Aristote, alors la perfection humaine traduit une tension qui rend les philosophies des deux maîtres de la pensée grecque en parfait accord sur la tension qui anime l'activité de la pensée. C'est ainsi qu'Al Farabi accepte une identité entre l'effort actif de l'âme tel que Platon le concevait, et l'effort actif de la connaissance et du raisonnement tel qu'Aristote le voulait. L'un comme l'autre sont proprement humain.

Le problème qui se pose dans cette tentative de la réconciliation, est que pour Al Farabi la tension est un principe, alors que pour les deux maîtres (Platon et Aristote) de la pensée grecque, elle n'en est pas un. Elle est au contraire une conséquence tantôt d'une impulsion externe dans la représentation sensible, et tantôt une pensée active dans la science et dans la vertu. Il existe une autre différence qui explique davantage le processus d'altération philosophique, c'est que tous les philosophes arabes et Al Farabi en particulier, ont (suivant la tendance qui fut générale à leur époque), mis à la tête de toutes les manifestations physiques ou psychiques un premier moteur à la fois mobile et immobile, responsable et irresponsable de toutes les différentes manifestations. Cela a donné naissance dans la pensée arabe à un débat autour d'une problématique nouvelle : la problématique dite du libre choix et la coercition fatale (Aljabr oi liKhtiar), propre à l'agir humain. On peut donc laisser entendre que l'altération malgré tout, avait un impact positif sur l'acte du bien penser, puisqu'elle a donnée lieu à des débats et à des thèses philosophiques dont les témoins furent égorgés. “ ‘Je ne crois que l'histoire dont les témoins furent égorgés’ ”, disait Pascal !

Cette lecture n'est pas la seule possible. Elle s'inscrit dans une perspective propre à un milieu politique donné qui avait pour tâche la réconciliation des oppositions, de l'identique et du non-identique. Par contre, ce que nous retenons de l'étude comparative des systèmes philosophiques des deux maîtres (Platon et Aristote), – par certains commentateurs et historiens de la philosophie – est le renversement du platonisme en vue d'une ouverture possible sur les théories d'Aristote. La tentative d'Averroès fut un exemple probant dans ce domaine.

Dans la perspective du renversement du platonisme par Ph. Meirieu, on doit dire que l'enseignant doit en fait, se refuser de venir en aide à l'ordre établi. Il doit se refuser d'aider l'apprenant à assimiler uniquement le savoir qui l'entoure et qui l'environne. Il ne doit pas chercher non plus, à le créer à son image, car une telle action ne relève plus de l'enseignement mais de la manipulation, et de l'endoctrinement.

Dire que l'enseignant doit se retourner contre les opinions admises, contre le domaine de la doxa, – qui sont parmi les obstacles de l'assimilation des vraies connaissances –, est une approche purement platonicienne, car Platon disait lui-même dans le Gorgias que “ Le corps est un tombeau ” 8 . C'est-à-dire, (et implicitement, que le monde du ouï-dire et du sens commun bref de l'information, est dépourvu de sens et que, la vraie vérité est celle qui subsiste dans le travail spéculatif de l'âme et de l'esprit qui sont les caractéristiques de l'être humain pensant et agissant. Mais une question légitime peut se poser dans cette même perspective : comment l'enseignant garant de l'apprentissage et de la vérité qu'il a acquise en tant qu'un toujours-déjà, peut-il dans son travail de formation réaliser dans la vie pratique des valeurs qui touchent à l'humanisation de la connaissance et du savoir ? Autrement dit : comment passer de la chronothèse de l'enseignement à sa thèse et à sa défense, à sa mise en pratique ? Platon répond que cela se procure par la recherche et la mise en pratique des moyens. En effet, on parle actuellement des moyens, des outils de l'apprentissage et de l'enseignement plus que de leur fins. Mettre l'accent sur les moyens est en soit une incitation au développement des techniques de l'enseignement et de l'apprentissage. Lorsque Platon parle de l'âme comme étant la seule capable de discerner l'expérience de soi, on doit comprendre qu'elle est aussi la seule à agir sur quelque chose d'autre qu'elle même à savoir le corps qui, lui, s'en distingue. Par conséquent l'âme est en soi une simple donnée subjective qui doit veiller à la progression du corps. Elle doit non pas travailler sur le corps pour contribuer à l'extension de son pouvoir physique, mais au contraire, elle doit veiller à progresser dans la reconnaissance des idées, des lois qu'elle doit transposer dans les corps, pour que ceux-ci ne restent pas des tombeaux. C'est lorsque le philosophe législateur cherche à poser des Lois, qu'il devient enseigneur, c'est-à-dire enseignant de la vertu.

En traduisant ce constat pour la définition de l'enseignement, on dira que l'idée de l'âme avancée par Platon, est une constante qui coïncide avec la motivation intrinsèque : celle de l'enseignant aussi bien que de l'apprenant en tant que sujets pensants. La mise en forme de la motivation dans l'enseignement, passe au préalable par une autre action à savoir la création de situations motivantes que seul l'acte d'enseigner peut remplir. Ainsi et pour progresser dans l'extension du pouvoir cognitif, l'enseignement doit être pensé en terme de moyens, en terme d'actions sur les apprenants en tant que corps pensants. Parmi les démarches de la réalisation de ces objectifs, il faut dans un premier temps revoir la réalité empirique, la vie des êtres apprenants in concreto. C'est-à-dire revoir les conditions qui entourent l'aspect social des besoins des apprenants et enfin le genre d'activité qu'ils y pratiquent. C'est à partir de là, qu'on réalise le passage de la nécessité – qui anime notre âme –, au hasard qui habite les corps et les esprits de ceux qui nous entourent, nous écoutent et qui tentent – à travers leur degré de motivation – de contracter avec nous : d'entrer en contact. L'homme de Platon est à la fois une âme et un état. Il est une âme parce qu'il a une manière de penser, une manière de dire. Il a un goût à travers lequel il tente de mettre le réel en forme, soit en philosophant, soit en agissant d'une manière ordinaire. Il est un état car lorsqu'il agit en tant que législateur, il poursuit les buts de son âme. Dans cette perspective, se poser la question : qu’est-ce qu'apprendre ? Est au fond une question qui nous renvoie à des problèmes philosophiques les plus obscurs.

Pour traduire au niveau éducatif la pensée platonicienne, il serait d'un grand intérêt de discuter la relation entre motivation intrinsèque et motivation extrinsèque, qui, l'une comme l'autre reflètent ce que Ph. Meirieu nomme : le principe du désir d'apprendre. C'est ainsi qu'il souligne :

‘“ Le paradoxe du désir tient, en effet , à ce que l'objet désiré doit être à la fois connu et inconnu, qu'on doit en deviner les contours, en entrevoir le secret, mais il faut qu'il reste caché et que le secret ne soit pas percé. (...) Le désir naît alors de la reconnaissance d'un espace à investir, d'un lieu et d'un temps où être, où croître, où apprendre. Il ne s'engrène pas nécessairement de manière mécanique sur un désir déjà existant, il s'articule plutôt à un mystère qu'il s'agit d'éclaircir et sur lequel on se sent en mesure, même timidement, même médiocrement, d'apporter un peu de lumière. ” 9

Ce passage témoigne de l'articulation de deux motivations, intrinsèque et extrinsèque. Il traite aussi du sens d'un désir propre au sujet, qu'il est difficile d'atteindre dans la plupart des cas, mais que l'enseignant peut deviner dans sa relation d'ouverture et d'interprétation des sentences de l'acte de penser par les sujets. Ce passage fait partie d'un chapitre intitulé : “ ‘Où l'on montre que la tâche du maître est de faire émerger le désir d'apprendre, c'est-à-dire, sans doute, de créer l'énigme’ ”. Ce chapitre résume le procédé platonicien qui conçoit l'homme sous deux aspects inséparables : l'homme est à la fois une âme, un désir, un secret, un état et une situation problème, et un espace à investir.

Dans l'optique de Platon, la relation entre l'âme et le corps doit prendre sa place dans une action dynamique : le sujet doit manifester un pouvoir concert. En éducation selon Ph. Meirieu, cela se traduit par une relation d'ouverture sur ce qui se passe dans la tête des sujets en vue de saisir leur désir d'apprentissage. Car les sujets sont (en eux-mêmes) en relation de connexion nécessaire avec des états d'âmes traduisant des situations problèmes, insaisissables, incompréhensibles, mais qui restent pourtant nécessaires à l'appréhension en vue de la compréhension des actions des sujets. Si le corps selon Platon est une entrave, un obstacle, bref un tombeau, alors l'important ce n'est plus de s'ouvrir sur les extériorisés des actions mais cela est une occasion de chercher à comprendre les intériorités des consciences. A partir de là, le problème qui se pose en transposition didactique est celui de distinguer l'acte d'éduquer, d'enseigner de celui de manipuler et d'endoctriner. Pour échapper au "pernicieux" de la prescription nécessaire et coercitive imposée par l'intention prescriptive des notions et des actions didactiques, l'acte d'enseigner est défini par la pédagogie dite non-directive, comme étant une activité qui s'astreint à la description nécessaire qui se construit dans l'observation fortuite au lieu de trouver son fondement dans l'observation organisée, oeuvre de l'acte prescriptif. Or pour aider l'apprenant à développer ses capacités cognitives, l'enseignement ne doit nullement resté inactif devant aussi bien l'extension de l'ignorance que l'accroissement des faussetés et des erreurs.

Dire que le corps, le geste, le signe, le signal, l'image bref l'apparence, sont des entités factrices, signifie au fond que le corps (qui englobe toutes ces entités) n'est, plus un tombeau. Il est en réalité un fait que nous devons prendre en compte. C'est-à-dire, qu'on doit faire de lui une exception que nous devons à tout prix cultiver. Car le corps tout en étant factice, peut être (si l'on en croit Adorno) factice de la non-facticité. Mais il peut aussi représenter (par les différents processus qui constituent la loi formelle de son mouvement), un obstacle pour la vérité et pour l'extension du pouvoir cognitif. Car comme nous l'avons déjà avancé avec Gaston Bachelard, on ne peur rien fonder sur l'opinion corporelle, l'important est de chercher à la détruire puisque tout en faisant partie intégrante du pôle de l'information, elle est par là-même parfois une déformation. Tel est en tout cas le point de vue de Descartes lors de ses premier jugements quant à l'utilité de l'information et non pas à la nécessité de celle-ci.

Mais il arrive parfois que l'apparence devienne une réalité, car le corps peut être animé par le poids de l'imaginaire. Cela est une raison pour le philosophe-législateur ou pour l'enseignant transmetteur de messages, de le cultiver. D'autant plus que le corps lui-même peut témoigner de ce Hegel pensait sous l'expression : la VolKsgeist qui signifie “ l'esprit du peuple ”. “ ‘C'est dans l'art : dans les corps que le peuple a déposé ses idées les plus hautes’ ”, disait-il 10 .

Le fait de cultiver l'exception qu'incarne le corps, est en réalité – du moins du point de vue éducatif – une incitation à l'ouverture sur la réalité extérieure de l'homme et de l'apprenant. Cette réalité est conçue comme une unité vitale, comme une donnée, car “ toute chose ” – comme le pense F. Dagognet – “ palpite de la vie ” 11 . Toute chose a raison d'être. Toute conscience est conscience de quelque chose, et que l'art est là où l'on ne se rend pas compte.

A travers cette ouverture sur les choses et sur les corps, on peut constater et discerner les traits caractéristiques qui sont à l'origine de tout comportement et de toutes conduites. Car l'art qui se manifeste à travers des corps factices, est en lui-même un comportement. A travers cette même ouverture on peut aussi être en contact avec des faits psychomoteurs ou psychophysiques qui ont engendré une action. Par conséquent et pour atteindre ce but, la considération peut être portée sur l'homme tout entier. Faire l'éloge d'une critique de la provenance du concept, en mettant l'accent sur l'homme en tant que totalité, signifie en fait, que celui-ci est habité par une âme, qui, elle, est composée d'une infinité d'états d'âmes. D'où la question : qu’est-ce que l'homme ? qui trouve sa réponse chez Platon dans une taxonomisation des différents états d'âmes. Comprendre l'homme signifie cependant:

Réaliser et opérer l'organisation à la fois spirituelle et corporelle de ses actes, d'où le sens de la République de Platon, qui s'astreint à :

  • Comprendre l'image d'ensemble qu'on se fait de la société, pour :
  • Interpréter la réalité humaine en la situant dans l'ensemble général de la nature : dans une relation plus générale et plus globale avec le corps et avec les choses-ci.

Cette vision est importante pour comprendre ce que signifie : “ l'École à ciel ouvert ”, ouverte sur le système social, tout en en faisant partie.

En éducation cette vision platonicienne est intéressante, car elle met l'accent sur la manière d'acquérir des savoirs et sur le désir d'apprendre. Ce désir est – comme nous venons de le souligner avec Ph. Meirieu – à la fois “ connu et inconnu ”. L'homme est par essence un interprétant, il pense avec ses signes, avec la langue et dans la langue. Il possède une manière d'annoncer le réel qui n'est rien d'autre que sa liberté d'énonciation. Du point de vue éducatif, on peut laisser penser que l'homme de Platon est celui qui se cherche en tant qu'âme. Il cherche la voie qui lui permettra de jouir de ses propres désirs intentionnels et de son plaisir de connaître. Car plus il sait plus il désire savoir.

Dans tout projet éducatif, la place de l'âme pose le problème de son statut. Ainsi faut-il par exemple chercher à la contraindre, à la punir pour la rendre libre ? Ou au contraire, on doit la laisser dans sa libre action ambivalente d'amour et d'agressivité ? La réponse à ces questions varie selon les systèmes et les présupposés théoriques que l'on peut adopter. Pour Platon, l'âme se purifie dans le mouvement permanent qui lui est propre, lorsqu'elle passe d'un corps à un autre. Cette purification est une sorte de punition légitime en vue de l'acquisition de sa liberté. Aux yeux de Platon, les âmes qui sont corrompues mauvaises, possédant un caractère pathologique, doivent être éliminées de la "Cité parfaite". On doit à titre de rappel se souvenir du projet politique de Platon. Ce dernier dans la République a laissé penser que les éléments représentants des "aspects pathologiques", des "dangers" pour la continuité parfaite de la Cité, doivent être éliminés. De ce fait, la vraie liberté peut trouver son sens dans la contrainte, la coercition et la pénalisation. A partir de là, lorsque les "théosophes" arabo-islamiques vont traduire les propos platoniciens touchant l'idée de la perfection humaine, ils vont penser la perfection en terme de recherche de la coercition, de la contrainte et de la pénalisation, tout en se heurtant à l'idéal islamique qui pense l'âme comme conduisant au nuisible. Cette vision théosophique est proche de celle de Platon pour qui l'âme doit être fouetter pour assurer la liberté du corps. Mais la solution des théosophes arabo-islamiques est beaucoup plus ambivalente que cette de Platon, car d'une part l'Islam incite l'homme de raison à ne pas oublier sa part de la vie 12 et d'autre part à ne pas mettre des limites, des fins à l'âme humaine que lorsque des conditions raisonnables sont réunies : “ ‘Il vous est interdit de tuer l'âme que Dieu a déclaré illicite, que par justice’ ” 13 . Cette justice évidemment n'est pas exprimée d'une manière ouverte. Elle est renvoyée au travail de la raison humaine puisque celle-ci est parfaite, capable de juger le vrai et la faux. Ainsi, l'éducation permanente de l'âme est quelque chose de possible et d'évident, puisqu’elle conduit par essence à la corruption. A partir de là, le projet éducatif s'impose chez les théosophes arabes d'une manière proche de celle de Platon. En effet, l'intervention permanente de la Loi, est un acte qui est fondé sur le dressage et la sélection en vue d'aboutir à la mise en place de la société dite parfaite. Dans cette perspective, l'homme bon est (comme le pensait déjà Nietzsche) celui qui devient impitoyable en vers soi-même et envers ce qui tend l'arc. Nietzsche a été plus loin pour reconnaître plus tard les caractéristiques de cette âme humaine dont il disait : “ ‘l'âme noble donne non pas dans le souci de justice et de prodigalité mais au contraire elle donne comme elle prends’ ” 14 . Cela signifie que les caractéristiques d'un type idéal d'éducation est une chose qu'il faut envisager pour former cette âme à vivre pleinement la vie. Ce but est celui de l'éducation permanente et de la formation permanente, qui permettent à l'homme de se surpasser, de devenir possesseur de la volonté de puissance et non de la puissance violente. Ce genre de comportement est esthétique. Il emprunte la méthode du dressage et de la sélection que l'homme tente d'appliquer à sa propre personnalité avant de l'appliquer à celle d'autrui. Ce n'est rien d'autre que l'attitude critique de l'homme face à son histoire, un geste qui puise son sens dans un comportement à travers lequel on est d'abord impitoyable à l'égard de soi-même, à l'égard de son âme, avant de l'être à l'égard de l'autre. Ces attitudes ne peuvent en aucun cas naître sans la formation et l'éducation permanente.

Dans cette perspective le travail de l'enseignant est d'inciter l'apprenant à ce que nous venons de souligner en introduction : à la formation permanente. L'homme dans sa relation de contemplation spirituelle (qui est sa propre nature) à l'égard de l'objet, ne fait que projeter ses états d'âmes sur ce qu'il aperçoit. Car nous venons de souligner que l'homme a l'oeil : une manière de porter la parole aux faits. “ La parole est d'abord aux faits ”, disait Hegel. Par contre quand l'homme est en relation avec la nature des choses qui l'entourent et qui l'environnent, il ne réfléchit pas simplement sur lui-même : sur son âme, car il n'est pas toujours attaché à la réalisation de ses désirs, il réfléchit aussi, sur autre chose. Puisque l'âme ne cherche pas toujours la délivrance, alors on peut dire que l'homme pensant et agissant cherche aussi à fonder la justice. De ce fait, avoir l'oeil peut avoir un sens proche d'une action qui porte la parole aux faits sans rien expliquer. Ce n'est qu'une action qui cherche le juste, propre aux choses tout en les nommant.

Après avoir exposé les fondements de la philosophie platonicienne quant aux concepts du désir et de l'âme, ou encore quant au concept du désir de l'âme, une question légitime désormais s'impose. En quoi cette approche philosophique et phénoménologique peut-elle nous être utile pour le sens du concept de la transposition didactique (dont nous traitons) dans sa relation avec l'argumentation et la rhétorique, le hasard, la nécessité d'un côté, l'ouverture et l'achèvement ? de l'autre.

Ce qu'il faut retenir de Platon au niveau éducatif est l'idéal aristocratique qu'incarne sa philosophie de l'éducation. En effet et comme le souligne J. Houssaye: “ l'éducation doit comme chez Platon, chercher à réaliser l'archétype de l'homme idéal et préétabli, ou bien elle doit comme chez Rousseau, favoriser la recherche inquiète ou confiante d'être en perpétuel devenir ”. 15 Cela signifie que la réponse à la question : qu’est-ce que l'homme ? Comment apprend-il ? est tranchée en faveur d'un intérêt qui doit porter sur la manière dont l'homme appréhende les faits : sur le travail de l'âme comme raison. Ce travail est celui de la motivation en tant que jugement du goût. Cette tâche ne peut être accomplie qu'à travers une ouverture sur les intentions des apprenants et ce par la voie d'une méthode qui s'astreint à l'expérimentation d'espaces cognitifs dont la technique serait le chemin didactique à savoir la séduction empruntée par Socrate pour marquer l’extension du pouvoir de connaître. Ce dernier, ne faisait que séduire et échapper à la séduction, dans le but de transmettre des choses en vue d'éclairer les esprits.

En transposition didactique, cette technique peut se traduire par celle de la médiation et de la séparation, par celle de la rupture et de la continuité. Le savoir à être enseigné doit en effet prendre en considération le public auquel il s'adresse. Ce public n'est pas toujours apte à assimiler des savoirs, d'où la nécessité de travailler sur le principe du désir, au lieu de travailler sur les principes de la réalité apparente, de travailler sur le paradigme de la simplification qu'incarne l'axe syntagmatique au lieu de travailler sur celui de la complexité qu'incarne l'axe paradigmatique. On peut se demander : pourquoi faire complexe quand il s'agit de faire simple ? Mais cette question n'a de sens que lorsqu'on admet que l'art n'est pas toujours de l'imitation : une poursuite d'un simple désir des apprenants, il est aussi celui de la limite. Le maître est le maître, son rôle se limite à l'acte d'enseigner et de former, quant à l'élève il est le personnage qui aspire à l'élévation des connaissances et des savoirs, son rôle se limite à son ouverture permanente au désir d'apprendre, de s'informer et de retenir. Si l'enseignant dépasse l'apprenant en ce qui concerne sa maîtrise et sa capacité à former et à informer, alors l'élève le surpasse dans son ambition et son ouverture permanente à l'apprentissage, à la compréhension et à l'appréhension. Or cette limite n'est pas délimitée ni dans le temps ni dans l'espace. L'élève qui apprend en effet à se lever, et à lever, (et d'ailleurs l'étymologie : "élève" incarne cet acte du mouvement, de la marche et de l'élévation) partage avec l'enseignant la donation du temps des études qui est – comme nous venons de le voir avec Rousseau – plus important à le perdre que de chercher à le gagner.

Lorsque Platon a incité à écouter les philosophes, il a voulu par là-même assigner une tâche aux maîtres de la Cité grecque. Cette tâche n'était rien d'autre que la contribution à l'extension du pouvoir du connaître en méditant sur l'art de gouverner, sur l'art de communiquer. Ainsi le maître ne doit pas s'effacer devant son apprenant. Il ne doit pas non plus le créer à son image, mais il est en droit de lui apprendre d'abord ce qu'il est réellement, c’est-à-dire : un apprenant. Et ensuite, il doit lui apprendre à réaliser son devenir, ce qu'il doit être : un grand homme, public. Cette situation du dialogue, du renseignement est en elle-même un enseignement. Elle permet à l'auditoire-apprenant de se sentir comme étant une propriété nationale au titre de laquelle il sera préservé et protégé par le pouvoir public, surtout lorsqu'il aura vécu (par le biais de la discussion et de l'argumentation rationnelle), l'acte du contacter, une action qui met en forme la situation du contracter. C'est à partir de cette approche que le rôle du maître est défini d'après Ph. Meirieu en terme de tâche : “ Où l'on montre que la tâche du maître est de faire émerger le désir d'apprendre, c'est-à-dire, sans doute, de “ créer l'énigme ” 16 , dit-il. Ce n'est rien d'autre qu'un passage de l'arraisonnement de l'intériorité des consciences à l'arraisonnement des extériorités des actions, une approche qui témoigne de la compréhension des faits éducatifs, qui puise son fondement dans l'ouverture permanente à l'égard des choses de la vie. De cette ouverture, on peut passer avec Ph. Meirieu à l'achèvement dont témoigne l'autre passage de l'apprendre ...oui, mais comment ? qui met l'accent sur le problème de l'authenticité du maître et de l'élève. Cela renforce la définition du fait éducatif non seulement en terme de tâche, mais aussi en terme de problématique. Car comme Kant l'avait déjà laissé entendre, l'éducation est par essence problématique. Le sens de cette problèmatisation éclate dans un passage du chapitre où Ph Meirieu pense que l'éducation est un lieu : “ ‘Où l'on montre que l'énigme ne vit que dans une relation où le maître s'astreint à faire varier les distances’ ” 17 . Qu'en est-il du platonisme dans tout cela ? Et quelle relation a t-il avec la transposition didactique ?

Il y a en effet une relation, car dès lors que l'on s'interroge sur le chemin didactique on est en droit de penser aux différentes opérations mentales qui entraînent l'activité de l'élève. Celles-ci sont latentes : cachées dans l'âme. Si l'âme au sens de Platon est censée “ avoir une harmonie ”, alors en éducation et plus précisément en transposition didactique et lors du transfert des savoirs et des connaissances, cette harmonie doit être établie. Elle repose sur la fidélité à l'idée du “ Connais toi toi même ”. Traduit en terme de création de situations motivantes, cette action incarne la mise en place de motivations extrinsèques, qui ne sont rien d'autre que d'aider l'apprenant à trouver par lui-même ce toujours-déjà-vrai. Ce dernier est enraciné dans la pensée du désir, qui est latent. Car l'être humain dispose d'une disposition morale fondamentale comme étant un toujours-déjà qui a des effets dans le déjà-là. Et Protagoras – comme le rapporte Platon dans Théétète, 152 a. c. – a donné déjà un sens particulier à ce toujours-déjà-vrai. Il a soutenu (en tant que sophiste) que la connaissance du vrai est la chose la plus commune et la plus vulgaire. Protagoras reconnaît cela en faisant de l'homme, la mesure de la vérité et de l'apparence. La vérité et à l'en croire, est perçue immédiatement dans la sensation elle-même. Cela laisse entendre que le vrai n'est pas nécessairement le fruit de la science, il peut être perçu d'une manière immédiate et spontanée, indépendamment de toute science réfléchie. Par conséquent, la vérité est donc une chose commune et non pas une marque distinctive de la sagesse ; tandis que la science (en tant faculté de la recherche de la vérité par excellence) est l'oeuvre d'une minorité. Si l'on transpose ces conceptions dans la pensée épistémologique moderne, on dira que Protagoras est du côté de la vulgarisation scientifique plus que du côté de la transposition didactique qui cherche à programmer les connaissances et les savoirs. C'est aussi une tentative (de la part de Protagoras) pour la mise en mouvement des savoirs, après avoir pris en considération les états d'âme des auditoires présumés.

Cette incitation à l'harmonie et à la conséquence trouve son sens dans le principe philosophique : l'effacement. Ce dernier, signifie que le maître enseignant ne doit pas se restreindre à la pratique d'une “ pédagogie bavarde ”, il doit au contraire apprendre à bien penser les situations de l'apprenant. C'est d'ailleurs ce que pense Ph. Meirieu en disant : “Nous croyons trop souvent rendre service à autrui, dans ses apprentissages, en lui livrant “ le secret ” : parce que nous mêmes, quand nous avons appris, nous avons buté sur ce que nous avons pris pour des difficultés, parce que nous avons alors cherché le renseignement ou la solution et que nous nous imaginons que nous serions allés plus vite si l'on nous les avait fournis sans que nous ayons eu besoin de les chercher, parce que nous sommes victimes de cette illusion rétrospective... nous croyons rendre service à autrui en le privant de ce temps de recherche, en lui donnant ce qu'il devrait tenter de trouver par lui-même. Nous pratiquons une pédagogie bavarde qui, au lieu de suspendre l'explication et faire naître le désir, anticipe la demande et tue le désir dans l'oeuf avant même son éclosion. En pédagogie contrairement à beaucoup d'autres domaines, il faut en dire “ trop et pas assez ” 18 .

L'effacement devant la pensée des sujets, incarne une relation à la fois didactique et pédagogique. Cette relation n'est pas celle qu'on a l'habitude de nommer : la non-directivité. Elle n'est pas non plus celle à laquelle Heidegger faisait l'éloge tout en incitant à l'arrêt de l'acte de penser, à l'arrêt de l'acte d'imaginer, idées qu'il s'est tracé tout en prolongeant Nietzsche de l'attitude de l'oubli et de l'éloignement du sujet de la possibilité de la reconnaissance de la vérité. D'ailleurs Heidegger disait : arrêtons de penser car plus en pense plus on se fatigue. A vrai dire, l'attitude de l'effacement en pédagogie et en didactique est au contraire une relation qui témoigne d'un principe philosophique digne d'intérêt à savoir la malice didactique. Elle prend en compte l'intention des sujets en situation d'apprentissage et de formation. Elle attache une importance notable aux différents degrés d'implication des sujets dans telle ou telle sentence didactique. C'est ce que nous venons de mentionner avec Lavater par “ l'oeil ” et avec Benveniste par “ la chronothèse du sens ” et par “ la ruse de la raison ” avec Hegel.

Cette technique qui engage l'écoute d'autrui use du silence comme étant une interpellation du déjà-là. Elle est aussi une occasion d'écouter l'autre pour examiner son savoir et pour pouvoir (par la suite) contre argumenter en vue de marquer le principe de l'autophagie. Car comme le pense Perelman : “ l'auditoire peut construire l'orateur ” 19 , du fait que les arguments d'autrui écoutés avec beaucoup d'intérêts, peuvent nous éclairer sur la nature du raisonnement aussi bien d'autrui que de nous mêmes. A travers ces références, la relation didactique n'est jamais une relation d'effacement et de la non-directivité, mais elle est celle de l'intervention permanente de l'enseignant pour contribuer enfin à une véritable taxonomisation des contenus des apprentissages.

Pour en finir avec Platon et son impact sur l'éducation, qui est pensée en terme d'ouverture sur les désirs des sujets aspirants à la formation et à l'apprentissage, on a choisi d'analyser et d'expliquer un texte qui éclate dans Le Gorgias. On emploie l'expression : “ éclate ”, parce que ce texte est à nos yeux un texte qui tente de contribuer activement à l'émancipation de l'homme, une émancipation qui n'est garantie qu'à travers l'éducation, la diffusion, la transmission, le transfert et la transposition des plus hautes et des plus nobles formes de l'éducation et de la formation qu'est l'accompagnement que Heidegger a pensé en terme d'“ l'arraisonnement ” et d'ouverture aux choses. Ce texte incarne le principe de l'humanisation de la connaissance et du savoir ainsi que celui de l'arraisonnement. Les deux techniques peuvent trouver leur réalisation par la voie du langage et de la communication, dont les moyens sont l'appropriation et la mise en forme des différents arguments et figures rhétoriques séduisantes, permettant à l'oreille d'écouter pour agir. Ce texte commence par un dialogue entre Socrate et Gorgias :

‘“ GORGIAS. – Si tu savais tout, Socrate, tu verrais que (la rhétorique) englobe en elle-même, pour ainsi dire, et tient sous sa domination toutes les puissances. Je vais t'en donner une preuve frappante.
Il m'est arrivé maintes fois d'accompagner mon frère ou d'autres médecins chez quelques malades qui refusaient une drogue ou ne voulaient pas se laisser opérer par le fer et le feu, et là où la persuasion du médecin restait vaine, moi je persuadais le malade, par le seul art de la rhétorique. Qu'un orateur et un médecin aillent ensemble dans la ville que tu voudras : si une discussion doit s'engager à l'assemblée du peuple ou dans une réunion quelconque pour décider lequel des deux sera élu comme médecin, j'affirme que le médecin n'existera pas et que l'orateur sera préféré si cela lui plaît.
Il en serait de même en face de tout autre artisan : c'est l'orateur qui se ferait choisir plutôt que n'importe quel compétiteur ; car il n'est point de sujet sur lequel un homme qui sait la rhétorique ne puisse parler devant la foule d'une manière plus persuasive que l'homme de métier, quel qu'il soit. Voilà ce qu'est la rhétorique et ce qu'elle peut. ” 20
“ Toutefois, Socrate, il faut se servir de la rhétorique comme de tout autre art de combat. En effet, ce n'est pas parce qu'on a appris à se battre aux poings, à se servir du pancrace ou à faire de l'escrime qu'il faut employer contre tout un chacun l'un ou l'autre de ces arts de combat, simplement afin de voir si l'on peut maîtriser et ses amis et ses ennemis ! Non, ce n'est pas une raison pour frapper ses amis, pour les percer de coups, et pour les faire périr ! En tout cas, s'il arrive par Zeus, qu'un familier de la palestre, un homme donc en pleine forme physique et excellent boxeur, frappe son père, sa mère, l'un de ses proches ou de ses amis, ce n'est pas non plus une raison pour honnir les entraîneurs, non plus que les maîtres d'armes, et les bannir des cités. En effet, les maîtres ont transmis à leurs élèves un moyen de se battre dont ceux-ci doivent se servir d'une façon légitime, contre leurs ennemis, contre les criminels, pour s'en défendre, pas pour les agresser. Mais ces élèves font un usage pervers à la fois de leur force physique et de leur connaissance de l'art, ce sont eux qui s'en servent mal !
Tu vois donc que les criminels, ce ne sont pas les maîtres, ce n'est pas l'art non plus – il n'y a pas lieu à cause de cela de le rendre coupable ou criminel ; non, les criminels, à mon sens, sont les individus qui font un mauvais usage de leur art. Et bien, le même raisonnement s'applique aussi à la rhétorique. En effet, l'orateur est capable de parler de toutes sortes de public, sa puissance de convaincre est donc encore plus grande au près des masses quoiqu'il veuille obtenir d'elle – pour le dire en un mot. Mais cela ne donne pas une meilleur raison de réduire en miettes la réputation du médecin – pour le simple motif que l'orateur en serait capable – ni, non plus, celle des autres métiers. Tout au contraire, c'est une raison supplémentaire de se servir de la rhétorique d'une façon légitime, comme on le fait du reste pour tout art de combat. Mais, s'il arrive, je peux l'imaginer, qu'un individu, une fois devenu orateur, se serve à tord du pouvoir que lui donne la connaissance de l'art, l'homme qu'il faut honnir et bannir des cités n'est pas son maître de rhétorique. Car le maître a transmis un art dont il faut faire un usage légitime, alors que l'autre, son disciple, s'en est servi tout à l'inverse. L'homme qui doit à juste titre, être, honni, banni, c'est donc l'homme qui s'est mal servi de son art, mais pas celui qui fut son maître ”. 21
SOCRATE : “ J'imagine Gorgias que tu as eu, comme moi, l'expérience d'un bon nombre d'entretiens. Et, au cours de ces entretiens, sans doute aura tu remarqué la chose suivante : les interlocuteurs ont du mal à définir les sujets dont ils ont commencé à discuter et à conclure leur discussion après s'être l'un et l'autre mutuellement instruits. Au contraire, s'il arrive qu'ils soient en désaccord sur quelque chose, si l'un déclare que l'autre se trompe ou parle de façon confuse ils s'irritent l'un contre l'autre, et chacun d'eux estime que son interlocuteur s'exprime avec mauvaise foi, pour avoir le dernier mot, sans chercher à savoir ce qui est au font de la discussion. Il arrive même parfois qu'on se sépare de façon lamentable (...) Te demande tu pourquoi je parles de cela ? Parce que j'ai l'impression que ce que tu viens de dire n'est pas tout à fait cohérent, ni parfaitement accordé avec ce que tu disait d'abord au sujet de la rhétorique. Et puis j'ai peur de te réfuter, j'ai peur que tu ne pense que l'ardeur qui m'anime vise non pas à rendre parfaitement claire le sujet de notre discussion, mais bien à te critiquer. Alors, écoute, si tu es comme moi, j'aurai plaisir de te poser des questions, sinon, j'y renoncerai.
Veux-tu savoir quel type d'homme je suis ? Et bien, je sui quelqu'un qui est content d'être réfuté, quand ce que je dis est faux, quelqu'un qui a aussi plaisir à réfuter quand ce qu'on me dit n'est pas vrai, mais auquel il ne plaît pas moins d'être réfuté que de réfuter. En fait, j'estime qu'il y a plus grand avantage à être réfuté dans la mesure où se débarrasser du pire des maux fait plus de bien qu'en délivrer autrui. Parce qu'à mon sens, aucun mal n'est plus grave pour l'homme que se faire une fausse idée des questions dont nous parlons en ce moment. Donc, si toi, tu m'assures que tu es comme moi, discutons ensemble, sinon, laissons tomber cette discussion et brisons-là ” 22 .’

Après avoir affirmé à Socrate que l'homme qu'il a décrit, est indiffèrent des attitudes dont témoigne sa personnalité, Gorgias lui propose de laisser la parole aux autres auditeurs à savoir CHEREPHON et CALICLEES qui les écoutèrent. Mais ceux-ci ne manifestèrent aucun intérêt pour entrer tout de suite dans le dialogue. Ils ordonnèrent à Socrate et à Gorgias de continuer leur dialogue qui (à leurs yeux) relève du jamais vécu. Ce qu'il faut retenir de la suite de ce dialogue, est cette affirmation que Gorgias annonce à Socrate : “ ‘Voyons Socrate, pour ma part, j'affirme être en tout point semblable à l'homme que tu as décrit...’ ” 23

Il est vrai que dans l'Antiquité – comme le rapporte la note N°26 de la traduction du Gorgias de Platon par Monique CANTO – que le médecin (Hippocrate par exemple) opérait ses patients avec le fer et le feu. Le Gorgias faisait ici allusion à deux opérations fondamentales que la médecine grecque a connue. Ces opérations sont celles dont témoigne cet aphorisme d'Hippocrate qui souligne : “ ‘Là où les médicaments ne guérissent pas, le fer guérira ; et tout ce que ne guérira pas le fer, c'est le feu qui le guérit’ ”. Voilà la raison pour laquelle la traductrice du Gorgias de Platon pense que au temps des Grecs il y avait “ ‘Deux techniques opératoires du temps d'Hippocrate qui se pratiquaient sans anesthésie, à savoir la désinfection par le feu et l'incision par le fer. Ainsi dans l'absence de tout système qui sanctionnait la compétence du médecin, il fallait que celui-ci sût user de la persuasion que recommandait Gorgias, ou qu'il fut capable d'expliquer clairement aux malades les causes de leurs maladies et les raisons du traitement prescrit. C'est cette dernière attitude, de préférence de persuasion, que Platon préconise dans les Lois ’”. 24 Cela explique l'absence des moyens techniques que nous possédons actuellement pour dissiper la douleur. Chose qui a nécessité chez les Grecs la présence des rhéteurs, des orateurs qui canalisaient la peur des malades. Le travail de la rhétorique avait donc pour tâche de toucher la conscience des malades. Mais ce n'était pas la seule raison qui donna naissance à la rhétorique. Cette dernière fût naître d'une situation politique particulière. Pour mieux comprendre cette situation et sa relation avec le concept de la transposition didactique défini en terme d'ouverture, on propose un bref aperçu sur quelques idées du Gorgias, qui lient l'éducation à la rhétorique et à la politique d'une part, puis à la philosophie de l'autre part.

Cette articulation est née d'une unité systématique qui anime le ton du Gorgias de Platon. Cette unité cherche à ramener la critique de la rhétorique à la définition d'une bonne conduite, modèle pour vivre la vie le plus justement possible. A partir de là, on peut comprendre le souci politique qui a animé le dialogue entre Socrate et ses autres interlocuteurs qui étaient les acteurs du Gorgias. de Platon. En réalité dans ce dialogue que Platon faisait subir aux différents acteurs de la scène de la rencontre, la distinction porte sur deux types d'arts. Le premier est celui de la contre façon, l'art de la sophistique (flatterie, empirisme, routine etc.), qui est à l'opposée du second : l'art ou la possibilité d'une science de la justice. Si l'utilité de la rhétorique est ici admise par Gorgias, alors Socrate va à l'inverse soutenir l'idée du fait que la rhétorique ne puisse plus rien lorsque toute la société est corrompue. Tout dépend de la seule conviction qu'on peut avoir de la justice comme étant le seul bien. La conviction qui fut celle de Socrate, ressort de sa position d'avoir rejeté l'idée de s'évader en acceptant sa mort malgré les efforts rhétoriques et argumentatifs qu'il a produit pour convaincre ses juges. C'est justement ainsi qu'il mourra dans les pires formes des injustices.

La Démocratie athénienne, était donc une Démocratie qui s'opposait à toute tentative de mise en forme de nouvelles idées. Elle s'opposait à d'autres tentatives démocratiques. Ce que la Démocratie athénienne n'a pas acceptée, est cette manière de voir les personnages du Gorgias, (tout en étant conduit par les questionnements de Socrate), parler d'eux-mêmes et pour eux-mêmes sans aucun mythe final à travers lequel l'exposé (comme le fut la tradition) des récits, faisait allusion à des célébrités. La place de l'éducation face à la rhétorique et à la politique ressort de deux débats que Socrate à mené avec deux de ses interlocuteurs. D'une part avec Polos pour ce qui est de la relation entre éducation et rhétorique, et avec Calliclès d'autre part, pour ce qui est de la politique, qui influence l'éducation tout en étant influencée par elle. Reste enfin l'éducation dans sa relation à l'action philosophique. Elle ressort dans le Gorgias, à partir des attitudes socratiques face à la mort, face à la réflexion personnelle que lui demande Calliclès de pratiquer en l'incitant à continuer seule la discussion. L’éducation dans sa relation avec l’action philosophique ressort aussi de la prise de position par Socrate quant à des propos que lui suggèrent ses amis qui l'ont visité dans sa prison, qui l'encourageaient à fuir la mort. Socrate ne prenait pas en considération tout leurs propos. Sa mort n'était donc pas la mort de la philosophie, mais la naissance d'un nouveau mode de vie philosophique : celui de l'engagement pour la liberté, pour la justice et la réflexion permanente. On peut se demander qu'en est-il du personnage du Gorgias ? La réponse ne peut ressortir qu'à partir de celui qui répond à sa place à savoir Polos, qui s'interpose entre Gorgias et Socrate.

En réalité, Socrate voulait apprendre de Gorgias la visée et le sens de son enseignement rhétorique. Mais Gorgias n'avait même pas le temps de répondre que Polos s'interpose pour donner un sens à la rhétorique. Voilà la raison pour laquelle dès le commencement du dialogue, le débat a porté sur le sens, sur la définition de ce qu'est la rhétorique. En effet, à partir de 449a jusqu'à 461b du Gorgias de Platon, le débat entre Socrate, Polos, et Gorgias tourne autour du sens qu'il faut attribuer à la rhétorique. Est-elle cependant l'art de persuader la foule, les tribunaux, les assemblées ? Est-elle l'art de procurer des convictions intimes dues à des croyances diverses ? Après avoir posé la question de l'objet de la rhétorique, Socrate a cherché à donner à ces questions une réponse portant sur la définition claire et distincte de la rhétorique que Gorgias enseignait. Mais celui-ci répondait à Socrate d'une manière très brève en disant que l'objet de la rhétorique est les discours. Cette réponse ne satisfaisait nullement Socrate qui repose la même question d'une manière indirecte en laissant entende que les discours sont divers. C'est-à-dire qu'il existe ceux qui procurent des convictions à l'aide d'un savoir préétabli, d'autres qui procèdent par conviction intime, et d'autres enfin qui procèdent (par le biais de la règle du justice) à nommer ce qui est juste et injuste des discours. Et Gorgias (après avoir accepté la définition de Socrate concernant la rhétorique comme l'ouvrière ou la productrice de sentiment de conviction), ajoute que cet art – qu'est la rhétorique – peut produire aussi des convictions en faisant croire à ce qu'il dit, en persuadant ce qu'il veut sans même connaître ce qu'il fait. Mais Gorgias ajoute que si la rhétorique est une arme puissante, il faut d'une part la connaître pour lui échapper et d'autre part, admettre que la puissance qu'elle procure ne doit pas être utilisée abusivement. C'est-à-dire qu'il faut s'en servir avec justice. Ces propositions ont marqué l'intention de Socrate. C'est ainsi qu'il pense que si par hasard ou par nécessité certains arrivent d'user de la rhétorique pour manipuler ou pour endoctriner, ou encore pour pratiquer les pires des injustices, ce n'est pas la rhétorique ni même les maîtres de la rhétorique qu'il faut réfuter et incriminer. Socrate va aller plus loin pour chercher chez Gorgias le sens de la relation qu'il tente d'établir entre la rhétorique et la justice. C'est ainsi qu'il cherchera à savoir si par exemple un orateur peut acquérir la connaissance de la justice avec l'art de la rhétorique. Autrement dit : est ce que le fait de bien parler et d'être instruit traduisent-ils nécessairement l'action du bien gouverner ? A cette réponse Gorgias répondra affirmativement tout en laissant entendre qu'il est lui-même un orateur juste puisqu'il enseigne à ses disciples la justice par le biais de la rhétorique. Il enseigne la justice à ceux qui n'en maîtrisent pas le sens. Mais Socrate va encore tenter de trouver chez Gorgias la solution de l'ambiguïté que traduisent ses propres réponses, et ce en attirant l'intention de Gorgias à une antinomie latente qui réside dans le rapport de la justice des juges, et l'injustice de certains orateurs, qui usent de la rhétorique pour marquer des injustices. Car comme le suggère Gorgias on peut se demander si tous les orateurs qui pratiquent la rhétorique sont censés connaître le juste de la justice et son injustice. Comment par exemple est-il possible qu'un orateur se serve injustement de son art rhétorique ? C'est à partir de là que Polos reprit la réponse et entra en dialogue avec Socrate, un dialogue qui témoigne de la relation de connexion nécessaire entre rhétorique et politique. Ainsi, si pour Polos, la rhétorique est considérée comme une sorte de flatterie, alors il n'en va pas de même pour Socrate qui la considère comme étant un procédé empirique, qu'elle ne peut même pas être considérée comme une activité artistique.

En éducation et en particulier en transposition didactique cela peut se traduire par une opposition entre l'art de dire, d'enseigner des vérités admises comme vraies et l'art des contres façons dont témoigne la vulgarisation scientifique qui s'astreint à faire semblant de mettre en forme des vérités déjà admises et à faire de l'expérience en trompe-l'oeil. Ainsi et aux yeux de Socrate, l'important, le puissant ce n'est pas le discours mais le plus important est le sens de son impact sur la population. Il disait lui-même qu'il aimait le peuple d'Athènes. Voilà ce qui laisse entendre qu'il s'opposait à sa manipulation, à son endoctrinement et aux maux qu'il pouvait rencontrer. Et parmi les pires des maux, c'était pour Socrate les injustices dont lesquelles ce peuple vivait. Il y a donc aux yeux de Socrate des discours (tout en étant cohérents, exhaustifs, animés par une clarté esthétique), restent injustes. Tel par exemple le cas du langage politique animé par des promesses et des enseignements injustes. Tel est le cas aussi de la force des hommes du pouvoir qui sèment les injustices, la terreur, et qui s'opposent à toute autre discussion opposée à leurs visions des affaires de l'État et de la Cité.

L'important dans les questions posées par Socrate, ce n'est donc pas la recherche du sens de la rhétorique, mais la définition du bien fondé de la justice. Il n'y a pas lieu ici de penser simplement la critique de la rhétorique, mais aussi celle de la justice. C'est pour cette raison que l'on considère la visée du Gorgias comme une vision fondée sur la recherche des principes éthiques qui peuvent nous procurer le bonheur politique.

Pour la réalisation de ce but, Socrate va renoncer dans son débat et son dialogue (un débat qui fut si long avec Calliclès), à son jugement négatif vis-à-vis de la rhétorique tout en faisant valoir (à travers un court récit), sa nécessité et son utilité dans des états d'exceptions qu'il se forcera de mentionner. En effet, la rhétorique peut être un instrument de salut pratique, de flatterie populaire. Cette définition typiquement socratique laisse penser le rapport entre rhétorique et endoctrinement. Car dans le domaine de la politique et de la lutte armée et plus précisément en périodes de guerres seuls les slogans et les chants articulés rhétoriquement peuvent sensibiliser les individus, les aider à surmonter leur peur, les préparer, les mobiliser à servir et à mourir pour une cause. La critique de la rhétorique avancée par Socrate n'est donc pas radicale. La critique ne l'est ainsi qu'avec Platon qui a repris les mêmes thèmes de Socrate en laissant entendre que la rhétorique n'est pas un art, qu'elle est au contraire une flatterie, qu'elle s'astreint à faire plaisir à la foule simplement puisqu'elle ne s'occupe pas du vrai bien des hommes auxquels elle s'adresse, mais uniquement de leur plaisir. La rhétorique aux yeux de Platon, est privée de tout rapport réel à l'être et à la vérité. C'est pour cette même raison que Platon s'opposa aux dires de tous les poètes, et à l'extension de leurs pouvoirs expressif, de la même manière que la pensée arabo-islamique dans ses paraphrases de Platon va s'opposer à un certain type de poètes à savoir ceux qui ne disent pas ce qu'ils font et ceux qui ne viennent pas au service des intérêts de la religion islamique. Mais l'opposition n'est pas légitimée dans le dialogue entre Gorgias et Socrate, entre ce dernier et Calliclès. L'opposition ressort des propos de Platon qui (tout en paraphrasant Socrate sur ce point précis : l'opposition aux dires de tous les poètes), laisse penser que la rhétorique n'enseigne que des faussetés, que des contres façons. C'est à partir de la critique philosophique de la politique, (une critique qui ressort du dialogue entre Socrate et Calliclès), que l'on peut comprendre le grand intérêt que Socrate attacha à la rhétorique. Celle-ci est à ses yeux un instrument pour créer des discours interrogeant des réalités plurielles tout en créant d'autres réalités factices. Ce n'est rien d'autre qu'une soumission de la rhétorique à la philosophie.

L'examen de soi-même est une tâche cruciale, qui impose au sujet l'engagement, la prise de position quant à des discours prononcés par les différents individus, par la foule, et même par soi-même, car la vraie liberté est aussi bien l'acte d'obéir à des Lois que de se retourner contre sa propre Loi. Si la rhétorique – comme Socrate l'a laissé entendre – ne peut servir en rien celui qui n'est pas prêt à commettre des injustices, alors il reste à chercher le seul cas possible qui (d'après Socrate) peut lui donner une légitimité. C'est à partir du dialogue (allant de 506b à 527e du Gorgias) survenu entre Socrate et Calliclès que ressort l'intérêt de la rhétorique. Cet intérêt ne peut avoir de sens qu'à travers la mise en forme de l'acte de penser-vrai et de dire-vrai. Ces deux attitudes sont celles de la philosophie, qui dit justement les choses sans recours à l'art de la contre façon : un pseudo-art qui réside dans des actions de pouvoir corrompue et injuste. Si la rhétorique (en l'utilisant comme moyen pour renforcer la vérité du mensonge et de la contre façon), peut nous sauver la face, il existe alors aux yeux de Socrate, un autre moyen qui est celui de la mise à nu des vérités que l'on rencontre dans le déjà-là, des vérités dont on doit réfuter les faussetés et les erreurs. C'est ainsi que Socrate accepta de mourir sans renoncer à la critique des savoirs et des normes de son temps. Il procéda à ce geste suprême tout en s'adressant à soi-même pour convaincre rhétoriquement son âme à mourir en vue d'espérer la naissance d'une nouvelle philosophie qui cultivera positivement (par le biais des questionnements permanents) l'art de la sophistique et de la contre façon. Ce n'est rien d'autre qu'un projet éducatif de sa propre personnalité, de son propre âme qu'il prépara expérimentalement à la mort, tout en s'ouvrant sur soi-même par la voie du connais toi toi même : un monologue intérieur qui le prépara à mourir dans la dignité tout en soutenant une cause que nous qualifions aujourd'hui de noble. Cela veut dire que l'on peut encore penser dans la mort. C'est d'ailleurs ce que Olivier Reboul (dans d'autres circonstances) suggérait, lorsqu'il disait tout en mourant : apprendre à mourir pour arracher à la mort sa victoire ! Voilà comment Socrate s'est donné le temps de s'ouvrir sur les choses de la vie politique et éducative de son temps pour finir par interroger son âme et celle des autres tout en s'informant et en formant d'autres âmes innocentes pour finir par la suite par mourir dans l'espoir de voir naître la liberté et la justice. Dans cette perspective, on peut maintenant se demander si la vertu repose t-elle sur un enseignement ou sur une pratique ?

Le geste de Socrate laisse sans aucun doute penser que la vertu est une pratique qui s'acquiert par l'enseignement pratique, c’est-à-dire par un enseignement juste, ouvert non seulement à une élite, mais à toutes les classes confondues. C'est à partir du geste socratique de l'ouverture sur les intentions des auditoires-apprenants (malgré l'âge du philosophe sophiste, qui fut avancé, que Calliclès lui reprocha en l'observant se donner encore à la philosophie) que la philosophie de l'éducation a encore un sens aujourd'hui. Ainsi le rapport entre éducation et philosophie ressort de la conception socratique de la paideia (l'éducation) qui est à ses yeux le seul critère qui puisse servir d'instrument de mesure pour juger de l'excellence d'un être. Socrate va soutenir l'idée du fait que plus en sait plus on désire savoir, et que le plus important parfois – sinon dans la plus part des cas – , et d'affirmer de ne rien savoir du tout, ou d'affirmer ne se risque que par modestie son propre ignorance. C'est ainsi qu'il a laissé entendre que tout ce qu'il savait c'est qu'il n'en savait rien. Puisqu'il affirme qu'il sait qu'il ne savait rien, alors il possède donc le savoir de son propre ignorance qu'elle imputa à l'injustice dans laquelle il vivait. Ainsi l'idée d'un appel à la formation permanente et à l'éducation permanente sont des spécificités qui ressortent du dialogue entre Socrate et Calliclès. A vrai dire, Socrate ne s'est pas retiré de la vie philosophique pendant les derniers instants qui précèdent sa mort.

Il faut à partir de ce qui vient d'être souligné relever deux niveaux dans la relation entre philosophie et éducation. Le premier est celui de l'art de la sophistique, l'art des contres façons, un art qui s'astreint à faire tromper, à enseigner les erreurs et les faussetés en vue d'avoir une maîtrise sur l'auditoire. Quant au second, il est au contraire celui de l'enseignement philosophique, qui est – aux yeux de Socrate – , une discipline de vie qui est valable à tout âge. Cette discipline est le garant de la justice du vrai savoir et de son usage. Si les sophistes ont cherché à mettre leur auditoires dans l'embarras tout en les soumettant à la contradiction et par là-même au silence, Socrate en revanche a cherché à faire de ses interlocuteurs, d'abord des rhéteurs qui usent de la rhétorique philosophique, pour ensuite les préparer à un questionnement perpétuel sur la qualité et la valeur de leur art. Cela n'est rien d'autre qu'une éducation philosophique qui s'astreint à une interrogation en direction du sens de l'être-apparent des choses, en vue de distinguer en elles ce qui est sens de ce qui est fiction, ce qui est vérité de ce qui est fausseté. Ce travail est celui de la philosophie auquel Socrate à consacré toute sa vie tout en mettant à l'épreuve et à l'examen ses propres actions. Car après tout une vie sans examen ne vaut pas la peine d'être vécue.

Du dialogue entre Socrate et Gorgias, on peut faire ressortir quelques idées qui peuvent nous aider à comprendre la relation entre rhétorique et éducation, oeuvre de toute transposition didactique réussie. Ce qu'il faut au préalable retenir de cette discussion, est l'accord tacite qui lie les deux hommes (Socrate et Gorgias). Cet accord préalable a permis l'avancée de la discussion. Voilà la raison pour laquelle Chaim Perelman a laissé entendre que dans toute argumentation l'accord préalable est nécessaire pour l'avancée de la discussion et de l'argumentation rationnelle. Dans la discussion entre Socrate et Gorgias cet accord prend la forme d'une reconnaissance que Socrate n'a pas hésité à signaler à son interlocuteur. Il lui annonce (avant même de continuer sa discussion) qu'il n'était pas différent de lui. C’est ainsi qu’il souligne : “ ‘j'imagine, Gorgias, que tu as eu comme moi l'expérience d'un bon nombre d'entretiens...etc. ” (...) “ si toi tu m'assure que tu es comme moi, discutons ensemble, sinon laissons tomber cette discussion et brisons-là ”. Et Gorgias répondu : “ Voyons Socrate, pour ma part, j'affirme être en tout point semblable à l'homme que tu as décrit...etc’. ” 25 .

Aussitôt après cela, une longue discussion reprit entre les deux hommes (Socrate et Gorgias) qui ont laissé partiellement à l'écart les autres interlocuteurs : CHEREPHON et CALLICLES. Comme on peut le remarquer, l'accord a porté sur l'extension du pouvoir du connaître dans sa perspective d'ouverture sur la foule, une démarche commune aux deux hommes. L'argument qui leur est commun est celui de la définition. En effet lorsqu'ils ont cherché à définir la rhétorique, quelques divergences notables subsistaient encore. Malgré leur commune argumentation (qui est fondée sur la structure du réel, témoignant de l'existence d'une réalité irréfutable qu'est la conviction existante chez chaque individu, une conviction qui pense que la rhétorique est en mesure de renforcer ou d'affaiblir), chacun d’eux a cherché à donner une légitimation pour la rhétorique. Socrate par exemple a pensé que la rhétorique est utile du fait qu'elle reste un simple procédé empirique dont le but est de reconnaître la justice et de la dire. Quant à Gorgias, il a affirmé que la rhétorique est nécessaire puisqu'elle reste un art producteur de convictions diverses.

Le débat qui tient notre attention dans cette discussion, concerne le sens de l'expression : “ les capacités humaines ” dont témoigne l'affirmation que Gorgias assignait aux procédés rhétoriques. Pour lui en effet, la rhétorique témoigne de l'extension du pouvoir expressif, de celui qui en use. En la pratiquant, celui-ci ne doit pas au préalable se poser la question de sa légitimité ou de son illégitimité puisqu'il en use pour des fins bien précises. Parmi ces finalités, Gorgias en cite quelques unes qui englobent d'autres. Lorsqu'il annonce que “ ‘la rhétorique contient toutes les capacités humaines qu'elle les maintient toutes sous son contrôle ! ’” 26 , on peut penser dans la perspective de la transposition didactique, à la haute densité discursive du discours et au pouvoir que nous procure ce dernier et à sa capacité d'émouvoir ou de convaincre. Le pouvoir du discours sur lequel l'accent est mis de la part de Gorgias, nous renvoie à admettre que la langue, les procédés rhétoriques peuvent définir l'identité 27 épistémologique d'un discours en action. Lorsque Gorgias a cherché à assimiler la rhétorique à l'art du combat, il voulait par là, mettre en évidence son utilité. A l'en croire sur ce point précis, la rhétorique est une arme qui nous sert à contre argumenter contre nos ennemis, et non pas contre nos proches et nos amis.

Cet état de fait bien qu'il soit typiquement grec, il fut à travers le temps, vécu par certains poètes arabes de la période pré-islamique dite du paganisme. En effet, et sans chercher à exposer longuement la transposition didactique de l'art poétique grec dans le monde arabe à cette même période, on doit retenir d'une manière très brève ce qui nous paraît l'essentiel de cette transposition didactique de l'art poétique. A partir des propos de Gorgias, ressort l'idée de la compétition qui animât ce qu'on pourrait appeler en terme moderne l'écologie du savoir poétique et rhétorique grecque. C'est d'ailleurs ce que laisse entendre Monique Canto (la traductrice du Gorgias de Platon) dans une note qui porte le N°27, là où elle souligne : “ ‘Le terme grec agönia dont se sert ici Gorgias désigne tout sport, toute habilité qui incluent en eux-mêmes un élément compatif et compétitif. Gorgias l'applique génériquement aux compétitions de box, de lutte et de pancrace, aux compétitions théâtrales comme aux combats rhétoriques que les rhéteurs livraient devant les tribunaux. L'opinion de Socrate attribue ici à Gorgias semble correspondre assez exactement à celle que les rhéteurs soutenaient’ ‘ 28 ’ ‘. Elle paraît avoir été partagée par Isocrate’ 29  ”.

On doit à partir de là, affirmer que l'écologie du savoir grec reflétait une “ guerre de tous contre tous ”. La doctrine philosophique d'Héraclite qui faisait l'éloge de l'extension du pouvoir physique des maux, en est un exemple probant. Lorsque la pensée arabe de la période dite du paganisme a procédé (par le biais des traductions) à une ouverture sur la pensée grecque, elle a cultivé cette exception (de l'affrontement) qui fut typiquement grecque tout en la mettant à l'oeuvre dans les guerres tribales. L'affrontement, le mouvement de percussion en percussion fut une réalité typiquement grecque, car l'esprit grec a cherché à rentrer en conflit avec aussi bien les sphères terrestres que célestes. Il a affronté la lumière en face et les horizons qui délimitent les sites. Voilà la raison pour laquelle Heidegger fera l'éloge de cette pensée en cherchant à faire parler aussi bien le soleil que la terre, en les mettant au fondement de l'être de l'étant. Pour mieux saisir cette relation de confrontation de l'homme grec, une confrontation dont le sens sera repris par l'homme arabe de la pensée dite du paganisme, deux courtes citations d'Aristote peuvent nous éclairer cela. La première, montre en effet la fascination qu'avait la pensée grecque pour le jour, qui est l'emblème de la clarté et de la vérité. A son sujet Aristote souligne : “ ‘Sur le qui-vive, le temps d'un jour, haussant les yeux vers la lumière’ ” 30 . Lorsque l'auteur Des choses mêmes, commente cette citation d'Aristote en laissant entendre que pour les grecs “ ‘vivre c'est affronter la lumière en face’ ” 31 ,, il veut expliquer fort bien l'éloge que faisait la pensée grecque à l'extension du pouvoir physique. Cette vision, dans la pensée arabe décrite de paganisme, n'est pas passée inaperçue. Ainsi par exemple on rapporte que l'idée de “ la sacralisation ”, de “ la simplicité ” et de “ la beauté esthétique ” de la langue arabe, est une idée empruntée à l'amour de la clarté que traduit l'extension du pouvoir physique du désert, qui, dans la littérature arabe signifie la clarté. On rapporte aussi que certains poètes pensaient leurs poésies dites les suspendues (AlmouâalaKatt) 32 tout en étant sur les dos des chameaux : dans la clarté du désert, en mouvement d'un lieu à l'autre, d'un horizon à un autre. Si la langue arabe aux yeux de certains, est animée par une clarté aussi bien esthétique que discursive cela est alors due à son milieu écologique, c'est-à-dire au désert incarnant la clarté et la lumière. Comme on peut le constater, si pour certains – comme pour Nietzsche – le désert a une connotation négative, qu'il est l'emblème de l'étendue, de la clarté de l'obscurité, alors il n'en va pas de même pour d'autres cultures, comme celle de la pensée arabe qui le conçevait comme étant quelque chose de positif, qu'il agit même sur le comportement des individus en provoquant chez eux des attitudes éthico-morales comme pare exemple la justice, la clarté et la franchise. Cette attitude a engendrée le sentiment de sacralisation de la langue arabe à laquelle certains penseurs arabes ont accordé le statut de la clarté et de l'éloquence. Mais cette sacralisation peut constituer un handicap pour l'évolution de toutes les langues, sachant bien qu'une langue évolue avec les mouvements des individus et des groupes qui la parlent dans des différents espaces-temps donnés. Du point de vue philosophique on peut aller plus loin pour nous interroger sur le statut ontologique d'une langue. Qu’est-ce qui lui procure en effet son statut de clarté et d'éloquence ? Est ce le mouvement, le dynamisme des groupes d'individus qui la parlent ? ou au contraire, le conservatisme statique des sociétés qui ne sont ni préparées, ni motivées à faire partager les fonctions expressives de leur langue ? Pour échapper à la sacralisation de la langue qui ne définit pas toujours le statut ni l'identité épistémologique d'un discours, le seul moyen est de la mettre en mouvement. A vrai dire, même la langue et l'écriture arabe dont en use actuellement peuvent échapper par leur nature à ce principe de sacralisation. Car l'écriture arabe à notre connaissance, a connue un mouvement, des transformations et des évolutions, avant de devenir ce qu'elle est à nos jours. Le combat, l'affrontement dont il est question avec Aristote, il faut le comprendre du point de vue linguistique dans une perspective sémiologique. Celle-ci s'astreint à chercher dans le frisson du sens, le sens par excellence. Nietzsche dira plus tard, que l'affrontement est une méthode de dressage et de la sélection, une méthode qui consiste à extraire des apparences, des statues et des modèles de vie. Ainsi combattre ce n'est pas toujours une action négative. Le combat que les grecs ont transmis aux arabes doit (du point de vue de la transposition didactique du philosopher), interpeller les esprits de la modernité, puisque le débat sur celle-ci, ne cesse de s'accentuer quant au statut le l'Europe par exemple. Faut-il donc la vouloir telle qu'elle a toujours été depuis l'antiquité : en plein conflits guèriers comme Nietzsche l’a laissé entendre en disant que “ ‘la juste échelle de valeurs est en ce qui concerne l'Antiquité’ ” 33 ?

Cette grande Europe dont le philosophe de Par delà bien et mal a tant rêvé, peut-on la construire sur la base des conflits guerriers à l'instar de la société grecque ou d'une manière pacifiques ? La réponse à cette question ressort de la seconde citation d'Aristote que Heidegger cultivera pour la pensée moderne et pour l'avenir même de l'Europe. La pensée de Heidegger a largement cultivée la philosophie d'Aristote, puisque l'idée même du paysage et du génie des lieux, ressortent de l'idée de l'historialité des oeuvres d'arts, idée chère à Heidegger. Ainsi, si l'on s'astreint – dans une perspective de la transposition didactique du philosopher – à la recherche du sens de la vie des objets et des choses qui ont leur force pour se tenir debout et continuer à exister, on a qu'à laisser filer ce passage de Heidegger qui témoigne d'une large reprise de la pensée d'Aristote. Pour ce qui est de l'avenir de l'Europe, la recherche de la conservation de la chose public qu'est le patrimoine, une la réalité du monde européen est un propos chèr aussi bien à Nietzsche qu'à Heidegger. Pour ne traiter que des propos du premier concernant la question nationale, on peut dire que la politique des états nationaux, se rapporte à des situations de politiques intérieures. C'est pour cette raison que Nietzsche et Heidegger ont agi sur l'intériorité du paysage européen, chose que François Guéry prolonge tout en insistant sur la prise en compte de ce même paysage qui à ses yeux doit d'emblée nous faire réfléchir. On ne peut pas douter du fait que les états européens nationaux sont à leurs tours confrontés à des situations extérieures, c’est-à-dire aux politiques des états voisins. La mise en garde de Nietzsche vis-à-vis du danger extérieur, ressort en effet, de son expression : “ ‘Bien ne signifie pas bien dans la bouche du voisin, comment pourrait-il y avoir un bien commun ?...’ ” 34 , ou encore de ce passage ou il souligne clairement : “ Le semblable connaît le semblable. On doit montrer de quelle manière toute grande intelligence littéraire fait retour aux grands génies qui lui sont apparentés – ce qui fournirait une preuve remarquable du pitoyable état de l'intellect commun. Celui-ci ne peut en aucun cas créer une grande oeuvre : à plus forte raison n'est-il au grand jamais à même d'en reconnaître une (...) l'existence des grands esprits est "nécessaire", c'est-à-dire que non seulement elle peut être expliquée par l'époque et l'influence du milieu, mais que bien plus elle en est le résultat nécessaire  35 . Cette même idée de mise en garde ressort aussi la formulation : “ ‘Aux égaux égalité aux inégaux inégalité tel devrait être le vrai langage de toute justice, et ce qui s'inscrit nécessairement, ce serait de ne jamais égaliser des inégalités’ ” 36 . On peut résumer la transposition didactique de ces propos philosophiques nietzschéens à partir d'une reformulation heideggerienne qui ne témoigne pas de leur altération. En effet, l'écologie du savoir est ici d'une part respectée, et d'autre part transmise en continuité d'une manière authentique. C'est ainsi et tout en reformulant et en repensant Nietzsche que Heidegger souligne : “ ‘Toute chose est cette chose ci et aucune autre, il pourrait y avoir des choses semblables mais cela ne garanti en rien quelle le sont réellement’ ” 37 .

Aussi longtemps qu'il y aura une multiplicité des états, la façon de concevoir la politique aux yeux de Nietzsche, est déterminée par les situations antérieurs. Pour cette raison, il ne rejette pas le retour au passé. Du point de vue épistémologique et scientifique, cette démarche est importante. Elle se rapproche de ce que Bachelard a pensé en terme de critique de la provenance, une méthode d'ouverture sur le toujours-déjà pour envisager l'avenir du déjà-là. Les relations entre les Etats sont déterminantes et ce dans la mesure où la façon dont ces Etats se comportent les uns envers les autres, elle seule décidera enfin de ce que peut devenir l'homme dans le monde. Nietzsche veut nous faire comprendre l'enjeu des préoccupations nationales, des nationalismes et de leurs dangers. Voulant subordonner toute préoccupation, toute raison d'État au souci de l'humanité, il considère les nations actuelles comme mals adaptées à la vie intense et intelligente dont seront capables des groupements humains nouveaux et plus vastes. En d'autres termes, il croit que les peuples sont suffisamment préoccupés par l'attachement à leurs nations qu'ils ne réfléchissent plus sur le destin de l'homme. Il pensait cela en terme de l'attitude antiquaire de l'homme face à son histoire une attitude qui porte à ses yeux la crainte de voir “ les morts enterrer les vivants ” 38 . Par conséquent, si l'avenir est dominé par la fatalité, alors il faut s'attendre à une succession de siècles guerriers mettant en scène la guerre scientifique, technologique et nationale. Comme il l'a si bien vue, Nietzsche nous apprend que l'enjeu de ces guerres sera la domination mondiale. C'est bien cette raison qui – d'après lui – guidera les Etats Européens à la guerre. De ce fait, il convient de rappeler que la pensée et la passion qui ont constitué les groupements nationaux au prix des guerres innombrables ont donné des leçons qu'il ne faut pas perdre de mémoire. Celles-ci sont rétrogrades. Elles se limitent à assurer le bien être ou la force d'une nation en passant par de ruineux gaspillage d'énergie et de volonté destructrice. Nietzsche jette donc un regard pessimiste sur ce qu'il appelle : “ la petite politique des nations ” 39 , et ce pour lancer un appel à la lutte pour la domination de la terre et pour se porter définitivement vers la grande politique qui a pour but la médiation sur la totalité de la condition humaine 40 dans son avenir le plus éloigné pour enfin définir la fin de l'humanité. Ce n'est rien d'autre que l'attitude critique de l'homme face à son histoire, une attitude à travers laquelle l'homme met son histoire propre devant le tribunal de la raison tout en reconnaissant que la totalité historique n'est pas toujours l'oeuvre des vérités, mais il existe aussi une part d'erreur dans toute tradition historique. Le calcul de l'erreur se mesure par la mise en forme et en pratique de cette attitude critique que chaque sujet historique doit d'emblée pratiquer à l'égard de son histoire propre. Car une chose est sûre – comme le pense K. Popper – est que nous pouvons toujours apprendre de nos erreurs.

C'est donc grâce à cette reconnaissance, que la pensée politique peut avoir un sens véritable. Car pour Nietzsche, le contraire de cette initiative critique en tant que but de la transposition didactique de toute action politique réussie, est ruineux non seulement pour l'Europe dont les guerres sont néfastes et ruineuses, mais aussi pour l'humanité toute entière qui s'accomplit dans ce cas précis en des crises violentes. Ces crises sont aussi des crises de l'intelligence ou encore plus simplement, elles sont celles de la pensée. Le sens de la métaphore nietzschéenne : “ ‘le désert croît malheur à celui qui protège le désert’ ”, en est un exemple significatif. Dire que la crise se manifeste au niveau de l'intelligence, revient en fait à penser à ce A. COMTE avait déjà avancé lorsqu'il pensait que les crises économiques sont dues à une erreur d'orientation dans la pensée.

Cet héritage qu'est la critique des l'intelligences a connu dans sa postérité un sens analogue à celui de Nietzsche. Voilà par exemple ce qu'en pense un moderne : Ch. ANDLERqui commente la pensée de Nietzsche. Pour cet auteur-commentateur de la philosophie de Nietzsche, la crise se manifeste au niveau de l'intelligence. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘Les intelligences moyennes dans un peuple avide de gloire nationale s'attachent à la pensée obsédante du bien public et non pas à la besogne pour laquelle elles seraient individuellement qualifié. L'oeuvre grégaires absorbe un capital si notable d'intelligence et de sentiment que même victorieuse, elle entraîne un appauvrissement générale des esprits. Elle lasse et ralentit tous les efforts, qui supposent une initiative individuelle ; une force ou une délicatesse capable d'oeuvres moins grossiers’ ” 41 .

Si l’on veut élucider cela, nous pouvons prendre comme exemple le cas d'une situation de guerre où parfois le vainqueur est abêtit tout en produisant la dégénérescence en une abrutissante griserie. Quant au vaincu sa défaite est nom seulement démoralisante par l'amertume haineuse dont elle laisse le poison, mais celle-ci, a la vertu de le rendre clairvoyant. D'après Nietzsche, c'est donc de la défaite qu'il naît des qualités intellectuelles de souplesse qui à elles seules sont une force nouvelle. De ce point de vue il semble que le vaincu en a le privilège. Par conséquent, Nietzsche croit fermement que les nations politiquement affaiblies sont promises à plus d'intelligence et à plus de liberté que les autres. Mais pour éviter les guerres et les haines, Nietzsche propose une extinction simultanée du sentiment national et politique dans toutes les Nations pour parvenir au consensus Européen qui n'est rien d'autre que la conception de l'Europe. Qu'en est-il donc de cette conception ?.

Nietzsche donne une dimension universelle à cette conception. Il part de l'Europe, d'abord parce qu'il constate sa décadence et l'interprète comme une décadence universelle. A ce point de vue, l'Europe doit trouver son rayonnement d'autant illustré par la Grèce antique. Cette conception est celle que Nietzsche voulait pour la civilisation supérieure qui a un destin universel. Le point de vue de Nietzsche quant à ce destin, est de le faire répandre dans l'humanité toute entière. Cette civilisation supérieure devra réunir savoir et actions pratiques qui sont en fait deux actions transformatrices de l'univers.

Dans cette direction, la pensée de Nietzsche se révèle comme une tentative d'envisager l'unification de l'Europe qui selon lui verrait ses fils défendre son patrimoine culturel pour l'emporter ensuite au reste du monde, c'est-à-dire aux nations qui – à ses yeux – n'ont pas réussies encore à atteindre les progrès scientifiques et techniques. Il y a donc chez Nietzsche, une nécessité de construire un monde ordonné organisé prenant sa naissance en Europe. Mais une question légitime pourra sans doute être posée : L'Europe unifiée devait-elle se faire d'une manière pacifique ou d'une manière violente ? C'est-à-dire comme elle fut dans l'antiquité, durant la guerre du Péloponnèse ?

Nietzsche croit que l'unité de la grande nation Européenne doit se faire par un accord pacifique entre les différents états pour parvenir enfin au fédéralisme. Mais connaissant la puissance des nationalismes nostalgiques, des peuples Européens, il craignait que cette voie du pacifisme ne puisse être la plus persuasive. Aussi va t-il éviter dans sa conception le risque d'une guerre issue des passions et de la violence des peuples attachés à la particularité de leur culture et de leur nation. L'exemple du conflit et de la guerre aujourd'hui en ex-YOUGOSLAVIE et dans d'autres pays du monde dit moderne ne lui donnent-ils pas raison ? Sommes-nous donc loin ou près de l'apologie de la violence et de la guerre auxquelles on réduit souvent la philosophie nietzschéenne ? Le sentiment de la présence de l'ambivalence entre guerre et paix, entre haine et amour sont présents dans notre monde d'aujourd'hui. Ils étaient aussi présents dans la philosophie de Nietzsche comme par exemple dans le Gai-Savoir où d'une part il glorifiait Napoléon dans ses aventures guerrières et rabaissait d'autre part, la Révolution française dans sa tendance à la liberté, l'égalité et la fraternité. De l'époque de Napoléon, il disait aussi que tous les siècles à venir jetteront sur cet âge de perfection, un regard plein d'envie et de respect. Tandis que dans le Voyageur et Son ombre 42 son apologie de la violence faisait place au désir de la paix.

A la lumière de ces points de vues, on pourra dire que l'unification de l'Europe passe par la formation d'un seul grand Etat. C’est-à-dire par la nécessité de conserver l'État comme autorité suprême. C'est cette affirmation qui pourra, à nos yeux expliquer la contradiction nietzschéenne. La conception de l'Europe ne se débarrasse pas chez Nietzsche du système étatique. Cela était aussi d'ailleurs le point de vue des philosophes allemands, de Kant à Nietzsche en passant par Fichte, Hegel et Marx qui malgré leurs divergences de pensée, l'autorité de l'État reste pour eux bien réelle.

Cette conception de l'Europe que nous venons de souligner, s'inscrit dans l'optique nietzschéenne du devenir libérale du monde. Ainsi, NORMAN Palma, qui, dans une intervention lors d'un colloque consacré à la pensée nietzschéenne, tenu en 1974 sous le titre : Nietzsche aujourd'hui 43 , a rappelé que le contenu de cette philosophie portait sur la notion éthi-copolitique de la liberté. En effet aux yeux de cet intervenant, les penseurs occidentaux se sont proposés juste peu aprèsla deuxième guerre mondialeune relecture de Nietzsche, qui fait de ce philosophe de la volonté de puissance un philosophede la liberté.

Il est sans doute étonnant de soutenir cette thèse car malgré tout, les textes sont là et ils parlent d'eux-mêmes et à travers la personnalité du philosophe et de son époque. Si la pensée de Nietzsche est une pensée libérale – comme le constate la conscience philosophique de l'époque, qui va même plus loin en faisant passer la pensée de Nietzsche pour l'appel à la différence et à la liberté – , alors la question que soulève NORMAN Palma et qui nous pose problème lors de notre lecture de cette philosophie, est celle qui ressort de son propos qui consiste à penser que : “ ‘le côté pratique de cette philosophie est totalement laissé de côté, et il semble qu'on a tout à fait oublié que la vision du monde de Nietzsche s'est actualisée dans la réalité de l'Allemagne nazie ’”. 44

Cette déclaration lors de ce colloque, nous fait penser à l'exigence nietzschéenne. Il est vrai que Nietzsche est trop exigent dans son oeuvre philosophique surtout lorsqu'il incite (dans une perspective savante) au vivre dangereusement, à mener une vie de folie puisque à ses yeux entre le fou et le génie il n'y a pas de grand écart. Pour ne pas dire rigoureux, Nietzsche exige de celui qui veut apprécier sa philosophie de marteau, d'être impitoyable envers soi-même et envers ce qui tend l'arc. Etre comme un marteau signifie en fait avoir une attitude qui rejoint la méthodologie expérimentale de la pratique politique et qui cherche à extraire des statues, des formes vivantes, factices, palpitantes de sens. Ce n'est rien d'autre qu'une sorte de "gymnastique du savoir". Cette attitude propre aussi à la pensée grecque a connu une extension chez les arabes de la période dite du paganisme. Elle se manifeste dans la poésie d'AlfarazdaK et chez d'autres poètes de cette période de l'histoire de la pensée. L'exemple d'un visiteur du marché d'OuKad 45 disait à son compagnon à propos d'AlfarazdaK, que ce dernier fut d'une éloquence extraordinaire, d'une imagination poétique sans précédent. C'est ainsi qu'il l'a comparé à un sculpteur de Rochers-muets, desquels il ressortit des formes vivantes. La métaphore voulait simplement renforcer l'idée de la haute densité à la fois esthétique et discursive de la poésie de ce poète.

A vrai dire, les écrits nietzschéens sont une sorte de poésie qui fait parler aussi bien l'absent via l'apostrophe, que les choses par le biais du procédé rhétorique à savoir la prosopopée. Ce n'est rien d'autre qu'une approche qui s'astreint à entrer en conflit avec la nature, tout en cherchant le sens des formes latentes qu'elle cache au sein d'elle.

Apprendre à être libre tout en apprenant à mourir dans le risque gratuit et le vivre dangereusement, est l'une des spécificités de l'agir humain que Nietzsche voulait pour la condition humaine, qu'est la liberté.

Sur ce point précis, et si nous le comprenons bien en lisant ses traducteurs, on doit dire qu'il s'oppose d'une manière radicale à Kant qui pensait que le fait de demander à quelqu'un d'agir ainsi, ou de l'inciter à mourir dans le risque gratuit et dans le vivre dangereusement, ne va pas à l'encontre de la liberté. Car dans la perspective Kantienne ce n'est pas l'extension du pouvoir physique de l'individu-sujet qui détermine son action libre, mais c'est au contraire la limite, la finalité de ce même pouvoir. Là où Kant parle de la Loi de la liberté qui puise son sens et son fondement dans le devoir (tu dois donc tu peux), Nietzsche parle au contraire de la liberté qui est en dehors de toute autres Lois. Ce n'est plus le tu dois qui détermine l'action libre, mais c'est à ses yeux le “ il le faut ”.

A partir de ce qui a précédé, on comprend que l'exigence nietzschéenne au niveau politique est d'abord critique. Cette philosophie dont l'exigence première est d'abord la libération du vital, est celle du marteau, nous dit-on.

Dans la perspective de la transposition didactique aussi bien du savoir philosophique que de son écologie, Heidegger, à travers un passage rendue célèbre par les commentateurs de sa philosophie, va procéder au prolongement de l'écologie de la pensée et du savoir grecque, dont Nietzsche admirait le savoir. La démarche visée par Heidegger est le renversement de la révolution copérniciènne. Elle est une démarche qui met en valeur dans Qu’est-ce qu'une chose ? la pensée "Lumineuse" (AufKlärung) allemande. Une pensée qui si l'on en croit Heidegger – reflète la grandeur et l'élargissement de l'esprit spéculatif. Cette métaphore a tendance à dire en paraphrasant les propos nietzschéens : “ Admirons l'égoïsme des étoiles ! ”. Sous entendue, nous devons admirer ce qui nous différencie des autres, à savoir notre manière de voir et d'être : notre culture et notre patrimoine. Car comme Nietzsche vient de le faire entendre – c'est de l'égoïsme que surgit le jugement propre comme loi universelle, et que toute morale qui permet à chacun de s'abriter derrière des valeurs communes, est une valeur enfantine. Car elle ne crée pas des valeurs originales qui exprimeraient le caractère authentique qu'est l'égoïsme de l'homme.

Cette métaphore a été reprise par Heidegger depuis son emploi par Nietzsche. Mais Heidegger lui a donné une autre forme de reformulation à haute densité discursive, qui n'est pas du tout loin de celle que lui attribuait Nietzsche. Le but de cet emploi est de renverser la révolution coperniciènne pour donner de l'importance à la lumière et au soleil. Au lieu de garder le mouvement de la terre, Heidegger va procéder comme Nietzsche, au renversement des rapports : (Terre – Soleil) tout en centrant son intérêt sur “ le mouvement ” du soleil et tout en abandonnant la dynamiquereconnue depuis Copernic à la terre. Ce renversement pour Nietzsche comme pour Heidegger, est légitimé par l'égoïsme et par l'exception rapportés par l'AufKlärung (lumière), reconnue auDA et àL'IL Y A.

En repensant l'égoïsme des étoiles – du moins d'une étoile – qu'est la pensée occidentale allemande, Heidegger s'aligne donc sur les conceptions nietzschéenne pour nous renseigner, nous informer et nous former à concevoir la facticité de l'esprit qui met en forme tout en valorisant des valeurs par exemple, le développement, le progrès la liberté, reconnues à la terre. C'est ainsi que Heidegger cherche à nous informer de l'extension du pouvoir physique. Filons dans cette même perspective ce qu'il a emprunté à Nietzsche pour penser l'égoïsme des étoiles, le rayonnement de l'AufKlärung, c’est-à-dire la lumière que provoque le patrimoine, et la tradition, qui mettent en avant ce trait-d'union qui témoigne de l'irréversibilité du temps, et de l'avancement du progrès. Le passage commence par un exemple tout à fait banal et familier où Heidegger souligne :

‘“ Prenons un exemple familier : le soleil se couche derrière une montagne, formant un disque ardent qui mesure d'un demi-mètre à un mètre tout au plus. Tout ce que ce soleil est pour les bergers rentrant des champs avec leur troupeaux, point n'est besoin de le décrire maintenant ; c'est le soleil réel, celui-là dont le berger attend le retour le matin suivant. Mais le soleil réel s'est déjà couché quelque minutes plus tôt, ce que nous voyons n'est qu'une apparence causée par des processus de rayonnement déterminés.
Mais cette apparence elle aussi n'est qu'une apparence, car en réalité – disons nous – le soleil ne se couche pas. Ce n'est pas lui qui se meut en s'élevant au-dessus de la terre et en tournant autour d'elle, c'est au contraire la terre qui tourne autour du soleil. Et ce soleil a son tour n'est pas le centre ultime du système du monde ; il appartient à des systèmes plus vaste, qui selon nos connaissances actuelles sont les systèmes de la voie lactée et des nébuleuses spirales dont l'ordre de grandeur est tel que par rapport à eux l'étendue du système solaire doit être considéré comme infinie. Et le soleil, qui chaque jour se lève et se couche et dispense la lumière, se refroidit toujours d'avantage ; notre terre devait, pour garder la même chaleur, s'en rapprocher toujours plus ; au lieu de quoi elle s'écarte du soleil ; c'est une course à la catastrophe, mais dans des "espaces-temps" en comparaison desquels les quelques millénaires de l'histoire des hommes sur terre ne signifient même pas une seconde. ” 46

Ce passage procède par une argumentation du distinguo. Il distingue l'être apparent de l'être réalité. D'une part il annonce que le soleil se couche (être apparent), et d'autre part il affirme que le soleil ne se couche pas (être réalité). Il en va de même pour la terre dans sa relation avec le soleil. En effet si la terre se meut, alors le soleil ne se meut pas, car il n'est pas le centre du monde (être réalité). Du fait qu'il possède un mouvement (le refroidissement), qui lui est propre et qui est indéfinissable, ce mouvement du sommeil attire envers lui "la curiosité" de la terre qui s'en approche pour garder sa vie (être apparent-réalité).

L'intérêt de ce passage porte sur le prolongement des conceptions nietzschéenne quant au mouvement. En effet le choix par Heidegger, du soleil et de la terre n'est rien d'autre qu'une métaphore pour illustrer ce que Nietzsche pensait déjà sous l'idée de l'éternel retour du même. Ainsi le soleil qui se couche, est en réalité une illusion de l'apparence, car le même soleil est voué au retour. Cela signifie que l'exception du même est aussi vouée au retour et que le passé ne passe pas. A cet éternel retour du même se rajoute l'égoïsme des étoiles et du soleil qui sont des toujours-déjà-lumineux. Cela est une métaphore employée par Heidegger pour nous inciter à l'apprentissage du bien penser l'exception individualiste, qui se traduit par cet égoïsme d'une âme généreuse qui donne comme elle prend. Le soleil ainsi expliqué, donne comme il prend.

Le soleil est pris ici pour illustrer l'aspect lumineux de la pensée. Car du fait qu'il soit le seul à pouvoir disposer d'une autorité absolue sur les autres astres, on peut alors le considérer comme une illustration pour définir le sens de la pensée lumineuse (AufKärung), qui symbolise le patrimoine. C'est ce que Heidegger pense en terme de “ la chose est notre chose et nulle autre ” 47 . Heidegger – a à l'instar de Nietzsche a emprunté la méthode aristotélicienne qui consiste à illustrer plus que de prouver, qui incite aussi à l'extension du pouvoir physique aussi bien de l'espace que du temps. Cela peut ressortir de ce second passage d'Aristote que nous avons tenu à citer après avoir expliqué la teneur philosophique de sa courte citation reprise par Dherbey. Ce même passage se trouve aussi au même endroit, où l'auteur Des choses mêmes ..., le reprend pour expliquer la délimitation de l'homme par le Da. Il ajoute en se référant à Heidegger que “ ‘au sens grec, la limite n'enferme pas’ ”. A ce même sujet, Aristote souligne en effet que : “ ‘Sous un ciel claire où les nuages blancs semblent des éclats de marbres, au milieu d'une mer semée d'îles, s'étend ce petit pays hérissé de montagnes et de rochers sculptés. (...) Des lignes nettes, de purs horizons, des contours simples dans leur infinie variété. (...) Nulle part de ces immensités qui humilient la pensée’ ” 48 . Cette citation d'Aristote, reprise par l'auteur des Choses mêmes, témoigne d'une situation qui avait aussi fascinée la pensée arabe qui faisait valoir la sacralisation de la langue arabe. Cette sacralisation à vrai dire est due au milieu écologique, à la clarté du désert qui la fascine. Sans aller plus loin dans la lecture et l'exposé des commentaires d'Aristote par Dherbey, on maintient simplement cette idée qui est la sienne, qui laisse penser que “ ‘c'est tout d'abord peut-être la géographie qui oriente une pensée ’”. 49 On doit rappeler que ce propos philosophique a trouvé sa paraphrase dans une prise de position politique de la part d'un Président de la République française à savoir François Mittérand qui disait que “ ‘chaque État fait la politique de la géographie de son pays’ ”. On peut donc laisser entendre que la description de la Grèce par Aristote, une description qui ressort du passage précédent rapporté par Dherbey, ne fut pas une description fortuite d'un paysage, mais il est à l'instar de ce que François Guéry tente de nous faire comprendre en disant que le paysage peut désormais nous laisser réfléchir. Ce que Aristote cherchait au-delà du paysage grec c'était son propre fondement, ce n'était pas sa facticité apparente, mais son rapport à la vérité. On peut tout de même réfuter l'idée du nouveau Doyen (François Guéry) de notre faculté de philosophie de l'université Jean Moulin Lyon III, car si pour lui, il existe un paysage qui nous incite à la réflexion, qui agit sur nos consciences, il n'empêche que pour nous cette conception n'est pas toujours valide. En effet, le paysage n'a de sens effectif qu'en relation avec notre manière de le concevoir, de le construire. Il y a à vrai dire dans cette conception que donne l'auteur du Heidegger rediscuté à l'acte du bien penser, une faute. En tant qu'Européen, cet auteur oubli que le paysage est d'abord le fruit d'une construction permanente de la pensée. Il y a faute à l'instar de celle que Heidegger avait commise en disant que la chose est notre chose et nulle autre, en substituant le national-socialisme au national-esthétisme. Il y a faute et non erreur, car l'auteur du Heidegger rediscuté, oubli d'une part que la Grèce, en tant qu'espace n'est plus ce qu'elle a été jadis, que la nouvelle Europe des 15, n'est plus la vieille Europe divisée, suite à l'attachement des Européens d'autrefois aux particularités de leurs nationalismes nostalgiques. Tous cela l'auteur, le nouveau Doyen, le sait. Ce n'est donc pas une erreur dans la direction de sa pensée, mais disons-nous que cela est une faute, car sa conception de la sacralisation du paysage risque de cultiver l'exception de soi tout en ignorant celle de l'autre. Cela donnera naissance à ce que Adorno pense en terme de la barbarie de la culture, un sentiment issue de la jouissance paysagère incarnant un sentiment de jouissance artistique, un sentiment qui tue l'art dans l'oeuf avant même son éclosion et son émancipation. Pour nous, le paysage existe bel et bien, mais il doit à nos yeux être connu, reconnu, travaillé, bref mis en mouvement tout en préservant la pensée qui le pense. Cette dernière est aussi un paysage qui doit être annoncé. Car tout énoncé présuppose d'abord une énonciation : une manière d'être et de voir, qui varie dans le temps et dans l'espace. Prenons un exemple tout à fait banal pour illustrer le contenu de cette faute. Imaginons un paysage incarnant une forme géométrique quelconque. Celui-ci est en effet susceptible de changer sous des influences diverses : conditions météorologiques, actions des hommes, d'animaux sauvages et domestique etc, mais les formes tracées dans l'esprit, dans la logique et dans la pensée des hommes, restent toujours intactes. Et d'ailleurs même si toute forme est vouée à la disparition et à l'oubli, la pensée : acte de l'Homme est susceptible malgré tout, de revenir éternellement, puisque l'espèce humaine est toujours là présente. Gassendi a d’ailleurs laissé penser (dans sa critique à l’encontre de Descartes) que la pensée humaine est une chose pensante. Cela signifie en tout cas que le paysage en tant que fait factice, figuratif, n'a de sens qu'en relation avec son autre : la pensée en tant pays où l'on imagine, où l'on pense à créer des situations à la fois motivantes et fondatrices d'espaces possibles. Voilà la raison pour laquelle nous venons de dire que la vieille Europe n'est pas la moderne. Celle-ci ne sera pas non plus ce qu'elle est maintenant. Par conséquent, l'esthétique de la paysannerie et du pausage, n'est qu'un leurre, une fiction loin de la réalité de la chose pensante de la pensée. C'est celle-ci qui agit sur le paysage en vue d'en sortir des formes, et non l'inverse.

Dans la postérité de la philosophie aristotélicienne, la transposition didactique du philosopher n'a jamais été et elle n'est pas encore prête à se débarrasser de la vie des objets qui témoignent des idées les plus hautes d'un peuple, qu'elle fait parler. Ainsi par exemple la manière dont laquelle Heidegger affirme cela tout en évoquant l'incommensurabilité du soleil qui, lui, renferme des systèmes de voie lactée, flou et indéfini, en est un exemple probant de la possibilité d'extraire des objets factices, des modèles de vie différenciée.

Cette comparaison de la vie des objets à la vie de la pensée, est transposée dans le domaine de l'homme qui est un corps et une pensée, incarnant des sensibilités et des activités. La reprise de Nietzsche par Heidegger prouve largement ce constat. En effet, le premier a incité la pensée de humaine à être solitaire face aux choses dont elle cultive l'exception du sens ordinaire duquel surgit l'extra-ordinaire : “ ‘Seul l'individu singulier (der Einzelne) peut produire une grande pensée’ ” 50 disait-il. Cette singularité interprétative du sens des choses permet à l'homme pensant et agissant d'assumer son engagement dans l'Etre, devenu une tâche. Cette vision est typiquement grecque. Qualifiée jusqu’alors d'écologie d'un savoir précis, la pensée grecque a été transmise aussi dans le monde arabe de la période dite du paganisme. Ainsi on peut donc soutenir l'idée de l'inspiration qui consiste à dire que le signe n'hérite jamais du signe, mais c'est le contraire qui se produit, à savoir que la pensée hérite à la fois de la pensée et du signe.

L'analogie qui se dissimule des propos de Heidegger, entre le soleil et le grand homme, se situe au niveau de l'éblouissement de la pensée. Pour construire cette analogie, on dira que la lumière et la chaleur sont au soleil, ce que la pensée et l'idée sont à l'esprit et à la raison. Le rapport est un rapport d'éblouissement et de rayonnement lumineux. Tel devrait être (aux yeux de Nietzsche et de Heidegger) le vrai langage de l'acte du bien penser.

Le soleil de la création et la mise en forme de situations factices, ne repose pas sur sa création et son action permanente dans l'univers. Car – comme Heidegger le pense fort bien – si l'on tente de lui rajouter quelque chose qui viendra de l'extérieur d'elle-même : de la terre, alors on n'y arrivera pas, cela serait sans aucun intérêt. Voilà la raison pour laquelle nous avons déjà qualifié Heidegger de philosophe de l'effacement, parce que d'une part, le soleil n'est pas à la portée de l'homme c'est-à-dire qu'on ne peut pas s'en approcher, et d'autre part on ne peut rien lui rajouter car il est autonome dans sa perfection absolue. Il ne s'agit donc pas de créer et d'inventer ou d'imaginer des idées, mais il s'agit en réalité d'ordonner les idées préexistantes en système cohérent et conséquent. Cela étant l'enseignement que Nietzsche pense retenir du DEMOCRITEA en disant : ‘“ Démocrite n'est pas un créateur d'idées, mais celui qui les ordonne en système’ ” 51 . Cela signifie (à travers l'exemple heideggerien avancé dans le passage précédent) que l'acte du bien penser doit être inscrit dans une optique de la fidélité à cet invariant fonctionnel qu'est “ L'IL y a du DA ”. Si le soleil comme chose en soi est insaisissable, alors il en va de même pour le fondement de la pensée qu'est le patrimoine, qui est dans la plupart des cas, une chose tout à fait inaccessible.

La formulation : “ admirons plus tôt notre égoïsme ! ”, qui fût celle de Nietzsche signifie la mise en valeur de la subjectivité, qui, elle seule peut définir ce qui est au-delà de l'objectivité. Mais qu'en est-il du sens de la subjectivité et de son égoïsme ? Nietzsche nous livre la réponse dans un passage où il souligne : ‘“ Depuis qu'existe une critique de la connaissance, quiconque n'aborde pas l'histoire en étant dépourvu de toute formation philosophique doit savoir qu'on doit distinguer entre les choses telles qu'elles sont en soi et les choses telles qu'elles nous apparaissent, que nous ne pouvons parvenir à elle que par la médiation de notre conscience. Là réside la grande différence entre la façon purement empirique et la façon purement critique de considérer les choses, et la seconde entend si peu poser à la place de ce qui est objectif quelque chose de seulement objectif, qu'il lui importe bien plutôt de ne rien prendre de ce qui est seulement de nature subjective pour la pure objectivité de la chose d'un oeil perspicace en prenant en vue le fondement de son être’  ” 52 .

On retrouve à travers ce passage l'argumentation du distinguo exposée tardivement par Heidegger. Nietzsche l'évoque uniquement pour nous inciter à cultiver l'exception, de cette chose en soi, insaisissable et inaccessible dont “ ‘le Medium que doit traverser le regard de l'historien, ce sont ses propres représentations (celles de son époque également) et celles de ses sources ’”. 53 . Telle est la définition adéquate de la liberté humaine dans son ouverture aux choses et à la vie.

L'argument du distinguo qui ressort aussi bien des écrits nietzschéen que de ceux de Heidegger a pour but l'émergence des différences pour mettre en valeur les singularités des exceptions singulières. A travers cette argumentation, Nietzsche va s'opposer aussi au lieu commun et au travail d'équipe tout en pensant que les oeuvres authentiques sont celles sur lesquelles UN a travaillé. Si l'ironie : “ ‘Bien ne signifie pas Bien dans la bouche du voisin.....’ ”, 54 marque la différence, alors l'égoïsme ainsi que la singularité ne connaissent que le semblable, pas même le ressemblant. Le sens de cette singularité est toujours rapporté au clair-précis.

A ce même sujet du passage du ressemblant au clair-précis, Averroès a laissé penser que “‘ le phonème ou le syntagme – en tant que ressemblant sous les effets de la polysémisation -; doit être reconnu sous – le principe de la monosémisation – comme claire et précis ’” 55 . La ressemblance n'est de ce fait qu'un leurre. Mais d'où nous vient-elle ? Pour répondre, on dira qu'elle nous provient de ce que nous avons reçu dès notre enfance. Si l'égoïsme, le vivre dans le risque gratuit et dans le courir dangereusement des aventures, sont des spécificités propres à la pensée occidentale depuis son origine grecque, alors cela n'est pas toujours vrai puisque d'autre pensée dans leurs ouvertures aux choses ont suivies le même procédé pour arraisonner la nature des choses. En effet, nous avons déjà mentionné que l'écart entre l'écologie du savoir grec et l'écologie du savoir arabe de la période dite du paganisme n'est pas significatif, puisque l'accord et la similitude entre les deux milieux portaient sur cette extase de la pensée devant les choses qu'elle aperçoit.

Les poètes arabe de la période dite du paganisme, furent extasiés par tout ce qui se meut dans le cosmos aussi bien pendant la nuit que pendant le jour. Le concept de la transposition didactique n'a pas été explicitement prononcé, mais on peut laisser entendre qu'il fut une simple pratique arbitraire puisant son fondement dans le hasard, dans l'acte du : se jeter à travers champs. Car à cette époque, l'École puisait son sens dans la dispute à ciel ouvert, des différentes notions. Cette situation sera prolongée jusqu'au Moyen Age, là où Maïmonide, Averroès et Th. d'Aquin, vont prolonger le sens de la transposition didactique en tant que pratique de l'extension de la connaissance du divin. Ainsi, si le sens de la transposition didactique est aujourd'hui soutenu, prononcé, proclamé par des théoriciens ou par des praticiens, il n'empêche qu'il perd son bonne intention, son action droite qui devrait être celle de la pratique réflexive. Lorsque certains comme Hubert Hannoun parle de la crise de l'éducation depuis quelques décades, une crise qui témoigne d'un manque cruel en éducation, d'une synthèse possible entre le lien affectif et le lien intellectuel, il voulait par là faire allusion à ce manque du contacter, à ce manque d'ouverture aux autres cultures, et aux autres apprenants. On veut dire par là, que ceux qui pensent la transposition didactique n'en font pas davantage. Mais cela n'est pas une critique à leur rencontre, c'est au contraire grâce à leurs actions spéculatives sur les savoirs et sur leurs genèses, que la pratique didactique continue à avoir un sens.

Comme on vient de le remarquer, à cette période de l'histoire de la pensée dite du paganisme, un nouveau type de poésie tribale s'est développé. Chaque tribu avait en effet son propre poète qui la défendait, qui la mobilisait à mener à bien les combats guerriers. En plus de la naissance d'un nouvel marché de l'art poétique qu'on peut évoquer avec les deux poètes Aljarir et AlfarazdaK, 56 qui l'un comme l'autre cherchait à attirer envers lui le plus grand nombre d'auditoire possible du marché d'OuKad, il y avait des conflits guerriers sanglants entre les différentes tribus. Ainsi on peut donc soutenir l'idée de la transposition didactique du geste poétique et rhétorique comme étant la résultante d'une nécessité d'ordre pratique et violente à savoir l'extension du pouvoir des injustices aussi bien dans la société grecque que dans la société arabe de la période du paganisme. Ces deux milieux témoignaient en fait de la loi du plus fort, des pires formes des injustes que Socrate (pour la pensée grecque) a cherché à combattre tout en critiquant la Démocratie athénienne. Dans cette perspective on peut laisser entendre que la transposition didactique de l'idée du mal fut légitimée par des contraintes d'ordre sociales, puisque dans l'absence des Lois civiles, démocratiques et humaines, le seul moyen pour survivre à la dureté de la vie, pour vivre la vie et la dominer, fut l'idée du combat.

Dans l'optique du Gorgias, ce même combat dont il est question précédemment, ne doit pas dégénérer. Il doit être dirigé contre nos propres ennemis, et si par malheur le cas inverse se produira, cela n'est (dans l'optique du Gorgias de Platon) n'est ni la cause de la rhétorique, ni celle de ses maîtres à enseigne, elle est au contraire la conséquence d'un mauvais usage qu'on en fait. Sur ce point précis, le Gorgias de Platon, est proche de la conception de Socrate, puisque ce dernier (dans ses entretiens dialectiques) ne cherchait ni à avoir raison, ni à avoir de la victoire par tous les moyens. Il cherchait la bienveillance mutuelle des interlocuteurs, la probité de l'entretien et la volonté de vérité. Car Socrate ne faisait en effet que de séduire et d'échapper à la séduction non pas de la séduction. A vrai dire il transmet en interrogeant et en questionnant le déjà-là.

Dans le sillage de la transposition didactique de l'action poétique on peut laisser penser que, le geste poétique arabe, n'a pas totalement cultivé l'exception grecque. En effet, le mal fut un mal total aussi bien à l'encontre des tributs arabe qu'à l'encontre de la propre personnalité du Moi arabe de l'époque. On doit dans cette même perspective rappeler que pendant la période historique de la pensée arabe dite du paganisme, les pères entraient leurs propres fillettes sous peine de vivre la misère et la pauvreté. L'ordre fût fondé en fait sur un certain désordre. A vrai dire, on ne sait pas si l'on pourrait soutenir l'argument coranique qui décrivit les sociétés arabes de la période du paganisme en leurs interdisant ce genre de pratique qui fut (si l'on en croît le verset coranique) à cause de la pauvreté qui animait le sentiment et l'esprit des parents qui décidèrent d'enterrer vivantes leurs fillettes. Cette raison économique ne saurait pas convaincante, puisque l'histoire rapporte que cette pratique d'enterrer les filles ne fut pas le sort des garçons ! On peut se demander : ce geste inhumain fût-il typiquement grec ? A lire l'histoire de la pensée grecque, on peut répondre négativement, et ce tout en affirmant l'illégitimité de la transposition didactique de la pratique du mal sous cette forme précise, qui en réalité ne fut pas typiquement grecque. D'ailleurs si l'on en croit la position de Gorgias , celui-ci en tant que personnage s'opposa à la pratique de l'idée du mal à l'encore de sa propre famille et de ses amis.

Comme on peut le constater, la fausse idée qui est la pire des maux, dont parlait déjà Socrate fut vécue à l'époque du paganisme par la société arabe. Mais cette description qu'imputa le Coran à ces sociétés, est une description qui était loin de la réalité de l'époque où l'extension du pouvoir physique de la connaissance poétique et dialectique ont connu une apogée. La question qui reste posée dans cette perspective est celle de savoir si l'Islam (comme Loi contribuant à débarrasser les tribus arabes des différentes pratiques inhumaines), peut être considéré – dans son geste d'interdiction d'enterrement des fillettes – comme étant un geste socratique nouveau. Car Socrate lui-même à la fin de son dialogue avec Gorgias avait laissé entendre que la pire des formes des maux est due à une fausse idée. C'est ainsi qu'il a avancé : “ ‘Parce que à mon sens aucun mal n'est plus grave pour l'homme que se faire une fausse idée des questions dont nous parlons en ce moment’ ” 57 . Et parmi les questions dont il s'agissait, il y avait celle de voir régner les pires formes des injustices de la Démocratie athénienne, là où la Loi du plus fort l'emportait sur celle du plus faible.

Pour opter à un à bon usage de la rhétorique, seule à nos yeux, la mise en forme de la synthèse des propos de Socrate et de Gorgias, peut accomplir cette finalité. Cet idéal synthétique, repose sur la taxonomisation des états de justice et d'injustice, une démarche qui puise son sens dans la formulation et la reformulation des contenus à la fois justes et injustes. Dire la justice en d'énonçant les injustices par l'emploi de divers langages, est en soi un acte qui permettra enfin aux auditoires-apprenants de se former tout en s'informant. L'absence de l'emploi de procédés rhétoriques en éducation et en pédagogie, rend en fait l'action didactique insaisissable, intransmissible et incompréhensible. Aristote avait déjà laissé entendre qu'en éducation on ne peut en aucun cas penser sans images. Mais l'image nous dit-on aujourd'hui avec M. Tardy, est un luxe doublement condamnable. La légitimation de l'apprentissage par l'image présuppose sa taxonomisation afin d'établir ce qui est image significative, appréciable de ce qui ne l'est pas.

L'élargissement des possibilités techniques de la modernité ne doit pas être une raison pour oublier ou marginaliser la méthode de l'accompagnement. Car notre médecine en en a besoin actuellement, puisqu'elle a du mal à remédier aux problèmes des psychogènes (les maladies à caractère de pathologie mentale). La réflexion sur la mise en place d'une philosophie de la médecine, d'une psychosociologie médicale, peut tenir la place d'un sérieux débat pour enfin répondre clairement à la question : qu'appelle t-on tomber malade ? Dans l'espoir d'y répondre indirectement, tenons à mentionner l'intérêt éducatif et pédagogique de cette relation de l'ouverture.

Lorsque par exemple J. Houssaye annonce que “ ‘l'École est malade et qu'elle nous rend malade ’” 58 par l'extension du pouvoir pathologique qu'elle comporte, il veut par là-même mettre l'accent sur l'absence d'ouverture d'altérité radicale (une ouverture explicative qui ne laisse rien sous silence) à l'égard de tous les processus complexes qui engendrent ces différentes pathologies, dont parlait déjà Platon. En effet les reproches aux apprenants ne manquent pas : on dit qu'ils pratiquent la violence à l'Ecole, qu'ils y contribuent à la misère de l'enseignement. Or on oubli que l'enseignement de la misère est celui qui ne reconnaît pas l'École en tant que système social faisant partie d'un autre système social qui est global, et qui est lui-même envahi par ce désert misérable dont parlait déjà Nietzsche. Par conséquent, le problème de la transposition didactique devient le problème de l'information d'un grand public large pour remédier à la pathologie de l'École et de la formation. C'est ainsi que la nécessité de la vulgarisation scientifique s'impose via la communication simplifiée par l'emploi des procédés argumentatifs et rhétoriques.

L'intérêt du dialogue que Platon rapporte entre Socrate et Gorgias, porte sur cette incitation à la parole. A vrai dire, pour dissiper les maux de la société, il faut toujours en parler, il faut les mettre à nu sans craindre n'importe quel pouvoir. Car le pouvoir en lui-même, n'appartient à personne – d'autant plus – qu'il est l'oeuvre des groupes et des communautés, et non pas l'oeuvre d'individus agissant à leur guise. La vraie liberté est celle de prendre la parole, celle de se retourner contre les limites. Car nous dit-on “ ‘la liberté déborde le cadre’ ” 59 , qu'elle “ ‘dépasse toute limite assignée’ ” 60 . La Démocratie athénienne que subissait Platon, était celle du rejet de toutes autres formes d'organisations politiques possibles. Elle s'explique à partir de l'initiative de Platon lui-même qui a expulsé les poètes de la Cité dite parfaite, qui a aussi critiqué les rhéteurs, tout en préférant (par l'extension du pouvoir des Lois), faire régner l'ordre. Platon à travers ce geste s'est opposé à l'action des individus, des hommes d'exception et de proie, des hommes qui se retournent contre l'ordre établi, contre le pouvoir qui vient de toute part et qui est l'oeuvre d'un groupe organisé.

Le fait de parler pour toucher les âmes et les désirs des autres, est une technique qui utilise l'apostrophe comme figure de pensée, une figure qui fait parler les personnes de leur désir. Rousseau dans : OH Hommes soyez humain ! a pensé faire parler tous les hommes en les incitant à une prise de conscience du sens de l'homme dans son universalité. Cette technique en faisant parler les Hommes, absents pour sensibiliser les présents en vue de les mobiliser, porte en elle-même un risque que Nietzsche à déjà pointé à travers l'attitude critique de l'homme face à son histoire. Celle-ci disait-il, repose sur la peur de voir les morts enterrer les vivants.

Il existe une autre technique qui fait parler la vie des choses et des objets. Elle est celle qui use de la prosopopée en tant que figure de pensée. Elle fait parler ce qui ne parle pas. Lamartine dans : Oh, Lac! Rochers muets!... 61 en est un exemple significatif. On peut même citer le cas de la prosopopée socratique à savoir la personnification des Lois d'Athènes. Socrate en effet, pour se moquer de la fausse intelligence humaine, et pour marquer à son égard une certaine ironie, un recul, il faisait parler ces mêmes Lois pour marquer leur innocence, pour qu'elles viennent à son secours, mais aussi pour impressionner ses juges et enfin pour que ces lois puissent témoigner de sa mort.

Selon cette analyse, on peut laisser penser que l'extension de la formation des pouvoirs de la science et des cultures, ne trouve pas son sens dans une société d'asphyxiante culture. Le pouvoir de l'émancipation, réside dans une société libérée de la barbarie de sa propre culture : de l'enfermement sur elle-même. Car l'art ne peut exister dans une société où la monotonie se révèle suite à des actions de jouissances artistiques : situation où l'on jouit toujours du même.

Comme on peut le constater, la transposition didactique en tant qu'action de transmission, de transfert, et d'enseignement, fût connue dans l'Antiquité sous l'idée du slogan : “ enseignement de la Vertu d'abord ! ”. Nous proposons de continuer à exposer le sens de ce concept à travers les grands courants philosophiques, et ce pour mieux comprendre les raisons de ses changements à travers le temps. Cependant, on doit passer à une autre lecture de ce même concept à savoir celle d'Aristote, une lecture qui est opposée à celle de Platon. Pour ce faire, on doit résumer le procédé platonicien pour mieux comprendre son impact sur la pensée éducative et pédagogique de la pensée moderne et contemporaine.

La politique éducative de Platon, fait partie intégrante de son projet global à savoir la mise en forme adéquate d'un régime de la Cité et son organisation conçus pour la politique. L'important dans cette esquisse d'organisation avancée et mise en forme par Platon, est la purification de l'âme qui est une résultante du dressage et de la sélection, une technique que Platon s'est tracé pour mettre en place une belle organisation de la Cité, d'un "État en tant qu'oeuvre d'art". Car la beauté de la Cité chez Platon ne relève pas de l'art. Dans cette situation voulue et recherchée par Platon, l'enseignement fût centré sur la pratique, sur la recherche de l'équilibre et de la conséquence, des sentiments qui aux yeux de Platon offrent une harmonie à l'âme. Ce constat ressort de ce que Platon pensait de la noble nature de la musique. Celle-ci doit à ses yeux, jouer un rôle dans l'éducation. C'est ainsi qu'il souligne : “ la bonne harmonie et le bon rythme sont l'expression ” où “ s'allient le bon et le beau ” 62 . Et il ajoute tout en expliquant : “ ‘Si la musique est la partie maîtresse de l'éducation, n'est ce pas parce que le rythme et l'harmonie sont particulièrement propres à pénétrer dans l'âme et à la toucher fortement’. ” 63

Pour que cette harmonie soit durable et inébranlable, il faut – si l'on en croît Platon – se fier à des Lois,. C'est-à-dire qu'il faut programmer l'apprentissage et l'enseignement. Au programme, est lié enfin de compte l'autorité. C'est d'ailleurs ce que pense Platon en faisant parler un absent : Damon, le pythagoricien d'Athènes, un musicien contemporain de Socrate qui semble – comme le pense Gilbert Romeyer Dherbey – “ avoir été le théoricien le plus systématique des pouvoirs de l'harmonie sur le comportement moral ” 64 . Puisque le rôle (harmonie des rythmes), qu'assignait Platon à la musique, est d'agir sur le caractère et sur les âmes en vue de modifier les caractères, alors, on comprend mieux maintenant la raison de sa dimension politique qui se révèle dans l'interdiction du changement des modes musicaux, et des modes d'organisations de la Cité dite parfaite. D'où le conservatisme politique de Platon qui, éclate dans cette phrase célèbre de la République : “ ‘Jamais on ne porte atteinte aux formes de la musique sans ébranler les plus grandes lois des cités, comme dit Damon’ ” 65 .

Au niveau du transfert des savoirs et des connaissances, ces propos sont intéressants. Ils expriment mieux le sens de la technique de la transposition didactique, en terme de convention et de programmation. L'organisation de la vie éducative et de la vie politique étaient des approches dont Platon se souciait. Pour lui, le Moi, en tant qu'âme, est une composante de l'homme, qui ne doit pas rester inactive. Car la connaissance de la vie présuppose une action sur celle-ci. Et pour reconnaître cette vie, il faut d'abord reconnaître des valeurs déjà connues, comme des toujours-déjà, ayant des effets dans le déjà-là. Kant pensera plus tard que le problème de l'éducation est un problème d'intelligence. Il est à vrai dire celui de “ la Gesinnung ” 66  : de la disposition morale fondamentale, qui permet à tout instant à l'homme d'agir en fonction de la spontanéité de ses représentations.

Dans cette perspective aussi bien platonicienne que Kantienne, qui met en évidence les représentations en tant qu'idées projetées et présentées dans le monde sensible, on peut laisser penser que l'acte d'apprendre et le métier d'enseigner sont médiatisés par ce que Ph. Meirieu appelle “ l'ordre de l'éthique ”, un lieu susceptible d'être reconnu, arraisonné et partagé : “ ‘Où l'on découvre que ce qui est fondateur dans le métier d'apprendre est de l'ordre de l'éthique’ ” 67 , dit-il. Ces conceptions sont celles de l'ouverture aux choses de l'âme, de l'éthique et de l'intelligence. Elles renforcent la possibilité de la compréhension de la vie, en vue de la dominer tout en agissant sur elle, et contre les opinions admises de ceux qui la subissent. Dans la vision platonicienne ce n'est donc pas le : quand dire c'est faire qui détermine l'agir humain, mais c'est au contraire le : quand faire c'est dire, qui est susceptible d'en discerner le sens. En effet, le Quand faire c'est dire, signifie, qu'on doit ramener toutes les valeurs de la vie que possède l'âme à celle de l'âme elle-même. Mais qu'en est-il de la pratique ? Que vaut la politique éducative dans l'absence d'une action effective ? Platon répond à travers l'organisation de la vie politique par une révision de la vie empirique en vue d'une organisation de la vie politique. Cela ne peut s'accomplir qu'à partir d'une organisation dont les traits spécifiques surgissent de ses conceptions de la République, qu'il a voulu pour la Cité en tant qu'oeuvre d'art. Cette manière suppose de revoir l'ouverture sur la vie des choses : de se situer en continuité avec les sujets comme étant des choses, non pas parmi les choses, mais bien des choses à part. Gassendi pensera que “ l'homme (sa pensée) est une chose pensante ” 68 .

Cette approche tente de mettre l'accent sur les conditions, sur l'état social et les besoins des sujets pensants. Une pareille recherche engage des moyens pour pouvoir agir. Ceux-ci ne peuvent en aucun cas être déduits de la vie en nous situant en continuité avec elle, mais au contraire, induits dans celle-ci, par la suite d'une compréhension du vouloir de l'âme, par la suite d'une mise en forme des plus hauts principes du Moi, de l'âme au sens psychologique et empirique du terme.

Cette conception platonicienne a préparée à une psychologie fondée sur l'analyse du Moi, qu'on retrouvera dans les idées de la psychanalyse chez Freud, mais aussi dans la littérature de la psychologie expérimentale. Pour Platon comme pour Freud, l'expérience de soi peut en effet discerner le sens de la vie. Dans ce cas, le patrimoine est un héritage qui anime la nostalgie des désirs des masses à la fois conscientes et inconscientes. Mais cette expérience de soi à elle seule ne suffit pas pour comprendre le sens de la vie. Si pour Freud l'expérience de soi agit sur la conscience des individus, il n'en va pas de même pour Platon, qui a pensé que l'âme, le Moi, l'expérience de soi, doivent agir sur quelque chose d'autre à savoir, le corps.

C'est sur ce point là que nous voulons insister, car il est important au niveau éducatif. En effet, l'enseignant qui "sème la semence" : qui enseigne en vue de faire saigner et de se retourner contre l'ordre établi, ou encore qui tente de remédier aux blessures pour venir en aide à l'ordre établi, n'agit pas (pour la réalisation de cette tâche) , sur des choses abstraites ou factices. Il agit au contraire sur des corps. En traduisant ceci en terme d'éducation, on dira que le maître doit agir non pas sur l'intériorité des consciences mais sur l'extériorité des actions : sur le comportement intellectuel de la conscience et sur la vie des objets de la conscience. Car – comme nous l'avons déjà fait remarquer avec Gassendi dans sa critique dirigée à l'encontre de Descartes – la pensée est une chose pensante. Même Kant a donné une importance à ce qu'il appelait : “ l'éducation du Corps ” à ce qu'il baptisait : “ le monde sensible ” ou encore “ le monde du Factum 69  ” qui veut dire “ fait de la raison ” qu'incarne le pôle des impressions sensibles. Cela est une manière de renverser la relation de connexion nécessaire entre l'esprit et le corps dont témoigne le conte arabe : “ L'esprit sain dans le corps sain ”, qui fût populaire et célèbre. Ce enversement est aussi en vue d'admettre la sacralisation du corps comme étant factice et porteur de sens incommensurables.

L'intérêt que Platon et Aristote portèrent aux corps, a trouvé ses échos chez Kant, Nietzsche, Heidegger et même chez François Dagognet et Philippe Meirieu. Les conceptions de ces auteurs convergent quant à la primauté du corps sur l'esprit. Ce sont des conceptions qui laissent le débat ouvert en ce qui concerne l'essence de la nature. Pourra t-elle par exemple nous donner un modèle de vie ? Avant de chercher à illustrer la réponse à cette question, on doit d'abord faire remarquer que certains chercheurs, vont dans leurs études jusqu'au fait d'affirmer que les végétaux aiment et détestent de la même manière que l'homme. Certains végétaux – si l'on en croît certaines études – , pratiquent le suicide l'ors de l'échec d'un amour. Les sentiments de densités et de passions puisent aussi leurs sens dans la nature végétative, dans la métamorphose des plantes au sujet de laquelle Goethe s'impressionna de voir l'autre ressortir du même. Certaines études par exemple affirment qu'entre l'olivier et la vigne, il existe des relations passionnelles. En tout cas, cela n'est rien d'autre que des hypothèses à caractère scientifique, hypothèses que les chercheurs avancent tout en se basant sur des comparaisons des constituantes physico-chimiques des fruits des différentes plantes. Mais l'analogie avec l'être humain, peut être réfutée car comparaison n'est pas toujours raison. L'homme n'agit pas de la même manière que les plantes peuvent le faire, car celui-ci peut en effet symboliser ses passions d'amour ou d'agressivité. En tout cas bien que chacun de ces penseurs puisse avoir sa propre manière de penser le transfert et la transposition didactique des savoirs par le biais des corps, il n'empêche qu'ils ont quelque chose en commun. D'abord, ils sont fidèles à l'invariant fonctionnel de la pensée dont ils témoignent, à savoir la pensée occidentale, qui est une pensée du : ou bien ou bien. Celle-ci est à vrai dire, le lieu de provenance de leurs conceptions. Ensuite ces auteurs que nous venons de mentionner d'en haut, font du corps une composante de l'âme et non l'inverse.

Bien que le corps soit pour Platon un tombeau, il n'empêche que l'âme ne peut se reconnaître en tant que telle que si elle rentre en relation factice avec celui-ci. Cela signifie enfin de compte que l'âme prise indépendamment du corps est dépourvue du sens. Cette idée sera développée par Aristote. Mais elle est d'origine platonicienne. Cela explique la conséquence et la cohérence de cette même pensée occidentale. Car elle est fidèle au principe de base de son fondement, à savoir le corporel, et la perfection factice de l'homme. A partir de là, on peut penser que les incorporels n'ont de sens qu'en relation factice avec les corporels, et que la vérité, la chose de l'homme la plus recherchée, est en relation de connexion nécessaire avec les choses que l'homme tente aussi bien de mettre en forme que d'expliquer. L'homme pense dans les signes et avec les signes. Il est un interprétant de symboles, d'états et de processus.

L'extension du pouvoir physique des connaissances n'a de sens que si celles-ci sont vécues. Cela étant l'invariant fonctionnel aussi bien pour Platon que pour Aristote. Pour s'en expliquer nous avons tenu à exposer le point de vue du philosophe Al Farabi qui met les deux maîtres (Platon et Aristote) de la Cité grecque, sur la même ligne de pensée. Cet exposé nous permettra de comprendre la place de l'homme en tant qu'être pensant, en tant qu'être ouvert d'une manière permanente à l'éducation et à la formation, une ouverture qui témoigne de l'extension de ses pouvoirs cognitifs.

Le commencement d'Al Farabi dans son Aristote, débute par un exposé sur : l'accord et le désaccord entre Aristote et Platon 70 . Ce constat est tout à fait étonnant. D'abord pour un philosophe Occidental d'aujourd'hui, cette conciliation forcée peut choquer. Elle peut même être considérée comme un non sens à cause justement de l'opposition des deux systèmes philosophiques dont témoigne d'ailleurs la fresque de Raphaël de l'École d'Athènes. Cette fresque se trouvant dans un appartement pontifical, nous présente en effet cette opposition à travers une image où Platon lève le doigt en montrant le ciel en haut, quant à Aristote, il dirige le geste avec sa main tendue en signe de cinq, en signe de bravo vers la terre et le sol. Il y a là une transposition didactique du sens à travers une image qu'on peut désormais qualifier de didactique. En effet, Platon voulait nous faire comprendre que le corps bien qu'il soit factice, est un tombeau ; alors qu'Aristote au contraire, voulait nous inciter à apprendre à bien penser tout en nous dirigeant vers le pratique, vers ce qu'il faut nommer : l'extension du pouvoir physique, qui, lui, est une occasion privilégiée pour l'extension du pouvoir cognitif.

Notre étonnement qui surgit de la conciliation des deux sages (Platon et Aistote) voulue par Al Farabi est significatif pour le sens de la transposition didactique du philosopher. Pour Al Farabi, Platon et Aristote sont tous les deux en parfait accord sur la perfection de l'homme. Puisque nous sommes dans cette recherche en train d'étudier les procédés rhétoriques comme moyen pour la détermination du statut d'un discours, alors on doit rappeler que la place de la rhétorique d'après Aristote est d'une utilité considérable puisqu'elle reflète d'une part, la réciprocité entre catégories de parole et catégories de langue ; et d'autre part, elle permet de rendre publiquement les jugements pour enfin contribuer à la liberté et à l'émancipation des idées. Voilà la raison pour laquelle Aristote souligne : “ ‘La rhétorique est utile, parce que le vrai et le juste ayant une plus grande force naturelle que leurs contraires, si les jugements ne sont pas rendus comme il conviendrait, c'est nécessairement par leur seule faute que les plaideurs ont le dessous. Leur ignorance mérite le blâme, donc’ ” 71 . A partir de là, on voit bien que l'utilité de la rhétorique repose sur quelque chose de typique, qu'elle n'est pas comme chez Platon la conformité à certains dires de la Loi, mais elle est au contraire l'outil pour reconnaître aussi bien le vrai que le juste dans la nature des choses.

Ainsi si les jugements ne sont pas rendus comme il conviendrait, c’est-à-dire tels qu'ils se présentent dans la réalité, dans le vécu des choses, sans chercher à les falsifier comme certains plaideurs y procédaient, alors cela peut renvoyer à la falsification de l'apparence-réalité à laquelle ces mêmes plaideurs tournent le dos et se trouvent par là-même soumis à l'extension du pouvoir de l'ignorance qui les rend – comme dit Aristote – des hommes du “ dessous ” 72 , qu'on ne doit ni écouter, ni considérer, mais simplement ignorer. Du point de vue de la transposition didactique, cela peut se traduire par la reconnaissance des vérités que l'enseignant doit dire et prescrire à ses apprenants ne se risque que par la voie de la description. Par conséquent, la définition adéquate de la méthodologie de la transposition didactique serait à partir de là, une démarche qui prescrit tout en décrivant, et qui décrit tout en prescrivant. Cela est possible bien qu'il soit complexe, difficile, et contraignant. Telle est en tous les cas la définition de la didactique en tant qu'activité artistique.

Il est un malaise aux yeux d'Aristote, d'être un homme du dessous, un homme qui ne sait ni parler ni argumenter, un homme qui falsifie les vérités apparentes qui s'imposent d'elles-mêmes. En éducation cette approche aristotélicienne est d'un grand intérêt car le projet éducatif n'est pas celui qui s'astreint à mettre les hommes au dessous, à produire des hommes habités et pour toujours, par l'extension du pouvoir de l'ignorance. L'art de la discussion, et de l'argumentation rationnelle est celui qui émerge de la rhétorique comme forme d'éloquence. Il est aussi celui qui puise son fondement dans ce que J Habermas appelle : l'éthique de la communication. Mais Aristote ne s'arrête pas simplement à ce sens de l'utilité de la rhétorique. Il continue à en mentionner d'autres aspects qui lui sont propre. C'est ainsi qu'il souligne à la suite même des propos précédents : “ ‘Il y a plus : quand nous posséderions la science la plus exacte, il est certains hommes qu'il ne nous serait pas facile de persuader en puisant notre discours à cette seule source ; le discours selon la science appartient à l'enseignement, et il est impossible de l'employer ici, ou les preuves et les discours (logous) doivent nécessairement en passer par les notions communes (...) De plus , il faut être apte à persuader le contraire de sa thèse (...) non certes pour faire indifféremment les deux choses, car il ne faut rien persuader d'immoral, mais afin de ne pas ignorer comment se posent les questions, et, si un autre argumente contre la justice, d'être à même de le réfuter. (...) En outre, s'il est honteux de ne se pouvoir défendre avec son corps, il serait absurde qu'il n'y eût point de honte à ne pouvoir le faire par la parole, dont l'usage est plus propre à l'homme que celui du corps’ ” 73 .

Aristote on le voit revient à travers ce passage sur un point important : celui de l'ouverture sur les manières d'être des sujets. L'enseignement à ses yeux n'a donc de sens que lorsqu'on s'astreint non pas à persuader, mais à convaincre. Aristote laisse entendre pour cette raison que le passage par les notions communes, est nécessaire pour comprendre un type d'enseignement à savoir la manière dont laquelle le sujet se pose des questions à problème. Cela nous renvoie à penser selon Aristote que le statut d'un discours se défini suite à l'intention du public auquel on s'adresse. Dans cette optique, c'est donc le public auquel on s'adresse qui détermine le statut d'un discours, ce n'est pas sa langue. Celle-ci ne défini pas le statut d'un discours, pas même son identité non plus. Car la langue ne définit en aucun cas l'identité, puisqu'elle est un être vivant qui change en permanence. De ce fait, on ne peut en aucun cas chercher à fonder sur la langue une communauté d'intérêt. Mais une question malgré tout reste posée : pourquoi Aristote parle t-il de l'usage et de l'utilité de la rhétorique ? Et quel est l'usage typique ou atypique qu'il entend en faire ? La réponse à ces questions ressort des quatre dernières lignes du passage précédent, là où Aristote reste fidèle au sens qu'il voulait pour l'idéal politique de la Cité en tant qu'oeuvre d'art. Cet idéal n'est rien d'autre que le fait de “ vivre un certain bien ”. Cette réponse montre aussi la fidélité d’Aristote au sens qu'il faisait de l'éducation, comme étant l'enseignement de la vertu, un sens qu'on peut retrouver dans l'Ethique à Nicomaque, là où il est question de la prudence, et non pas de l'usage de la force du corps, pour s'entre-tuer. La vertu éthique souligne Aristote est : “ une disposition à agir de façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la déterminerait le phronimos (“ l'homme prudent ”). 74

A la prudence dont il est question à travers ce passage, est lié le concept de la transposition didactique qui puise son fondement dans ce que Y. Chevallard appelle : la vigilance épistémologique. Elle est ici définie indirectement en terme de recherche du sens de l'acte de l'énonciation qui, lui, puise son fondement dans la parole. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, Aristote dit clairement que le plus important, le plus vertueux est l'usage non pas de l'extension du pouvoir physique de l'homme (de son corps), mais de son pouvoir cognitif, c'est-à-dire du pouvoir qui fait progresser la parole. Il y a donc ici une dimension propre à la liberté du discours, qui retrouvera plus tard ses échos chez Kant et Hegel, qui, l'un comme l'autre ont pensé que la mise en forme et en mouvement des idées en tant que faits, en tant que projets, sont les seuls moyens pour garantir la liberté, et le développement. Si Kant avait laissé entendre dans son texte Qu’est-ce que les Lumières ? 75 que de la liberté est la mise en forme des idées, alors Hegel l'a reprit sur ce même point précis tout en pensant que la parole est d'abord aux faits. Il serait donc important de chercher à libérer la parole et les fonctions expressives qu'un discours est censé de remplir, au lieu de chercher à libérer le corps, qui, même s'il est factice, il reste malgré tout factice de la non-facticité, qu'il véhicule quelque chose d'incommensurable bien qu'il soit par là-même calculable. Voilà pourquoi les quatre dernières lignes de ce second passage d'Aristote, restent déterminantes pour le sens de la rhétorique comme étant une activité libératrice de l'homme qui doit désormais se défendre avec sa parole au lieu de le faire avec son corps.

Cette même idée sera reprise dans la pensée philosophique arabe. En effet, lorsque Al Farabi emploie l'expression : “ opinion ”, en parlant de la conciliation des opinions des deux sages : Platon et Aristote, il voulait par là-même réduire l'acte du philosopher à une simple pratique d'opinions, à une simple mise en forme d'une opinion quelconque, comme si la philosophie n'était rien d'autre qu'une pratique d'opinions. Or le sens philosophique de cet emploi est à chercher ailleurs, car du point de vue de la transposition didactique du philosopher, il tente de mettre en évidence le statut de la connaissance. Celle-ci, réside t-elle dans l'âme, dans les sens, ou dans d'autres choses ? C'est donc là les questionnements implicites qui ressortent du commentaire d'Al Farabi dans sa tentative – si riche soit-elle – de l'accord qu'il a cherché à établir entre Platon et d'Aristote.

Du point de vue de la philosophie de la connaissance, on peut maintenir avec Al Farabi que même si une opinion peut fort bien être juste, il n'empêche qu'elle ne peut pas – du fait même que c'est une opinion – l'être nécessairement. Il y a donc deux logiques à distinguer : une qui est de l'ordre des possibilités et une autre qui est de l'ordre de la nécessité. L'important, du point de vue de ce philosophe, est donc d'opposer l'opinion à ce qui est évident en soi, à ce qui ne peut ni ne doit être démontré, mais qui doit au contraire être vérifié grâce à la méthode dialectique. A partir de là, on dépasse Platon pour faire valoir le procédé aristotélicien, car pour Aristote la seule tentative pour dépasser l'opinion admise, pour se retourner contre elle, pour l'éprouver tout en l'approuvant, est de procéder à la vérification par le biais de la démonstration. Cette dernière est une méthode fondée sur la validité des choses évidentes en elles-mêmes à partir desquelles on peut parvenir au doute et à la certitude.

Aux yeux d'Al Farabi, l'accord entre Platon et Aristote sur la perfection de l'homme est animé par un désaccord à savoir la possibilité qu'à l'homme pour accéder à la perfection, un désaccord qui touche le point de départ des deux sages. En effet, on peut dire qu'il y a un accord dans le désaccord. Le Platon d'Al Farabi ne considère pas la perfection de l'homme comme chose évidente en soi. Et c'est la raison pour laquelle Al Farabi considère que Platon s'est livré à des recherches sur la perfection de l'homme jusqu'à ce que cette même perfection devienne pour lui chose évidente en soi, qu'elle est à ses yeux une science, un certain mode de vie. C'est pour cette raison que Muhsin Mahdi souligne : “ ‘En tout état de cause, même si Al Farabi indique clairement que la conception que se faisait Platon de la perfection de l'homme était devenue évidente pour lui (...) et bien Al Farabi donne à entendre que la seule méthode suffisante pour obtenir la science désirée (laquelle est la plus haute des deux perfections de l'homme) est une méthode autre que dialectique, c'est-à-dire, selon lui, la démonstration conduisant à une certitude, nulle part Al Farabi, n'affirme ni ne suggère dans le Platon, pour ce qui est de la perfection de l'homme dans la pensée de Platon, que celui-ci, tel qu'il le voit, ait, soit atteint lui-même à la certitude par une démonstration, soit essayé de l'expliquer dans ses écrits par une démonstration conduisant à la certitude. (Les termes : “ certitude ” et “ démonstration ” ne figurent pas dans le Platon d'Al Farabi). En fait, Il ne dit même pas que son Platon ait “ expliqué ” sa conception de la perfection de l'homme, il se contente d'indiquer qu'elle est devenue évidente ou aisée à saisir pour Platon’ ”. 76

Qu’est-ce que cela peut-il signifier ? Il y a ici un sens particulier qu'il faut entendre par la relation de connexion nécessaire entre liberté et nécessité. Ainsi, le sens de la perfection humaine s'impose désormais comme une nécessité implacable à laquelle l'homme ne peut en aucun cas échapper. Kant plus tard parlera d'une causalité libre qui s'opère par simple nature. Cette nature causale détermine ma propre causalité responsable de la connaissance et de la reconnaissance de la facticité des impressions sensibles. En réalité il y a là un mystère propre à l'homme. Marx pensera plus tard ce mystère en faisant allusion d'une manière implicite à cette même perfection humaine, qui se dissimule derrière ses conceptions qu'il faisait de l'imprévu, de la surprise et de l'inédit en l'histoire des hommes. Dans le domaine de l'homme les imprévus (aux yeux de Marx) peuvent toujours et à jamais multiplier les imprévus. C'est là le sens de la perfection de l'homme.

Du point de vue de la transposition didactique, cela est important car, un maître ne sait jamais avec précision ni la manière dont laquelle évolue son apprenant, ni la façon dont il acquiert des connaissances et des savoirs. C'est la raison pour laquelle le maître digne de ce nom se refuse à créer son apprenant à son image. Le maître peut aider son auditoire présumé apprenant à se mettre debout, mais jamais de chercher à lui imposer une direction particulière pour lui prescrire ce qu'il considère comme vérité, sinon, l'enseignement serait réduit à une simple manipulation. Le maître peut montrer à son apprenant ce qu'il doit faire pour atteindre un objectif, mais jamais l'inciter à suivre un but qu'il doit à tous prix atteindre. De ce fait, on peut tous être considéré comme transporteurs – non pas de messages –, mais de technique et de méthode du discours. De ce fait on peut dire que le sens de la perfection humaine repose sur la capacité que possède l'homme à mettre de l'ordre dans sa vie. Car comme les Stoïciens l'ont déjà laissé entendre, il ne peut y avoir de bonheur dans une âme divisée, contradictoire et repliée sur elle-même.

A cet question de la perfection de l'homme vue par Platon et par les Stoïciens, Al Farabi ajoute tout en commentant les idées de Platon quant à ce point précis que celui-ci “ avait pour la première fois parait-il inventé les méthodes de la démonstration d'une manière évidente pour lui ”, et Al Farabi ajoute aussitôt que : “ ‘Platon a perçu les méthodes de la démonstration grâce à un don naturel exceptionnel, c'est-à-dire sans avoir posé les règles générales des méthodes de la démonstration en tant qu'art, qui seront élaborées par Aristote’ 77  ”.

Cette déclaration de ce philosophe arabe (que l'on a décrit de théosophe), s'inscrit dans le sillage de sa propre conception qu'il se faisait de la perfection humaine, fruit d'un hasard nécessaire. Il pense que dans le domaine de l'éducation de l'homme il y a plus d'inné que d'acquis. Cette conception sera reprise par les progrès de la neuropédagogie, qui pense qu'il existe dans l'organisme de l'être humain un programme génétique responsable aussi bien du retard pédagogique que de la programmation d'un apprentissage précoce de certaines matières. La discussion de ce problème ne relève pas de notre compétence, laissons cela aux biologistes. Mais l'idée qui ressort de ce commentaire des idées de Platon par Al Farabi, renvoie dans le cadre de la transposition didactique du philosopher, à un débat sur le sens de l'inné et de l'acquis dans la conduite humaine. La transposition didactique du sens de l'inné et de l'acquis dans la conduite, nous renvoie automatiquement à chercher la limite de la philosophie aristotélicienne dans son ouverture sur celle de son prédécesseur.

Le problème qui se pose dans cette perspective est celui de savoir si Aristote lui aussi a vraiment réussi la mise en place d'une nouvelle élaboration du sens de la perfection humaine, ou au contraire il est resté comme Platon, prisonnier de ses propres impressions sur les faits. La réponse d'Al Farabi est sans aucun doute du côté du solipsisme aussi bien de Platon que d'Aristote. Autrement dit, pour lui, Aristote est resté aussi prisonnier de ses propres opinions, c’est-à-dire de ce qu'il voyait. Il en va de même pour Platon, pour qui (aux yeux d'Al Farabi), le sens de la perfection de l'homme, fut renvoyé à une tautologie symbolique qu'il a lui-même aperçu tout en se faisant des idées du sens du réel comme dévoilement de la vérité. Cette même idée fût aussi conçue par Aristote. Par conséquent, les choses n'ont de sens qu'en relation avec ce que l'homme leur impose, leur faire dire.

Aristote lui aussi a cherché à imposer un sens à la structure du réel, un sens qui n'était rien d'autre que celui des catégories de langue dans laquelle il pensait. C'est à Emile Benveniste, que l'on doit reconnaître cette affirmation car il a laissé dire : ‘“ qu'Aristote ne retrouve que les catégories de la langue dans laquelle il pense ”’ ‘ 78 ’ ‘.’ Cela signifie en fait, qu'Aristote ne faisait que de pratiquer une nouvelle “ opinion ” qui fût la sienne. Par conséquent ce qu'il voyait, étaient les choses mêmes, pensées à travers des interprétations. Puisque tout homme a un oeil précis à travers lequel il met en forme le réel, alors les choses deviennent des supports d'illustrations de contenus divers. De ce fait, on pourrait dire avec Olivier Reboul qu'Aristote cherchait à illustrer plus que de prouver.

Au sujet de cette nouvelle opinion, Al Farabi va entreprendre de donner les raisons qui ont poussé Aristote (qu'il qualifia de premier maître), à choisir un autre point de départ tout à fait différent de celui de Platon. Pour Al Farabi, Aristote ne s'est pas livré à une multitude d'investigations. Cela renforce notre idée que nous avons déjà souligné, à savoir qu'Aristote illustre plus qu'il ne prouve. Mais pour Al Farabi, Aristote ne s'est pas arrêté là, il s'est en revanche “ satisfait ” de regarder autour de lui pour voir le comportement des choses. Ce constat à nos yeux est tout à fait convainquant, car Aristote, comme on le sait, s'est livré à une multitude d'investigations. Dans une perspective de curiosité savante, Aristote a en effet fait parler les choses et les animaux, de la même manière que le fera La Fontaine tardivement. Le premier le faisait non seulement dans le souci politique comme ce fut le cas pour le second, mais dans un souci scientifique. Ainsi le fait d'opérer l'oeil d'une taupe, de chercher à le décrire d'une manière précise, ou à observer, aussi bien l'hirondelle que la chauve-souris, sont des démarches qui s'inscrivaient déjà dans la perspective de la technique que Claude Bernard poursuivra tardivement en se jetant à travers champs. Cette technique est celle qu'il a lui-même recommandé pour la méthodologie scientifique expérimentale, dans le domaine médicale et physiologique.

Comment faut-il donc agir en transposition didactique ? Devons-nous donc regarder autour de soi tout en s'ouvrant sur les choses ? ou au contraire, considérer celles-ci, comme étant des tombeaux et dépourvues de sens ?

L'ouverture sur les choses peut constituer une démarche pour la transposition didactique d'une conduite vertueuse à suivre, à imiter ou à éviter. Elle nous renvoie aussi à définir le concept de la transposition didactique en terme de tâche. Ainsi par exemple dans l'écriture coranique, on s'aperçoit que la question : qu’est-ce qu'une chose ? qui saura l'oeuvre d'une grande partie de l'herméneutique heideggerienne, est posée par l'Islam en terme de tâche. Elle avait sans doute déjà (et comme Averroès l'a pensé) ses origines dans la pensée grecque. En effet, dans une Sourate intitulée : LUCMÂN,le Coran rapporte sur la langue de Sir LUCMÂN, le sage, une manière, un comportement que son fils doit suivre. Le verset dont il est question souligne : “ ‘Oh mon petit, établis l'Office, et commande le convenable, et empêche le blâmable, et endure avec constance ce qui t'atteint. (...) Et ne renfrogne pas ta joue, pour les gens, et ne foule pas la terre avec arrogance (...) Sois modeste dans ta démarche, et baisse ta voix, car la voix la plus détestée est celle des ânes !’ ” 79 .

A sujet du rapport qui existe entre la pensée et les choses, Platon et Aristote ont donné aussi des éléments de réponse qu'on peut extraire de l'analyse de l'image dont témoigne la fresque de Raphaël que nous venons de mentionner. Mais comment donc Al Farabi a t-il eu l'audace de parler de la conciliation des deux sages?

L'accord entre Aristote et Platon passe chez Al Farabi par un arrière plan. Comme la fresque de Raphaël le laisse dissimuler, Aristote contrairement à Platon, ne commence pas par étudier, ni même par chercher le sens de la question : qu’est-ce que la perfection de l'homme en tant qu'homme ? En tout cas les choses qu'il étudie et qu'il décrit ne sont même pas proprement humaines. Elles sont au contraire des choses que l'homme a en commun avec d'autres créatures naturelles. Cela laisse croire que l'homme est un animal, un être naturel qui partage quelque chose en commun avec certaines créatures naturelles. L'important est que ce point de départ proprement aristotélicien a posé la perfection de l'homme comme un postulat qui impose aux choses un certain idéal, qui est capable de chercher du sens dans le frisson du sens. Aux yeux d'Aristote rien ne doit rester sous silence. Tout est susceptible d'être objet d'impression.

D'une manière générale, on peut dire que la lecture de Platon par Al Farabi est contraire à celle de son Aristote, en ce qui concerne un point précis qu'est la perfection humaine. Le sens de cette dernière, est à l'opposé de sa lecture et de son commentaire de Platon. Car cette lecture est celle qui reconnaît immédiatement l'insuffisance de ce que cherchent la plupart des hommes, à savoir ce qui est nécessaire au-delà. Cette idée de la recherche de l'au-delà, de la limite, doit être comprise dans une perspective similaire à celle de Kant, qui pensera plus tard que la limite, interpelle l'homme à sa connaissance. On rapporte dans cette perspective l'attitude d'une femme nommées Rabiâa Al Adaouiâ, qui à force d'établir les offices de la religion Islamique, rentra en extase tout en se déshabillant sur le toit de sa maison et chercha à rentrer en contacte avec Dieu en lui déclarant l'amour. Ce mouvement d'ouverture et "d'altérité radicale" vis-à-vis des idées dites de l'au-delà, a donné lieu – lors de la transposition didactique de la philosophie grecque dans le monde arabe – , à un mouvement de pensée qui sera animée par des idées de la philosophie idéaliste de Platon, et de la théorie de l'émanation de Plotin. Ce mouvement de pensée nommé "soufisme" et mysticisme, a oublié l'autre sens d'un autre verset coranique qui nous incite en tant qu'êtres humains raisonnables et parfait, à vivre pleinement la vie sans oublier que nous y avons tous une part qu'est le vivre pleinement. Le propos coranique dont il s'agit ici laisse entendre que nous devons tous vivre sans oublier notre part de la vie : “ Oi la tanssa nassibaKa mina dounia ”, propos que proposons de traduire par : “ et n'oublie surtout pas ta part de la vie ”. Dire qu'on a tous une part dans cette vie, signifie – dans la perspective de la transposition didactique de la vertu – , que le processus de l'ouverture aux choses est une démarche pratique, qui reflète le paradigme nomothétique auquel le concept de la transposition didactique est soumis. La réciprocité entre nous et les choses, nous renvoie immédiatement à nommer des situations en vue d'en extraire du sens ou en vue de leur imposer d'autres. Ce n'est qu'une malice didactique qui use du sensible pour manifester un idéal rationnel de l'être-commun, c’est-à-dire un toujours-déjà-vrai qui a des effets dans le déjà-là. Voilà le sens que nous voulons pour le paradigme nomothétique de la transposition didactique de la vertu. Lorsque par exemple Kant a laissé entendre que la liberté du connaître, d'analyser, dépasse toutes limites assignées, cela revient enfin de compte à penser que les limites interpellent l'esprit pensant de l'être humain parfait qui en acquiert le sens de la finitude ou de l'infinitude.

Bien que Aristote ait décrit les choses, cela ne veut pas dire qu'il s'est tracé l'attitude de l'effacement, qui sera plus tard celle de Heidegger. Car on peut dire qu'Aristote, illustre tout en prouvant. Ainsi (et à titre d'illustration seulement), lorsque Aristote prenait des exemples dans le domaine de la nature, il voulait par là même pointer le problème de la liberté de l'expression et de celle de l'action. Cela ressort fort bien de la citation (qu'on retient dans sa Métaphysique), qui souligne : ‘“ De même que les yeux de la chauve-souris sont éblouis par la lumière du jour, ainsi l'intelligence de notre âme est éblouie par les choses les plus naturellement évidentes’ ” 80 . A partir de là, on peut dire que Aristote voulait mettre l'accent sur le poids de la liberté qui est la chose du monde, (dont Descartes dira plus tard dans la règle VI des Règles Pour la Direction de l'Esprit 81 ), que la raison humaine pensante apprécie les choses, surtout lorsque celles-ci se présentent sous forme d'organisations en différentes séries. Entre la personne et ses actes il y a – comme Chaim Perelman le laisse entendre – un lien de connexion réciproque. D'où sa définition de l'homme en terme de relation entre la personne et ses actes. Cette définition fut aussi celle d'Aristote, qui a décrit les choses en vue de prescrire une transposition didactique de la vertu.

Mais il n'en va de même pour Al Farabi, qui a commencé dans son commentaire d'Aristote à décrire les choses qu'il observait, tout en s'effaçant devant elles, sans porter un jugement de valeur sur elles. Il a posé le postulat d'un Dieu créateur du sens, et ce pour expliquer la totalité des faits. A ses yeux cette autorité suprême est à la fois “ raison, raisonnée et raisonnable ” : (AKl, AKil, MaâKoul). Puisque et en tant qu'autorité suprême, ce logos premier dit parfait, existe librement, par le fait de sa générosité, alors toutes les autres créations en émanent nécessairement, c’est-à-dire librement. La liberté opérée par simple nature, ne doit pas être comprise dans un sens aristotélicien qui est celui du bonheur de vivre ensemble. Car le bonheur qu'Aristote cherchait à légitimer et à transposer d'une manière simpliste par l'emploi de procédés métaphoriques, est un bonheur qui relève de l'anthropologie politique. Mais on pourrait laisser entendre que la tentative d'Al Farabi fut aussi riche dans sa visée pratique puisqu'elle cherchait implicitement à unir une société sous l'idée de l'unicité de Dieu, pour contribuer activement au renversement des rapports entre théologie et anthropologie, pour dire enfin que toute anthropologie est une théologie renversée. Si Aristote cherchait à légitimer l'idée du bonheur du vivre ensemble, tout en pensant le premier moteur immobile, autosuffisant et irresponsable de la destinée de nos actes, alors Al Farabi, lui aussi a cherché à mettre en place un type de bonheur du vivre ensemble, qui puise son sens d'une part, dans l'idée d'une reconnaissance de la perfection humaine, et d'autre part dans la relation de connexion réciproque entre le logos agissant (AKl faâl), et le logos parfait (AKl Khalis). Ainsi, la tâche du divin du point de vue anthropologique devient aussi politique, puisque c'est l'idée de l'unité, sur la base de l'unicité qui est la visée première de la philosophie d'Al Farabi. A partir de là, on peut soutenir le processus de la falsification de la philosophie aristotélicienne et plotinienne du moment que c'est aussi le bonheur et la grandeur de ce qu'il est convenu d'appeler tardivement l'Empire Islamique qui fut implicitement la visée dans tout le projet des théosophes musulmans, y compris Al Farabi.

La liberté visée par ce processus de la falsification, et de la dépersonnalisation de la philosophie grecque, est celle de la reconnaissance de cet état de nature, cet état de bête où les hommes sont eux-mêmes amenés à se poser la question de leur propre statut, qu'est la perfection. L'homme est parfait parce qu'il est capable dans une simple continuité à l'égard des choses, d'apprécier aussi bien l'organisation en série, que les liaisons logiques reconnues dans les choses.

Malgré tout cela, le commentaire, la lecture d'Aristote par Al Farabi, est une lecture proche de celle qu'il faisait de Platon. Car dans les deux cas de lecture il y a référence à ces deux systèmes philosophiques. En effet, d'une part, on trouve la référence à “ l'utile-vertueux ” propre à Aristote, et d'autre part à “ l'utile-nécessaire ” 82 , une référence chère à Platon. Cela était en fait la tâche d'Al Farabi qui a cherché à concilier (à l'instar de J. Habermas pour la pensée moderne), l'ordre de la rationalité et celui de la légitimité.

Les expressions : “ utile-nécessaire ” et “ utile-vertueux ” font problème dans les écrits d'Al Farabi. L'impression qui est à ses yeux trompeuse, laisse croire que la première expression “ utile-nécessaire ” est du côté de du platonisme, alors que la seconde “ utile-vertueux ”, est du côté de l'aristotélisme. Quoiqu'il en soi, l'une comme l'autre sont adressées à l'homme comme étant le seul représentant de cet état de perfection. Pour trancher cette relation, Al Farabi, va faire – d'une manière indirecte – l'éloge d'Aristote. Ainsi, il va donner un sens très particulier à cette relation de connexion nécessaire qui réside entre l'utile d'une part, et le nécessaire de l'autre part. Pour lui, c'est bien l'utile-nécessaire pour tous, qui est recherché, et non pas le plaisir du corps, de la société, des possessions (richesses) ou de l'honneur et de la gloire, qui sont en général les plaisirs recherchés par les hommes des Cités, qui s'élèvent au-dessus des opinions admises, au-dessus de tout ce qui assure le bien être de l'homme comme étant l'utile-nécessaire par excellence.

C'est dans cette même logique que l'Aristote d'Al Farabi commence par la recherche de ce qui est utile pour tous, c’est-à-dire : il privilégie ce qu'on peut prendre comme étant le bien le plus grand, auquel aspire tout individu en société. La redoutable question que l'Aristote d'Al Farabi se force de traîter (en faisant coïncider le début de la quête de la philosophie avec son commencement qui s'opère par simple nature) et qui est de l'ordre de l'anthropologique est celle du commencement originaire. Ce point de départ typiquement aristotélicien est un procédé qui incarne l'unité du genre humain. Car Aristote a lui même pensé l'idée du bonheur du vivre ensemble en relation intime avec l'idée de vivre un certain bien. De ce fait, et pour être aussi près de ce sens, l'Aristote d'Al Farabi cherche à apprécier ce qui est humain en l'homme, c'est-à-dire : les premières choses à savoir que l'homme a un oeil et un goût. Tout homme cherche en effet à apprécier son désir de regarder, son opinion, qu'il considère comme étant le bien véritable. Parmi ces choses sur lesquelles tout le monde est d'accord en actes et en paroles, (car après tout, n'importe quelle discussion passe par un accord préalable), on peut à titre d'illustration seulement, mentionner celle qu'Aristote avait déjà avancé à savoir l'idée de mener la vie pleine pour vivre un certain bien permettant l'organisation politique de la Cité. Cette organisation permettra à l'homme de chercher à contacter pour contracter : à faire plus de paix que de guerre. Reprise par Al Farabi, cette idée va se traduire dans une perspective tout à fait Islamique, par la recherche de la paix perpétuelle. Ce qui est recherché par Al Farabi, est une paraphrase de la visée de l'Islam qui dit : “ OH Hommes entrer tous dans la paix ”, (Ya ayouha annas idKhoulou fi Asilmi Kafatan). Cela veut dire en fait que la paix perpétuelle dont parlera Kant plus tard, et qui fût d'inspiration aristotélicienne n'a pas été ignorée de la part d'Al Farabi dans sa reprise d'Aristote, dans sa transposition et dans son ouverture d'attention positive inconditionnelle, sur la pansée politique grecque. Le problème qui se pose dans cette perspective, est celui de l'incapacité de savoir si ces choses recherchées par tout les Hommes, sont en fait des choses que chacun recherche dès le départ et par nature. A ce problème les réponses des deux sages de la pensée grecque, sont aux yeux d'Al Farabi, moins claires.

Que faut-il en effet entendre par nature ? En tout cas, ce n'est pas la nature commune à l'homme et à l'animal qui est ici visée. Car dans sa politique, Aristote propose de dépasser cet état de nature, de guerre de tous contre tous, pour enfin vivre un certain bien tout, en insistant sur le fait que l'homme est un animal politique. C'est-à-dire qu'il est destiné à vivre avec l'autre et avec le processus qui l'accompagne. Ce que Aristote cherche à apprécier en première analyse, ce sont ces choses que tout le monde recherche dans l'espace, par rapport au temps, par rapport à la nécessité qui impose l'utilité de ce qui est apte à venir en aide à l'homme en vue de remédier à ses maux, en vue de vivre un certain bien. Aristote constate que les premières choses recherchées par tous les individus sont : la santé de leurs corps, de leurs sens, mais aussi le savoir et le pouvoir justes pour l'accomplissement du sens de la vie pleine. Du point de vue éducatif et pour Carl Rogers par exemple, le fait de chercher à mener la vie pleine (to be in the good life) ne peut avoir son sens que dans une École à ciel ouvert : ouverte sur la vie. A propos de celle-ci, Rogers dira (en paraphrasant Aristote), que cette recherche ne peut trouver son fondement que dans le geste de la liberté pour apprendre (freedum to learn).

Pour Platon le commencement de la perfection de l'homme – comme Aristote l'avait conçu –, ne l'intéressait guère. Ce qui l'intéressait en premier lieu ce n'est pas la subdivision de l'utile et du nécessaire, mais bien la subdivision plus élevée qui est le vertueux (l'excellent) ou le profitable, c’est-à-dire tout, y compris la gloire et l'honneur. Ce qui intéresse Platon, ce sont les choses les plus excellentes, les plus désirables à réaliser par l'homme au sein d'une Cité politique. A partir de là l'impression qui surgit, est le souci que Platon avait pour le sens des questions politiques, questions qui se sont posées après lui aussi bien par les philosophes grecs que par les philosophes arabess. Pour ce qui est de l'aspect de l'écoute propre à la politique, Platon incitait d'une part, à écouter les philosophes et d'autre part à leur délégué les pouvoirs politiques de la Cité. Le contenu de la quasi-totalité des dialogues de Platon, – en particulier le Gorgias et le Ménon – peut en tout cas expliquer cela. Les dialogues avaient en effet toute une logique implicite qui ne fut rien d'autre que le déblaiement politique. En effet, lorsque Platon pensait que toute l'humanité doit atteindre le stade de sa propre perfection, cela est un geste politique qui peut traduire aussi bien l'aristocratie de l'esprit que l'éducabilité de l'intelligence (si l'on emploie le langage moderne). Mais le problème qui reste posé dans cette visée platonicienne, est que Platon, n'explique pas les étapes qui l'ont conduit à sa question, ni même comment cette notion particulière qu'est la perfection et la nécessité de rechercher, de découvrir, de poursuivre et d'atteindre cette perfection, sont favorables chez l'homme, espèce qui, au début ne paraît pas différente des autres êtres constituant le monde naturel. L'homme en tant qu'espèce particulière possède ses propres moyens pour réaliser sa propre perfection qui semble être donnée en lui, au lieu qu'elle soit une découverte. En l'homme Marx dira en effet que les imprévus multiplient les imprévus.

Quant à l'Aristote d'Al Farabi, on doit dire que ce philosophe arabe a avancé une première en son genre pour dire que tout le travail d'Aristote si riche fut-il est en somme une “ opinion ” et non pas une découverte. Après tout, on peut (si l'on suit le raisonnement d'Al Farabi), s'opposer à Aristote pour dire que l'état de nature qu'est la perfection de l'homme, est le produit d'un processus de construction et non pas une simple acquisition suite à des observations fortuites. Cette idée est purement théosophique, puisque les MoutaKalimin (les dialecticiens) avaient déjà avancé l'idée de la resposabilité et de la perfection humaine en évoquant que le Coran est plus du côté du libre choix que de la coercition fatale.

Ce qu'il faut avoir présent à l'esprit, est que la terminologie de la langue arabe – lors de cette transposition didactique du philosopher – incarne une relation de continuité à l'égard de la chose de l'homme non pas la mieux partagée – mais celle qui est essentielle pour la définition de ce qu'est l'homme véritable. En effet, le verbe arabe : “ yara ”, qui signifie : voir, ou il voit, incarne une relation de continuité à l'égard du sujet observateur et de la chose observée. Ce verbe est d'un taux de figuratif plus élevé dans le premier chapitre de l'Aristote d'Al Farabi. Il est cité au moins cinq fois de suite. Ainsi lorsqu'on dit : “ yara ”, qu'on traduit d'habitude par “ doxein ”, ou encore lorsqu'on parle du dérivé : “ ra'y ” qui signifie “ opinion ” ou “ doxa ”, comme “ doxein ”, ces sens peuvent aussi signifier une action qui sert à résoudre un problème ou une situation. Cela fut le propos des MoutaKalimin (dialecticiens) notamment celui des théologiens dogmatique, nommés : (Mouâtazila), qui ont cherché à imposer leurs opinions bien qu'elles soient à l'opposé des propos de la religion Islamique.

Ainsi le propos de l'Aristote d'Al Farabi dans sa reprise de la théorie des MoutaKalimin 83 , est de résoudre ce qui préoccupe tout les membres de la Cité, car il est question d'une “ opinion ” qui se veut le reflet de tous les membres quant à la quête de l'extension du pouvoir physique du connaître.

On doit maintenant considérer l'intérêt de cette brève comparaison du point de vue épistémologique et du point de vue du seul processus de la transmission et de la transposition didactique du philosopher. Pour commencer, on doit d'abord discuter la légitimation de l'emploi par Al Farabi du mot : “ opinion ”. Ensuite, on doit approfondir le sens de la perfection de l'homme, sens que l'on rencontrera chez Averroès, dans son étude de la transposition didactique de la logique de la méthodologie de l'ouverture qui était celle d'Aristote. Car la tentative d'Averroès fut aussi celle de l'interrogation en direction de la chose.

La seule explication qui pourrait peut être légitimer cette réduction de l'acte du philosopher à une simple opinion est le texte de la politique d'Aristote, là où il est justement question d'une définition de l'acte du philosopher comme étant la rencontre d'opinions admises, le dialogue entre individu à fonder une communauté d'intérêt. De ce fait l'emploi de l'expression : “ l'opinion ” nous force à faire allusion – du moins modestement – à la philosophie politique aussi bien de Platon que d'Aristote, tout en insistant sur le contenu de la transposition didactique de la philosophie politique par Al Farabi, car ce dernier avait pensé que les deux maîtres défendaient – ne se risque que d'une manière implicite – une forme de pouvoir qu'ils tentaient de mettre en place suite à l'extension du pouvoir cognitif de leur savoir philosophique.

Pour mieux comprendre le sens de cette transposition didactique, (après tout il s'agit bien d'une donation de sens à l'action politique dans son ouverture à l'égard des principes, des opinions), on doit dès lors procéder par deux tentatives tout à fait inversées. La première est celle de chercher le sens de la légitimation de la conciliation voulue par Al Farabi ; la seconde au contraire, est celle de chercher à marquer une objection sérieuse à l'égard de cette tentative d'ouverture et ce pour montrer les différents niveaux d'altération dans lesquels ce philosophe (ou théosophe) fût tombé.

Il faut rappeler que beaucoup de commentateurs et de lecteurs d'Aristote, tout en sachant que ce philosophe fût le disciple opposé de Platon, n'ont pas tenu en compte l'histoire des deux philosophies. Ils se sont intéressés à leur pratique sociale de référence. En effet, il faut bien se rappeler qu'Aristote était un étranger, pour ne pas dire un "immigré". On peut dire plus : un voyageurs, un visiteur d'Athènes. N'a t-il pas procédé de la même manière que cet agriculteur – dont parlait Platon dans le Gorgias –, qui laissa sa charrue pour partir à Athènes en vue de son amour pour la philosophie ? Si le cas échéant, le sens du bonheur du vivre ensemble, avancé par Aristote peut avoir – du point de vue pédagogique et didactique – un sens proche de celui de la perfection qui anime le travail d'équipe au lieu de celui de l'un. Si Aristote avait avancé la mise en forme de l'opinion du “ bonheur de vivre ensemble ”, c'est grâce ou à cause de sa prise de conscience quant à une situation politique particulière. En effet au temps d'Aristote, la Démocratie qui à ses yeux devait puiser son sens dans le bonheur du vivre ensemble avait un sens plus large, car Philippe et Alexandre de Macédoine avaient soumis la Grèce. Par conséquent le mépris auquel Aristote faisait allusion tient à la conquête et à la dépendance politique d'Athènes à l'égard de la Macédoine. Peut-on (en plus de cela) parler vraiment de l'aspect antidémocratique de la Démocratie athénienne ? Etait-elle une Démocratie qui s'opposa à toute autres formes de Démocratie ? Lorsque Ph. Lacoue-Labarthe avance l'idée du fait que les Grecs avaient raté quelque chose dans leur histoire, cela a un sens dans la mesure où même l'art grec n'avait rien avoir de près ou de loin avec l'art Egyptien. Le Sphinx et le Temple grec n'ont en effet rien avoir de près ou de loin avec les Pyramides égyptienne, d'où le mystère inhérent à celles-ci. En réalité, cela explique que l'esprit grec ne pensait que grec. La politique nous dit-on, pensait aussi grec, de la même manière que la philosophie. Ainsi on s'aperçoit de plus en plus que la thèse du solipsisme grec (que traduit la mise en forme d'opinions philosophiques), avancée par Al Farabi est de plus en plus probante.

Du point de vue politique, on peut soutenir que l'idée du bonheur de vivre ensemble qui vient de naître chez le Stagirite est en soi une opinion qui est d'actualité. Elle incarne une dimension éthique à savoir celle du partage du pouvoir. Elle tente aussi de réaliser le bien le plus grand. L'idée de l'extension du pouvoir physique du bien virtuel, était déjà connue chez Platon qui avait conçu – par le biais de l'instauration de la loi de la liberté et du respect – un mode de gouvernement à travers lequel il visait aussi la réalisation d'un certain bien. L'incitation au vivre ensemble, était aussi connue chez les Sophistes. Mais c'est bien Platon qui avait dans la République employé l'expression : “ afin de vivre ” (voir livre II de la République 369 d). En plus, Platon voulait étendre l'expression : “ bien vivre ” à tous les citoyens pour instaurer la Cité parfaite.

Il aura fallu attendre l'avènement du disciple pour à nouveau entendre ces mêmes expressions. A nous maintenir à la définition aristotélicienne de la Cité, cette dernière ne peut à ses yeux avoir de sens qu'en relation avec l'extension du pouvoir physique de la vie et du bonheur, qui sont eux aussi soumis à ces deux prémisses : “ afin de vivre ” et de “ bien vivre ”. En réalité – sans chercher à développer ici les grands principes de la philosophie politique des deux maîtres, on doit dire simplement que pour Al Farabi, les finalités ultimes de la société politique ne diffèrent pas quant à l'objectif qu'en voulaient le maître et son disciple. Ce qui importe ici est de nous maintenir au disciple, et ce pour une raison économique, car on va bientôt le rencontrer dans la transposition didactique du philosopher lorsqu'on passera à la paraphrase qu'en faisait un philosophe arabisant : Averroès qu'on qualifie d'habitude de latin. L'Averroès latin, était la nomination qui s'imposait.

Ce qu'il faut retenir chez Aristote, est la teneur philosophique de son opinion, qui a d'ailleurs – malgré son origine étrangère – marquée son poids. Elle est une conviction qui lui a value – du moins chez certains philosophes arabess – le statut du premier maître.

Le bonheur de vivre ensemble, est une idée qui ressort des deux premiers chapitres de la Politique 84 . En réalité ces deux chapitres – comme Francis Wolf le laisse entendre – établissent les fondements de toute la philosophie politique d'Aristote. Pour Francis Wolf, la phrase la plus importante qui résume toute la philosophie politique d'Aristote en constituant une thèse générale est celle qui souligne que : “ la cité a pour fin le souverain bien ”. L'affirmation d'un bonheur nuancé (un certain bien) que reflète cette phrase est d'ordre général. Pour le comprendre il faut repenser le sens qu'Aristote pensait de l'idée du temps en tant qu'action en relation avec un certain nombre, qui est aussi bien en forme qu'en mouvement. L'affirmation avancée en terme de prémisse est (à en croire Francis Wolf), une conclusion. Cette dernière ne peut en réalité être dissociée de trois prémisses que cet auteur a lui-même tenté de construire à la lumière de sa lecture de la Politique d'Aristote. C'est ainsi qu'il souligne :

  • “ ‘La cité est une communauté qui vise un certain bien’ ” : Première prémisse.
  • “ ‘Toute communauté est constituée en vue d'un certain bien’ ” : Deuxième prémisse.
  • “ ‘De toute les communautés, la cité est la plus souveraine, et celle qui inclut toute les autres’ 85  ”: Conclusion.

Ainsi on peut donc conclure – à la lumière de ce procédé de l'ouverture à l'idée du Bien – que le Bien propre visé par cette communauté souveraine est le Bien souverain, non pas le souverain bien (Dieu) comme Kant l'a laissé entendre. C'est au contraire un Bien où l'on cherche à contacter pour contracter : à entrer en contact pour nouer des liens amicaux, des contrats des pactes etc. Ainsi le sens du “ bien vivre ” doit être compris en relation avec le fait de mener la vie pleine : le bonheur de justice et de paix. Mais lorsqu'il s'agit de la relation d'ouverture à l'égard de la chose, (rapport qui reste à l'opposé de la relation interchangeable d'homme à homme), on doit laisser penser avec Aristote que la perfection de l'acte de créer puise son sens dans le travail de l'un, et non pas dans celui de l'équipe. Car l'homme seul en face de la chose, ne se trouve pas pour autant seul du moment qu'il est ouvert aux choses qui fondent la vérité. La solitude se dissout dès lors que l'on rentre en relation de connexion réciproque à l'égard des choses et non pas à l'égard des individualités personnalisées. C'est ainsi qu'Aristote souligne : “ ‘L'erreur se produit plus facilement quand nous examinons le problème avec d'autres personnes que quand nous l'examinons par nous-mêmes car l'examen qui se poursuit avec autrui se fait par le moyen du discours, tandis que l'examen personnel se fait autant, sinon plus, par la considération de la chose elle-même’ ” 86 .

Dans la postérité de cette philosophie, certains philosophes vont mener le processus de l'inspiration jusqu'aux limites de la pensée aristotélicienne. Ainsi Leibniz incitera à penser dans les signes, dans les choses, au lieu de penser avec le langage, avec le signe. Cela, peut en effet, (si l'on en croit la philosophie existential de Heidegger), nous aider à penser l'extension du pouvoir de la communication. Heidegger qui a reprit Aristote sur ce point précis ira même à inciter la pensée allemande à se mettre au travail, à réaliser le passage du natonal-socialisme au national-esthétisme, dira Ph. Lacoue-Labarthe. Cette tentative heideggerienne renvoie à penser dans l'extension du pouvoir physique, en vue de marquer une pause, un abandon de l'acte du penser par la pensée. Car aux yeux de Heidegger, une démarche qui se perd dans les spéculations théoriques, ne conduit qu'à la fatigue.

Ce qu'il faut donc signaler au passage est que Aristote a conçu un mode de réalisation de ce qu'il a lui-même appelé : une certaine idée de bien. Cette réalisation fût accomplie sur la base d'une relation d'ouverture à l'égard de la nature y compris l'homme comme faisant partie intégrante de celle-ci. Or sur ce point précis, quelques nuances doivent être relevées. Si l'on s'en tient au point de départ du maître et du disciple, on s'aperçoit que ce point diffère en ce qui concerne le mode social de la réalisation de l'idée du bien. De ce fait, on peut se poser la question : Est ce que c'est toujours le langage qui détermine vraiment le statut d'un pouvoir ou d'un discours ? Puisque le langage est un comportement, (comme certains comportementalistes le laissent entendre), et que l'art – aux yeux d'Adorno – est aussi ainsi, alors on peut laisser entendre que l'acte du bien penser est d'abord un acte qui doit puiser son sens dans l'incommensurabilité des comportements à la fois affectifs et intellectuels des individus et des foules dans une société donnée. Pour mener la pensée à bien penser ce langage perceptif qui crée un espace de communication, deux actes sont désormais possibles. Le premier consiste à mener (dans le sillage de la méthodologie de l'ouverture qui s'astreint à questionner les faits) le penser en tant qu'action, à penser dans le langage en tant que formes apparentes d'organisations perceptives. La seconde démarche consiste en fait à choisir, à classer les catégories de pensée que le questionneur doit mettre en oeuvre pour sensibiliser, mobiliser ou même donner un sens aux formes apparentes. Ce n'est rien d'autre qu'une articulation de deux techniques : l'argumentation d'une part et la démonstration d'autre part. Ces deux techniques usent en fait de procédés rhétoriques pour émouvoir, sensibiliser, rendre docile et faciliter l'accès à l'appropriation des contenus et des notions complexes.

Cette approche peut en effet s'appliquer au processus de la transposition didactique du philosopher dans le monde arabe par Al Farabi. Car dans le choix que nous faisons à travers ce chapitre, l'écologie des savoirs diffère à travers les deux milieux. Ce qu'il reste à savoir et à étudier est le processus de la didactisation. C'est-à-dire nous devons d'emblée chercher à déterminer si lorsqu'on transmet, lorsqu'on transpose ou l'on paraphrase un savoir propre à une écologie donnée, finit-on tôt ou tard peu ou prou par nous inspirer aussi bien des disciplines et des méthodologies traitées et avancées par une pensée donnée et de ses propres normes éthico-politique ?

Cela étant la raison pour laquelle nous nous sommes référé à Platon et à Aristote tout en étudiant le rapprochement de leurs opinions comme le voulait Al Farabi. Dans cette comparaison nous sommes forcé à démontrer la divergence des deux grands maîtres de la pensée grecque tout en les éloignant de la philosophie ou théosophie arabo-islamique, car en réalité les deux philosophies (platonicienne et aristotélicienne) n'ont pas les mêmes conclusions, bien qu'en apparence leurs prémisses soient semblables du fait qu'elles abordent les mêmes problèmes portant sur la recherche d'une manière générale de la perfection humaine. A vrai dire la philosophie de Platon se souciait en effet du sens du vivre un certain bien. Il en va de même pour Aristote, qui a cherché à donner le sens du bonheur du vivre ensemble à ce même bien, qu'il qualifia de certain bien. Quant à la question de la perfection humaine en tant que thème global elle fut une question chère aux deux systèmes philosophiques des deux grands maîtres de la Cité grecque, comme il fût aussi l'intérêt de (almadina alfadilah) (la Cité parfaite) d'Al Farabi. Il serait intéressant de comparer les contenus des deux conceptions quant au bonheur recherché par les deux Cités : celle de Platon et celle d'Al Farabi.

La distinction entre l'être de l'apparence et celui de l'apparaître, est une démarche de plus en plus évidente pour accéder à la vérité des choses. Lorsque, par exemple les poètes, les dialecticiens, les théosophes et les philosophes arabes ont traduit la pensée philosophique grecque, chacun à sa manière a voulu l'adapter à sa vision de la Cité parfaite. Les idées apparentes se distinguaient de l'apparaître. D'ailleurs, même l'idée de la Démocratie, et le concept politique de celle-ci n'ont pas été posés, discutés ni même réfléchi aussi bien chez les arabes de la période dite du paganisme, que pendant l'avènement de l'Islam, comme si ce concept politique n'avait pas été le vécu des Grecs. Car la philosophie comme nous venons de le faire remarquer pensait grecque de même que la politique. On peut cependant laisser penser que la transposition didactique de la philosophie politique grecque a séduit Al Farabi, puisque la conception aristotélicienne de l'État est fondée sur une vision multifactorielle, multi-éthnique. L'État que voulait Aristote est en effet une société de société. Al Farabi ainsi que d'autres théosophes musulmans, ont admiré chez Aristote cette vision étatique où naissent des valeurs éthico-politique, tel que par exemple le respect, la tolérance et le contact explicite ou implicite des ethnies. Il y a là – comme on peut le remarquer – une opinion qui admire une autre, et qui s'en inspire. C'est la raison pour laquelle on a déjà à plusieurs reprises avancé que l'action artistique véritable réside plus dans l'inspiration que dans l'imitation ou la limitation. Car la pensée hérite à la fois de la pensée et du signe.

Mais Aristote diffère de Platon quant au règne du religieux d'autant plus que le premier moteur dit : immobile est pour Aristote autosuffisant qu'il n'intervient pas comme le pense Al Farabi dans le sort et dans le déroulement du monde et de la vie politique et sociale. En tout cas, c'est bien Aristote qui parlait des erreurs fondamentales de Platon. Et pour mieux relever certaines des plus importantes, on doit comparer le point de vue aristotélicien et platonicien quant à la question du vouloir vivre et du vouloir gouverner. Car c'est à partir de là qu'on passera à l'objection qui est la nôtre qu'on tente de diriger à l'encontre de la politique d'Al Farabi.

Comme nous venons de le souligner, bien que les finalités de Platon et d'Aristote ne soient pas différentes fondamentalement sur la nécessité de vivre dans la Cité, sur le prolongement de l'espérance de vie (un fond qui est en relation très large avec l'idée du bien vivre), il n'empêche que la différence essentielle porte sur les modes de la réalisation du régime social adéquat pour la société grecque. Ainsi lorsque nous venons de souligner que la politique de la même manière que la philosophie pensaient grec, cette affirmation trouve son fondement dans l'idée qu'est la perfection humaine commune aux deux philosophes (Platon et Aristote). Mais cette perfection est utilisée par Platon pour maîtriser la société non seulement dans une perspective de la coercition, mais aussi au sens d'une maîtrise des biens de consommation. L'intervention de la Loi, aussi bien dans la vie privée que dans la vie public, seule peut expliquer la teneur juridique de la philosophie platonicienne qui est celle de la maîtrise. Platon a voulu en effet conserver les coutumes, les traditions et les manières d'être de l'homme de la Cité grecque. C'est pour cela qu'il a mis à l'épreuve une dimension juridique omniprésente même dans les cuisines des comptines des enfants. Ce n'est rien d'autre qu'une dimension conservatrice de l'ordre établi, qui s'opposait en effet à toute tentative de changement, à toute tentative d'introduction d'un simple élément qui serait susceptible de déstabiliser, les autres éléments de la forme apparente. Plus tard la Gestaltthéorie procédera de la même manière quand elle pensera le maintien de la totalité de la forme et de ses parties. Voilà certainement la raison pour laquelle Gilbert Romeyer Dherbey souligne au sujet de ce conservatisme platonicien que : “ ‘(...) Platon pour conserver intacte la Cité, interdisait dans les Lois, non sans lucidité étant donné son projet, d'introduire la plus petite innovation dans le détail des moeurs, coutumes et usages, jusqu'aux comptines des enfants’ ” 87 .

Sur le sens de cette idée de la philosophie de la maîtrise, nous pensons que le maître et le disciple sont en parfait accord. Cette maîtrise est effet définie du point de vue philosophique en terme de tâche. Si avec Platon la dialectique juridique vise à simplifier, à imposer au réel des valeurs déjà acquises dans l'âme, alors à l'inverse, l'analyse d'Aristote vise à chercher (dans ce qui apparaît simple) quelque chose d'impressionnant, de complexe, d'ordinaire et de fortuit auquel la perfection humaine reconnaît rarement la particularité séduisante. Tout ce que l'on sait demeure insaisissable, et tout ce que l'on ne sait pas, n'est rien qu'un jeu de connaissance et d'ignorance, qui puise son fondement dans l'altérité et l'ouverture aux choses, engendrant la différenciation, l'incommensurabilité du sens. Ces effets, nous obligent qu'on le veuille ou pas, à la classification, à la calculabilité du sens et du frisson du sens.

On doit dire que la transposition didactique du philosopher dans le monde arabe, trouve ses idées théosophiques et juridiques dans la philosophie platonicienne plus que dans celle d'Aristote. Mais Averroès ( tout en s’opposant au rationalisme du Machrecq (oriental) a laissé entendre que l'important pour comprendre l'action politique, est de relire la pensée philosophique grecque, en particulier celle d'Aristote 88 . Cette relecture a donnée naissance à deux types de rationalisme. L'un que nous qualifions d'oriental (Machrecq), l'autre d'occidental (Maghreb) 89 . Il existe en effet, de l'un à l'autre, une rupture dans la continuité. Le premier qui a penché plus du côté des idées coercitives de Platon, représente une continuité à l'égard des idées platonicienne qui expriment une sorte de vérité mystique, et abstraite ; le second incarne une continuité portant sur la vérité religieuse qui ne contredit pas la vérité philosophique. De ce fait, il dépasse le rationalisme du Macherecq quant à la méthodologie qui exprime la vérité tout en se basant sur la raison, au lieu de se baser sur le sentiment mystique. Ce dernier rationalisme penche vers la philosophie de l'ouverture d'Aristote.

Avant de les discuter et de les comparer il faut souligner la différence qui oppose les deux maîtres de la Cité grecque, malgré le rapprochement qu'en faisait Al Farabi.

Pour comprendre cette divergence nous proposons de partir d'une vision pour laquelle Costantin Despotopoulos dans un article intitulé : Observations sur la Cité, démontre que : “ ‘Aristote après avoir posé clairement le grand problème : le communisme ou propriété des moyens de production et des biens de consommations, aboutit comme Platon, à la conclusion que le meilleur régime social possible est celui qui demande la propriété des moyens de production amélioré simplement par un esprit communautaire dans l'usage des biens de consommation’ ” 90 .

On doit marquer une pause sur les expressions : “ la propriété ” et “ l'esprit communautaire ”. Ces états de faits sont des concepts propres à l'économie politique et à la philosophie politique, dont Platon et Aristote ont donné des avis si différents. Il est vrai que l'insertion dans la Cité est une finalité dont le sens et la visée restent différents chez le maître que chez son disciple. En effet, Aristote n'élabore pas comme Platon un projet politique rigoureux, concis et antisocial. Son travail philosophique est une somme de réflexions sur la société qu'il embrasse pour la première fois. A titre de rappel historique seulement, Platon en tant qu'Athénien, avait une opinion philosophique fortement influencée par les événements qu'il a connu ; quant à Aristote, il était un Stagirite, un Macédoinien, il apportait une réflexion sur le nouveau milieu qu'il venait de connaître, et de ce fait son analyse politique fût objective. Comme on peut le constater dans la quasi totalité de ses écrits, Aristote voulait apporter par l'enquête, l'analyse objective des faits qui l'entouraient, une réflexion lucide sur tous les états de faits qu'il a connu. La différence avec Platon repose sur le fait qu'Aristote n'avait pas l'intention d'élaborer un projet politique assez bien défini et clarifié, mais un système de réflexion sur des actions qui pourraient prendre une allure politique. C'est à partir de là, qu'on doit avoir présent à l'esprit toute la spécificité de la méthodologie aristotélicienne au sujet de laquelle nous venons de signaler qu'Aristote dans la totalité des cas, illustre plus qu'il ne prouve.

S'agissant des deux états de faits : la propriété et l'esprit communautaire, on peut se demander ce qu'en a fait aussi bien Platon qu'Aristote ? Et en quoi cela a t-il intéressé le philosophe arabo-islamique : Al Farabi ?

Ce qu'il faut noter au préalable, est qu'Aristote a procédé à une critique, à une confrontation avec Platon. Cette démarche l'a amenée à rectifier plusieurs idées avancées par celui-ci tout en parlant de ses erreurs fondamentales. Dans cette perspective, on se demande d'ailleurs comment Al Farabi a eu l'audace de concilier le maître et le disciple sachant bien qu'Aristote parlait déjà des erreurs fondamentales de Platon ?

Il faut préciser que la démarche philosophique de l'ouverture aux choses, avancée par les deux maîtres de la Cité grecque, est différente de celle des philosophes arabes. Car dans les faits, d'une part la chronologie philosophique grecque avait tendance à présenter des antinomies latentes ; et d'autre part, au lieu de présenter leurs travaux comme étant des nouveautés implacables, les philosophes de la pensée Occidentale moderne depuis Descartes jusqu'à nos jours, ont inscrit leurs travaux dans une logique de continuité. Vieil argument du lieu commun dont le procédé fut connu depuis les sept sages grecs qui, (malgré leur différence quant à l'explication de l'origine du l'univers), avaient donné une opinion commune expliquant leur unité quant à l'impossibilité de chercher une origine du cosmos en dehors de celui-ci. Cette démarche a poussé les historiens de la philosophie à qualifier leur philosophie de cosmologique, parce qu'elle a expliqué le cosmos à partir de ses propres éléments. Le philosophe ultérieur dans la pensée Occidental depuis Descartes jusqu'à nos jours, se donnait en effet le temps pour lire, comprendre les propos de son prédécesseur. Autrement dit, l'argumentation philosophique du dépassement fût fondée sur celle du précédent. Cette approche philosophique est celle de la rencontre et du rendez-vous, bien qu'elle soit dans le font en désaccord parfait avec le principe de l'argumentation qui repose sur l'accord préalable à toute discussion. L'esprit critique en effet, fut le fil conducteur depuis l'origine de la spéculation philosophique. La pensée Occidentale est par essence une pensée du "ou bien ou bien".

A l'opposé, les philosophes ou théosophes arabe, avaient une tendance à défendre une opinion, une vue politique déterminée. Les philosophes-théosophes arabes ultérieurs ne lisaient pas d'une manière finale et exhaustive leurs prédécesseurs. Ils avançaient au contraire des idées tout à fait arbitraires et dogmatiques. Autrement dit, dans la philosophie arabe, on ignore le point de départ comme on est incertain sur le point d'arrivé. Lorsqu'on dit que la philosophie et la politique pensaient grecque, on ne fait que de renforcer cette argumentation avancée par Jacqueline De Romilly pour qui les Grecs avaient une habitude : “ De ne pas présenter leur doctrine comme nouvelle, mais de corriger au passage très légèrement celle de leurs prédécesseurs, et d'introduire par ce biais, sans avoir l'air de rien, les découvertes les plus importantes parfois les plus révolutionnaires ” 91 . La philosophie arabe, comme le pense Aljabiri dans : Nous et le patrimoine 92 , (Nahnou oi Attouratt) fut celle d'un discours idéologique qui venait en service à l'ordre établi tout en accomplissant les intérêts des différentes classes sociales données dans un milieu donné.

En politique, la différence entre Platon et Aristote repose sur le sens de l'esprit des Lois. En fait pour Aristote “ le bonheur de vivre ensemble ” 93 trouve son sens dans l'émergence d'une loi qu'on peut qualifier d'apodictique, de nécessaire pour la Cité, loi qui se dégage du contact implicite ou explicite des ethnies rivales. La loi voulue par les penseurs de la Cité grecque est une loi anthropologique. Elle est pour Aristote celle du contacter pour contracter : une loi qu'il ne faut non pas imposer au monde des choses humaines mais qu'il faut chercher dans les relations de liaisons logiques reconnues dans les choses. Le vrai disait Aristote “ ‘est de toucher et d'annoncer, (...) de l'autre côté l'ignorance c'est de ne pas toucher’ ”. 94

A partir de là, on peut dire que la transmission de centaines valeurs philosophiques dans le monde arabo-islamique est quelque chose d'universel à l'acte du penser. Car la pensée d'une part peut être préoccupée par les mêmes tâches, les mêmes problèmes et les mêmes soucis déjà connues par d'autres pensées dans des différents espaces. Et d'autre part chaque, pensée hérite de l'autre par le biais de l'imitation et de l'inspiration. Au sujet de cette universalité, Adorno a pensé que même si tout ce qui a été pensé d'une manière pertinente dans une société disparaît sous les effets du hasard ou de la nécessité, cela ne garantie en rien la disparition, l'anéantissement de l'acte de penser. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘Ce qui a été pensé peut être réprimé, oublié, effacé. Mais on ne peut nier qu'il en survive quelque chose. Car la pensée a un aspect d'universalité. Ce qui a été pensé d'une façon pertinente devra être pensé en d'autres lieux, par d'autres. Cette confiance accompagne encore la pensée la plus solitaire et la plus impuissante ’” 95 .

Ces propos expliquent l'espoir qui pourrait naître au sein d'une société désorientée, déséquilibrée et affaiblie. Ce sont des propos qui nous rappellent ceux qu'Aristote attribut à Héraclite qui disait : “ là où il y a des hommes il y a aussi des dieux ”. En effet, Héraclite disait cela à des étrangers qui sont venus rendre visite à un penseur d'Ephèse. Le trouvant se chauffant auprès d'un feu et hésitent à entrer, Héraclite les y convie en disant : “ ‘Ici aussi sont les dieux ’”. 96 . Cela signifie en fait que les étrangers qui hésitaient à entrer lorsqu'ils avaient constatés qu'Héraclite se chauffait au feu de sa cuisine, avaient une attitude qui s'explique par le respect de l'intimité de la tradition. Mais ce qu'il faut chercher à comprendre au-delà de ce sens primaire, est que l'attitude d'Héraclite (se chauffant auprès du feu du four banal à pain de sa cuisine) qui convia les étrangers à entrer en discussion avec lui, signifie aussi que la noblesse et la profondeur peuvent être à l'oeuvre des choses les plus humbles, les plus courantes et les plus banales. Voilà le sens philosophique qu'il faut retenir de ce geste, à propos duquel Leibniz dira plus tard : “ Je ne méprise presque plus rien ” 97 , et que Nietzsche reprendra ensuite en disant : “ les grands problèmes courent les rues ”. L'espoir de la continuité de l'acte de penser, peut résider dans les actes des sociétés dites d'abondances, il peut résider dans les pires formes du catastrophisme, parce que dès lors qu'il existe encore des hommes aptes à écouter, à discuter et à communiquer, l'espoir de voir naître des actes d'un apprentissage du bien penser n'est pas abandonné.

Mais dans l'absence du contacter pour contracter, dans l'absence de la relation phatique à l'égard des choses et des autres, on ne doit parler que d'ignorance, que de violence et non pas de situation falsifiées. Lorsque l’on n’est pas soumis à la tromperie, il ne peul y avoir d'erreur, mais simplement une non-saisie provisoire de la vérité. En plus lorsqu'on est faible on voit le mal hors de soi. C'est ainsi qu'Aristote a laissé entendre qu'en cet état de fait, “ ‘il n'y a pas de faux, ni d'illusion, mais une ignorance’ ” 98 .

Contrairement à Aristote pour qui la question du contacter pour contracter fût celle de l'ouverture, d'acquisition, et non de réminiscence, Platon trouve dans la coercition la contrainte, la pénalisation des critères pour le bonheur de la République. Car si des éléments (que lui-même considère comme pathologiques pour la vie durable de la Cité), handicapent le fonctionnement de celle-ci, alors l'élimination et l'enfermement sont des solutions finales pour la survie de la Cité. De la même manière qu'il “ ‘existe autant d'espèces de tempéraments d'hommes qu'il en existe aussi de régimes politique’ ” 99 , disait Platon. Cela veut dire que le régime politique doit être adapté aux comportements, aux tempéraments aussi bien des individus que des groupes dans une société donnée.

Du point de vue didactique, cela peut se traduire en différenciation didactique et pédagogique, car les individus, les personnages n'apprennent pas de la même manière. De ce fait, on peut dire que les Lois de la politique la Cité, sont à la société ce que les règles et les techniques d'apprentissage et de la formation sont à l'École ou à l'Université. La ressemblance des rapports est fondée d'une part sur l'organisation permanente, et d'autre part sur l'humanisation effective des actions. Si l'on en croît Platon, il faut alors chercher à instaurer une ouverture sur les individus ayant des tempéraments si différents. On a l'impression dans cette destinée que “ le bonheur de vivre ensemble ” que voulait Aristote au pouvoir démocratique, avait déjà eu un écho chez Platon. Or ce qu'il ne faut pas ignorer est que le pouvoir démocratique ainsi que le pouvoir tyrannique sont pour Platon animés par ce qu'il appelle “ les plus beaux régimes politiques ”. En quoi consiste donc cette beauté de ces deux régimes ?

Pour ce qui est du pouvoir démocratique, Platon y trouve un lieu privilégié pour la connaissance des caractères. Kant dira plus tard en restant fidèle à Platon que le caractère 100 est la loi de la liberté. Pour Platon, ces caractères animent les êtres humains. Dans le régime démocratique, ce ne sont pas les lois qui intéressent Platon, mais ce sont les hommes qui composent ce régime. C'est ainsi qu'il souligne : ‘Des hommes de toute espèce, voilà donc ce qu'il y aurait, au plus haut degré dans ce régime politique’  ” 101 . Et il ajoute pour mettre en évidence la beauté d'une telle diversité d'opinion : ‘Il y a chance que, de tous les régimes, celui-ci (le démocratique) soit le plus beau : pareil à un manteau que l'on a bariolé d'un bariolage de toutes couleurs, ce régime apparaîtrait aussi comme le plus beau, en tant que bariolage fait de toute sorte d'humeurs’  ”! 102 Mais le problème qui se pose dans cette perspective, est le sens de cet aspect humoristique du caractère démocratique avancé par Platon. Dire qu'il n'y a dans une Démocratie que de l'humeur, cela est en soi un recul, une ironie de la part de Platon à l'égard de ce même régime. Cette ironie se confirme davantage par l'emploi de certaines figures rhétoriques comme la comparaison et la métonymie qui éclatent dans quelques lignes où Platon compare le comportement des citoyens dans une Démocratie à celui de ces femmes et de ces enfants qui contemplent esthétiquement les choses par le biais d'une opinion, d'un jugement de plaisir intéressé et de jouissance artistique. De tels comportements aux yeux de Platon, ne peuvent en aucun cas permettre un jugement politique. L'important serait donc de se confier au philosophe technocrate, car celui-ci possède bien les techniques d'accès aux choses du pouvoir. Le jugement politique en Démocratie disait Platon est : ‘“ Comme il en est des enfants et des femmes quand ils regardent les objets bariolés, ce régime sera par beaucoup jugé le plus beau’  ” 103 . Cette beauté esthétique que condamne Platon, est un handicap pour accéder à la beauté discursive, c'est-à-dire à la beauté des idées qui sont des toujours-déjà, des dispositions morales, ayant des effets dans le déjà-là. Il est vrai que dans un régime démocratique, tout est en effet ouvert à la discussion, à la rencontre, à l'indulgence et à la tolérance de certains comportements qui parfois s'opposent à l'intérêt de l'Etat. L'important dans cette perspective est de penser à l'établissement de la constitution. Ce n'est qu'une tentative pour mettre de l'ordre dans le désordre apparent dont témoigne la diversité des opinions. C'est en ce régime démocratique (qui témoigne de l'avènement d'opinions désordonnées) qu'il est convenable voire nécessaire de chercher un autre régime. Voilà la raison pour laquelle Platon souligne : ‘“ Tout les genres de régimes se trouvent en Démocratie, parce qu'il en a le droit ; et quand on a dessein de constituer un Etat, il est fort possible que ce soit une obligation de s'en aller dans un État régi démocratiquement et d'y choisir un mode de gouvernement à sa convenance!’ ” 104 .

Le sens de cette citation est à chercher à nos yeux ailleurs. En réalité si dans le régime démocratique réside une liberté d'expression, alors cela signifie – d'une manière concrète – l'existence d'une multiplicité de pouvoir, de régime qu'il faudrait penser à unir sous la tutelle de la Loi. Cela permet enfin de réfléchir à une constitution politique qui unira les différentes actions des différents régimes qui se trouvent amoncelé dans la vie quotidienne des actions des régimes politiques. C'est ainsi que Platon n'a pas cessé de répéter que le corps est un tombeau, c'est-à-dire qu'on ne peut en aucun cas nous laisser aller avec ce qui apparaît, avec les opinions admises, car on ne peut rien fonder sur l'opinion. Il en va de même en politique : ce n'est pas le bonheur et le bien dont témoignent des individus et des sociétés qui est opérant pour la réalisation d'un certain bien, mais c'est au contraire, ce qui importe de vertueux à la Cité dont la Loi réalise et accomplie le durable. Evidemment, Platon ne va pas s'arrêter là. Il va plus loin pour établir un parallélisme, un égalitarisme entre d'une part, ce que lui-même appelle : “ l'homme beau ” et d'autre part, le régime tyrannique 105 . Ainsi pour que le tyran puisse conserver sa personnalité en tant qu'homme de pouvoir, Platon lui dicte une voie à suivre comme si le savoir politique à transposer dans une Cité est celui de la contrainte et de la coercition. La liberté (si l'on en croit Platon), est donc une nécessité soumise d'une manière implacable à une autre nécessité qui est de l'ordre du juridique à savoir celle de la contrainte et de la coercition, imposées par “ l'idéal rationnel ” de la Loi. Le conseil que Platon en tant que philosophe dicte au tyran est de supprimer tous ceux qui ont contribué de près ou de loin à amener le philosophe-législateur au pouvoir. C'est ainsi que Platon souligne : “ ‘les supprimer tous est donc pour le tyran une obligation s'il veut conserver son pouvoir, jusqu'à temps que ni amis, ni ennemis, il ne reste personne auprès de lui qui vaille quelque chose ’”. 106 . Cette conception est énigmatique, son contenu est aussi inhumain. Car l'élimination n'est pas une forme pour éduquer, pour punir ni même pour corriger le déviant. Lorsque Kant disait : ‘“ Il faut punir lorsque quelque chose est faite’ ” 107 , il n'a pas pourtant (malgré sa reprise du platonisme quant à son affirmation de l'écoute des philosophes) été plus loin dans sa conception de l'éducation pour penser l'élimination physique des "déviants" et des "délinquants". C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘Le droit strict peut être représenté comme la possibilité d'une contrainte réciproque complète s'accordant avec la liberté de chacun suivant des lois universelles’ 108  ”. La nécessité de punir lorsque quelque chose est faite, s'impose comme loi apodictique de la liberté. Mais que signifie, du point de vue Kantien ce quelque chose ? Comment la punition peut-elle être proportionnée aux actes punissables ? La réponse à ces deux questions peut ressortir à partir de deux idées principales proprement Kantienne. Pour ce qui est de la première, Kant pense que “ la peine n'a pas à être simplement utile ” 109 . Quant à la seconde, il annonce que “ la loi du talion est la mesure de la peine ” 110 .

La reprise du platonisme par Kant est une transposition didactique des idéaux politiques. Cette transposition didactique est fondée sur une ouverture, une relation d'attention positive que Kant s'est tracé à l'égard du platonisme. L'altération de l'idée de Platon est en, elle-même positive du moment que Kant n'a pas été plus loin comme l'a été Platon pour annoncer l'élimination physique des individus dits "hors normes". La loi de la liberté qui est une loi du droit ne doit pas aux yeux de Kant être substituée au libre arbitre du législateur. Elle ne doit pas être régit non plus par sa simple intuition sensible. Lorsque le législateur est en position de contraindre quelqu'un, il doit – aux yeux de Kant – “ lier cette contrainte à la liberté de chacun ” 111 . C’est-à-dire à chacun son droit qui le contraint à reconnaître ce qu'il a fait. Voilà donc la manière à travers laquelle on peut arriver à comprendre le fait commis suite à un délit, pour pouvoir ensuite lui substituer une punition convenable. Autrement dit, le législateur – quand il se heurte à une situation de crime – a le devoir d'agir non pas à sa guise et en fonction des représentations de situations, comme le pense Platon, mais il doit au contraire se tracer aux yeux de Kant cette attitude de faire parler l'absent présent quant à la situation criminelle (culpabilité), en contraignant extérieurement la conscience du coupable à manifester sa liberté. Cette liberté ne sera donc rien d'autre que de pousser l'autre à avouer son action, à dire : “ je ne reçois que ce que je mérite ”.

Avec Platon bien que l'on ne soit pas dans un comportement anormal, il n'empêche que le conseil qu'il donne au tyran pour récompenser ceux qui l'ont élu, est bien celui de leur élimination. La question qui désormais s'impose est celle de savoir si supprimer a le même sens qu'éliminer chez Platon.

A nous maintenir au pouvoir totalitaire auquel Platon faisait l'éloge, on doit avouer qu'un tel pouvoir élimine plus qu'il ne supprime. L'État totalitaire de Platon est d'abord un État dont le pouvoir devrait se réaliser sur la base d'un savoir, sur la base d'un discours philosophique qui refuse de reconnaître l'attitude du contacter pour contracter. D'ailleurs on peut même se demander si ce n'est pas pour cette même raison que l'idéal politique avancé par Platon ne fut pas réaliser, puisque du point de vue historique Denys a échoué dans la réalisation de ses projets politiques à Syracuse. Mais cet échec ne signifie pas que Denys ne fut pas un tyran. Ce qui deste voué à la critique par certains commentateurs malgré cet échec, est la théorie platonicienne en elle-même. En effet, au sujet du débat sur l'aspect antidémocratique de la Démocratie athénienne, on doit dire que le totalitarisme, la tyrannie étaient connus dans cette société. L'explication qu'on pourrait donner est celle de la menace que constituait Denys. Cette menace ressort en fait d'un exemple avancé par Aristote, un exemple à travers lequel il a montré que la Démocratie athénienne, fut au fond tyrannique. L'exemple qu'il a donné doit être compris dans une perspective purement rhétorique, car il est en soi une argumentation par l'exemple, par paradeigma, et non pas par celle de l'enthymème 112 . Ainsi Aristote va prouver que Denys est un tyran au même titre que les autres tyrans connus dans la Démocratie athénienne. D'abord on doit dire que l'argumentation par l'exemple (paradeigma) n'a pas exactement le même sens que celle qu'on a l'habitude d'employer dans la pensée moderne. Elle est une induction dialectique, qui va du fait au fait en passant par une règle sous-entendue. En effet, pour le sens de l'exemple que donne Aristote, ce dernier voulait chercher que Denys est un tyran au même titres que d'autres connus jadis. Pour lui, si on veut prouver que Denys aspire à la tyrannie, on va partir d'un fait : que Denys demande une garde du corps. Or, on sait que Pisistrate d'Athènes jadis en a demandé une avant de devenir tyran ; de même Thèogène de Mégare, “ et tous les autres que l'on connaît, qui deviennent tous des exemples pour Denys ” 113 . Du fait que Denys demande une garde, on peut inférer qu'il deviendra tyran. Ainsi comme on peut le remarquer, Aristote dit bien “ du fait au fait ”, malgré qu'il existe des exemples qui servent à aller du fait à la règle ou à la loi, ce qui est la définition même de l'induction. Mais on note que dans le texte d'Aristote, le passage du fait au fait, s'opère par le moyen de la règle : “ ‘Tous ces faits particuliers tombent sous cet universel (Katholou) que tout aspirant à la tyrannie demande une garde’ ” 114 . Qu’est-ce que cela signifie du point de vue de l'action politique ? Cela veut dire en effet, que la liberté dans la Démocratie athénienne était vouée à la contrainte et à la coercition qu'imposaient les tyrans qui demandaient une garde du corps puisqu'ils ne pouvaient en aucun cas vivre et jouir du sens de la liberté individuelle. Ils leur fallait une protection rapprochée et permanente. C'est en tout cas ce qu'on pourrait extraire du texte d'Aristote 115 .

Certains commentateurs iront en effet plus loin pour dire que cette théorie platonicienne de la politique, est l'une des théories les plus terroristes que le monde Occidentale n'ait jamais connu. Cette attitude où le bonheur de vivre ensemble est la fin la plus élevée pour la Cité, fût renforcée par la Loi, car vivre signifie dans cette perspective législative : survivre pour enfin s'entraider, éviter de s'entre-tuer. Mais la liberté si l'on en croît Platon et Kant peut trouver son fondement dans la contrainte et la coercition. La réalisation de ce but ne peut avoir lieu que dans un État de partage mesuré et calculé des savoirs et des pouvoirs. Ce partage ne peut être fondé que dans une situation d'ouverture à toutes formes d'impressions, de compétences et de génies, en vue d'en apprécier l'organisation des états de faits tout en leur imposant une sorte d'idéal dit rationnel qui émane de l'arbitraire de la pensée de l'âme en tant que signe, en tant qu'interprétant.

L'État totalitaire est une forme presque inhérente à toute forme de pouvoir, mais il en existe un où s'applique l'expression : totalitaire, d'une manière excellente. Cet État est celui où gouvernent les maîtres du discours de la manipulation, de la séduction, de la fascination et du mensonge. Ceux qui parviennent à gouverner dans un État dit totalitaire, sont en effet les scientifiques, les philosophes qui prétendent à trouver des solutions évidentes à des problèmes évidents. Ils se définissent comme étant des experts dont le pouvoir est celui de la science aussi bien pratique que spéculative. Ce pouvoir des experts oubli celui des pairs, pour qui les choix éthiques sont à l'oeuvre de toute pratique. S'agissant de l'État platonicien, on doit affirmer avec Christian Delacompagne, que Platon en fût le promoteur. Ainsi et dans cette même perspective Delacompagne souligne : “‘ j'appellerai donc État totalitaire, l'État où , par exemple, règnent les philosophes. Bref, l'État platonicien, celui que nous décrit la République, modèle insurpassable d'oppression et source plus ou moins explicite de toutes les théories terroristes qu'ait connus l'Occident ’”. 116

Après avoir exposé brièvement le contenu de la philosophie politique de Platon ainsi que sa destinée, on doit maintenant nous interroger sur un fait qui s'est imposé soit par hasard soit par nécessité chez la plupart des philosophes arabess qui se rendaient à la “ Maison de la sagesse ” (Baytt AlhiKma), une maison spécialisée dans la traduction des oeuvres remarquables de la pensée grecque. Elle fut une institution que fondaient Al Mamoun et Al Motassim Califes (Rois) de l'ère Abbasyde. Les philosophes arabes de cette période ont eu l'audace, le courage, et l'aventure de s'ouvrir sur le savoir philosophique grecque pour tirer profit de la philosophie de Platon (comme le faisaient certains penseurs du Machrecq) plus que de celle d'Aristote. Certains ont même été si loin, qu'ils ont proposé une relecture de tous les concepts philosophiques aristotélicien tout en les rendant accessibles au public dans un langage typiquement platonicien, et ce pour affirmer la non opposition du maître et son disciple, tout en laissant penser que les deux hommes avaient les mêmes tâches, les mêmes projets et les mêmes visions.

Ces commentateurs sont ceux qu'on intègrent d'habitude sous ce qu'il est convenu d'appeler : le rationalisme du Machrecq (Oriental). Par contre ceux qui faisaient l'éloge d'Aristote, sans se référer à Platon, et qui parlent pour qualifier Aristote de premier maître, nous les appelons : les rationalistes du Maghreb. Ils incarnent un rationalisme dit occidental, dont Averroès fût l'exemple.

A ce "terrible constat" qu'est la conciliation de Platon et d'Aristote, (constat qui demeure pourtant respectable), il ne peut y avoir de sens que lorsque nous nous efforçons de démontrer le but caché de cette transposition didactique du philosopher, qui tombe sous le coup de la falsification et de la vulgarisation des contenus philosophiques des deux sages (Platon et Aristote) de la Cité grecque.

Parmi les idées et les raisons qu'on propose de discuter pour justifier cette inspiration et cette falsification, on doit citer :

  • le pouvoir entre l'équilibre des passions et la dégénérescence à la rédemption ;
  • la temporalité circulaire face à la connaissance admise et à la connaissance acquise ;
  • le questionneur et le répondant face à “ la philosophie première ” et à “ la philosophie vraie ” ;
  • de la vérité qui ne contredit pas une autre, à celle qui s'accorde avec elle et qui lui rend témoignage.

On peut dire que les deux premier points sont ceux qui caractérisent la philosophie politique de Platon, alors que les deux derniers, sont ceux qui annoncent la spécificité de la relation conçue par Aristote à l'égard des choses. Pour nous en expliquer, tenons donc à les analyser dans l'ordre, tout en relevant leur impact sur la pensée arabe dans les deux rationalismes que nous venons de mentionner.

La réflexion sur la question du pouvoir est un fait qui est commun à tous les philosophes aussi bien grecs qu'arabes. Il est vrai que dans la théorie platonicienne de la Loi de la Cité, certains philosophes arabess – comme par exemple Al Farabi ou Averroès et même Avicenne – ont trouvé dans le procédé juridique platonicien un terrain favorable pour maintenir et pour légitimer la question de la coercition, de la contrainte et de la punition auxquelles fait appel le texte révélé (le Coran). C'est par l'intermédiaire de la Loi incarnant l'équilibre des passions ou la dégénérescence à la rédemption que le pouvoir fût légitimé et même pratiqué dans ces deux milieux. Dans cette perspective, la transposition didactique définie en terme de mise en mouvement des connaissances et des savoirs législatifs, ne peut trouver son sens que dans ce qui est conforme à la Loi. La liberté cognitive, n'est pas celle qui se construit dans l'avancement des thèses fortuites, arbitraires qui traversent l'esprit des masses et des individus, mais elle est bel et bien celle qui se conforme à la règle de la convention imposée par ce qu'il est convenu d'appeler : “ un idéal rationnel ”, non pas de l'être-commun, mais pour l'être-commun, pour l'universalité de l'homme. On peut donc maintenir la légitimité de cette transposition didactique, car les philosophes du Droit, les juristes – comme le cas pour Averroès ou même Avicenne – ont cherché à légitimer la contrainte et la coercition, tout en se référant d'une part aux philosophes grecs, et d'autre part au récit coranique, et ce pour laisser entendre que le principe de la contrainte et de la pénalisation est un principe universel, qui a marqué son temps pour assurer la liberté. De ce fait, celle-ci ne peut se construire que dans le respect pour la Loi de la liberté. Cette loi est celle qui puise son fondement aussi bien dans l'ouverture aux autres, aux idées culturelles, que dans l'achèvement des idées, de l'en soi cultuel.

Pour Platon cette liberté s'explique par la place qu'occupe l'âme dans les faits réels et sensibles. Ainsi l'affirmation ou l'infirmation des régimes ne peut s'expliquer que par le comportement des types d'hommes qui les composent : par l'impact de leurs âmes sur les corps. Dire avec Platon que “ le corps est un tombeau ”, signifie en fait que c'est bien l'homme qui est chargé du sens qu'il impose à l'aide d'arguments fondant la structure du réel, au monde sensible. De ce fait, rien ne garanti que Platon était vraiment théocratie au sens moderne du terme, car du point de vue de l'anthropologie politique, les dégénérescences des régimes politiques sont à ses yeux inscrites dans la logique (dans l'âme) de chaque type de régime, et paraissent obéir à une mécanique implacable, à travers laquelle la source de toute rédemption trouve son fondement dans ce qu'il est convenu d'appeler : “ la soumission aux Lois ”. Par conséquent, le fait de se référer à Platon pour légitimer l'aspect apodictique de la Loi dite de la liberté, est illégitime, car chez Averroès, Avicenne ou même Al Gazali dans sa politique, la Loi divine est la seule capable d'assurer une situation de paix dite “ perpétuelle ” sinon “ la terre serait corrompue ”. C'est ainsi que l'illégitimité de cette transposition didactique de l'action juridique est fondée sur le principe de la dépersonnalisation et de la décontextualisation du sens du caractère apodictique de la Loi. Parmi les formes de la décontextualisation du phénomène politique, on doit citer – à titre d'exemple – le statut des pauvres et celui des riches dans la République de Platon et dans la pensée arabo-islamique dont témoignent les philosophes arabess que Kant a qualifié de théosophes.

La place de la classification : pauvres / riches, trouve chez Platon son fondement dans une taxonomisation des régimes. En effet, il pense que toute société ne peut que refléter trois régimes possibles. D'une part, il y a ce qu'il appelle : la Timocratie, puis vient ce qu'il nomme : l'Oligarchie, et enfin la Démocratie, un régime qu'il critique fort bien. On comprend maintenant la raison pour laquelle ce qu'il est convenu d'appeler avec Kant les théosophes arabes, ont été plus au moins attiré par Platon plus que par Aristote. Ce constat est valable pour ce que nous venons d'appeler : le rationalisme Oriental (Machrecq) plus que pour le rationalisme Occidental (Maghreb). Avant de dire quelques mots sur les différents sens platonicien de ces trois formes de régimes possibles, il est important d'avoir présent à l'esprit l'approche anthropologique platonicienne du fait politique qui se distingue de l'approche théocratique voulue par la théosophie arabe. Pour mieux saisir cette différence, nous proposons d'abord de commenter brièvement quelques citations de Platon portant sur les différents niveaux des régimes que nous venons de citer.

Pour ce qui est de la timocratie, elle est d'abord un régime dont l'organisation est contraire à la réflexion philosophique. Ce régime est marqué par une séparation de fait entre la réalité effective des citoyens et leurs actions à la fois existentielles et existentialles. En lui, la force et la violence règnent pour la réalisation d'un certain bien. A propos de ce régime Platon énumère dans la République quelques comportements des individus. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘C'est en cachette qu'ils (les hommes de la timocratie) cueillent leurs plaisirs ; se dérobant à un père, car ce n'est pas la conviction, mais la force, qui fût le principe de leur éducation : faute pour eux d'avoir eu souci de l'authentique Muse, celle qui est compagne des raisons et de la philosophie, et parce qu'ils ont accordé à la gymnastique plus de vénération et d'honneurs qu'à la culture de l'esprit’ ” 117 .

Dans un tel régime, pour devenir riche, les hommes vont contourner les Lois. Il ne vont pas raisonner. Ils vont chercher à faire plus de gymnastique (effort physique) pour la falsification et la tromperie, au lieu de raisonner d'une manière pacifique et rationnelle. Dans un passage de la République, la distinction entre pauvres et riches est maintenue chez Platon comme si celui-ci avançait une thèse pour instaurer ce qu'il conviendra d'appeler plus tard : le conflit des classes. L'étonnement, c'est qu'il a décrit sans condamner, sans s'opposer à un régime plutôt qu'à un autre, sauf le cas échéant pour ce qui est de la Démocratie. Dans un tel régime, Platon en effet avance une description qu'il considère logique, pour montrer qu'en réalité la timocratie finit tôt ou tard par générer l'oligarchie. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘A des homme qui aiment à avoir le dessus et qui sont férus d'honneurs se sont finalement substitués des hommes aimant les affaires d'argent, aimant à s'enrichir, qui pour le riche ont louage et admiration, qui l'élèvent aux charges, tandis qu'à leurs yeux le pauvre est déconsidéré’ ” 118 . Ainsi on peut donc affirmer que du point de vue de l'anthropologie politique de Platon, la dégénérescence des formes politiques peut s'expliquer par des raisons intrinsèques à la société et au régime politique lui-même. Il n'y a pas de facteur extrinsèque qui affirme ou qui infirme un pouvoir politique donné. Cela est une manière de penser (comme Aristote le disciple le fera) à la passivité du moteur immobile à ne pas pouvoir intervenir dans les affaires du monde de la politique humaine. Sur ce point précis, on peut donc penser que la transposition didactique de la doctrine juridique de Platon n'était pas vraiment directement responsable du statut politique voulu par les juristes et les théosophes arabes. Car ce n'est pas toute la visée de Platon qui fût soulignée et appréciée par ces philosophes, théosophes. La seule visée qui fût ainsi en est celle qui a portée sur le sens que Platon attribua à la Démocratie. Mais avant d'énoncer un jugement prématuré, laissons cette question pour y revenir après avoir parlé de l'oligarchie que Platon pense comme un régime marqué par une division originelle. Ainsi et pour mieux comprendre le sens et les aspects de cette division prenons à titre d'exemple un passage de la République là où Platon montre justement qu'une division s'effectue entre l'État et les dirigeants d'une part, les pauvres et les riches d'autre part. Qu'en est-il donc de cette double division ? Pour répondre on doit citer deux passages de Platon. Dans le premier, celui-ci souligne : ‘“ L'État qui est ainsi fait n'est pas unique mais forcément double : celui des pauvres et celui des riches, habitant sur le même territoire et toujours complétant l'un contre l'autre ’” 119 . Si cette caractéristique persiste dans un milieu, elle va contribuer activement à l'affaiblissement d'un état de droit, car le disperser pour mieux régner, sera l'oeuvre d'une pratique de l'aliénation des libertés individuelles et collectives. Elle pourra même contribuer à l'absence de la notion de respect, notion à la fois morale et politique. De ce fait, la faiblesse sera omniprésente lorsqu'il s'agit de la défense des intérêts d'un État de droit. L'oligarchie est donc le régime des Maîtres qui engagent des âmes innocentes dans des combats. Ces maîtres gouvernant, par la nécessité de leur nature à aimer la vie, la richesse et le bien être, sont en fait impuissant. C'est ainsi que Platon les décrit et légitime leur amour et leur intérêt à vivre en spectateurs et non en pas expérimentateurs d'espaces possibles. Voilà la raison pour laquelle Platon souligne : “ ‘Des dirigeants d'un tel régime, sont probablement impuissant à mener une guerre en raison de la nécessité où ils sont, soit d'y employer la masse du peuple, qui, sous les armes, leur inspire plus de crainte que les ennemis, soit de ne pas l'y employer, afin de se montrer dans la bataille même, d'authentiques maîtres du petit nombre ! et en même temps, vu leur amour de la richesse, de ne pas accepter de contribuer par leurs richesses aux faits de la guerre ’”. 120

Il y a ici encore une certaine incitation de la part de Platon à un fait particulier : celui du rejet de l'argument du sacrifice, comme si la règle “ du jeu guerrier ” lorsqu'il s'agit de la défense nationale, est de ne pas être victime de nos propres principes. En réalité le grand homme est une propriété nationale et à ce titre il doit être préservé puisqu’il court des risques. Le grand homme a quelques caractéritiques. L'amour de sa propre patrie, de son territoire, de son patrimoine, sont en effet, l'une de ses préoccupations. Ce geste comme le pense Hassan Hanafi, dans le texte arabe de son ouvrage intitulé : (Attourat oi Tajdid) (Patrimoine et Innovation), est un geste qui réside dans l'inconscient structurel des masses et des foules, un geste qui réside aussi bien chez les gouvernants que chez les gouvernées. Dans sa conception de l'Etat, Platon avait coutume de définir un lieu du préférable où chacun doit exercer et assumer ses fonctions devant la Loi ayant une relation de connexion réciproque avec la nature et la vertu de chacun, dont la Loi est le co-fondateur. C'est au sein de la division entre riches et pauvres, entre les gouvernants spectateurs des guerres et les gouvernés acteurs dans celles-ci, que naîtra le sentiment du changement, d'aspiration à un avenir possible. Car c'est dans l'absence et dans l'indifférence de la réaction des gouvernements oligarchiques à des situations du dérèglement, que naîtra des hommes ayant le sentiment d'être corrompu, appauvri et endettés, des hommes tout en étant déshonorés seront “ plein d'amour pour l'innovation ” 121 . Ceux-ci auront pour souci le changement de leur propre état d'âme et par conséquent celui de l'État au sens politique du terme. C'est ainsi que ces hommes chercheront toujours à comprendre leur état face à celui des riches, “ ‘leur lâcheté à eux les pauvres qui a fait s'enrichir de pareils hommes’ ” 122 . De cette prise de conscience surgira la recherche du changement, la recherche du dialogue et du questionnement des situations et l'interrogation en direction du déjà-là. Cela donnera naissance à un sentiment d'innovation qui animera les âmes innocentes (celles des pauvres) et donnera lieu à la Démocratie, qui commencera comme disait Platon “ ‘quand les pauvres victorieux, mettent à mort certains du parti opposé, en bannissant d'autres partageant à égalité, avec ce qui reste, gouvernement et emplois publics, et que généralement, c'est le sort qui y détermine les emplois’ ”. 123

Mais le régime démocratique ainsi établi, caractérisé par la diversité des opinions n'est pas plus stable que les autres. C'est la raison pour laquelle les dirigeants et les penseurs des régimes féodaux de la pensée politique arabe ont été attachés à cette conception antidémocratique de Platon. Les conquêtes guerrières de cette pensée politique arabe qui a connue de l'étendu à certaines époques de l'histoire n'ont pas donné de richesse au niveau des productions artistiques diverses, sauf la mise en forme de quelques dictionnaires notables dans le domaine linguistique. Cela signifie qu'il y avait à un moment donné de l'histoire de la part de certains théoriciens, un souci de penser l'extension du pouvoir physique des conquêtes terrestres dans l'absence d'une pensée de l'extension du pouvoir cognitif. Cela pose un problème pour le sens de la transposition didactique que nous définissons non pas en terme d'extension du pouvoir physique, mais en terme d'extension du pouvoir du connaître, un pouvoir qui trouve son fondement non pas dans la contrainte et la coercition, dans le vouloir d'imposer à autrui un certain idéal rationnel d'un être commun, mais dans la rencontre et le rendez-vous, en tant qu'actions qui émergent de l'argumentation rationnelle et de la discussion raisonnable à vouloir échanger en paix des idées, des opinions bref des projets sans pour autant chercher à s'entre-tuer.

Ce qu'il faut retenir des différents constats historiques à caractères guerriers, que nous venons de mentionner, est que la transposition didactique définie en terme de mise en mouvement des connaissances et des savoirs a connue elle aussi des moments de crises. Ainsi dans ces moments de guerres perpétuelles, l'absence de la paix pour la mise en forme des idées (en tant que projets pro-jetés), est due à l'absence du développement, à l'absence du progrès et de la progression. L'Ecole, l'Université, bref le pôle de la recherche fondamentale et de la formation, ne peuvent en aucun cas trouver leur extension dans un milieu de guerre civile. Voilà la raison pour laquelle Ph. Meirieu propose de choisir entre L'école ou la guerre civile, tout en proposant une forme de Démocratie à l'Ecole, une forme qui puise son fondement dans le dialogue, dans la dispute des idées au lieu de la violence physique et de la guerre. 124 Cet éloge implicite à Kant et plus précisément son texte : Qu’est-ce que les Lumières ? est en soi significatif pour la mise en forme d'une situation de paix perpétuelle, à travers laquelle l'énonciation des propositions incarnant des cris de liberté, est le seul mode adéquat pour le développement. La proposition d'un tel titre (L'école ou la guerre civile), pour un ouvrage, est significative d'une prise de conscience qui s'installe en Europe pour chercher à surmonter les menaces de son embrasement et son éclatement.

A nous maintenir à “ la vieille Europe ”, à savoir la Démocratie athénienne qui a raté le rendez-vous avec l'histoire, critiquée par Aristote à travers l'exemple des tyrans comme Denys et bien d'autres, on doit affirmer que l'absence d'une vie paisible fut la cause principale du terrorisme qui a donné naissance chez les Grecs, au mépris de la vie philosophique. Cela s'explique d'ailleurs par la fidélité de Platon au rejet et à l'opposition à la liberté d'expression, une liberté qu'il a intégré dans un cadre législatif permanent et immanent, un cadre que l'on ne doit ni transgresser ni affranchir. Car en expulsant les poètes de sa conception de “ la Cité parfaite ”, qui ne fut que chimérique, Platon est resté prisonnier d'un conservatisme "démocratique" qui s'opposa à toutes tentatives d'innovation et à toutes autres formes de Démocratie. En effet, s'agissant de cette expulsion des poètes, on sait que certains poètes grecs d'avant Platon, livraient leurs conceptions du monde et de la nature à travers des poèmes qui étaient pour eux la seule forme adéquate pour la mise en forme des idées. On doit signaler que le poète grec le plus éminent est celui qui illustre pour les athéniens et qui leur rassemble dans ses oeuvres tout ce qu'il faudrait réellement savoir. Mais du point de vue de l'organisation politique ce genre de poète n'est pas admis dans la Cité envisagée par Platon. De ce fait, un groupe de censeurs était envisagé pour contrôler le caractère et la valeur morale et politique acceptable des textes poétiques produits dans la Cité. Selon Platon, le poète – malgré la conception ambiguë qu'il en fait – est un intermédiaire entre un dieu qui l'inspire et les hommes “ délirants ” dont la parole doit être considérée avec prudence, puisqu'elle est d'origine surhumaine. C'est ainsi que Platon considère la parole du poète comme étant d'une part mensongère et d'autre part, loin de ce que le divin lui suggère. Et c'est pour cela que Platon va encore plus loin pour penser qu'il faudrait prendre soin de ramener les dires de tous les poètes au niveau de la compréhension normale. C’est-à-dire de les ramener à la rationalité, tout en séparant la forme poétique du contenu qu'elle occultait, tout en abandonnant la première comme un accessoire sans importance, pour enfin ramener la seconde dans le champs de la communication sérieuse.

Comme on peut donc le constater l'asphyxiante culture avait des origines grecques qui ont eu leurs fondements dans l'absence de la mise en mouvement des savoirs qui animèrent les pensées des sujets pensants y compris la visée des poètes. Cette situation à conduit ce que nous venons d'appeler : “ la vieille Europe ” au désastre, à l'absence de la communication, et à l'extension du désert de l'ignorance, dont Nietzsche avait déjà parlé. Pour nous, le sens de la transposition didactique tel que nous l'avons défini jusque là ne peut en aucun cas trouver son sens dans des pratiques violentes et guerrières, dans des pratiques qui s'opposent à la mise en mouvement des savoirs. La vieille ou la jeune Europe qui fût celle des guerres n'a enfanté que la misère du savoir et le savoir de la misère, car la pensée obscure qui s'est produite dans le temps de la nuit, dans des moments où régnait le mal absolue est une contre pensée qui s'élève contre d'autres opinions déjà-là qui cherchent à être admises. Sans rappeler les guerres du Péloponnèse qui opposaient Athènes à Sparte, on doit simplement dire que la doctrine d'Héraclite, qui cherchait à valider le mal et à le légitimer, n'est pas resté sans échos aussi bien dans l'Europe moderne des deux guerres que dans celle d'après guerre. Sans chercher à exposer ici des modèles historiques, on doit simplement nous référer à ce passage qui écarte l'Europe de tous les soupçons de tous les maux, qui l'éloigne de toutes les responsabilités qui ont conduit l'Homme Européen à l'extension du désert de l'ignorance que nous venons d'évoquer avec Nietzsche. Le passage dont il est question ici est celui de l'un de nos maîtres : François Guéry qui souligne : “ ‘On voudrait n'avoir rien de commun avec ces monstres qui ont commis un “ crime contre l'humanité ” (...) En effet le crime contre l'humanité c'est le génocide; le nazisme s'est attaqué à bien des formes de l'humanité (...), les nazis auraient-ils vraiment inventé le pogrom ? Qui l'affirmerait ? D'autre part, déporter, liquider, harceler des ethnies rivales, Serait-ce une invention des Allemands du XXe siècle ou d'une idéologie donnée, ou bien une vieille pratique raciste immémoriale ? (...) L'esclavage lui-même, cette pratique antique, arabe, américaine, universelle, serait-il le fait du nazisme ? Il faut bien redéfinir le crime contre l'humanité, faute de tomber dans tous les anachronismes.’ ” 125

Du point de vue didactique, ce passage est d'une importance capitale. Il nous livre le sens d’une “ l'École du combat ” : une École où le mal est un invariant fonctionnel pour toutes les sociétés à l'exception des sociétés européennes. Comme on peut le constater, “ la vieille Europe ” comme “ la jeune ” sont tout à fait absentes, irresponsables des temps de la nuits. Le mal aux yeux de cet auteur, est venu de l'extérieur : “ ‘une pratique antique, arabe américaine, universelle etc. ’” 126 , dit-il. D'abord on doit affirmer que la définition du mal qui est reprise ici, (par celui qui fût notre maître) est celle de Platon dans le Ménon (77b à 78b). En effet, lorsque la question est posée par Socrate à Ménon au sujet du mal comme étant son désir préféré, Ménon répond donc à la question : Peut-on désirer le mal on le connaissant comme mauvais ? par: tantôt on le connaît comme tel, et tantôt non, et c'est encore vrai. Il en va de même pour le passage ci-dessus de l'auteur de La société industrielle et ses ennemis, tantôt il reconnaît en effet le mal, et tantôt il le nie : il désire le mal tout en le reconnaissant comme mal, tout en l'ignorant comme nuisible. Faut-il par exemple pour accomplir le vouloir-vivre de la liberté et l'extension de son pouvoir physique, aller plus loin pour fouetter les âmes et les corps des gens, dont Nietzsche a laissé entendre d'une manière ironique qu'elles étaient innocentes ? Ainsi au lieu de montrer la nature nuisible du mal, et la nature pleinement utile du bien, le renversement des rapports est ici prédominant. Par contre la position du rejet du malheur ressort de la fidélité de cet auteur au raisonnement platonicien qui ressort des dialogues entre Socrate et Ménon (87d- 88d), dialogues où le rapprochement est fait entre les notions de fins et de d'utilité, qui seront paraphrasées par François Guéry à travers son éloge de l'extension du pouvoir scientifique, de l'extension du pouvoir physique de l'utilité de la technique. Le mal est donc l'ignorance du bon usage et de la science et de l'information. Par conséquent (et si l'on en croît François Guéry), il faut alors tout redéfinir, car après tout ce qui est utile ne procure pas toujours du bonheur. L'utilité de l'information n'est donc pas une raison de l'ériger en modèle. L'important est de savoir juger : avoir le pouvoir, et l'intelligence d'extraire des informations ce qui est bien, ce qui est bon. Cela étant toute la technique et la tâche de l'auteur de La société industrielle et ses ennemis.

On est à travers les précédents propos devant une parfaite falsification de l'histoire, comme si les arabes sont historiquement premiers par rapport aux autres civilisations, comme si les maux qui ont succédé dans l'histoire des civilisations avaient leur origine dans la civilisation arabe. Soit ! Mais nous pensons que l'auteur est si bien mal placé pour parler et souligner de telles affirmations. A titre d'illustration et d'approfondissement des maux commis par ce qu'il est convenu d'appeler à ses yeux : “ les arabes ”, on doit d'abord distinguer arabes musulmans, de juifs arabes ou d'arabes chrétiens, et d'arabes athées etc. Cette distinction n'est pas mentionnée par cet auteur qui se défini comme étant le philosophe ou l'épistémologue de notre époque. La détermination du sens est renvoyée à l'amalgame dans lequel tombent des opinions vulgaires qui sont enfermées dans le domaine de la doxa, dans le domaine du ouï-dire et du sens commun qui, par essence reste un obstacle contre le progrès scientifique. On ne peut que déplorer le glissement de l'effort épistémologique dans une contre pensée !

En réalité, il existe quelque chose d'universelle pour toute pensée. De même qu'il a existé une tyrannie qui a frappée “ la vieille ” ou “ la jeune ” Europe, et qui a conduit l'humanité au désert de l'ignorance et au désastre, de même la pensée arabe n'a pas échappée à des pratiques où des penseurs ont fait évacuer les faiblesses qui les animaient pour les renvoyer en dehors d'eux-même. En tout cas lorsqu'un homme est faible, il voit le mal ailleurs, hors de soi, tout en considérant l'autre comme étant un élément éminemment corruptible. La tyrannie qui a frappé l'humanité à des degrés différents, à des époques différentes, est due à l'absence de la Démocratie, à l'ignorance d'autrui, à l'extension du pouvoir de la misère et de l'ignorance. Jamais dans l'histoire de la pensée humaine on a assisté à une guerre entre deux Démocraties. De même qu'il y a eu chez Platon un rejet, une expulsion des poètes incarnant la liberté d'opinion, de même qu'il y a eu dans la pensée arabo-islamique une pratique semblable aussi bien chez les philosophes du pouvoir, que chez le pouvoir qui se portait garant de toute action spéculative.

Le rejet de la poétique est légitimé par l'esprit de certaines lois qui s'opposent à toutes formes de fiction. En méprisant la fausseté dans l'art, ces lois ignorent que l'art en fait partie intégrante. Car – comme on le sait – le faux d'une part, prolonge la série des vérités et d'autre part, il permet de démystifier l'authentique en le désacralisant, en le mettant à la portée d'un grand public par le biais de la reproduction de ses copies et de ses images. La poésie bien qu'elle soit de l'ordre de l'imaginaire, elle crée pourtant un espace possible, où le rêve et l'ivresse comme actions probables du poète, se disjoignent pour laisser l'oeuvre poétique témoigner d'elle-même pour les générations futures. Le dire d'un poète, bien qu'il soit le sien, il est oeuvre d'anonymat, car celui qui parle, ne fait que parler avec des signes déjà-là sous-la-main. La parole d'un poète n'est rien d'autre que l'ensemble de pratiques rencontrées, vécues aussi bien par sa propre variable personnalité que par celle d'autrui. Puisque le dire d'un poète se manifeste à travers des signes, des symboles, on peut dire qu'il est le fils de son propre milieu. Lorsque un poète s'exprime, il ne fait que de penser avec les signes et dans les signes. Son expression est vraie, même si elle s'avère fausse. Car la parole est d'abord aux faits, comme le disait déjà Hegel.

A travers l'histoire, des poètes se sont exprimés d'une manière lyrique, ironique trompant les pouvoirs des despotes en vue d'émouvoir pour la liberté. Les fables de La Fontaine en sont un exemples probant. L'art poétique qui exprime la fiction, l'imagination est créateur de sens, de vérités qu'il met en forme par le biais de l'imagination créatrice. L'art poétique participe aussi à l'instauration de la théâtralité. A cet art, Boileau assigne la fonction expressive de la vérité qui trouve son fondement aussi bien dans le faux-vrai (l'acte de faire semblant en vue de séduire) que dans le vrai-faux (l'acte de reproduire le même à travers, des copies, des images abstraites ou concrètes).

L'art poétique auquel Platon s'opposait déjà, a été légitimé par Aristote qui a pensé que ce rejet (voulu de la part de Platon) reflète son incompréhension de l'extension du pouvoir cognitif que les poètes peuvent mettre en forme. C'est ainsi qu'Aristote laisse penser que l'art poétique crée une chose “ une et entière comme un vivant ” 127 . Cet art, rassemble des faits tout en en dégageant l'essence des choses. Voilà la raison pour laquelle Dherbey pense (tout en commentant les propos d'Aristote quant à la place qu'occupe le poète dans le milieu grec), que “ ‘l'action du poète est plus proche de celle du philosophe que de l'enquêteur ’” 128 .

L'art poétique de Boileau par exemple reflète cette approche aristotélicienne, qui laisse penser que les choses sont factices, palpitantes du sens. Le poète réfléchit, choisit ses expressions pour économiser du temps en vue de marquer la clarté de la pensée.

A partir de là, on peut dire que toute École y compris celle qu'on qualifie de ciel ouvert, est toujours définie en rapport avec l'idéologie bien qu'elle soit par elle-même une véritable idéologie qui va au-delà de toute autre idéologie. Le sens de l'École véritable doit se réaliser de la même manière que le poète organise ses idées pour émouvoir à travers sa poésie. C'est-à-dire qu'elle doit s'accomplir dans l'effort que nous fournit l'organisation politique qu'est la Démocratie.

Le régime démocratique est un régime dont le sens reste controversé chez les philosophes, mais il est pour nous indispensable et nécessaire malgré son aspect insaisissable et incompréhensible. Ce régime est marqué par la possibilité de la mise en forme des idées par les sujets pensants. Transposé dans la pratique éducative et didactique, ce droit devient celui de la prise de la parole par les apprenants, celui de leur expression en toute liberté (liberté pour apprendre) pour permettre aux maîtres d'agir en fonction de leurs représentations en vue d'un changement possible de leur culture épistémologique amoncelée dans la vie quotidienne. La Démocratie à l'École est une pratique qui peut se traduire en terme de création de situations dites “ à problèmes ”. Ce lieu est un lieu interactif où l'émancipation des sujets donnera naissance à une nouvelle conception du temps des études, conception qui n'est rien d'autre que la donation des moyens dans "la perte" du temps de la recherche en vue d'en gagner la réussite de l'assimilation didactique. Car après tout, un cours tout à fait intéressant peut être ennuyeux faute de la donation d'un temps court et bref lors de la mise en forme d'un cours, d'une notion ou d'un concept. Cela est certainement l'une des raisons qui ont rendu parfois les textes didactiques que nous avons choisi, incompréhensibles, parce qu'ils étaient mis en forme dans un bref espace de temps. On pourrait se demander si la République de Platon était – pour son temps – compréhensible, sachant bien que pour lui ce régime (la Démocratie) est marqué par la dégénérescence de l'indifférence à la vérité, une dégénérescence qui conduit à éprouver un sentiment, un jugement universel et égal quant aux différentes situations rencontrées. Pour mieux comprendre ce jugement typiquement platonicien on doit laisser filer ce passage de la République , un passage qui nous permettra de comprendre le rapprochement des philosophes arabess plus du côté de la pensée platonicienne que de celle d'Aristote. Platon pense que le régime démocratique, est un régime dont les caractéristiques sont comme suit :

‘“ Sans se donner tout entier aux plaisirs qui sont rentrés, il les a mis justement sur le pied d'égalité, il passe sa vie en livrant le commandement de lui-même, comme s'il tirait au sort ce plaisir toujours au premier qui lui échoit au passage, jusqu'à ce qu'il en est son saoul ; puis de nouveau à un autre, n'en dédaignant aucun, nourrissant tous également. (...) Du moins le discours vrai, il ne l'a pas accueilli, il ne l'a pas davantage laissé entrer dans sa forteresse ; et si l'on vient lui dire que parmi les plaisirs, il y en a qui sont enfants des beaux et bons désirs, et d'autres, qui le sont de ceux qui sont pervers ; qu'il faut s'occuper des premiers et les honorer, tandis que les seconds, il faut les élaguer, les asservir ; dans toutes ces occasions au contraire il signifie que la tête qu'il se refuse à le croire, et il déclare que tous, sans exception, sont pareils, et qu'ils méritent un respect égal ” 129 .’

Pour résumer les propos de Platon quant à la dégénérescence de la Démocratie en tyrannie, on doit décrire l'homme de la Démocratie tel que Platon le concevait. Pour lui, cet homme agit à sa guise. Il profite du moindre souci de l'Etat, de son refus de s'appliquer davantage d'une manière continue et constante dans les affaires individuelles et sociales du peuple, pour ensuite se perdre dans les choix de ses désirs, et de ses plaisirs, tout en oubliant les conditions de l'existence de ces mêmes plaisirs ainsi que leur durée. L'homme du régime démocratique est un homme de l'aliénation dira Nietzsche tout en renversant le platonisme. Car si l'on en croît Platon et Nietzsche, on peut laisser penser que trop de liberté pour l'homme du régime démocratique, peut lui donner l'occasion d'une part d'être indifférent à la constitution de l'Etat, et il devient par là-même ingouvernable. Mais et d'autre part, cela lui permettra aussi d'agir à sa guise dans le désintéressement total des Lois écrites. Pour Platon en effet, les citoyens de la Démocratie “ ‘ne se préoccupent pas davantage des lois écrites que de celles qui ne sont pas, afin que d'aucune manière personne ne soit pour eux un maître’ ” 130 . Ainsi conclut Platon que “ ‘trop de liberté a bien l'air de ne pouvoir changer en rien d'autre qu'en un trop de servitude, tant pour un particulier que pour un État’ ” 131 .

Il est très facile maintenant de comprendre le sens de la transposition didactique de l'action juridique platonicienne dans le monde arabo-musulman. Certains philosophes ont même été plus loin pour lire Aristote à la lumière de Platon, tout en cherchant en même temps à rediscuter ses conceptions pour qu'elles deviennent typiquement platonicienne. L'effort d'Al Farabi dans sa tentative de ‘“ la réconciliation des opinions des deux sages Platon et Aristote ’” 132 (AttaoifiK baynna raâyay alhaKimaynn : Aflatoun oi Aristo), en est un exemple probant. Le contenu formel de cette réconciliation repose en politique, sur la nécessité d'agir “ afin de vivre ” en parfaite harmonie avec les idéaux de l'État politique. Mais cette nécessité d'agir qui diffère chez Platon et Aristote, est une chose que les commentateurs et les philosophes arabess n'ont pas pris en considération. La temporalité circulaire dans laquelle fût enfermée la pensée médiévale là où toute philosophie fût une théologie et toute théologie fût une philosophie, a eu des impacts néfastes sur la transposition didactique du philosopher. Parmi ces impacts – qui nous intéressent dans ce chapitre – on doit citer ce qu'il est convenu d'appeler : l'ambiguïté d'Averroès. Comme tous les philosophes arabess qui ont eu le souci de la transmission de la philosophie grecque, Averroès s'est heurté aux difficultés de son époque, aux contraintes que lui imposait l'idéologie dominante de la période des guerres des Croisades. Les efforts de la traduction des grandes oeuvres philosophiques, étaient cautionnés par les processus de la decontextualisation, de l'altération et par une ouverture d'attention positive inconditionnelle sur une partie des écrits des philosophes grec. C'est ainsi que des philosophes-théosophes arabes, vont se restreindre (dans le but de l'extension du pouvoir de la divinité) à cultiver l'exception aristotélicienne qui parlait du premier moteur immobile, tout en ignorant les autres écrits physiques qui traitent de la disparition de l'âme avec la disparition du corps. Ils iront jusqu'au développement des grandes théories platonicienne qui traitent de l'État et de l'organisation de la Cité. Ils donneront une grande importance à l'ésotérisme de la pensée philosophique platonicienne qui exclue les poètes et les grandes masses du débat politique et de l'organisation intelligible de la Cité. On doit rappeler dans cette perspective que, d'une part l'Islam s'est opposé à un genre de poètes : à ceux qui ne disent pas ce qu'ils font ; et d'autre part il s'est opposé à tous genre de poésie, à l'exception de celle dont le poète croit en les principes divin. C'est ainsi que le Coran souligne : “ Et quant au poètes, les errants les suivent. Ne vois tu pas qu'ils divaguent dans chaque vallée ; et qu'en vérité ils disent ce qu'il ne font pas, A part ceux qui croient et font oeuvres bonnes et se rappellent Dieu beaucoup, et qui se portent secours à eux-mêmes quand on leur a manqué. Ceux qui prévalurent verront bientôt de quel tournant ils vont tourner! ” 133 . En réalité cette traduction n'est pas fidèle au texte originaire. Pour nous, le verset dont il est question peut se traduire comme suivant : “ ‘Et les poètes les errants les suivent, ne vois-tu pas qu'ils divaguent dans chaque fleuve, et qu'il disent ce qu'ils ne font guère, sauf ceux qui portent en eux la croyance...’ ”. (notre traduction)

L'exception ici repose sur la non-opposition de l'Islam à tous les types de poésies. En effet, il y a ici une voie qui reste ouverte à un type de poètes qui ont fait le deuil de leur poésie mensongère, pour venir en aide à l'extension du pouvoir religieux : à l'ordre à établir. L'islam ne s'est pas opposé à toute production poétique tel que Platon l'avait fait en expulsant de la Cité tous les poètes. Evidemment il existe un genre de poète : celui qui travaille au service de l'idéologie dominante, qu'il ne faut pas exclure, sachant bien que la religion est une forme parmi d'autres formes idéologiques. En tout cas, l'Islam fût une idéologie qui a regroupée autour d'elle aussi bien des poètes que des philosophes. De ce fait, la libre expression n'est garantie qu'à travers une organisation, à travers un cadre législatif qu'il ne faut pas transgresser. C'est certainement la raison pour laquelle, le syllogisme poétique était absent chez les philosophes arabess, notamment chez Averroès.

D'autre part, et dans cette même perspective, les théoriciens dialecticiens et philosophes (théosophes) arabes se sont opposés d'une manière ouverte à l'extension du pouvoir cognitif et à l'éclaircissement – du moins modéré – des masses. D'où l'illégitimité de cette transposition et de cette transmission du philosopher. Car la tâche du philosopher dans le milieu grec était celle qui avait comme tâche la mise en mouvement et à l'épreuve des idées libératrices qui ont donné naissance à une nouvelle philosophie au prix de la mort de Socrate. Cette nouveauté de penser, s'est manifestée à travers l'art grec, sachant bien – comme Nietzsche l'a laissé entendre – que chaque civilisation se traduit par son art. Chose dont témoigne l'histoire de la pensée philosophique grecque.

Avec Al Farabi par exemple, le déjà-connu, admis comme vérité particulière chez les grecs, est devenu un acquis à connaître, à construire et à transmettre. Le savoir acquis et le savoir originaire vont connaître une scission, une rupture qui traduira la falsification de la transposition didactique du philosopher. Pour évoquer un seul cas de cette falsification, on propose de traiter de la place de l'acte du penser dans la temporalité circulaire. En effet, le modèle de la falsification par excellence est celui de la place qu'occupa et que continue à occuper le sens du premier moteur immobile d'Aristote. Chez la quasi-totalité des philosophes ou théosophes arabes, le premier moteur : Dieu n'est pas du tout immobile. Il intervient dans le sort de la vie humaine. Il est même le garant du mouvement aussi bien terrestre que céleste. Pour savoir les manières de ses interventions, le seul chemin en est la croyance qui suspend le problème de l'origine en pleine question de la métaphysique transcendantale. Cela n'était pas la visée d'Aristote auquel certains philosophes arabess se sont référés. En plus de l'absence d'une dynamique cognitive, connue depuis Aristote, une dynamique qui s'astreint à faire parler les choses et les objets factices, on doit rajouter que pendant l'ère islamique, le statut de l'art poétique a changé. Des poètes naturalistes n'avaient pas leur place pour faire parler la nature. Ils avaient simplement le droit de l'utiliser au service de la morale religieuse, pour donner un sens typique à la vie des objets comme si ceux-ci étaient justement des témoins, ou des preuves de l'existence de ce que Al Farabi appellera : “ le logos parfait ”. S'agissant de ce philosophe, on doit mentionner que sa théorie de l'émanation est un modèle de la falsification du système philosophique d'Aristote auquel il se référait inlassablement. Pour lui en effet, le logos dit agissant et actif (faâl) est en relation de connexion réciproque avec le logos parfait (Khalis). Cette falsification lui a d'une part inspirée le retour à Plotin et à sa théorie de l'émanation, et d'autre part, elle a fait de lui – et pour la première fois – un philosophe de la nécessité existentielle. C'est ainsi qu'Al Farabi souligne : “ ‘Du moment qu'on admet l'existence d'un “ Logos parfait ”, alors il est d'une nécessité implacable que les autres existants en découleront ’” 134 . (notre traduction du texte arabe).

Cette nécessité est une métaphore , elle est de l'ordre moral. Car le “ Moi Divin ”(Logos parfait), se caractérise par un Don, par une “ Charité divine ”, d'où “ tous les existants ” sont une “ preuve de l'existence ” du “ logos parfait ”. C'est dans cette même direction que Schopenhauer dans son texte intitulé “ physique et métaphysique ” 135 affirmera plus tard que toute métaphysique surgit de la physique. Cette vision d'Al Farabi (pour qui Dieu se manifeste dans le Bien), est une idée qui est mise en forme dans le monde et dans l'espace concret. C'est aussi – comme nous venons de le souligner à travers son maintien de l'idée de la perfection humaine – une occasion d'ouvrir la voie à ce que Feuerbach ou Hassan Hanafi 136 penseront plus tard sous l'idée d'un renversement du sens habituel de la théologie pour laisser entendre que toute théologie doit désormais redevenir une anthropologie renversée. A travers cette idée d'Al Farabi (si riche soit-elle), on assiste donc à une négation de la passivité du premier moteur immobile aristotélicien. Mettre en forme le dynamisme des pensées, des âmes, ne peut être possible qu'à travers deux mouvements de pensée. Le premier est celui de l'incitation à la crainte du mensonge, de la rumeur, pour céder la place à la confiance dans un comportement où le poète, le philosophe ou le savant doivent avoir une unité de comportement, une cohérence entre les actes de paroles et les actes de faits. Kant avait déjà regretté en tant que philosophe de ne pas être conséquent et cohérent avec lui-même : “ ‘Etre conséquent est la condition primordiale d'un philosophe est c'est la condition à laquelle on se conforme rarement’ ” disait-il 137 . Quant au second mouvement, il est celui de la mise en forme des idées au sein d'un État coercitif et contraignant. Car “ ‘l'âme humaine est nécessairement mauvaise ’” 138 , qu'elle ne peut faire le bien que lorsqu'elle craint la Loi : “ ‘Et c'est Dieu ne repoussait pas les gens les uns envers les autres, certes la terre serait corrompue’ ”. 139 On peut donc légitimer cette transposition didactique du philosopher dont témoigne la visée d'Al Farabi à condition d'avoir présent à l'esprit son rapprochement avec les idées de Platon plus qu'avec celles d'Aristote, sinon on tombera dans la falsification de la falsification.

Si Al Farabi alerte les lecteurs de son époque en les incitant à une relecture de Platon et d'Aristote, alors on doit spécifier cette relecture qui nous incite à prendre beaucoup de recul et beaucoup de réserve quant à la question de l'opposition des deux systèmes philosophiques. A le lire sur ce point précis, on s'aperçoit que Platon et Aristote étaient sur la même ligne philosophique. Mais l'analyse et la comparaison des deux systèmes nous prouvent le contraire. Car en réalité le rationalisme du Machrecq (oriental) fût un rationalisme mystique. Il cherchait à accéder à la vérité en empruntant le chemin du rêve et de l'imagination créatrice. Il fût par là-même proche des théories platonicienne plus que de celles d'Aristote.

Du point de vue de la transposition didactique de l'action politique et juridique qu'incarne Platon, on doit dire que sa conception de l'État (qui sera reprise par les théosophes arabes) a été sévèrement critiquée. Ainsi Christian Delacompagne pense que le pouvoir qui se fonde sur un savoir est par essence corrompu : “ ‘j'appellerai donc État totalitaire l'État où, par exemple règnent les philosophes. Bref l'État platonicien, celui que nous décrit la République, modèle insurpassable d'oppression et source plus ou moins explicite de toutes les théories terroristes qu'ait connu l'occident’ ” 140 . Le rapprochement de la philosophie politique et de l'action juridique arabo-islamique avec celle de Platon, repose d'une part sur la contrainte, la coercition et la pénalité ; et d'autre part sur l'absence de mise en mouvement des connaissances syllogistiques, logiques et dialectiques. Les théosophes arabes n'ont jamais cherché en effet à cultiver les masses populaires, et vulgaires pour en faire des philosophes lumineux et éclairés. La relation d'homme à homme fut fondée sur la séparation et non pas sur la médiation. Les philosophes-théosophes arabes, se sont opposés à toute tentative d'extension d'arguments, à l’emploi de tous les discours du syllogisme dialectique, qui peuvent éclairer et illuminer des masses. Quoiqu'on dise d'illégitime à ce propos, la légitimité en revanche peut être soutenue, car après tout, du moment que les masses du peuple n'ont pas encore été unifié sous l'idée d'une volonté générale, dont Kant parlera plus tard, alors le philosophe n'a guère le droit de faire répandre dans les milieux vulgaires et populaires ses arguments du syllogisme dialectique. Il doit au contraire se placer dans la position d'attente pour laisser mûrir les masses. Or c'est justement cette attente qui est réfutée de la part de la transposition didactique du philosopher chez Averroès qui malgré son ambiguïté a laissé dissimuler un projet d'intervention dynamique pour l'extension du pouvoir cognitif que procure l'acte du philosopher. Averroès s'est donné à cela tout en procédant par une méthode d'ouverture analogue à celle d'Aristote. Cette méthode de la réconciliation de la philosophie et de la religion retrouvera ses échos chez Hegel plus tard. Ainsi et pour Averroès “ ‘une vérité n'en contredit pas une autre mais s'accorde avec elle et lui rend témoignage ’” 141 . L'ouverture philosophique qui interpelle les choses, trouve chez ce philosophe un fondement dans la technique du questionner en direction des choses de la vie. Mais ce qu'il faut remarquer est que ce philosophe questionneur en direction des choses ne fût pas arrivé à se défaire dans son Discours Décisif de la temporalité circulaire de l'époque qui a fait de lui (aux yeux de certains commentateurs), un "faKih" : un théosophe au lieu d'un philosophe.

Malgré cela, l'exception qui fût celle d'Averroès, cet infatigable commentateur d'Aristote peut se traduire par son effort qui a "déplacé" le débat philosophique de l'époque plus du côté d'une relecture d'Aristote que du côté de la relecture de Platon. Or toute la question est de savoir si vraiment Averroès a réussi le dépassement de ce qu'il est convenu d'appeler : “ âKlania almachrihiya ” : “ Le Al rationalisme du Machrecq ” (le rationalisme Oriental), pour marquer l'exception de l'Occident Musulman, qu'on a l'habitude de traduire dans le monde arabe par “ le rationalisme du Maghreb ” : “ âKlania almaghribiyya ”

La problématique de recherche qui reste posée et qui est d'actualité chez les penseurs de la philosophie arabe, est la place du rationalisme musulman entre rupture et continuité aussi bien à l'égard du rationalisme antique grec, qu'à l'égard de celui du Machrecq (l'Orient musulman). Nous ne sommes pas en mesure de traiter largement et longuement de cette problématique, car ce genre de problème relève du domaine de la transposition didactique des concepts de la philosophie politique, et nécessite une recherche à part entière. Mais on peut néanmoins, en donner les grandes lignes qui serviront pour l'étude du prochain chapitre, qui portera sur le rapport d'Averroès à Aristote. Car c'est à partir de là qu'on soutiendra l'idée de la continuité du rationalisme du Machrecq dans le rationalisme du Maghreb, et de leur éloignement de la rationalité de la pensée occidentale dans sa période antique, malgré la référence incessante des différents philosophes arabess aux pères fondateurs : Platon et Aristote, de la pensée philosophique grecque.

Dans son entreprise synthétique d'Aristote et du néoplatonisme, Averroès fait appel plus à Aristote qu'il qualifie de premier Maître, qu'à Platon, qui est en réalité le maître à penser d'Aristote. Ce constat est frappant. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle on parle à la fois d'un Aristote arabisé et d'un Averroès latin. L'emploi par Averroès des expressions : “ opinion ” et “ accord ” entre philosophie vrai et la vérité qui ne lui est pas contradictoire, est une démarche si forte, car elle réduit l'acte du philosopher à une action opiniâtre. Cela nous rappelle aussi la même problématique d'Al Farabi qui a tenu (pour ce qui est du rationalisme du Machrecq), à affirmer l'accord entre Platon et Aristote. Chose qui nous laisse penser la "continuité" des deux rationalisme. Et pourtant une question peut être posée : Pourquoi avoir l'audace de concilier ce qui est aujourd'hui aux yeux des occidentaux inconciliables ? C’est-à-dire : une vérité religieuse qui ne contredit pas une autre vérité (philosophique ou rationnelle), mais qui s'accorde avec elle et qui lui rend témoignage ! Cette phrase d'Averroès n'a pas d'effet dans un État qui se veut aujourd'hui à la fois laïque et protecteur des valeurs de la liberté culturelle et cultuelle ! Pour répondre à ces objections, on doit d'abord nous interroger sur le statut de la transmission de la philosophie grecque par Averroès, tout en liant cet état de fait à la problématique de l'ouverture et de l'achèvement à laquelle sont soumises deux réalités différentes. L'une qui est de l'ordre de l'intelligible dont témoigne les différentes conceptions de l'âme, l'autre, celle du sensible que reflète le débat philosophique sur le corps.

Notes
2.

La pédagogie au 20 ème Siècle, Sous la direction de Guy Avanzini, article de Jean Marie Besse Edition Privat 1975 p : 152 et suiv.

3.

Cette conception a été reprise par Nicolas Tenzer, pour définir l'action politique. Voir Tenzer (N.) : Philosophie politique , Édit. P. U. F, 1994, surtout le chap. 1 intitulé : La politique essai de définition ; p : 31 à 125. On doit aussi nous référer au livre d'Emile Bréhier intitulé : Chrysippe et l'ancien stoïcisme Publication gramma, collection la chouette de minerve, Edit : P U F 1971 p : 212 et suiv. Surtout le § 1 : Le sage et la fin des biens du chap, III : La morale. L'excellence de la lignée comme technique de la recherche du bien est héritée des anciens sages qui se jetèrent à travers champs pour prouver l'origine de l'univers tout en observant soigneusement le cosmos. Leur philosophie fut cosmologique. Aristote a gardé cette technique pour donner sens à la vertu en politique en tant qu'action qui émerge du contacter pour contracter. Ce n'était rien d'autre qu'une technique qui émerge du toucher qui est la connaissance et non de l'absence du toucher qui engendre l'ignorance.

4.

Platon Ménon 85e à 86a.

5.

Jean Claude Fraïsse, Platon Ménon de la vertu . Edit Hatier, coll. Profil philosophique N° 724 Paris Février 1987 p : 11.

6.

Meirieu. (Ph.), Apprendre... oui, mais comment , op cit, p : 26 & 27.

7.

Ibid.

8.

Citation de Platon reprise par Olivier Reboul, et ce pour marquer une analogie qui témoigne de la ressemblance des rapports, entre la nature des objets et celle de l'homme. (Cf : Reboul Olivier, Rhétorique et Pédagogie . Cahier du séminaire de Philosophie, Presse universitaire de Strasbourg, 1991.

Dire avec Platon, que le corps est un tombeau, cela renvoie à penser que les corps sont à la nature des objets, ce que les tombeaux sont à la nature humaine. Cela peut signifier plusieurs choses à la fois. En effet, la ressemblance des rapports, entre la relation de l'homme en situation de tombeau, et celle de l'objet, en situation naturelle, est une relation de connexion nécessaire, mais à des degrés si différents. La première est invisible, renvoyée à l'ordre de ce qui est mystérieux, alors que la seconde, est prévisible. On peut même programmer la vie et la mort des objets, leur rematériatisation, leur réification, leur insertion dans le pour-autre-chose. Mais on ne peut pas programmer d'une manière délibérée, volontaire, la mort de l'homme. On ne peut pas programmer et prévoir notre propre mort. Car bien qu'il y ait des hommes qui meurent, il n'empêche qu'il y en a d'autre qui restent ou qui naissent.

9.

Meirieu (Ph.), op cit p : 92.

10.

HEGEL (G.W.F), Esthétique , Textes choisis par C. KHODOSS P.U.F, 1953 pp : 21 & 22. A cet endroit, l'auteur-traducteur, rapporte cette citation de Hegel qui souligne : “ Ce que nous voyons représenté et reproduit sur les tableaux à la science ou ailleurs, nous le trouvons déjà dans ce que nous tenons du cercle plus ou moins étroit de nos amis et de nos propres connaissances ”.

11.

Dagognet (F.), Le Vivant, in Philosophie Présente, Collection dirigée par Christian DESCAMPS et Robert MAGGIORI Bordas Paris 1988. Nous retenons aussi cette conception d'une éducation et d'une connaissance fondée sur le visible dans Philosophie de l'image Paris 1984. On doit souligner que François Dagognet est un philosophe des formes, il procède à la manière de Socrate ou d'Aristote à faire parler les choses par le biais de la technique de la prosopopée tout en cherchant à donner un sens au concept de la transposition didactique, qui est à l'opposé de celui qui surgit de la méthode de la critique de la provenance qui est celle de Gaston Bachelard.

Ce philosophe des formes, s'inscrit dans le sillage de ce qu'il est convenu d'appeler la didactique de l'immanence. D'ailleurs, l'expression : Corps réfléchis qui est le titre d'un de ses ouvrages, veut tout expliquer, puisqu'elle laisse entendre la possibilité d'une rencontre des concepts didactiques, et philosophiques à travers une méthode qui embrasse les objets qui sont objectivés.

12.

Coran, nous traduisons

13.

Nous traduisons le verset coranique.

14.

Reboul (O.), Nietzsche critique de Kant P. U. F 1974, p : 88. Surtout le chapitre consacré à la morale, là où l'auteur se réfère à Nietzsche qui met en relation d'ambivalence la force et la joie. Si l'on en croît une étude de recherche, on doit alors laisser penser que Nietzsche dans Par de là bien et mal , défini la vertu qui se donne comme une action propre à l'homme d'exception qui admire plutôt son égoïsme. L'étude à laquelle nous faisons ici allusion est celle d'IPNDI (J. C). Voir son travail de Thèse de troisième cycle intitulé : La philosophie politique de Nietzsche sous la direction de Bernard Bourgeois, thèse soutenue à L'Université Jean Moulin Lyon III. Op Cit sans page.

15.

Houssaye (J.), Le triangle pédagogique, op cit, p : 60.

16.

Meirieu (Ph.), Apprendre oui mais comment , op cit p : 93

17.

Ibid.

18.

Ibid.

19.

Perelman (Ch.), Traité de l'Argumentation , op cit p : 25 et suiv. Pour Perelman, une discussion menée avec autrui peut éventuellement nous éclairer, car c'est à travers l'écoute de l'autre qu'on peut mener l'argumentation de l'autophagie, une technique à travers laquelle on peut retourner un argument contre son auteur. C'est ainsi que Perelman souligne: “ Très souvent d'ailleurs, une discussion avec autrui n'est qu'un moyen que nous utilisons pour mieux nous éclairer. L'accord avec soi même n'est qu'un cas particulier de l'accord avec les autres. Aussi de notre point de vue, c'est l'analyse de l'argumentation adressée à autrui qui nous fera comprendre le mieux la délibération avec soi même et non l'inverse ”. Ibid. p : 54. Ce genre de rapport est très fréquent en didactique et en pédagogie. Dans la seconde discipline surtout, l'apprenant nous dit-on, est toujours en situation d'apprentissage. L'important est de chercher à se retourner contre les informations qu'il a acquises dans le pôle de l'information pour changer de culture expérimentale, une culture qui est déjà pseudo-scientifique. C'est d'ailleurs pour cette même idée que G. Bachelard a critiqué la pédagogie puisqu'elle méconnaît la notion d'obstacle pédagogique lorsqu'elle tourne le dos à la culture expérimentale des apprenants, une culture amoncelée par la vie quotidienne. Voir G. Bachelard op cit § 1 p : 18. Voir aussi la reprise de cette conception in : Ph. Meirieu Apprendre ... oui mais comment, op cit. p : 47.

20.

Platon Gorgias, 456, b -c, Edit. G. Budé.

21.

Platon Gorgias 456b à 458c Traduction inédite, introduction et notes par Monique CANTO G. Edit G. Flammarion, Paris, 1987, p : 143 à 146.

22.

Ibid.

23.

Ibid.

24.

Platon Lois IV 720d IX 857c-d). Cité par, Monique CANTON, in Platon Gorgias , op cit. p : 319 à 320.

25.

Ibid.

26.

Ibid.

27.

Cela nous pose pourtant un problème, car l'une des questions que nous nous sommes posés, est de savoir si vraiment la langue pourrait définir l'identité. De prime abord, on peut dire que la langue définie un type d'identité, et non pas toute l'identité. Cela veut dire en fait, que lorsqu’on s'adresse à un public, c'est dans la langue qu'on parle du sens de la langue, des problèmes vécus dans le moment du présent, du passé ou dans l'avenir. La langue peut donc définir l'identité discursive d'un discours dans son devenir ou dans son advenir. Cela n'est-il pas la raison pour laquelle certains philosophes, comme Nietzsche et Heidegger ont été plus loin pour affirmer son importance ? Mais la langue est aussi un processus qui est amené à communiquer avec d'autres processus langagiers où les hommes se rencontrent et échangent des avis différents. Chose qui arrive par exemple lorsqu'on traduit, des notions, lorsqu'on reformule des contenus et des concepts etc. Il est donc évident que la langue dans ce cas précis, serait vouée à un enrichissement qui puisera son fondement dans l'abandon, ou dans la perte d'autres valeurs conceptuelles déjà connues et maintenues. Par conséquent, dans une telle situation l'identité qui s'accomplira sera donc celle de la différence puisque la langue dès lors qu'elle se met à dialoguer avec une autre langue, elle découvre des identités dans des différences. Elle se découvre elle-même dans la ressemblance, des données qu'elle traite. Ces données peuvent bien être différentes dans leurs formes, mais semblables dans leurs contenues et inversement. A partir de là, l'identité disparaît dans une forme à savoir la mise en forme des différences, qui s'imposent d'elles-mêmes. Dire que la langue ne peut guère définir l'identité, est en soi une affirmation susceptible d'être vérifiée, puisque d'une part il y a bien des langues qui étaient et qui n'existent plus, et d'autre part, on assiste fort bien à des peuples, à des groupes sociaux qui vivent ensemble, qui échangent bien des choses, tout en possédant des langues différentes et des croyances différentes.

28.

Eloge d'Elène 14. Citation de Monique Canto, op cit.

29.

Sur l'échange 252. Repris par Monique Canto in : Platon Gorgias, op cit ; p: 320.

30.

Citation reprise par Gilbert Romeyer Dherbey, in Les choses mêmes la pensée du réel chez Aristote. Edit. l'âge d'homme 1983 p : 13.

31.

Ibid. Au sujet de ce commentaire on doit retenir de l'auteur (Gilbert Romeyer Dherbey) une conception aristotélicienne du corps. Cette conception n'est pas de même nature que celle de Platon qui a pensé que le corps est un tombeau. Elle est au contraire celle de la subsistance de la chose, qui se donne à la connaissance de la raison humaine. Pour légitimer l'aspect lumineux de la chose, nous proposons à travers cette note, quelques citations de l'auteur (Dhebey), citations qui montrent fort bien l'importance de cet ouvrage qui est malheureusement épuisé. Elles nous aideront aussi à comprendre le sens de la philosophie du corps d'Aristote. Les citations dont il est question ici sont :

“ Le faux et le vrai ne sont pas en effet dans les choses (...), mais dans la pensée discursive, puisque la réunion et la séparation sont dans la pensée discursive et non pas dans les choses ”. Ibid. p : 17.

“ la personne est une substance individuelle de nature raisonnable ”. Ibid. p : 31.

“ L'homme grec ne se définit pas par son opposition aux choses, mais par son ouverture à elles, et la chose n'est pas caractérisée par le fait de se tenir devant (ob-jectum) mais par celui de se tenir debout par soi ” Ibid.

“ La nature arme l'homme pour la technique, et même pour la polytechnique ; elle dépose dans sa structure corporelle elle-même une destination à la pragmatique, au contact direct ou médiatisé avec les choses ”.

Ibid. p: 34.

“ Si nous ne remarquons plus les choses, c'est sans doute parce qu'elles nous crèvent les yeux ; ainsi ce que les hommes, dit Héraclite , "rencontrent tous les jours", cela leur reste étranger ”. Ibid. p : 37.

32.

Si les choses – comme le souligne toutes ces citations – sont des choses qui subsistent, alors c'est ainsi que le discours doit être. Celui-ci en tant qu'articulation des monèmes et des morphènes, procure sa force de celle des hommes qui possèdent une volonté d'arraisonner les choses. Voilà la raison pour laquelle l'auteur pense que le discours est aussi une chose, qui doit s'appliquer à l'éducation. C'est ainsi qu'il souligne : “ L'éducation dans le maître d'oeuvre est la parole, revient à implanter chez l'adolescent les racines d'un discours commun, qui comme tel prend la préeminescence sur le discours spontané, lequel reste discours faible. Ainsi l'hettôn logos (le discours faible qui demeure discours particulier), s'identifie avec la nature, tandis que le Kreittôn logos (le discours fort qui est celui du concept, un passage à l'universel), s'épanouit dans ce qui existe par convention. (...), Un code morale découle de ce qui commence par être attitude; cette conduite, généralisée devient modèle de virilité et comme tel exerce une pression sociale et s'impose à chaque homme de la Cité, désormais raidi contre tout destin. Sursaut personnel au départ, le comportement, devenu exemplaire, constitue le discours fort de l'éthique. En ce qui concerne la politique, l'homme qui légifère promulgue ou abroge les lois et donne ainsi, par le travail de sa parole sur le peuple qui le suit par son vote, force de loi à tel énoncé et la fait perdre à un autre. Le discours modifie les lois en renversant les évidences le maître de ce qui apparaît est maître de la vie des hommes dans la Cité ”. Ibid. p : 57.

Ce genre de poésie est celui qui dépasse les milles vers qu'on peut lire de gauche à droite et de droite à gauche sans changer, ni altérer le sens des expressions. La plupart de ces écrits ont été malheureusement perdus pour des causes que les historiens de la littérature arabe n'ont pas encore discerné. Quoiqu'il en soi, ce qui est important à retenir du statut de ces productions littéraires, est cet aspect, ce comportement qu'avaient les poètes pour dire leur poésie tout en étant sur les dos des chameaux. Cela veut dire que la rencontre avec les choses, le mouvement d'un lieu à un autre aide finalement la pensée à produire des expressions. Sans pouvoir être long dans cette note, on peut nous référer par exemple au suspendu, (MouâlaKat) d'IMrouâou Al Kaiss, qui tout en arrivant à la demeure abandonnée par sa bien aimée, disait :

Kifaâ nabKi min diKra habibin oi manzili // bi siKti allioi bayna AdouhKouli fa Haoimali.

Vers que nous proposons de traduire par:

Soyons debout et pleurant la nostalgie d'une bien aimée.

A Haoimal et à DaKhol sademeure enroulée fut tombée.

Ce poète fut l'un des grands poètes de la poétique arabe dite paganiste. Il faisait partie des poètes de la poésie dite des "suspendues" : poésies que les poètes cherchaient à suspendre aux portes de la Mecque de la période dite du paganisme. Ce poète appartenait à la famille royale. Il fut célèbre par son divertissement et son effronterie. Lorsqu'il appris que l'une des tribus dite bani Assad a tuée son père le roi, il disait d'une manière vulgaire “ aujourd'huijour d'alcool et demain ce sera une autre affaire ”. Il est mort quelques temps avant l'avènement de l'Islam. A travers ce vers poétique d'en haut, il faisait parler deux lieux (AdaKhoul et Haoimal) où demeurait sa bien aimée. Il rapporte la spécificité de cette demeure qui fût transformée en forme de spirale. Cela prouve la beauté de cette bien aimée qui cherchait certainement à se cacher dans les tournures de la demeure. Mais on peut aussi laisser penser la force du choc que la demeure a subi, et que le poète est en train de pleurer. Car ce choc, qui a engendré des toitures tordues, des pierres arrachées etc., est une sorte d'exagération poétique pour marquer la trace qu'ils ont eu sur la personnalité du poète amoureux. Ce n'est rien d'autre qu'une mise en scène de la perception poétique à travers les choses. A près avoir décrit tout ce qui lui est arrivé lors de son voyage, pour se rendre à sa bien aimée, le voilà soumis donc aux larmes, qu'il n'a même pas eu le temps de s'asseoir pour pleurer tranquillement. Il fait parler la chose (la demeure) tout en transposant sa nostalgie sur les choses factices en faisant parler la mémoire et le souvenir. Ce n'est rien d'autre que la prosopopée mise en pratique poétique. Les traces de la pensée grecque sont donc présentes à travers cette manière de vénérer la chose en instaurant à son égard un rapport dont Nietzsche dira plus tard que l'homme a parfois besoin d'instaurer une attitude monumentale face à son propre histoire, face à ses propres souvenirs qui ne s'effacent pas facilement de sa mémoire propre. Comme il dira aussi que le mouvement, les voyages sont une occasion de la rencontre avec le pour-autre-chose, une rencontre qui nous permet d'instaurer une attitude critique à l'égard de notre propre histoire. Chose que Nietzsche avait pratiqué à travers ses déplacements en Europe, qui ont donné lieu à ses écrits dans le voyageur et son ombre . Ainsi on peut donc dire que plus on se perd plus on se retrouve, l'important est d'avoir le courage et l'initiative pour le faire.

33.

DUCAT (Ph.), Nietzsche (F.) Sur Démocrite , Edit. Métaillée, 1990 p : 11 et suiv.

34.

Ibid. p : 41 et suiv.

35.

Ibid.

36.

La citation est de Nietzsche. Elle est citée par IPANDI (J.CL), op cit .

37.

Heidegger (M.) , Qu’est-ce qu'une chose ? Traduit de l'allemand par Jean Reboul et Jacques Taminiaux, Edit. Gallimard 1962. Voir chapitre : Manières d'interroger en direction de la chose pp  : 13 à 63. Cette affirmation heideggerienne prouve en effet à quelle limite sa philosophie puise son fondement dans celle de Nietzsche, – du moins d'une étape bien déterminée de ses réflexions –, car Nietzsche – comme on vient de le voir souligne aussi la différence des choses qui ne sont au fond que vraisemblables et non semblables réellement. Cela veut dire qu'il y a une limite entre les hommes qui, les uns se heurtent aux autres, comme ils se heurtent à un étant qui les délimitent. Du point de vue didactique et éducatif on peut transposer cela en le repensant en terme de connaissance. Il est vrai que le maître et l'élève ne sont jamais égaux, et que toute tentative pour falsifier ces rapports qui sont (par essence inégaux) est une fausse piste pour un apprentissage adéquat.

38.

Guéry (F.), Nietzsche (F.) Sur l'histoire. Seconde considération inactuelle . Edit. Hachette 1996, pp : 23 à 63. Surtout à partir de la page 38, là où l'auteur commence à exposer le sens de l'attitude critique de l'homme face à son histoire, jusqu'à la page 63 où Nietzsche pense ouvertement l'homme d'exception en terme de simplicité cachant derrière elle une profondeur qui se manifeste à travers la mise en valeur du passé. Mais cette valeur ne doit pas être valorisante, jouissante d'un passé lointain qu'elle considère comme moment qui ne passe pas. Mais au contraire, cette personnalité d'exception que veut Nietzsche est celle qui met le passé devant le tribunal de la raison en vue de la construction d'un avenir possible. C'est ainsi que François Guéry souligne en traduisant Nietzsche :

“ Donc l'histoire doit être écrite par un homme d'exception et de réflexion. Qui n'a rien vécu de plus grand et de plus élevé que la plupart ne saura pas davantage interpréter la grandeur et l'élévation du passé. Le passé parle toujours en oracle : c'est seulement en constructeurs du futur et en conscience du présent que vous pourrez le comprendre.... ”. Op cit, p : 63.

39.

IPANDI (J.CL.), op cit. Cela étant aussi la conception nietzschéenne de la question nationale, avancée par ANDLER (Ch.), in Nietzsche et le transformisme intellectualiste TI et II , Edit. Gallimard, 1960, là où l'auteur souligne : “ L'une des fonctions qui ont rendues l'État indispensable, et qui ancrent dans les foules une considération instinctive, c'est son rôle de justicier ”. Ibid, p : 258. La petite politique des nations est une formulation qui vise la conception de l'Europe. En effet, pour Nietzsche la Démocratie ne suffit pas pour mener une grande politique des nations. Seul le fédéralisme pourra mener à bien cette grande politique. L'État fédérale doit être ouvert aux différents peuples Européens, en vue de constituer un grand État pour enfin imposer aux autres les grands idéaux de cette grande Nation. L'État fédéral doit avoir (aux yeux de Nietzsche) un rôle de justicier. Il doit éviter le réveil des nationalismes nostalgiques des peuples européens, pour ne pas déclencher une guerre technologique qui mettra en puéril et en danger leur propre vie, ainsi que celle des autres. Ces prises de positions nietzschéenne ont actuellement un grand intérêt. En effet, et à titre d'exemple seulement, l'un des thèmes du premier Forum de l'an 2000, qui a eu lieu cette année en 1997 à la Cité internationale de Lyon, portait sur le thème : la Démocratie peut-on mieux faire ?. Cette question laisse penser le sens de la philosophie politique nietzschéenne qui a posée le problème en terme de dépassement de la Démocratie pour céder la place au Fédéralisme. En tout cas tout cela ne peut avoir lieu que par ce que Nietzsche lui-même appelle de ses voeux : le dressage sélectif. Cela signifie que le débat politique digne de ce non est une éducation, une formation permanente.

40.

IPANDI (J.CL.), voir surtout le chapitre III intitulé : Nietzsche et la grande politique de la troisième partie, op cit, pp : 253 et suiv. Le sens d'une École à ciel ouvert se précise de plus en plus avec les conceptions nietzschéenne de la politique. En effet, on ne sait pas où est ce qu'il y a de l'art lorsque tout le monde fait la même chose !

41.

Andler (Ch.), Nietzsche et le transfomise intellectualiste , op cit.

42.

Prise de position du chercheur IPANDI (J.CL.), op cit.

43.

Colloque , Nietzsche aujourd'hui . Passions, intensité et actes, Année 1973 et 1974.

44.

Intervention de NORMAN PALMA. Colloque de 1974, op. cit.

45.

C'est un nom que les arabes de la période dite "paganiste" ont donné à l'un de leurs marchés. Les tribus arabes se réunissaient dans ce marché chaque année pour afficher leur orgueil, leur satire, leur raillerie tout en écoutant les poètes qui s'y rendent pour échanger leurs nouveautés poétiques et artistiques avant de se quitter. Ce marché où se réunissaient les poètes pendant un mois se trouvait à côté de la Mecque actuelle. Mais avec l'avènement de l'Islam la totalité de ces pratiques poétiques ont été abolies. Le problème qui se pose pour nous dans le cadre de la transposition didactique définie comme une action susceptible de mettre en mouvement les savoirs et les connaissances en vue de les partager, est un problème typiquement épistémologique. En effet, que dire d'une "idéologie" "d'asphyxiante culture" qui détruit la rencontre, le rendez-vous qui peuvent parfois déboucher sur une sorte de communion cognitive ? Il est évident que la question si elle se pose ainsi elle finit tôt ou tard d'avoir une réponse du côté de la solitude que Nietzsche considère l'oeuvre d'une grande pensée : “ Le plus grand sera celui qui saura être le plus solitaire, le plus impénétrable, le plus à l'écart l'homme par delà bien et mal, l'homme maître de ses vertus, en qui surabonde l'énergie du vouloir : il nommera grandeur le pouvoir d'unir la totalité et la multiplicité l'ampleur à la plénitude ”, disait-il. (Cf : NIETZSCHE (F.), Par delà Bien et Mal , p : 151. Cité par Olivier Reboul, in, Nietzsche Critique de Kant , op cit). Cela fut l'optique de l'Islam qui a cherché à détruire les rencontres analogues à celles qui se produisaient dans le souK OuKad, et ce pour responsabiliser l'individu singulier en le rendant, imaginatif, créateur et maître de ces actes.

46.

Heidegger (M.), Qu’est-ce qu'une chose ? Op cit p : 24.

47.

Heidegger (M.), Op. cit.

48.

Gilbert Romeyer Dherbey. Op. Cit.

49.

Ibid.

50.

Ducat (Ph.), Op. Cit.

51.

Ibid.

52.

Ibid. p : 33 & 34

53.

Ducat (Ph.), Op. Cit. p : 33 & 34.

54.

IPANDI (J C.), Op. Cit.

55.

Libera (A.) , Averroès Discours décisif . Traduction et note de Marc Geoffroy. Introduction d'Alain de Libera. Edit. G. Flammarion. Paris. 1996.

56.

Aljarir, AlfarazdaK et AlaKhtal, sont trois poètes célèbres du règne de la dynastie des Omeyyade (Amaouines) dont les califes arabes régnaient à Damas de 661 à 750. Détrônée par les Abassides , elle alla fonder le califat de Courdou de 756 à 1031. De la poésie d'AlfarazdaK, un visiteur du souK OuKad disait que celui-ci "sculptait le rochet" pour en sortir des formes vivantes. La poésie d'AlfarazdaK est marquée par la raillerie, la satire et l'orgueil puisque ce fut un pamphlet. Ce poète est mort en 738. Pour plus d'information sur les manières poétiques de la transposition de certaines valeurs incarnant son engagement poétique voir l'édition arabe du "Al aKhani" (les chansons) de BoulaK vol 8 pp : 186 à 197. In littérature arabe (al adab al arabi) de Karl BroKelman Vol 1, pp : 209 à 214. Quant au poète : Aljarir, on disait de lui qu'il "puisait infiniment dans l'eau de mer", sa poésie fut marquée par des louages panégyriques. Il est mort en 728. Voir Karl BroKelman, Ibid vol 1 pp : 215 à 219.

57.

Platon Le Gorgias op cit.

58.

Houssaye (J;), Le triangle pédagogique op cit.

59.

Sartre (J.P.), L'Etre et le Néant essaie d'ontologie phénoménologique Edit. Gallimard, 1943.

60.

Kant (E.), Critique de la raison pure . op cit, p : 265.

61.

Repris et commenté par Reboul (O.), in : La Rhétorique Coll; Que sais-je ? P U F 1986, p : 36.

62.

Gilbert Romayer Dherbey in Éducation et philosophie .Ecrits en l'honneur d'Olivier Reboul, article intitulé : la noble nature de la musique. op cit p : 71 à 84.

63.

Ibid.

64.

Ibid.

65.

Ibid.

66.

Ce mot est allemand, il est repris par Anne-Marie Rovillo, pour designer ce qui est commun et propre à tous les êtres commun. Ce commun universel est pensé par cet auteur en terme de "disposition morale fondamentale". Voir: Anne-Marie Roviello : L'institution Kantienne de la liberté Edit. OUSIA. 1984.

67.

Meirieu (Ph.), Op cit.

68.

Les termes : sujet et objet, en transposition didactique ne doivent pas être pris au sens littéral du terme. Dans la philosophie de la connaissance de Kant par exemple, le sujet ne désigne pas un sujet connaissant, ni l'objet en tant qu'il est connu. “ On dit beaucoup quand à l'objet ” disait Kant. (Cf : Critique de la raison pratique Ibid. p : 60 à 69. Surtout les pages 59 & 60 du chapitre II intitulé : Des concepts d'un objet de la raison pure pratique.

En réalité lorsqu’un sujet dispose d'une intention, d'une idée, cela ne signifie pas un dire de l'idée mais en réalité un faire de celle-ci. Il vrai que lorsqu'on dit : “ "Tiens j'ai une idée à vous soumettre ” ! cela signifie en général une action. Car l'idée m'oriente vers une activité, vers un projet, vers une proposition. Elle est celle du : "je pense donc je suis" de Descartes. Mais on sait qu'avec Gassendi le "Cogito Ergo Sum"s'est transformé en la possibilité qu'à la pensée humaine en tant que "chose pensante". Descartes aurait simplement dit : "Je suis pensée!". Il en va de même pour Kant, pour qui le projet de l'idée vise quelque chose, et ce qu'il vise c'est sa propre fin, son but et son objet. En ce qui concerne le sujet on en dit trop peu. On doit comprendre le sens du "sujet" comme celui du "subjectum" scolastique : que le sujetdonne un contenu une matière qui incorpore l'idée. En transposition didactique cela nous aide à comprendre le sens problématique de la formulation : humanisation de la connaissance qui est la nôtre. Gassendi (P), affirme bien dans l'article 2 de contre Méditation I, que la pensée est une chose pensante : elle est condamnée à varier ses jugements en fonction de situations réelles. Ces jugements doivent être pour l'esprit une satisfaction, pas intéressée, mais désintéressée. Ils doivent contribuer à une autonomie mais pas à une autosuffisance. “ Il est faux – disait Gassendi – de supposer que l'on puisse se défaire de tout préjugé, et en suite se trouver en possession de principes entièrement certains et évidents ”. L'argument qu'avance ici Gassendi pour expliquer que la pensée est une chose pensante, est un argument typiquement aristotélicien. Il est celui de "l'Enthymème" (Enthyméma). Ce dernier est un syllogisme dialectique possédant une forme déductive. Gassendi l'emploi pour attirer notre attention à des propositions qui ne sont pas nécessaires – comme l'est un théorème – , ni arbitraires non plus. Il l'emploi simplement pour affirmer des propositions vraisemblables. C’est-à-dire qui se vérifient le plus souvent (épi to poly), qui sont donc hautement probables. C'est ainsi qu'il construit cette argumentation en la discutons : “ Celui qui se libère de tout préjugé ne tire plus de conclusion de principes obscurs ou incertains, mais de principes très évidents et très assurés ”. (Cf : Gassendi (P) Question Métaphysica...1664, Contre Méditation, 1 à 2. Surtout l'article 2 de contre Méditation I.

Gassendi reprend ici l'argumentation Cartésienne pour contre argumenter. En effet, il utilise une argumentation de rétorsion et d'autophagie pour montrer à Descartes que dans le cas de la majeur comme dans celui de la mineur : – de l'enthymème d'en haut – les choses qu'il souhaite et qu'il tente de démontrer "paraissent impossibles". (Cf : Gassendi (P) Ibid. p : 36 279b).

69.

Kant (E.) , Théorie et pratique droit de Mentir. Edit J. Vrin. 1972 p : 39.

70.

Voir les articles portant sur la philosophie d'Al Farabi Abou Hamid en ce qui concerne sa conciliation de Platon et d'Aristote. Les commentaires et les analyses sont à deux endroits différents :

1 : Aristote aujourd'hui Etudes réunies sous la direction de M. A. Sinaceur, à l'occasion de 2300èm anniversaire de la mort du philosophe Aristote, édition érès 2 édit 1988 p : 164 à 218. L'important à retenir dans le carde de la transposition didactique du philosopher, est que du point de vue de la théorie de l'émanation d'Al Farabi, il n'y a pas eu d'altération négative de la philosophie grecque puisque si l'on en croit Al Farabi, le maître et le disciple (Platon et Aristote) avaient une même tâche qui ne fut rien que celle de la recherche de la mise en valeur de la perfection humaine. Dire que l'homme est parfait, signifie qu'il est capable d'apprendre, de s'instruire, d'obéir ou de ne pas obéir. Si la philosophie grecque définissait l'homme en terme de tâche, alors il en était de même pour la théosophie (philosophie) islamique, qui l'a mis au centre des responsabilités cosmiques, anthropologiques voire divines. Ainsi le logos parfait, qui est celui de l'homme et le logos agissant qui est dieu sont (si l'on en croit Al Farabi) en relation de connexion nécessaire. Par conséquent la théorie de l'émanation incarne le processus de la manifestation de l'idée de Dieu en l'homme, comme idée du bien. Cela veut dire finalement que le processus éducatif est une sorte d'action d'altérité radicale à l'égard des choses, et que l'idée du bien n'est pas un au-delà de l'être mais elle en deçà de celui-ci. Elle se manifèste dans les choses-factices.

71.

2 : Penser avec Aristote ; Préface de Federico Mayor, ouvrage publié avec le concours de l'Unesco Edit érès 1991. p: 187 et suiv.

Aristote, Rhétorique, I, 1355, a, b.

72.

Ibid.

73.

Ibid.

74.

Ethique à Nicomaque, 1106b 36 a 2. Citation reprise par Peter O Bodunrin, voir l'article intitulé : Observations sur le sens de l'EthiKé Arté dans l'Ethique à Nicomaque d'Aristote, in Penser avec Aristote, Etudes réunies sous la direction de M.A. Sinaceur, Edit érès 1992 p : 546 et Suiv.

75.

Kant (E.), Qu’est-ce que les Lumières ? Textes choisis par Françoise PROUST Traduction par Jean-François Poirier et F. PROUST. Edition G. Flammarion. Paris 1991 pp: 43 à 51.

76.

Mahdi (M.), in Penser avec Aristote, op cit. p : 187 à 209.

77.

Ibid.

78.

Benveniste (E.), op cit. Voir surtout le chapitre intitulé : Catégories de lange et catégories de pensée.

79.

Coran , Traduction mot à mot dans l'édition française par: MUHAMMAD HAMIDULLAH, avec la collaboration de M. Léturmy. Edit : Amana Corporation 1989 p : 412.

80.

Aristote Métaphysique, A, 993, b, In Perelman (Ch) Traité de l'argumentation op cit p : 501.

81.

Descartes (R.), Règles pour la direction de l'Esprit . Oeuvres complètes. Edit Pléiade pp : 53 à 57.

82.

Mahdi (M) in Aristote aujourd'hui op cit. pp : 185 & 186.

83.

Le mouvement des moutaKalimin est celui d'une élite de dialecticiens qui ont préparé à l'avènement de la philosophie islamique. Ils étaient philosophes avant de devenir des théosophes. Pour plus d'information quant à ce sujet voir :

1 : Ibrahim MadKour L'Organon d'Aristote dans le monde arabe , ses traductions, son étude, et ses applications. Thèse de Doctorat. Université de Paris Faculté des lettres. 1931.

2 : Djémil Saliba. La Métaphysique d'Avicenne Thèse de Doctorat de philosophie Faculté des lettres de l'Université de Paris, 1926. Surtout le Chapitre III : la doctrine des MoutaKalimin p : 35 et suiv.

3 : Amélie-Marie Goichon : La distinction de l'essence et de l'existence d'après Ibn Sïnâ. Thèse pour le Doctorat lettre. Faculté des lettres de l'Université de Paris 1937.

84.

Tricot (J.) , Aristote, La plitique Edit. J. Vrin 1970.

85.

Wolf (F.), La politique d'Aristote . Collection Que sais-je ? Edit. P U F, 1990.

86.

Réfutations sophistiques VII 169a 38 sq. Trad. J. Tricot citation reprise par G. Dherbey Romeyer op cit. p: 23

87.

Ibid. p : 37

88.

Voir Averroès Discours décisif . op cit. p : 111 à 133, là où Averroès incite à une ouverture sur la pensée des auteurs anciens de la pensée grecque pour mieux comprendre l'Islam. C'est ainsi qu'il souligne à cet endroit précis : “ (...) Par ceux qui ne sont pas de nos coreligionnaires, j'entends les Anciens qui ont étudié ces questions avant l'apparition de l'Islam. puisqu'il en est ainsi, et que toute l'étude nécessaire des syllogismes rationnels a déjà été effectuée le plus parfaitement qui soit par les Anciens, alors certes il nous faut puiser à pleines mains dans leurs livres, afin de voir ce qu'ils en ont dit. Si tout s'y avère juste, nous le recevons de leur part ; et s'il s'y trouve quelque chose qui ne le soit, nous le signalerons ”.

89.

La problématique qui reste posée même actuellement au niveau de la transposition didactique du philosopher est que le rationalisme de l'orient musulman (malgré sa continuité de principe dans le rationalisme de l'occident musulman), avait des méthodes d'accès à l'acquisition, à la discussion des vérités, qui n’étaient pas et qui ne sont pas les mêmes que celles que l’occident musulman a connu. Entre les deux rationalismes l’écart est au niveau de la méthode de l’expression de la vérité. Au premier rationalisme est lié le mysticisme abstrait et imaginaire, au second est lié le rationalisme logique et réel. Car en Orient, Al Farabi, AlGazali ainsi que les mystiques furent des théosophes, alors que par exemple Ibn Tuful, Ibn Bajja, Ibn Ruschd furent des philosophes, puisque pour eux et en occident musulman, le retour à la Grèce était un enseignement digne d'intérêt pour comprendre certains notions coranique. Voir à ce sujet le contenu du discours décisif d'Averroès. Actuellement cette dichotomie n'est pas encore loin de disparaître, chose qui nous laisse penser que les idées grecques n'ont pas encore été assimilées d'une manière rigoureuse. Car les traducteur n'ont finalement traduit que ce qui se rapproche de près ou de loin des doctrines théologicophilosophiques islamiques. Voilà la raison pour laquelle nous pensons au sein même de cette divergence, de cette dichotomie qui subsistent encore, que le monde arabo-islamique, n'existe pas encore, car il n'a jamais existé, et il n'existera jamais du moment qu'il n'a pas encore dépassé les divergences, les dichotomies, les scissions de pensées, vers l'ouverture d'altérité radicale envers des savoirs diverses, en vue de marquer une relation d'attention positive à l'égard des différentes productions philosophiques, artistiques scientifiques etc. Cette vision qui est typiquement personnelle nous force à demeurer conséquent à notre idée du départ qui fait l'éloge de l'exention du pouvoir cognitif.

90.

Despotopoulos (C.), Pensser avec Aristote, op cit p : 497 et Suiv.

91.

Ibid p : 569 et Suiv.

92.

Al Jabri Mohamed Abid Nous et le patrimoine. Ouvrage qui s'intitule dans sa version originale en langue arabe: "Nahnou Oi toura" . Publié par Dar Almaârif Casablanca Maroc. Dans cet ouvrage, l'auteur pense que la relation au patrimoine doit dépasser le carde de l'idéologie. Le discours philosophique doit en effet dépasser toutes les idéologies pour continuer à penser, pour tracer une ligne directrice de réflexion continuelle. L'auteur regrette d'ailleurs de voir tous les discours philosophiques arabes, dès leurs débuts, comme une arme, un outil qui venait au service à l'ordre établi, qui remplissait des intérêts propres à des classes données dans une même société. Il regrette (comme il le souligne fort bien) de ne pas voir le discours philosophique arabe, à l'instar du discours philosophique occidental, qui par exemple depuis Descartes jusqu'à nos jours témoigne d'un fil conducteur où la tâche du philosopher est continuelle. En effet si l'on en croît ce penseur qui jette (à partir de l'autre côté de la Méditerranée) un regard autre sur notre culture occidentale, on peut alors laisser penser la conséquence, la cohérence de notre pensée occidentale, selon laquelle les philosophes depuis Descartes jusqu'à nos jours, se lisèrent mutuellement au sein d'un collège invisible. C'est-à-dire bien que parfois ils soient en parfait dépassement les uns envers les autres, ils convergèrent, et ils divergèrent quant au traitement des propos tout à fait similaires. Cela ne fut pas le cas pour ce que Al jabiri appelle: "la pensée arabe". Du point de vue de la transposition didactique cela est intéressant, car il met en jeu la place de l'écologie, et son impact sur les savoirs des hommes.

93.

Tricot (J.) , Aristote, La politique, nouvelle traduction, avec introduction, notes et index Edit. Vrin 1962. Cette citation d'Aristote est reprise par Wolf Francis, in la politique d'Aristote, op cit.

94.

Gilbert Romeyer Dherbey op cit. p : 19.

95.

Voir Revue Esthétique Adorno, n° 3-4, Paris KlincKsiecK 1970. Article intitulé : Esthétique et rationalité par Rainer Mochlitz.

96.

Rapporté par Gilbert Romeyer Dherbey, Op. Cit.

97.

Ibid.

98.

Ibid.

99.

Tenzer (N .). , La philosophie politique , Edit. P U F 1994. p : 110 à 125.

100.

Pour Kant le caractère est la loi de la liberté. Car la liberté de penser et d'apprendre ne doivent pas être simplement pensés dans le monde des noumènes, dans le monde des choses-en-soi, mais dans celui des phénomènes, dans le monde des-choses-pour-nous.

101.

Tenzer (N.), op cit.

102.

Ibid.

103.

Ibid

104.

Ibid

105.

Ibid

106.

Ibid.

107.

Kant (E.), Critique de la raison pratique . op cit.

108.

Kant (E.), Métaphysique des Moeurs ; première partie doctrine du droit, Traduction PhilolenKo (A) Edit. J. Vrin. pp : 106 & 107 et Suiv.

109.

Kant (E.), La Raison Pratique Textes choisis par Claude Khodoss. Op. cit.

110.

Ibid.

111.

Ibid

112.

Cours portant sur les techniques argumentatives et rhétoriques, professées par Olivier Reboul à l'Université des sciences humaines de Strasbourg. Publication in Cahiers du Séminaire de philosophie N°1 1983 à N°10. 1991. Presses Universitaires de Strasbourg. Surtout le numéro 10 intitulé : Rhétorique et Pédagogie. Sous la direction de MM. O. Reboul et J. F Garcia. Voir aussi le polycopie disponible au Secrétariat de la Faculté de Philosophie de Strasbourg.

113.

Reboul (O.), Cours en polycopie. Op. Cit.

114.

Ibid.

115.

Voir Aristote. Rhétorique I 2, 1357b.

116.

Delacompagne (Ch.), Penser avec Aristote Op. Cit. p : 579 et Suiv.

117.

Tenzer (N.), Op. Cit.

118.

Ibid.

119.

Ibid.

120.

Ibid.

121.

Ibid.

122.

Ibid.

123.

Ibid.

124.

La question du choix entre l'École ou la guerre civile est aujourd'hui une question cruciale. Le seul moyen pour éviter la guerre civile est de libérer l'esprit : de contribuer à l'extension du pouvoir cognitif. Pour cela Gaston Bachelard avait déjà regretté l'extension des manuels, et des travaux de la vulgarisation, travaux qui à ses yeux doivent à travers la mise en place d'une science qu'on peut nommer : "la sémiologie de la scolarité", contribuer activement à la mise en mouvement des connaissances et des savoirs. C'est ainsi qu'il a souligné : “ Il est au contraire très frappant qu'à notre époque les livres de vulgarisation scientifique soient des livres relativement rares ”, in La formation de l'esprit scientifique op cit. p : 24. Ce que l'auteur met en lumière à travers cette citation est que les savoirs scientifiques ne sont plus utiles pour la vie, puisqu'ils ne sont pas en mouvement. On doit dans cette perspective faire un rapprochement avec Averroès qui a incité à la sacralisation de la vulgarisation scientifique. Celui-ci en effet et pour renforcer son argumentation de la nécessité de vulgariser a incité à la continuité avec un grand public large tout en faisant appelle à un Hadith, à une parole qui encourage les penseurs ésotériques à parler et à discuter avec les gens de ce qu'ils connaissent. A propos de cette idée, Alain de Libera, traduit le "Hadit" comme suivant :

“ Parlez aux hommes de ce qu'ils savent. Voulez vous donc que l'on taxe de mensonge Dieu et son prophète ”. Dans une note portant le N° 64, Libéra revient pour approfondir cette parole qui est en fait le propos de l'imam Ali, un propos rapporté à la suite du hadit N° 118, sous le titre : “ De ceux qui réservent la science à certaines personnes à l'exclusion d'autres, de crainte que ceux-ci ne comprennent pas ”.

A partir de ces propos, on doit dire que le problème de la transposition didactique est un problème politique. (Voir à ce propos aussi nos analyses quant aux fables de La Fontaine, ainsi que le chapitre portant sur la transposition didactique de la philosophie grecque dans le monde arabe).

125.

Guéry (F.), La société industrielle et ses ennemis Edit : C. Lévy p : 38 & 39.

126.

Ibid. Notre étonnement ne cesse de croître lorsqu'on a découvert que cet auteur n'est pas si claire quant au sens qu'il attribut à la notion du Bien et du Mal ! On peut lui poser la question suivante : Puisque et à l'en croire il est question d'antiquité, alors de quels arabes s'agit-il ici ? Est ce que ce sont les arabes, de confession religieuse (Juifs, Musulmans, Chrétiens), ou les arabes de la période dite du "paganisme" (Aljahiliàâ) ? Et de quelle guerre s'agit-il justement ? sachant bien qu'il y a bien eu des esprits arabes qui furent assassinés et égorgés pour la simple raison : qu'ils voulaient porter simplement la parole aux faits. De ce fait, il vaut mieux pour cet auteur de "croire en l'histoire dont laquelle les témoins fûrent égorger" ! comme Pascal l'a laissé entendre. Je pense par exemple au sort des Mouatazilites (les dialecticiens), qui furent égorgés au même titre que d'autres poètes qui travaillaient au service de l'extension du pourvoir cognitif. En plus il y a eu une guerre dont on ne parle que rarement surtout en Occident à savoir ce qu'il est convenu d'appeler : "la guerre froide", celle qui fût positive. Car quelques poètes d'exception avaient instaurés et mis en place un style de lute et de dispute langagière. Ils ont transformé la guerre traduisant des maux physiques factices en la guerre d'opinions traduisant des disputes rationnelles desquelles surgit l'universalité des arguments. Je pense dans cette perspective par exemple au "Marché de OuKad", un marché qui fût le lieu où les poètes arabes, disputaient intellectuellement et poétiquement de sujets poétiques divers et ce à travers une argumentation poétique qui a donnée naissance à l'éloquence, et à l'extension du pouvoir cognitif. Cette période était si fertile pour la transmission didactique de diverses notions et de diverses catégories via l'extension du pouvoir cognitif. Et d'ailleurs, l'avènement de L'Islam, à cherché à marquer – par l'emploi de procédés argumentatifs et rhétoriques propres à la langue arabe – , un défi de la culture poétique de ces peuples qu'on décrivit d'habitude de "paganistes". Il y a eu certes une pratique antique arabe dont les sens furent positifs. Ce sens positif de l'argumentation rationnelle issue de la rencontre d'homme à homme a échappé à l'auteur de la société industrielle et ses ennemis . Il est vrai qu'il y a eu certaines pratiques des maux avant même l'avènement de l'Islam. Je pense par exemple à l'enterrement des fillettes tout en étant vivantes, sous peine de provoquer "des injures" aux parents. Mais cela fût une pratique antique chez certains arabes avant l'avènement de l'Islam. Il aura fallu attendre que celui-ci en tant que forme idéologique et législative légifère en interdisant ces pratiques. Si la place de la femme dans certains pays arabes est marginalisée, cela a des raisons qu'il faut peut être chercher si loin avant même l'avènement de l'Islam. Par contre un certain mal qu'on pourrait considérer comme un certain bien est celui de la place qu'occupait l'art poétique avant l'avènement de l'Islam. Il s'agit de l'art poétique qui fut interdit par l'Islam pour diverses raisons. La spécificité de cet art mis en forme dans le SouK ouKad (en tant que marché de l'art poétique) est l'art de la poésie, où l'on jouissait de deux sortes d'art poétique : panégyrique et pamphlétaire. On doit rappeler dans cette perspective, le débat poétique qui fût serré dans ce même SouK (OuKad) entre AlfarazdaK et Aljarir, deux poètes célèbres dans la littérature arabe. Ce débat a laissé un auditeur des deux poètes répondre : “ j'ai trouvé Aljarir puisant en plein mer, et AlfarazdaK sculptant le rochet ”. Cette réponse était adressée à quelqu'un qui l'interrogea à propos de la teneur poétique des deux hommes. Elle prouve que l'auditeur était en fait animé par une difficulté à choisir entre l'un et l'autre poète. On peut maintenant se demander, qu'en est-il de la méthodologie didactique ? Est ce que le didacticien digne de ce nom est celui qui doit puiser dans l'eau de mer à l'infini tout en pensant que la science, le savoir sont en quelque sorte comme un océan sans fin ni limite, ou au contraire, il est celui qui travail à faire ressortir des formes esthétiques et artistiques des Rochers-muets ? Comme si l'effort didactique puisant son sens dans l'humanisation et la popularisation des connaissances est celui qui se trace une ligne directrice qui n'est rien d'autre que celle qui transgresse infiniment et au tréfonds, les choses de l'apparence pour en sortir des formes vivantes quitte à faire parler ce qui ne parle pas. A nos yeux, c'est bien le travail de celui qui sculpte les Rochers qui est si difficile et qui demande aussi bien des forces physiques que cognitives pour sortir des formes de l'apparence des Rochers, de la pierre en tant que cristal. Car pour s'accommoder à la pierre, à l'environnement dans lequel elle se trouve, cela nécessite une maîtrise, une connaissance de la totalité du paysage en tant qu'état de fait et en tant que processus complexe, ouvert à d'autres possibilités. Cette métaphore nous rappelle évidement le procédé heideggerien du rapport entre enseignement et apprentissage, un rapport ambiguë, qui surgit de l'emploi par Heidegger de la métaphore du menuisier où il souligne : “ Un apprenti menuisier par exemple, quelqu'un qui apprend à faire des coffres et choses semblable, ne s'exerce pas seulement dans cet apprentissage à manier avec habilité les outils. Il ne se familiarise pas non plus seulement avec les formes usuelle des choses qu'il a à construire. Il s'efforce, quand il est un vrai menuisier, de s'accorder avant tout au diverses façons du bois, aux formes y dormant, au bois lui-même tel qu'il pénètre la demeure des homme et, dans la plénitude cachée de son être, s'y dresse..." (Cf : Martin Heidegger Qu'appelle -t -on penser ? Op. Cit. p : 88. Si l'on en croît ces deux références (l'une antique et l'autre moderne), on doit alors laisser penser que le didacticien doit être d'une lente lecture. Il doit donner le temps pour extraire – comme disait Nietzsche – de l'histoire des statues qui témoigneront de sa grandeur acquise dans le passé, pour que d'autres puisse s'en inspirer dans le présent et dans l'avenir. C'est ainsi que Nietzsche souligne : “ Il est temps que les ouvriers d'usines laissent la place aux philologues de l'avenir, ces artistes qui sauront sacrifier l'inspection minutieuse des détails à la considération esthétique du tout, et extraire de l'histoire des statues(...) ce n'est pas parce que quelque chose est passée qu'on est en droit d'entreprendre des recherches, mais parce que ce passé était meilleur que le présent et fait donc l'effet d'un modèle ”. (Cf. : Ducat (Ph) Op. Cit. p : 10). Ce travail d'ouverture sur le toujours-déjà des apprenants se réalise dans le cadre de l'instauration de ce qu'il est convenu d'appeler en pédagogie et en didactique : "la situation problème", qui, au sens positif du terme signifie non pas une action qui tente de "puiser en l'eau de mer", mais au contraire de "sculpter dans le rochet-muet" : d'y laisser des traces qui doivent impressionner à première vue. Voilà la raison pour laquelle nous avons défini l'enseignement d'une part, en terme de tâche, et d'autre part en relation avec cette activité qui tente de valoriser le cristal, la pierre pour en extraire des perles rares. Tel est l'activité et le souci que nous voulons assigner à la transposition didactique, qui, doit désormais rendre le désert (l'ignorance) un pays fertile. Elle doit contribuer à l'extension du pouvoir du connaître en vue d'aboutir à des vérités incontestables tout en les avançant, en les disant. Car le fait de connaître la vérité n'a de sens qu'en mettant celle-ci en mouvement. Ainsi, par exemple le débat actuel quant au vrai sens du marché de l'art, que certains comme Bernard Deloche tente de repenser en terme de marché ouvert, un lieu dans lequel on rentre sans rien acheter. Il est un marché à l'instar de ce "souK OuKad", connu jadis chez les arabes. Les réflexions issues de ce débat qui est encore d'actualité sont d'un intérêt considérable, puisqu'elles permettent – du point de vue de la transposition didactique et de la vulgarisation scientifique – de faire véhiculer l'information par le biais d'une argumentation aussi bien poétique que rationnelle. On rêve d'un tel marché, où l'on saura en tant d'auditeurs, distinguer parmi les rhéteurs et les orateurs ceux de l'âge de l'éloquence, de l'âge de la liberté d'expression et de l'argumentation rationnelle.

127.

Gilbert Romeyer Dherbey. Op. Cit.

128.

Gilbert Romeyer Dherbey Op. Cit. p : 35.

129.

Tenzer (N.), Op. Cit.

130.

Ibid.

131.

Ibid.

132.

ABOU HAMID ALFARABI est un philosophe connu par sa théorie dite de l'émanation. Il a employé le concept de "nécessité" dans une perspective existentielle. Nous proposons de traduire sa propre lecture du néoplatonisme et de Plotin (une traduction qui ressort du texte original en langue arabe) comme suivant :

“ Dès qu'il a existé pour l'existant l'existence qui lui revient, alors il est d'une nécessité implacable que tout les autres existants en découleront ”. Le sens de cette conciliation tourne autour de la perfection humaine. (voir : article intitulé : Philosophie et religion Al Farabi commente Aristote. Par Muhsin Mahdi, in Penser avec Aristote , op cit. p : 187 et suiv. Voir aussi l'article intitulé : L'intellect agent et le possible chez Aristote et chez Alfarabi. Par Mübahat -TürKer Küyel. Ibid. p : 77 et Suiv.

Cette nécessité est une métaphore. Elle doit être comprise autrement. A vrai dire, elle est de l'ordre moral. Si tous les existants sont nécessaires, alors ils sont une "preuve de l'existence" du "logos parfait", dit Al Farabi. Ils doivent cependant faire l'objet d'impressions et d'appréciations. C'est dans cette même direction que Averroès laissera entendre que la fin du monde évoqué par le verset divin, n'est pas un anéantissement de celui-ci, mais une transformation. Schopenhauer dans son texte intitulé "physique et métaphysique" affirmera plus tard que toute métaphysique surgit de la physique. Cela est proche de cette vision d'Averroès qui a reprit le rationalisme du Machrecq tout en l'adaptant à sa propre culture du rationalisme du Maghreb et ce pour rendre l'idée de Dieu une idée immanente qui se manifeste dans l'idée du Bien, mise en forme dans le monde et dans l'espace concret.

133.

Coran, Sourate des poètes. Du verset 225 à 228 Traduction M. Hamid Allah, en collaboration avec Léturmy op Cit. p : 376.

134.

Al Farabi in Penser avec Aristote Op. cit.

135.

Voir texte intitulé Physique et métaphysique in Schopenhauer le vouloir vivre, l'art et la sagesse Textes choisis par André Dez P. U. F 1970 p : 35 et suiv.

136.

La référence à Feurbach est avancée par Hassan Hanafi à deux en droits de ces écrits. Le premier endroit est celui de son ouvrage qui l'a intitulé : Patrimoine et innovation, écrit en langue arabe (nous traduisons) ; le second est un article (écrit en français) et qui s'intitule : Bref aperçu sur quelques mouvements islamistes de la période moderne et contemporaines.

137.

Kant (E.), Critique de la Raison Pratique, op cit. p : 23

138.

Coran (nous traduisons). Cela finalement montre fort bien que les doctrines théosophiques qui ont cherché à mettre en place un pouvoir idéologique concret, sont plus proches de celles de Platon que de celles d'Aristote. Le maintien de la Loi pour former, pour éduquer devient (aux yeux de Platon comme aux yeux des théosophes musulmans) nécessaire car sans programme, sans objectifs implicites ou explicites à atteindre, l'apprentissage, l'enseignement n'auront aucun sens. Si l'on pousse l'analyse plus loin, on peut soutenir l'idée Kantienne, qui rappelle les propos platoniciens : la liberté, l'extension du pouvoir cognitif ne peuvent trouver leur fondement que dans la contrainte, la coercition et la pénalisation. Voilà pourquoi certains pensent que si la science arabe a tenue plus de sept siècles, c'est grâce ou à cause de l'extension du pouvoir juridique, qui maintenait la science dans les limites de la raison. En terme éducatif cela peut se traduire par l'extension des sciences de l'évaluation comme règle de jeu pour contribuer à l'extension du pouvoir cognitif.

139.

Coran (nous traduisons).

140.

Article de Christian Delacompagne, in Penser avec Aristote, op cit., p : 579 et suiv.

141.

Libéra (A.), Averroès Discours décisif op cit., p : 118 et 119.