1.2. Appréciation de la légitimité et de l'illégitimité de la transposition didactique du philosopher.

Pour apprécier la légitimité ou l'illégitimité de cette transposition didactique, la difficulté émane de l'effort argumentatif que les deux philosophes se sont donnés pour faire admettre leurs opinions. Pour nous, il est donc si difficile de trancher en faveur de la légitimité et de l'illégitimité, car l'effort philosophique n'est pas dans le jugement, mais il est au contraire dans l'analyse. Après tout, l'argumentation et la rhétorique sont deux armes pour donner à chacun sa chance d'avoir raison, car comme le pensait déjà Kant : la condition primordiale d'un philosophe est d'être conséquent. Mais on ne doit pas oublier que le même Kant a ajouté aussitôt, que cette condition est l'une des possibilités à laquelle on se conforme rarement 259 . Cela laisse penser que même si l'on prend acte à légitimer le système aristotélicien, on finira tôt ou tard par découvrir des incohérences dans ce même système qui se veut complet et conséquent. Il en va de même pour ce que l'on peut penser de la philosophie ou de la théosophie d'Averroès.

Pour pouvoir sortir de ce dilemme, la solution est de se tracer peut être une perspective morale, car à maintes reprises, la morale fut venue en aide à l'extension du pouvoir cognitif. Elle s'est moquée des créations scientifiques tout en évoquant la place de l'homme contre l'humain. Sans vouloir être vulgaire, (car il en faut parfois sachant bien que toute provocation est une convocation) on doit donc dire qu'il est nécessaire de jouer l'avocat du diable. C'est-à-dire de chercher à soutenir aussi bien le système philosophique d'Aristote, que celui d'Averroès. Car ils ont un point commun, qu'est l'emploi de la raison pour accéder à la vérité. Le tableau qui va suivre est un récapitulatif des notions méthodologiques. Il résume leurs propos quant à l'acte du philosopher, nous l'intitulerons : les propositions d'Aristote revues par Averroès.

Avant de dresser ce tableau, on doit au préalable étudier le rapport des Topiques d'Aristote avec le Discours décisif d'Averroès. Cette étude est au fond argumentative. A travers elle, on arraisonnera les deux écrits pour mieux comprendre le sens de la transposition didactique de la méthodologie de l'ouverture et de l'achèvement, dont usent à la fois le questionneur et le répondant lorsqu'ils acquièrent et s'approprient un savoir philosophique.

La relation qui anime le contenu des Topiques et celui du Discours décisif est une relation d'ouverture du sujet pensant à la vérité. Celle-ci n'est possible qu'à travers la recherche d'une méthode rigoureuse qui permet la sûreté de la valeur objective. Elle est chez Aristote polysémique, elle peut se prendre en plusieurs acceptions, qu'elle ne peut en aucun cas être ou devenir une simple homonymie.

Si l'être de la méthode se prend en plusieurs acceptions, alors en didactique, cela se traduit par la recherche des sentences de la création des situations d'apprentissages. Car comme nous l'avons déjà fait remarquer en introduction, la formulation : “ sciences de l'éducation ” au pluriel, qui est aux yeux de certains un pluriel-singulier, reflète des relations diverses que les chercheurs se tracent à l'égard des savoirs et des apprenants. Par contre chez Averroès, l'homonymie à laquelle Aristote veut échapper va connaître une falsification et une altération. En effet, si Aristote a laissé entendre que “ l'être se prend en plusieurs acceptions mais ce n'est pas une simple homonymie ”, alors il n'en va pas de même pour Averroès, qui souligne : “ ‘(...) Ce n'est que par pure homonymie que le nom “ science ” s'applique à la fois à la science adventice et à la Science préeternelle, comme de nombreux noms s'appliquent à des choses contraires’ ” 260 . Cette falsification a pour but de créer un lien entre le premier moteur qui est dans la conception aristotélicienne immobile, et qui devient dans celle d'Averroès animé par un mouvement, par une perception aussi bien des parties que des totalités des choses. Cet exemple nous permet maintenant d'entrer dans la comparaison des deux oeuvres.

Pour ce qui est de celle d'Aristote nous nous sommes référé aux Topiques Livres I à IV de la traduction de Jacques Brunschwig. Quant à celle d'Averroès nous avons fourni un effort de traduction des textes arabes tout en approfondissant l'ouvrage qui est la racine et le fruit d'un travail collectif dont les traductions inédites de Marc Geoffroy et d'Alain de Libera sont un travail tout à fait remarquable. Que l'on salue ces auteurs pour cet effort de clarté de leur traduction, une clarté d'un contenu qui est pour nous arabisant déjà difficile d'accès. Car la langue dans laquelle est exprimé ce contenu philosophique est une langue ancienne, ésotérique. L'arabisant et le francophone que nous sommes, sont des faits qui nous conduirons (espérons-le) à des situations que nous espérons faire évoluer plus tard en vue de travailler dans une direction particulière de recherche qui ne saura rien d'autre que la mise en place d'une pédagogie de la rencontre et du rendez-vous.

Notre intérêt à travers cette comparaison, porte sur la méthodologie de la transposition didactique de la méthode de l'ouverture et de l'achèvement, qui inaugure l'accès à la vérité dont témoignent aussi bien la philosophie première que la philosophie vraie. Par cette même occasion on aura à traiter et analyser les deux autres niveaux de la programmation de la connaissance et des savoirs, éléments que nous avons déjà avancé lorsqu'on a commencé à traiter de la question de transposition didactique de l'action juridique. Nous avons déjà énuméré ces éléments comme suit :

  1. Le questionneur et le répondant face à la philosophie première et à la philosophie vraie.
  2. De la vérité qui ne contredit pas une autre, à celle qui s'accorde avec elle et qui lui rend témoignage.

Ces deux points sont communs à Aristote et à Averroès, mais chacun en a donné une interprétation et un sens tout à fait particulier. Parmi les points communs au Discours décisif et aux Topiques , on trouve la modestie du savoir qui anime l'action philosophique des deux hommes. Cette modestie ressort d'abord des propos qui tournent autour de ce que Aristote intitule : “ l'utilité du traité ”, propos qu'on retrouve dans le livre I des Topiques .D'ailleurs, l'emploi du terme : "utilité", laisse expliquer la teneur conceptuelle de notre formulation qu'est la modestie du savoir. Pour valider la thèse qui consiste à dire que la pensée hérite à la fois de la pensée et du signe, on doit dire que la poésie arabe a été marquée par ce procédé aristotélicien qui avait pour but la transposition didactique de la vertu, qui puise son sens dans la modestie. En effet, un poète arabe disait :

‘Malâ'ssanabilou, tanhanî bitaoidouâin ^ oilfarighatou, roussa'hounna chaoimi'Khou. 261

Un vers que nous proposons de traduire par :

‘Des épis remplis, c'est en modestie qu'ils s'inclinent ;
Les autres, étant vides, lèvent la tête en orgueil ! ’

Ce que le poète veut dire par là, rejoint évidemment le sens que Ph. Meirieu assigne à la didactique comme étant une sorte de formation permanente. Celui qui sait doit d'une part, faire partager son savoir en toute modestie avec un grand public ; et d'autre part, il doit être ouvert à la formation et à l'éducation permanente. Celui qui au contraire ne sait pas encore, ne doit pas se vanter d'une aristocratie de l'esprit tout en étant ignorant. A partir de ce vers, on peut dire qu'il existe une analogie entre les épis qui sont remplis, et les hommes instruits. Ainsi on peut donc construire l'analogie pour dire que les épis sont à la nature des champs, ce que les connaissances et les savoirs des hommes, sont au milieu social. La ressemblance des rapports, peut être cultivée à plusieurs égards. En effet, les épis pleins de grains sont entretenus par le maître du champs plus que ceux qui sont vides. Il en va de même pour l'homme cultivé, instruit qui est facilement admis à l'insertion dans la société plus que l'autre qui est ignorant. Quant aux épis qui sont vides, puisqu'ils gênent le développement normal des épis pleins de grains, ils finiront tôt ou tard par être éliminé par le maître des champs suite à son emploi de divers produits chimiques. Il en va de même pour ceux qui sont ignorants, qui ne savent rien faire, ceux qui sont déviant, anormaux et qui n'ont aucune qualification. Ceux-ci seront menacés par le phénomène de l'exclusion qu'ils n'auront aucune place dans la société. C'est de cette crainte que s'inscrit la remarque avancée par Louis Legrand pour l'évaluation du système éducatif français qui reconnaît plus les diplômes tout en préservant la collation des grades. 262

La différence avec Aristote qui fût un philosophe de la modestie, repose sur l'aspect positif et utile du domaine de l'information qui possède à ses yeux une tâche scientifique. Sa méthode de l'illustration à travers laquelle il a choisi d'illustrer plus que de prouver, de décrire plus que de prescrire, s'explique à partir de la conception qu'il voulait pour l'objet propre du traité. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘La recherche d'une méthode qui nous rendra capable de raisonner déductivement, en prenant appui sur des idées admises, sur tous les sujets qui peuvent se présenter, comme aussi, lorsque nous aurons nous même à répondre d'une affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire ’” 263 . Aristote trace l'objet propre de la méthode dialectique qui est d'ailleurs utile pour accéder à la vérité des choses-ci. L'objet de cette méthode, comme il l'a laissé entendre, est d'une nécessaire utilité. C'est-à-dire que le sens des choses est posé en elles, que celui-ci existe en relation de connexion nécessaire dont témoigne ce qu'on pourrait appeler, la vie des objets. Pour Aristote, cette nécessité-utile de la méthode dialectique a trois buts : “ ‘l'entraînement intellectuel, les contacts avec autrui, les connaissances de caractères philosophiques’ ” 264 . Cela laisse entendre qu'il existe dans la société trois catégories de gens, et que n'importe quel discours doit prendre en considération le public auquel il s'adresse. Cela signifie dans l'optique d'Aristote que le statut d'un discours se définie à partir du public auquel il a affaire. Dès lors, on se rapproche de la conception d'Averroès, qui en paraphrasant Aristote, a énuméré trois catégories dans la hiérarchie sociale qu'il s'est tracé pour montrer les différents états de la méthode d'accès à la vérité par des individus.

Ce que nous devons avoir présent à l'esprit, est que Aristote pensait dans sa langue et retrouve même les catégories de langue dans laquelle il pensait. De ce fait, on peut dire que le statut d'un discours se défini aussi bien par le public auquel on s'adresse que par la langue, par les catégories de langage et les fonctions expressives qu'il remplit. Après tout, il existe des êtres humains qui parlent avec leurs signes qu'ils se trouvent parfois, sinon dans la plupart des cas, trahit par les autres. Ainsi on peut laisser penser que la haute ou la basse densité d'un discours ne peuvent se mesurer qu'à partir du public qui les mettent en forme ou qui l'assimilent. Sans oublier pour autant que ce même public pense dans les signes et avec les signes. C'est la raison pour laquelle Aristote souligne : “ ‘Le raisonnement déductif est une formule d'argumentation dans laquelle certaines choses étant posées, une chose distincte de celles qui ont été posées s'ensuit nécessairement, par la vertu même de ce qui a été posé’ ” 265 . Cela signifie que le sens des choses ne peut être déduit qu'à partir de ce que Heidegger nommera plus tard : l'ouverture aux choses-ci qui, (comme dira François Dagognet) palpitent de la vie ; “ ‘toute chose palpite de la vie’ ” 266 , disait-il. Il en va de même pour tout ce qui s'impose dans l'être là. C’est-à-dire qu'un fait ne vaut rien pour lui même s'il n'est pas mis en forme par un oeil qui le détermine tout en s'inspirant de ce qui fut déjà jadis admis par certains. A partir de cette citation, Aristote veut simplement attirer notre attention à la possibilité d'une synthèse entre le processus de l'inspiration et celui de l'imitation en transposition didactique. Ces deux processus en réalité forment le principe logique qu'est la combinatoire, un principe propre à toute création artistique. Puisque la pédagogie et la didactique sont des arts parmi d'autres, alors l'ouverture aux choses des apprenants, doit prendre en considération cette totalité de relation triangulaire entre processus d'inspiration, d'imitation et de la combinatoire.

L'articulation entre l'acte de penser dans les signes et celui de penser avec les signes, ressort du processus de la transposition didactique du philosopher tel que Averroès l'a voulu. Pour lui, la rhétorique arabe est un moyen pour émouvoir la foule lors de la prononciation d'un discours surtout quand il s'agit de celui qui se trace la tâche de la conciliation de la philosophie et de la religion. Dans cette perspective, le problème auquel on sera confronté dans les prochaines analyses est celui de chercher à déterminer si Averroès s'est vraiment tracé comme Aristote la technique de l'ouverture aux choses, aux sujets pensants et aux savoirs organisés, posés d'une manière fortuite.

Les trois niveaux d'analyses (l'entraînement intellectuel, les contacts avec autrui, les connaissance de caractères philosophiques) dont parlait déjà Aristote, seront repris par Averroès, avec quelques altérations qu'il faut souligner. Si les niveaux exprimés par Aristote sont ceux de la mise en forme des types de vérités, qui, elles, sont déjà posées dans des sujets donnés, alors il n'en va pas de même pour Averroès, qui pense que dans la société il existe une hiérarchie d'accéder à la vérité mais à un type de vérité qu'il qualifie de divine. La précision est désormais capitale. En effet, la philosophie première d'Aristote se distingue fort bien de la philosophie vraie d'Averroès. A la première est lié tout ce qui est posé dans les choses-ci d'une manière logique, à la seconde est lié ce qui est dicté par le récit coranique. C'est pour cette raison que Kant parlait de théosophes arabes 267 pour qualifier leurs travaux de théosophie plus que de philosophie. Pour mieux comprendre cette critique, qui demeure respectable, on doit laisser filer un passage du Discours décisif d'Averroès à travers lequel on distinguera bien les trois niveaux possibles de la connaissance, niveaux qui témoignent de trois catégories sociales. La différence avec Aristote se situe au niveau de la légitimité de l'extension du pouvoir du connaître qui pour lui, doit intégrer la possibilité du philosopher. Cette action de l'extension de l'apprentissage du philosopher doit être celle de toutes les catégories sociales. Elle est en réalité pour Aristote une action qui doit viser un certain bien particulier qu'est celui du bonheur de vivre ensemble. C'est-à-dire de vivre d'une part, en paix, et d'autre part loin du désert que peuvent engendrer aussi bien l'ignorance que la misère. Malgré cette différence qui existe entre les deux penseurs, on peut néanmoins relever un point commun qui fait d'eux des philosophes de la modestie. Nous pouvons extraire ce point de vue d'une affirmation aristotélicienne (que nous retrouvons chez Averroès), affirmation à travers laquelle Aristote pense : “ ‘qu'il (le présent traité concernant la méthode dialectique) puisse servir à l'entraînement intellectuel, c'est ce qui ressort clairement de sa nature ; de fait, une fois en possession de la méthode, nous pourrons plus facilement argumenter sur le sujet qui se présente. Qu'il soit utile pour les contacts avec autrui, cela s'explique du fait que, lorsque nous aurons adressé l'inventaire des opinions qui sont celles de la moyenne des gens, nous nous adressons à eux, non point à partir de présuppositions qui leur seraient étrangères, mais à partir de celle qui leur sont propres quand nous voudrons les persuader de renoncer à des affirmations qui nous paraîtront manifestement inacceptables ’” 268 . Ces propos qui avancent la possibilité d'une argumentation d'autophagie : une technique qui s'appuie sur les arguments et les propositions d'un auteur pour les retourner contre lui, ne sont pas passés inaperçus de la part d'Averroès. Dans cette perspective on doit distinguer deux approches chez Averroès. L'une qui repense les méthodes d'Aristote, l'autre qui est celle du texte révélé : le Coran sur lequel Averroès s'appuie pour légitimer l'acte du philosopher. Cette double méthode est pour lui la seule voie possible et préférable pour accéder à la vérité.

Pour ce qui est de l'approche philosophique, Averroès reprend Aristote en disant : “ ‘Puisque il est donc bien établi que la Révélation déclare obligatoire l'examen des étants au moyen de la raison et la réflexion sur ceux-ci, et que par ailleurs, réfléchir n'est rien d'autre qu'inférer, extraire l'inconnu du connu – ce en quoi consiste en fait le syllogisme, ou qui s'opère au moyen de lui –, alors nous avons l'obligation de recourir au syllogisme rationnel pour l'examen des étants. Il est évident en outre, que ce procédé d'examen auquel appelle la Révélation, et qu'elle encourage, est nécessairement celui qui est le plus parfait et qui recourt à l'espèce de syllogisme la plus parfaite que l'on appelle démonstration’ ” 269 . Le Discours décisif commence donc par ce quatrième paragraphe qui est tout à fait fondamental comme si l'auteur veut au préalable se démarquer d'Aristote tout en s'inspirant de lui. Ainsi du moment qu'il est question de la démonstration, on peut donc penser que le départ des deux hommes est tout à fait différent. Pour Aristote, la dialectique est sans aucun doute différente de la démonstration. Mais une question s'impose : quelle différence existe t-il entre dialectique et démonstration ? Pour Aristote en tout cas, cette différence se situe au niveau des prémisses de chacune. Celles de la dialectique sont en général fondées sur des opinions généralement admises, alors que celles de la démonstration sont premières et vraies. Cette distinction est capitale, car elle permet de nous expliquer le sens des deux formulations à savoir, philosophie première avancée par Aristote, et philosophie vraie exprimée par Averroès.

Dans cette perspective de la paraphrase d'Aristote par Averroès, on assiste à un double rapport au savoir, à la connaissance et à leur méthodologie. D'une part, Averroès se réfère à une culture étrangère à la sienne, et d'autre part, au texte révélé qu'il tente de comprendre et de lire à la lumière du savoir philosophique des Anciens et en particulier à la lumière d'Aristote. On peut donc laisser penser que la transposition didactique du philosopher connaissait déjà le problème de l'acculturation qui se dissimule à travers l'inspiration qui trouve son fondement dans l'acte de traduire.

L'important pour nous, avant de passer au rapport d'Averroès avec le texte révélé, est de déterminer le vrai oeil avec lequel Averroès lisait les Topiques d'Aristote, pour enfin pouvoir apprécier la légitimité ou l'illégitimité de cette lecture qu'il adapta à son milieu culturel, sous les contraintes politiques de l'époque.

Le phénomène d'acculturation qui anime cette transposition didactique surgit de ce double rapport qu'avait Averroès au savoir. Ainsi dans une situation qui impose la gestion des différences cognitives, la difficulté est inévitable. L'ambiguïté qui animait les écrits du philosophe du rationalisme musulman, a posée problème pour ses commentateurs dont certains ont laissé penser sa contradiction et son incohérence. Parmi les difficultés qu'on peut relever, il y a d'abord celle de la méthode d'accès à la vérité. Chez Aristote le syllogisme comporte trois catégories. Il est en effet apodictique (démonstratif), dialectique et éristique (sophistique). C'est en tout cas ce qui ressort du premier chapitre des Topiques. Au sujet de cette taxonomisation, on va assister non pas à une decontextualisation, ni à une falsification, mais à une dépersonnalisation du sens de la méthodologie syllogistique. Ces trois niveaux seront d'une part maintenus par Averroès qui leur ajoutera deux autres catégories de syllogismes à savoir ce qu'il appelle : le syllogisme rhétorique et le syllogisme poétique. Car la religion révélée est destinée à toutes les catégories sociales qu'il faut convaincre et même séduire. Et d'autre part, le problème qui se pose du point de vue aristotélicien, est que le syllogisme poétique ne peut servir que d'argument d'illustration et non pas de preuve. C'est là tout le problème de la falsification du sens de l'illustration, car celle-ci se distingue largement aussi bien de la preuve que de la prescription. De ce fait, si Aristote s'est forcé de décrire en empruntant des exemples pratiques et naturel, alors il n'en va pas de même pour Averroès qui s'est forcé de prescrire tout en décrivant. Cette tâche peut ressortir d'un paragraphe du Discours décisif qui souligne : “ ‘Or puisque la Révélation encourage bien à connaître par la démonstration Dieu et toutes les choses auxquelles il a donné ; et que par ailleurs il est préférable voir nécessaire pour celui qui aspire à connaître par démonstration Dieu – exalté soit-il – et l'ensemble des étants qu'il connaisse préalablement les différentes espèces de raisonnements et leurs conditions , et la différence entre les syllogismes démonstratif, dialectique rhétorique et éristique, et que cela même n'est possible qu'à condition de savoir au préalable ce qu'est le syllogisme en général, combien en existent d'espèces, lesquelles ne sont point des espèce de syllogismes valides et lesquelles celui-ci se compose, c'est-à-dire les prémisses , et leurs espèces : alors certes le croyant a obligation , en vertu de la Loi Révélée dont on doit suivre l'ordre d'examiner rationnellement les étants, de connaître avant d'examiner les étants ces choses qui sont à l'examen rationnel ce que les outils sont à l'activité pratique’ ”. 270

La divergence entre Aristote et Averroès, repose sur le sens que les deux hommes attribuèrent à “ l'opinion admise ”. Malgré leur accord principièl sur la validité de ce qui est admis par tous les gens, ou par presque tous ou encore par les plus éclairés, il n'empêche que cet accord de principe à un sens ambiguë chez Averroès. En effet, pour Aristote il est claire que ce qui est admis peut constituer ce qu'on pourrait appeler une "religion civile", par contre chez Averroès, ce qui est admis (dont nul ne doit pas douter), est la possibilité qu'à la religion islamique révélée pour accéder à la vérité au sens large du terme. C'est-à-dire, qu'elle ouvre la voie à l'acte du philosopher. C'est ainsi qu'Averroès en tant que théosophe maintien des prémisses religieuses qui donnent une légitimité à la philosophie. Cela ne fut pas le cas pour Aristote, pour qui le premier moteur est dit immobile.

En réalité et à partir de ce qui a précédé, le processus de l'inspiration qu'Averroès a incarné se trouve ici falsifié. Ainsi à nous maintenir simplement à la taxonomisation des différents syllogismes avancés par Aristote, on constate qu'un certains types de ceux-ci étaient exclus chez Averroès de la discussion. Nous pensons dans cette perspective aux syllogismes sophistiques et poétiques qui ne sont pas (pour Averroès) admis ni même conseillés pour la transmission des notions et des contenus. On comprend d'emblée la raison de cette exclusion, car tous les poètes n'avaient plus de place depuis que l'Islam a mené à leur rencontre une guerre intellectuelle tout en excluant un type de poètes : ceux qui disent ce qu'ils ne font pas. Mais l'exclusion ne fut pas radicale et totale à l'instar de la visée platonicienne, la religion islamique a laissé en revanche une porte ouverte à ceux qui croient en Dieu, à ceux qui sont aptes à venir en aide à l'ordre établi. Cela ressort du verset coranique qui dit : “ ‘Et quant aux poètes, les errants les suivent, ne vois tu pas qu'ils dévaguent’ ‘ 271 ’ ‘ dans tous le fleuves et’c. ”. (Voir le verset que nous avons déjà cité).

Cette élimination de la sophistique et de la poétique comme étant deux actions propres à l'art du faussaire et de la fiction sont soulignées par Geoffroy et Libera traducteurs d'Averroès. En effet, dans une longue note portant le N°11 qui se trouve à la page 179 de leur ouvrage collectif : Discours décisif, ces traducteurs s'expliquent longuement sur la visée de cette élimination. Mais à vrai dire, ils donnent pas (malgré tout les efforts réussis de leur traduction) les raisons exactes de cette exclusion : du rejet des deux sortes de syllogismes en question. Ce rejet était forcé de la part d'Averroès. A ce propos, le constat de Libera ressort de cette note où il souligne: “ ‘La théorie d'Ibn Rushd (Averroès) portant sur les types d'arguments utilisés dans le discours religieux , elle devait nécessairement exclure les syllogismes sophistiques et poétiques, – qui ne sont pas des arguments vrais, mais pour des raisons et avec des visées différentes ont seulement l'apparence du vrai – puisque le discours ne peut évidement être que vrai. Restent donc les trois classes d'arguments que sont les syllogismes démonstratif, dialectique et rhétorique’ ” 272 .

Pour compléter et expliquer le rejet par Averroès des deux formes de syllogismes sophistique et poétique, on doit donc avancer les raisons de ce silence et de cette évacuation de ces deux sortes d'argumentations syllogistiques. Nous pensons qu'Averroès est resté conséquent et cohérent aux prémisses de la religion islamique. C'est l'une des raisons qui à vrai dire, nous laisse penser la continuité du rationalisme du Machrecq (oriental) dans celui du Maghreb (occidental), car Averroès est resté malgré (sa visée rationnelle), prisonnier de la situation de l'acte du philosopher qui fut celle de toute l'époque médiévale, à savoir que dans l'esprit de cette époque, toute théologie fut une philosophie et toute philosophie fut une théologie. Le cercle de la temporalité circulaire, de la réciprocité entre philosophie et religion ressort aussi du récit coranique qui a mené une critique à l'encontre de toute argumentation poétique falsifiante des réalités. Il en va de même pour le mysticisme du Machrecq qui a exclu l'emploi de toutes les espèces de logiques qui ne venaient pas en aide et au service à l'ordre établi. D'une autre part, le fait de garder uniquement les trois types d'arguments en question, cela est une preuve, un moyen pour Averroès de rester fidèle à la révélation islamique. Car celle-ci pense aussi que la société se présente sous forme de groupe de trois classes différentes. Mais cela n'a pas empêché Averroès d'affirmer la légitimation du recours à la philosophie pour accéder à la vérité des choses y compris celle de Dieu. C'est ainsi qu'il rappelle le verset qui avance la relation de connexion nécessaire entre la philosophe et la religion islamique. Ce verset qu'il a considéré capitale dans tout ce rapport du texte coranique à l'égard du philosopher souligne : “ ‘Appelle les hommes dans le chemin de ton seigneur, par la sagesse et par la belle exhortation; et dispute avec eux de la bonne manière’ ” 273 .

Cela signifie au fond que les syllogismes démonstratif, dialectique et rhétorique que nous venons d'avancer sont l'oeuvre aussi bien d'Aristote que de la religion islamique. Mais pour le premier (Aristote), la société ne se présente pas seulement sous la forme de trois groupes, mais sous la forme de groupe divers qu'il faut penser à unir pour contribuer activement à ce que Aristote a appelé, le bonheur de vivre ensemble, qui , lui vise un certain bien. Cette même idée n'a pas échappée à l'Islam qui appelle (tout en usant de l'apostrophe) tous les hommes à entrer dans la paix. C'est ainsi qu'un verset souligne : “ Ho hommes entrez tous dans la paix ”, ce qui veut dire : que les êtres humains doivent tous travailler au service d'un État où règne le bonheur de vivre ensemble en paix en vue de mener la vie pleine dans l'absence d'une âme divisée. On peut donc penser que le but d'Aristote et d'Averroès, est le même car l'un et l'autre tentent de mettre en forme un pouvoir concret qui n'est rien d'autre que le bonheur de vivre en plein extension du pouvoir cognitif. Mais ce qui pose problème pour la réalisation de cette tâche, est l'impossibilité de mettre en pratique un type de poésie, un type de création artistique qui trouve son fondement dans l'esthétique de la fiction et du faussaire. Par conséquent, le propos qui consiste à penser que toute chose à raison d'être ne pourrait pas être validé dans une société à caractère prescriptif et programmatrice de toutes les actions possibles.

Il y a donc entre Aristote et Averroès, un écart portant sur les prémisses dont chacun fut parti. Dans le livre I des Topiques, Aristote, pense que le premier instrument est celui de “ ‘la collecte des prémisses ’” 274 . C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘Il existe autant de manières de recueillir des prémisses que d'espèces distinguées dans le chapitre que nous avons consacré à la prémisse : on peut retenir les opinions qui sont celles de tous les hommes, ou de presque tous, ou de ceux qui représentent l'opinion éclairée, et parmi ceux-ci, celles de tous, ou de presque tous, ou des plus connus, exception faites de celles qui contredisent les évidences communes ; et aussi toutes celles qui sont en accord avec la science ou la technique. Il est évidement légitime de proposer le contraire des évidences communes’ 275  ”.

Si l'on en croit ce passage, alors on peut dire qu'il existe une polysémisation des notions que le philosophe doit prendre en compte. Ces notions ne sont pas de trois ordres que le questionneur doit penser à unir (comme fut le cas avec Averroès), mais elles sont si j'ose dire incommensurables et que le chercheur-questionneur doit les calculer tout en les interrogeant.

Pour Aristote la question du droit est une question qui relève de l'anthropologie. La bonne action droite est celle où toute chose doit être cultivée, questionnée, faute de laisser sous silence le vrai sens des choses, lorsqu'on tourne le dos aux choses admises, posées en vertu de ce qui a été posé. A cette approche du droit à la reconnaissance de l'examen des étants, approche qui unie les deux hommes, Averroès va donner un autre sens qui n'est pas celui d'Aristote. Bien qu'il soit en rapprochement parfait dans la forme seulement avec Aristote, Averroès reprendra la proposition d'Aristote qui repose sur la nécessité de “ ‘partir de prémisses vraies et premières, ou encore de prémisses telles que la connaissance que nous en avons prend elle-même son origine dans des prémisses premières et vraies ’” 276 . Ce départ permettra enfin de légitimer le sens de ce que Averroès va appeler : la philosophie vraie, en opposition à ce que Aristote a pensé sous l'expression : philosophie première. La question qui reste posée dans cette perspective est celle de savoir si les deux hommes ont vraiment des prémisses communes ? Autrement dit, ces prémisses sont-elles dialectiques ou démonstratives ? A cette question les réponses sont multiples. Elles varient d'un commentateur à l'autre. Par exemple pour Charles E. Butterworth, Aristote privilégie les prémisses dialectiques aux prémisses démonstratives. En effet aux yeux de Charles E. Butterworth : “ ‘Pour Aristote, la dialectique est fondamentalement différente de l'art de la démonstration (...) tandis que la démonstration raisonne à partir de prémisses vraies et premières, ou en tout cas elles mêmes fondées sure de telles prémisses, et les prémisses de la dialectique sont fondées sur des opinions généralement admises’ ” 277 . Pour Libera par contre, Averroès avait certainement des intentions cachées qui sont celles de partir des prémisses dialectiques, car si le syllogisme dialectique (tel que Aristote l'avait défini), conclut de prémisses probables, alors la nouveauté chez Averroès est d'insister sur l'humanisation de la connaissance et du savoir en évoquant le syllogisme juridique qui trouve son fondement dans ce que Averroès appelle : le syllogisme rationnel. De ce fait le procédé dialectique puise son sens dans une anthropologie de la connaissance qui va se prolonger jusqu'à la période moderne et contemporaine et qui aura ses échos chez des intellectuels arabe dont certains – comme Hassan Hanafi Ghassan Kanafani, Anouar AbdelmaleK ou Rouchdi Rached – penseront que le patrimoine est un héritage qui réside dans la conscience psychologique des masses. Ce n'est rien d'autre qu'une tentative de repenser Averroès qui avait déjà évoqué l'omniprésence du syllogisme rationnel qui explique la convergence des êtres humains vers le même but qu'est l'appropriation de la vérité. Cette universalité sera largement reprise du moins indirectement ou directement par Hegel qui cherchera à concilier l'identique et le non-identique en disant : “ ‘Identité absolue comme étant identité de l'identité et de la non identité ’” 278 . Cette même démarche fut celle d'Averroès. Elle éclate de ce passage qui souligne : “ ‘(...) En effet, il existe une hiérarchie des natures humaines pour ce qui est de l'assentiment : certains hommes assentent par l'effet de la démonstration ; d'autres assentent par l'effet des arguments dialectiques, d'un assentiment similaire à celui de l'homme de démonstration, car leurs natures ne les disposent pas davantage ; d'autres enfin assentent par l'effet des arguments rhétoriques, d'un assentiment similaire à celui que donne l'homme de démonstration aux arguments démonstratifs’ ” 279 .

Le droit à l'universalité ressort donc de ce passage précédant, là où il est maintenant possible d'affirmer avec Averroès l'articulation qui existe entre les différentes méthodes du syllogisme, qui malgré leurs oppositions apparentes, convergent néanmoins autour d'un même but, celui de la possibilité de connaître la vérité qui est aussi bien anthropologique que divine. (Nous verrons d'ailleurs que l'homme fait partie de cette divinité, car il est aux yeux d'Averrroès un être sacré, au même titre que les savants sont les héritiers des prophètes).

Avant de passer à l'appréciation de la légitimité et de l'illégitimité de cette transposition didactique qu'on a tenu à extraire à travers la mise en forme d'un tableau récapitulatif des différentes formulations et reformulations retenues à travers la lecture des deux systèmes philosophiques, on doit d'abord préciser qu'il n'était pas possible pour nous (vu le temps imposé par les nouvelles normes pour la recherche Doctorale), d'étudier d'une manière exhaustive la transposition didactique du philosopher à cette même époque d'Averroès. Car la lecture de celui-ci à la lumière d'Aristote, nécessite une recherche à part entière pour mieux comprendre les tâches qui différencient ou qui lient les deux hommes. Nous avons consacré cette modeste étude pour faire comprendre à certains de nos contemporains que le concept de la transposition didactique n'a pas vu le jour avec A. Coménius, ou Y. Chevallard ou avec M. Verrêt. Il est au contraire un vieux concept qui a été travaillé par les premiers maîtres : Platon et Aristote, un concept qui s'est développé à une époque où certains Khalifes (Almamoun & Almouâatasim 280 ) arabe et Pers ont ordonné la traduction des grandes oeuvres remarquées de ces mêmes premiers maîtres de la pensée grecque, tout en mettant en place une Maison : un Etablissement nommé : “ Bayt AlhiKma ”, qui veut dire la “ Maison de la sagesse ”. A titre de remarque seulement, il y a en ce moment une tentative recherchée et souhaitée par certains modernes à savoir par exemple François Guéry (notre maître), Doyen de la faculté de philosophie, qui au cours d'un Colloque consacré à l'actualité de Nietzsche, propose la création d'un Laboratoire de traduction de textes philosophiques, à Lyon. Belle initiative, qui nous rappellera peut être (souhaitons-le) l'âge d'or de l'ère Abbassyde et de l’extension du pouvoir cognitif issu du mouvement des traducteurs, qui a connu l’apogée à Tollelo (Tolaytilla) en Espagne. Nous avons consacré ce chapitre à cette époque si riche avec ses contradictions et ses efforts conceptuels, pour inciter le lecteur de ce modeste travail à réfléchir au concept de transposition didactique du philosopher, qui est comme on peut maintenant le constater un concept problématique qui puise son sens dans le processus de l'inspiration, de l'imitation et de la limitation des actes de penser. Ainsi et pour démontrer cela, nous nous sommes tenu à l'étude du premier chapitre des Topiques d'Aristote et des 72 paragraphes du livre du Discours décisif d'Averroès. Evidemment cette étude de la transposition didactique du philosopher est incomplète car elle ne prend pas en compte les autres écrits d'Averroès et d'Aristote desquels découlent ces deux ouvrages (les Topiques et le Discours décisif), que l'on tente de comparer. On conseil le lecteur de revoir – pour un besoin d'approfondissement – toute l'oeuvre des deux hommes (Aristote et Averroès) pour compléter notre recherche ou pour la dépasser. Sachant bien, et comme Averroès le laisse entendre qu' “ Il serait difficile, pour ne pas dire impossible, qu'un seul homme pût connaître par soi-même et de prime abord tout ce qu'il y a besoin de savoir en la matière ; tout comme il serait difficile qu'un seul homme découvrit tout ce qu'il y a besoin de savoir des espèces du syllogisme juridique. Et cela est vrai a fortiori de la connaissance du syllogisme rationnel ” 281 . Cela veut dire, et pour paraphraser Averroès qui paraphrase ici Aristote, que même le philosophe-traducteur, raisonnable finit tôt ou tard par s'inspirer de l'homme ordinaire encore moins de ses pairs ou de ses maîtres à penser. Ainsi, pour illustrer ce processus d'inspiration dont témoigne cette transposition didactique du philosopher on va nous restreindre seulement à l'analyse de quelques passages en vue d'en apprécier enfin la légitimité ou l'illégitimité de cette transposition didactique.

Chez Aristote on apprécie un débat sur les éléments fondamentaux de la méthode 282 , un débat qui évoque une différenciation méthodologique, qui donnera naissance plus tardivement à ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui : la différenciation pédagogique 283 . Ce débat sera repris par Averroès pour distinguer les différents niveaux de l'appropriations des concepts et des contenus de la révélation. Aristote se donne d'abord le temps d'une lente lecture lors de la mise en forme des propositions. C'est ainsi qu'il procède par la taxonomisation et la classification des propositions qui ressortent du passage où il souligne : “ ‘Nous avons d'abord à examiner quels sont les éléments constitutifs de notre méthode. Si nous pouvions, d'une part saisir le nombre et la nature des objets sur lesquels portent les raisonnements et identifier leurs éléments constitutifs, d'autres part trouver les moyens de ne jamais en être à court, nous pourrions considérer notre programme comme adéquatement rempli.’ ” 284 . A cette visée aristotélicienne, est liée la proposition d'Averroès qu'est celle de la recherche du sens de l'adéquation entre le nombre des objets et leur nature. En effet, Averroès va insister à plusieurs reprises sur l'argument du distinguo et non pas sur l'argument de la substitution. Le passage d'Aristote ci-dessus, doit être lu en continuité avec certains passages d'Averroès, à travers lesquels nous venons de souligner l'intérêt qu'il attachait à cet effort de classification. C'est ainsi qu'il souligne que dans la syllogistique rationnelle on doit distinguer : “ ‘des syllogismes valides et non valides, des rationnels et non rationnels, des démonstratifs, dialectiques, éristiques, poétiques et rhétoriques’ ” 285 .

Dans la perspective de cette argumentation du distinguo et de la dissociation, Averroès comme Aristote vont avancer des propos qui à la fois se distinguent dans leurs formes expressives, et qui en même temps se rapprochent dans le fond, c'est-à-dire dans leurs énonciations. Autrement dit, si les énoncés sont différents, il n'en va pas de même pour l'énonciation, car celle-ci repose chez les deux hommes sur la nécessité de dissocier les divers sens des termes. Cela ressort chez Aristote de sa proposition avancée dans les Topiques là où il souligne : “ ‘Nous en avons dit assez sur les prémisses. A propos maintenant des divers sens des termes, il ne faut pas seulement prendre en considération les divers sujets dont, en des sens différents, peut se dire le terme étudié, il faut encore essayer d'expliquer les raisons diverses qu'ils sont de se dire tels ; ainsi on ne se contentera pas de dire que le terme bon se prend en un certain sens quand on l'attribue à la justice et au courage, en un autre sens quand on l'attribue au tonique et au sain ; on dira aussi que les premiers se le laissent attribuer par ce qu'ils sont intrinsèquement qualifiés d'une certaine manière, alors que les seconds le fond par ce qu'ils sont capables d'exercer une certaine action, et non par ce qu'ils sont intrinsèquement qualifiés d'une certaine manière. Et de même dans les autres cas’. ” 286

Lorsqu'il s'agit de la présentation des sujets donnés, l'étude des cas doit porter aux yeux d'Aristote sur non pas la substance de ces mêmes sujets, non pas sur leurs êtres factices non plus, mais en tant que sujets parlants, l'étude doit porter sur leurs états, sur leurs manières d'être et de dire. Autrement dit, l'étude doit porter sur les signifiés au lieu de porter sur les signifiants. Cela va donner lieu au débat qui anime aujourd'hui la linguistique structurale. En effet, la haute densité discursive d'un discours doit se diriger plus du côté de la signification que du côté de l'explication. En réalité c'est bien la question du sens qui est ici posée chez Aristote qui a engagé sa préférence en faveur de la signification pour saisir la manière dont laquelle les choses sont posées. Car il dit bien que ce qui est posé ne l'est qu'en vertu de ce qui a été posé. Il y a quelque chose d'intrinsèque propre aux choses : un intrinsèque immanent à travers lequel ces choses-ci continuent à se tenir debout et à exister. Cette chose-ci est toujours factice, immanente susceptible d'être arraisonnée et mise en forme empiriquement. Dans le domaine de la liberté, on peut dire que l'expérience que nous faisons de notre liberté repose d'une part sur la possibilité de sa connaissance, et d'autre part sur la nécessité de son existence.

Ces propos d'Aristote vont être transposés, repris et paraphrasés d'une manière simpliste de la part d'Averroès qui va s'interroger sur le sens de l'interprétation tout en insistant sur le propos aristotélicien qu'est : “ ‘la dissociation des divers sens des termes ”. C'est ainsi qu'Averroès souligne : “ Ce que l'on veut dire par "interprétation" c'est le transfert de la signification du mot de son sens propre vers son sens tropique sans infraction à l'usage tropologique de la langue arabe d'après lequel on peut désigner une chose par son analogue, sa cause, son effet, sa conjointe, ou par d'autres chose mentionnées comme faisant partie des classes de tropes. ’” 287 .

Le sens de ce passage doit être recherché dans l'effort que fournissait Averroès pour mettre en mouvement les idéaux de la religion islamique, car il nous propose à travers ces propos de faire ressortir le vrai sens d'une proposition à partir de son sens ressemblant. Autrement dit, il procède par le passage du clair-précis au ressemblant. Cela est tout de même important, car c'est une démarche à travers laquelle il a cherché à échapper à l'idée du statisme linguistique que peuvent engendrer quelques tentatives de la sacralisation des procédés linguistiques. Averroès pense (de la même manière qu'Aristote), dans la langue, tout en cherchant à échapper à la sacralisation de celle-ci. Mais cela ne fut pas le cas pour Aristote dont E. Benviniste disait qu'il ne faisait que de penser dans la langue tout en retrouvant les catégories de langue dans laquelle il pensait déjà.

Cette désacralisation n'est pas déclarée ouvertement de la part d'Averroès, mais elle se dissimule à travers le projet de l'extension du pouvoir cognitif dont témoigne la religion islamique qui est animée par des arguments rhétoriques, qui sont à la portée du vulgaire et de l'homme populaire. Ainsi on peut dire qu'Averroès est resté fidèle à Aristote tout en le falsifiant, car l'homonymie qu'il a avancée se retrouve aussi au niveau du paradigme de la signification. Cette homonymie que repoussait Aristote, Averroès l'a valorisé davantage. C'est ainsi que ce dernier souligne : “ ‘Il existe une hiérarchie des natures humaines pour ce qui est de l'assentiment : certains hommes assentent par l'effet de la démonstration ; d'autres assentent par l'effet des arguments dialectiques, d'un assentiment similaire à celui de l'homme de démonstration, car leurs natures ne les disposent pas davantage ; d'autres enfin assentent par l'effet des arguments rhétoriques, d'un assentiment similaire à celui que donne l'homme de démonstration aux arguments démonstratifs’ ” 288 .

L'homonymie reste donc un invariant fonctionnel du projet d'Averroès malgré la polysémisation sémantique dont témoigne le récit coranique, une polysémie qui ressort des mots de la langue arabe dont parle ici Averroès.

Sur cette même question du rapport entre homonymie et polysémie, dans sa critique d'Aristote, Descartes a procédé de la même manière qu'Averroès, et ce en avançant dans la règle VI des Règles pour la direction de l'Esprit, 289 que l'homonymie embarrasse aussi bien l'absolu-général que le relatif-particulier. L'un (l'absolu-général) comme l'autre (le relatif-particulier) sont aux yeux de Descartes, animés par diverses relations. Mais l'ambiguïté d'Averroès comme celle de Descartes, surgit de leur lecture et de leur compréhension d'Aristote. Ce dernier avait en effet, du moins une vision claire quant au sens de la polysémisation et de la ressemblance des rapports qui animent les arguments de l'analogie. Aristote est claire dans sa visée surtout lorsqu'il maintient sa méthode de la recherche des vrais traits communs des choses. Ainsi lorsqu'il a laissé entendre que l'être des choses se prend en plusieurs acceptions mais ce n'est pas une simple homonymie, cela nous renforce alors à le classer plus du côté de la recherche des faits et des traits relationnels existants entre les choses, que du côté de l'appréciation des choses qui se ressemblent. A en croire notre analyse, on doit donc affirmer qu'Aristote est plus du côté de la synonymie et de la paronymie 290 que du côté de l'homonymie. D'ailleurs dans le deuxième instrument des Topiques livre I 15, Aristote reste fidèle à sa taxonomisation déjà élaborée dans Lorganon, 291 et ce en revenant d'une manière cette fois-ci simpliste, sur les moyens qui peuvent aider le questionneur à reconnaître les acceptions à travers lesquelles un terme peut se prendre en plusieurs acceptions. Ces manières ne sont pas les mêmes que celles d'Averroès. Car pour celui-ci le syllogisme démonstratif comme le syllogisme rationnel, doivent se plier aux exigences du syllogisme juridique, qui impose et légitime l'usage d'un mot ou d'une proposition 292 . Le sujet pensant ne se donne pas ses propre lois, c'est au contraire la Loi qui lui donne ses propres objets formels. Les trois méthodes représentatives des trois catégories sociales dont témoigne le texte révélé en est un exemple probant : exemple d'une Loi qui lie les oppositions et les antagonismes. Averroès ne fait donc que de reprendre les trois arguments : démonstratif, dialectique et rhétorique d'Aristote, qui sont conformes à la Loi qui les légitime, et ce tout en laissant de côté les autres formes d'arguments qu'avance Aristote. C'est la raison pour laquelle Averroès souligne au § 17 du Discours décisif : “ ‘Ainsi, comme notre divin Texte révélé appelle les hommes en leur présentant ces trois méthodes il doit nécessairement produire l'assentiment de la totalité des hommes....’ ” 293 . De ce fait, on peut donc dire que le juridique prime sur le rationnel, et que les relations qu'Averroès a cherché à mettre en forme entre les propositions et les homes sont de l'ordre du juridique et non pas de l'ordre du pratique. Cela est l'une des ambiguïtés de ce philosophe que certains qualifient de "FaKih" c'est-à-dire, et comme Kant l'a laissé entendre, un théosophe 294 . Cette description est à l'instar de la pansophie 295 dont fut traité Coménius pour la religion chrétienne.

A lire Averroès sur le sens qu'il attribua au processus de l'inspiration, l'ambiguïté ne cesse d'accroître. S'agissant de sa référence à Aristote qui nous intéresse en premier lieu à travers le Discours décisif, celle-ci prend deux formes. La première est implicite, tandis que la seconde est explicite. Il est important de souligner que pour Averroès l'acte de créer et de penser puisent leurs sens dans le processus de l'inspiration, un principe qui doit être compris en terme de relation d'attention positive inconditionnelle à l'égard de l'autre, et non pas en terme d'imitation aveugle, hasardeuse et irréfléchie de cet autre. Ce constat ressort de la référence implicite d'Averroès au travaux des anciens et notamment à ceux d'Aristote qu'il qualifia de premier maître. C'est ainsi qu'Averroès souligne au § 9 : “ ‘Mais si d'autres qui nous ont déjà procédé à quelque recherche en cette matière, il est évident que nous avons l'obligation, pour ce vers quoi nous nous acheminons, de recourir à ce qu'en ont dit ceux qui nous ont précédés. Il importe peu que ceux-ci soient ou non de notre religion : de même on ne demande pas à l'instrument avec lequel on exécute l'immolation rituel s'il a appartenu ou non à l'un de nos coreligionnaires pour juger de la conformité de l'immolation aux critères légales. On lui demande seulement de répondre aux critères de conformité. Par ceux qui ne sont pas de nos coreligionnaires, j'entends les Anciens qui ont étudié ces questions avant l'apparition de l'Islam. Puisqu'il en est ainsi, et que toute l'étude nécessaire des syllogismes rationnels a déjà été effectuée le plus parfaitement qui soit par les Anciens, alors certes il nous faut puiser à pleines mains dans leurs livres, afin de voir ce qu'ils ont en dit. Si tout s'y avère juste, nous le recevons de leur part ; et s'il s'y trouve quelque chose qui ne le soit nous le signalerons’ 296  ”.

A cette relation d'attention positive inconditionnelle à l'égard de l'autre, Averroès avance une autre à savoir celle de la tolérance, qui est cette fois-ci d'ordre morale. Dire qu'on doit tolérer ce que autrui avance même s'il est non conforme à nos visions, est quelque chose de très parlant pour la mentalité de l'époque. Cela nous rappelle le procédé de Charles-Quin qui dans son indignation plus tard pour la destruction de la Mosquée de Kourdou, a laissé entendre aux démolisseurs que ce qu'ils détruisaient personne ne pourrait le reconstruire nulle part. Vieil argument du lieu de l'unité du lieu du préférable, un lieu que l'on préfère de voir, de cultiver en tant qu'exception et de maintenir surtout lorsqu'il est susceptible d'être vu qu'une seule fois.

Cette même idée qui n'était rien d'autre que la notion morale et politique du respect, éclate à la fin du § 12, là où Averroès se réfère d'une manière encore une fois implicite aux Anciens tout en prenant leur défense en disant : “ ‘(....) Alors, n'est ce pas le cas à fortiori pour la science des sciences, la philosophie ? Puisqu'il en est ainsi, il nous faut donc certes, si nous trouvons que nous prédécesseurs des peuples ancien ont précédé à l'examen rationnel des étants et ont réfléchi sur eux d'une manière conforme aux conditions requises par la démonstration, étudier ce qu'ils en ont dit et couché dans leurs écrits. Ce qui, de cela, sera en accord avec la vérité, nous l'accepterons de leur part, nous nous en réjouirons et leur en serons reconnaissants. Quant aux choses qui ne le seront pas, nous éveillerons sur elles l'attention, nous avertirons les gens d'y prendre garde et nous excuserons leurs auteurs’. ” 297

Par contre en ce qui concerne la seconde référence que nous qualifions d'explicite, elle ressort des paragraphes 31 & 32 et 33 du Discours décisif, là où la référence directe à Aristote et à Platon est mentionnée d'une manière ouverte tout en laissant penser que les deux maîtres à penser de la Cité grecque convergent autour d'un même point. Nous proposons de clôturer notre référence au Discours décisif d'Averroès avec la reproduction de ces deux paragraphes qui nous aideront à comprendre les différents textes des Topiques d'Aristote en vue de les comparer avec ceux d'Averroès.

Le paragraphe 31 commence par : “ ‘Quant à la question de l'éternité a parte ante ou de l'adventivité du monde, je pense que la divergence entre les théologiens ash'arite et les philosophes anciens à ce propos trouve presque non seulement origine dans la différence de dénomination, surtout pour ce qui est de certains Anciens. Car de fait tous s'accordent à dire qu'il y a trois sorte d'être , dont deux extrêmes opposés, et un intermédiaire entre ces deux extrêmes, mais divergent sur celle de l'intermédiaire. L'un des extrêmes, c'est l'étant qui est de quelque chose d'autre, que lui et vient à l'être par quelque chose à savoir qui vient à l'être par une cause agente et est d'une matière ; et qui est précédé par le temps, dans son acte d'être. C'est le cas des corps dont la génération peut être saisie par les sens, comme la génération de l'eau, de l'air, de la terre, des plantes, des animaux etc. Cette sorte d'étants, tous, Anciens et Ash'arites s'accordent à les nommer adventices. L'extrême opposé c'est l'être qui n'est pas de quelque chose, et qui n'est pas précédé par le temps. Celui-là aussi, tous les tenants de l'une et l'autre école s'accordent à le nommer prééternel. Cet être s'appréhende par la démonstration : C'est Dieu béni et exalté soit-il –, celui qui est l'Agent de tout, qui fait venir et maintien tout à l'être – louagé soit-il, et exalté soit Sa puissance ! Quant à la sorte d'être intermédiaire entre ces deux extrêmes, c'est l'étant qui n'est pas venu à l'être de quelque chose, et dont l'acte d'être n'est pas précédé par le temps, mais qui est par quelque chose, à savoir par un Agent : c'est le monde dans sa totalité’ ” 298 .

Dans ce paragraphe, Averroès s'astreint à transmettre le sens de la relation entre temps et éternité, une problématique ancienne qu'on a déjà évoqué lorsqu'on a exposé le sens qu'attribuaient Platon et Aristote aux êtres là-bas. Mais Averroès se force à légitimer plus la conception aristotélicienne que platonicienne, car il critique – du moins d'une manière implicite – ce mouvement intellectuel et théosophique que représentaient les dialecticiens Asch'arites. Ce mouvement fut mystique. Averroès le critique et ce pour affirmer que même si leurs conceptions (quant à la question de l'origine de l'Etant) diffère de celle d'Aristote, il n'empêche qu'elle s'apparente avec celle de Platon. D'où la nécessité, pour Averroès de puiser dans les livres des Anciens pour repenser le sens de l'origine de l'être de l'Etant. Ce retour avait pour but de légitimer le processus de l'inspiration auquel Averroès n'a pas manqué le rendez-vous.

Par contre dans le § 32 du Discours décisif , Averroès revient sur la distinction de l'École platonicienne (le Lycée) et de celle d'Aristote. Il pense que les théologiens Ash'arites s'accordent avec la première qu'avec la seconde lorsqu'ils ont accordé au monde les trois qualités en question à savoir l'idée de l'éternité, de l'adventicité, et de l'étantité de l'étant qui englobent le monde dans sa totalité, questions avancées dans le § 31. Ces trois qualités – affirme Averroès – sont reconnues de la part aussi bien des Asch'arites musulmans que des anciens. Mais dans cet accord réside un différent qui est fondamental, car ces théologiens se sont référés à Platon au lieu d'Aristote, et à travers cette référence ils ont, (si l'on en croit Averroès) falsifié leur propre religion islamique. Cela veut dire en fait que pour mieux comprendre les théories et les idées concernant la relation entre temps et éternité, et pour comprendre aussi le sens que leur attribue la religion islamique, il est préférable aux yeux d'Averroès de retourner à Aristote au lieu de réveiller les idées de Platon. C'est en tout cas l'enseignement qu'il livre à ses lecteurs qui cherchent à comprendre aussi bien la genèse de sa pensée que celle de la religion islamique.

Dans les paragraphes 32 et 33, se pose le problème de la transposition didactique de la relation aussi bien de connexion nécessaire que de connexion réciproque entre temps et éternité. Et pour mieux étudier cette question, nous avons préféré de reproduire intégralement ces deux paragraphes pour chercher ensuite les textes qui leurs correspondent chez les philosophes grecs en particulier Platon et Aristote, pour enfin nous faciliter l'analyse des différentes formes de formulations et de reformulations. Le § 32 commence par :

‘“ Tous s'accordent à reconnaître au monde ces trois qualités. Les théologiens admettent bien que l'être du monde n'est pas précédé par le temps – ou plutôt, il leur faudrait l'admettre – puisque pour eux, le temps est connexe au mouvement et au corps. Ils s'accordent également avec les Anciens sur l'infinitude du temps futur, ainsi que de l'être dans le futur. Il n'y a divergence entre eux que pour ce qui est du temps passé et de l'être dans le passé, dont les théologiens pensent qu'il est fini – ce qui est aussi la position de Platon et de ses adeptes – alors qu'Aristote et ceux de son école pensent qu'il est infini, à l'instar de l'être dans le futur. Cette autre sorte d'être, il est claire qu'elle présente de la similitude à la fois avec l'être proprement issu de la génération, et avec l'être prééternel. Dès lors, ceux pour qui la similitude qu'elle présentait avec le prééternel prévalait sur sa similitude avec l'adventice l'ont nommée prééternelle, tandis que ceux pour qui c'était la similitude avec l'adventice qui prévalait l'ont nommée adventice, alors qu'elle n'est en fait ni adventice au sens propre, ni prééternelle au sens propre, car ce qui est proprement adventice est nécessairement corruptible, et ce qui est proprement prééternel est incausé. Certains encore Platon et ses adeptes, l'ont nommé adventice-éternelle, parce que le temps selon eux a eu un commencement dans le passé. Les doctrines relatives au monde ne sont donc pas assez forcément éloignées l'une de l'autre pour qu'on puisse qualifier une d'infidèle, et non l'autre. Car des opinions dont cela serait le cas devraient être éloignées au maximum l'une de l'autre, c'est-à-dire être opposées, comme les théologiens ont estimé que c'était le cas en l'occurrence à savoir que les noms de “ prééternité ” et d'“ adveticité ” appliquées au monde dans sa totalité étaient des opposées ; mais il est ressorti de notre propos que ce n'était pas le cas ” 299 .’

Avant de passer au § 33, auquel nous avons décidé d'arrêter notre référence aux écrits d'Averroès, l'important est d'abord de comprendre la transposition didactique du philosopher qui se dissimule à travers ce paragraphe 32

Le commencement d'Averroès, comme on peut le remarquer dès le début de ce passage, est de chercher à démontrer que la vision des Ash'arites (les théologiens mystiques) est une vision très proche de celle de Platon. Mais une fois qu'il a démontré cela, il va revenir sur la non opposition entre les deux maîtres à penser (Platon et Aristote) de la Cité grecque. De ce fait, il va donc procéder à la manière d'Al Farabi (pour le rationalisme du Machrecq) qui a pensé les deux maîtres en terme de complémentarité, car ils étaient à ses yeux en parfait accord sur la question de la perfection humaine. C'est la raison pour laquelle nous soutenons que le rationalisme du Machrecqu a laissé ses échos dans celui du Maghreb, qu'il n'est en aucun cas admissible de marquer une pause ou une rupture quelconque entre les deux rationalismes. Il y a bien eu une continuité sur le fond, une continuité qui a pris d'autres formes différentes. Parmi ces différences formelles, le § 32 évoque la conception du temps, de l'éternité et de l'adventicité du monde. Averroès avance donc que les théologiens soutiennent l'idée de l'adveticité du temps et ce pour ne pas tomber dans deux éternités tout à fait différentes. C'est-à-dire l'éternité du temps d'une part et celle de Dieu de l'autre part. Car si tel est le cas la question principièlle qu'est l'unicité de Dieu (qui est fondamentale dans toute la religion islamique) va disparaître. Mais Averroès va revenir dans le § 33, sur cette idée des théologiens pour la réfuter tout en se référant d'abord à Aristote, puis au texte révélé et ce pour donner une conception de la place de l'être dans la conception bio-philosophique, une place qui ne fût rien d'autre que de soutenir l'idée de l'éternité du temps passé, l'idée de l'éternité du monde. Car même le texte révélé pose ce genre que postulats.

Lorsque Averroès pense que la conception du temps chez les théologiens Ash'arites est celle d'une relation de connexion nécessaire entre les corps et l'intervalle du mouvement qui les lie, cela est alors pour lui une occasion pour rappeler la conception de certains anciens. Parmi eux, il y a évidemment Aristote qu'il qualifia de premier maître. Cela explique au fond, que les dialecticiens Asha'rites sont à la fois des platoniciens accomplis que des aristotéliciens converti, et ce sans qu'ils s'en aperçoivent. L'important pour Averroès, est de démontrer la manière dont laquelle ces théologiens sont en parfait accord avec Aristote. En effet, lorsqu'ils considèrent le mouvement du temps comme étant “ connexe aux mouvement des corps ” 300 . Cette conception des théologiens est très proche de la conception aristotélicienne du temps. Car dans la physique, Aristote pensait le temps en relation de connexion nécessaire avec le mouvement des corps. Chez Aristote en effet le temps est le nombre du mouvement. Cette même idée, les théologiens l'ont reprise d'une manière aussi bien poétique que symbolique, qu'ils ne l'ont pas déclaré ouvertement. Ainsi pour certains dialecticiens Ash'arties et à en croire Libera : “ ‘La distance dans l'espace est conçue comme un alignement de points, de “ lieux ”, que le corps en mouvement franchit successivement, au cours d'une série correspondante d'instants, atomes de temps’ ” 301 . Pour les théologiens musulmans, le temps n'est pas éternel. Il ne précède pas l'existence du corps en mouvement dont-il est un simple accident. De ce fait, lorsque les dialecticiens musulmans pensaient que le mouvement et le temps sont en relation de connexion nécessaire, cela donne à Averroès, et comme Libera le laisse entendre, un argument pour rappeler la conception aristotélicienne à laquelle il voudrait que les dialecticiens et les théologiens de l'époque adhèrent.

La thèse aristotélicienne qui a séduit Averroès d'une manière directe, est celle qui consiste en ce qu'il n'y a de temps que lorsqu'il y a mouvement. Et comme le temps selon Aristote ne possède pas de commencement ni de fin non plus, alors l'univers qui se meut dans le temps et dans l'espace est éternel. De même si l'univers à un commencement, ce même commencement est aussi celui du temps, qui était, qui est et qui sera.

Mais la question que se pose Libera dans sa traduction de ce paragraphe est celle du sens de la référence d'Averroès à Platon et à ses disciples. A lire Libera sur ce point précis, on s'aperçoit effectivement qu'Averroès (à la manière d'Al Farabi qui a avancé que la perfection humaine est le point commun des deux maîtres) cherchait à concilier Platon et Aristote. Mais le souci – du moins caché d'Averroès – est de chercher à opérer la distinction entre les théologiens dialecticiens, et les philosophes, comme si la dialectique et la démonstration ne sont pas vouées à l'opposition. Ce débat traduit un autre qu'est celui de savoir si les théologiens dialecticiens ont pu mettre en forme des problématiques d'ordre philosophique, un débat qui est en tout cas connu dans l'histoire de la pensée "philosophique" arabe. Autrement dit, la philosophie constitue t-elle une continuité ou une rupture à l'égard de la science dialectique ? Cette question évidemment n'est pas posée d'une manière explicite par Averroès dans son texte du Discours décisif, elle se laisse simplement dissimuler à travers la comparaison qu'il a cherché à élaborer entre les théologiens dialecticiens d'une part, puis Platon et Aristote de l'autre part.

Lorsque les dialecticiens laissent entendre que “ la distance dans l'espace est conçue comme un alignement de points, de “ lieux ”, que le corps en mouvement franchit successivement, au cours d'une série correspondante d'instants, atomes de temps ” 302 , cela donne à Libera une idée pour revenir (dans une note qui porte le n°80), à approfondir et à expliquer le sens de la référence d'Averroès à Platon et à ses disciples. C'est ainsi qu'il rapporte dans cette même note, les propos platoniciens qui sont déjà avancés dans le Timée là où Platon avait déjà pensé ce que les dialecticiens Ash'arites reprendront plus tard. Platon disait : “ ‘Le temps, donc est né avec le Ciel, afin que, engendrés ensemble, ensemble aussi ils soient dissous si jamais dissolution doit advenir ’” 303 .

A partir de là, on constate une relation de connexion nécessaire entre le début du temps et le début de la création. Que le temps n'a pas été le premier par rapport à la création du monde, c'est au contraire, le monde qui est advenu dans le temps. Cette idée, Averroès va la soutenir tout en étant à la fois aristotélicien et musulman. Car il y a bien des versets coraniques qui soulignent que d'une part l'origine de la création n'a jamais été d'un pur néant, et que d'autre part, la création du monde elle-même fût dans un espace-temps bien défini par le texte révélé qu'est les six jours 304 . Averroès (va donc d'une manière implicite), reprocher aux dialecticiens et aux théologiens leur incohérence. Par contre l'important dans cette transposition didactique du philosopher est la recherche de l'explication du sens de cette conciliation de Platon et d'Aristote, à laquelle Averroès a soigneusement préparé sa conclusion en laissant entendre que les deux thèses (en parlant de celle de l'éternité et de l'adventicité), “ ‘ne sont pas absolument opposées l'une à l'autre, d'autant plus qu'il n'y a pas lieu que l'une traite d'infidélité les contenus de l'autre’ 305 . ”.

Cette prise de position ne peut être comprise qu'à partir de la relation qui lie les deux conceptions philosophiques (celle de Platon et celle d'Aristote) une relation qui ressort de la place du sens du temps et de l'éternité dans la pensée grecque et à laquelle nous avons consacré un long passage au début du chapitre portant sur l'historique du concept de la transposition didactique des notions philosophiques : temps et éternité. Comme nous l'avons donc souligné à cet même endroit, Platon insistait sur l'absence de toute durée, de même qu'Aristote qui concevait les mouvements des corps sous forme d'actions accidentelles. Ainsi, la même idée de Platon qui ressort des propos où il laisse entendre que : “ ‘l'éternité doit être conçue sous un rapport réciproque du temps et de la durée : la durée implique le temps comme le temps implique la durée’ ” 306 , n'est pas altérée aussi bien de la part d'Aristote que de la part d'Averroès. Cette proposition platonicienne reste un présupposé seulement, car la durée s'oppose à l'absence de durée.

C'est dans le § 33, que les propositions d'Averroès vont se préciser quant à ces questions de l'éternité et de l'adventicité du temps et du monde. Ce paragraphe souligne : “ Tout cela alors que ces opinions des théologiens sur le monde ne sont pas conformes au sens obvie du Texte Révélé ! Car si l'on procède à l'examen inductif du Texte , il apparaît d'après les versets produisant des données sur la matière dont Dieu a fait être le monde littéralement : sur l'existentiation du monde , que la forme du monde est effectivement adventice, alors que l'être même, et le temps continuent dans les deux direction, c’est-à-dire sont sans fin. Car de fait, l'énoncé divin : “ ‘C'est lui qui a crée les cieux et la terre en six jours – Son trône alors était sur l'eau ’” stipule, par son sens obvie, que quelque chose a été antérieurement à cette existence-ci ce quelque chose étant désigné comme “ le trône ” et “ l'eau ”; et que s'écoulait du temps antérieurement à ce temps-ci, c’est-à-dire le temps qui est apparié à cette forme d'existence-ci, et qui est le nombre du mouvement de la sphère suprême. De la même façon, l'énoncé divin : “ ‘Le jour ou la terre sera changée en autre chose que la terre, et de même les cieux ..... ’ ” stipule, par son sens obvie, qu'il y aura une seconde existence après celle-ci. Et l'énoncé divin : “ ‘il s'est ensuite tourné vers le ciel qui était une fumée ... stipule par sens son obvie, que les cieux ont été crées de quelque chose. Avec leur thèse à propos du monde non plus, les théologiens ne sont pas en conformité avec le sens obvie du Texte révélé. Ils interprètent. Il n'est pas dit en effet dans la Révélation que Dieu ait jamais été avec le pur néant, ceci n'y est nulle part énoncé univoquement. Aussi comment croire qu'il y aurait consensus sur l'interprétation de ces versets par les théologiens, alors qu'une école de philosophes soutient une thèse conforme au sens obvie du Texte à propos de l'existence du monde, que nous venons d'évoquer’. ” 307

C'est à partir de ce paragraphe qu'on peut (du moins d'une manière indirecte) découvrir les intentions matérialistes d'Averroès, intentions cachées sous son idée de l'adventicité-éternelle. Il emploie cette formulation tout en se référant à Platon qu'il considère en parfait accord avec Aristote quant au sens de l'éternité de l'adventicité. Ce constat ressort clairement de la transposition didactique des théories aristotélicienne, dont Averroès parle parfois sans en avertir le lecteur. Parmi les idées paraphrasées par Averroès, il y a celle du temps, une idée que nous retenons dans une conception d'ouverture du temps aux choses du monde. Pour mieux comprendre la formulation : “ ‘le temps est apparié à cette forme d'existence-ci, et qui est le nombre du mouvement de la sphère suprême’ ” 308 , qui fût celle d'Averroès, on doit donc la lire tout en ayant présent à l'esprit tout ce que Aristote en a déjà pensé. L'accord entre les deux hommes porte d'abord sur cette relation de connexion nécessaire entre temps et espace. A cette relation, Kant fera plus tard référence tout en laissant entendre que l'espace et le temps sont liés. C'est ainsi qu'il a souligné : ‘“ le temps n'a qu'une dimension : des temps différents ne sont pas simultanés mais successifs (de même des espaces différents ne sont pas successifs mais différents’ ” 309 . Kant va conclure que les principes du temps et de l'espace nous instruisent avant toute expérience. Ils rendent possibles celle-ci du fait qu'il sont a priori. En tout cas la définition du temps chez Aristote avait déjà préparé à des réflexions sur le temps. Averroès comme Kant, se sont inspirés de cette conception. Mais ce qu'ils n'ont pas cherché à relever, est la place de cette inspiration. Cette dernière, incarne t-elle donc une transposition didactique réussie ?

Cette transposition didactique si riche soit-elle est insuffisante, car même si Averroès avait l'intention de légitimer l'éternité du temps et son inadventicité, il n'empêche qu'il n'a pas réussi la taxonomisation du temps. Chose qui ressort au contraire fort bien des écrits physiques d'Aristote. On peut donc soutenir l'idée de la vulgarisation philosophique au sens où, le travail d'Averroès fut un travail directif. Il s'est tracé une opinion qui ne fût rien d'autre que la présentation d'un résultat qui est sec et ce tout en se référant dans le même § 33 à deux récits coraniques qui reflètent cette même relation de la connexion nécessaire entre l'espace et le temps. Car comme on peut le constater, le premier est d'ordre spatial, quant au second est d'ordre temporel. Cela est une raison pour privilégier l'espace à autre chose. Une raison aussi pour laisser penser que l'idée de Dieu est une simple idée spatio-temporelle. Ce travail d'Averroès est à l'instar de celui de Feuerbach qui proposera plus tard un renversement de la tâche du théologique pour dire que toute théologie doit désormais devenir une anthropologie renversée. Cette même conception va évidemment ouvrir la voie à des spéculations philosophiques. Ainsi on peut – à titre d'exemple seulement – citer Hassan Hanafi 310 , (qui fût notre maître) qui pense dans ses deux ouvrages : Atouratt oi Tajdid , que nous proposons de traduire par : Patrimoine et innovation, et dans : Mina AlaKida ila Ataoira, que nous proposons de traduire par : De la croyance à la Révolution, que l'important n'est pas de penser l'existence ou l'inexistence de Dieu, mais de chercher à renverser les rapports pour penser l'existence du Monde. Car Dieu est proche de moi et de toi. Il est la libération de la terre lorsque celle-ci est occupée. Il est la mise en forme du bien-être lorsque l'homme est aliéné. Il est le travail à l'extension du pouvoir physique des hommes lorsque ceux-ci sont humiliés. Il est la mise en place (et d'une manière factice) de l'extension du pouvoir cognitif lorsque l'homme est en prisonnier dans le désert de l'ignorance, bref et en un mot, Dieu est la libération de l'homme de toutes les formes de son aliénation.

Pour contribuer à tous ces nobles buts, l'important est de penser la théologie islamique en terme d'anthropologie renversée. Il s'agit pour ce penseur moderne du monde arabe (qui est actuellement le Doyen de la faculté de philosophie au Caire) de faire adapter le patrimoine aux exigences du temps présent et à celles du futur. Cependant, l'idée de Dieu pour lui doit désormais être proche de la terre et de l'homme, car le danger n'est plus au niveau des spéculations théologiques mais au niveau de l'homme qui est de plus en plus aliéné, corrompu, subjugué. Le danger est au niveau de la terre qui est occupée, mal cultivée, inexploitée. Le problème réside non pas dans la recherche de l'existence ou de l'inexistence d'un Dieu suprême, mais dans la recherche des solutions proprement humaines, qui doivent s'imposer. Les formulations qui reviennent à plusieurs reprises dans la quasi-totalité de ses travaux peuvent se résumer ainsi :

“ ‘Dieu est proche de moi et de toi, Dieu c'est la terre, parce que celle-ci est occupée, Dieu c'est l'homme par ce que celui-ci est corrompu par lui-même et par les autres, Dieu c'est tout ce qui a attrait à l'idée du bien....’ ” 311 . (nous traduisons). Le sens de ces propos est à chercher ailleurs. En effet, si l'on s'astreint à la comparaison de ces propos tel que Aristote et Averroès les ont abordé, on s'aperçoit alors que ce débat n'est pas encore achevé. Il est vrai que le temps de l'émancipation, de la liberté, du progrès et de la progression sont des tâches à la fois morales et politiques, tâches que nous devons penser d'une manière permanente pour l'instauration de ce que Kant nommera plus tard : la paix-perpétuelle. C'est pour cette raison que les théosophes arabes avaient conjugué les deux tâches ensemble, pour marquer par là-même la non séparation du morale et du politique. Ce débat est encore d'actualité.

Bien qu'Averroès ait défendu l'idée de l'éternité du monde sensible en validant (à la lumière de certains versets coraniques), la théorie aristotélicienne, il a par là-même falsifié positivement la propre vision d'Aristote quant au sens du temps. Si celui-ci a pensé dans la Physique que “ ‘le temps est le nombre du mouvement’ ” 312 , alors cette définition a été non seulement pensée par les théoriciens, les juristes et les théosophes arabes de l'époque datant de 1147 à 1269, (période historique qui correspondait à plusieurs événements de la vie d'Averroès), mais elle a été aussi pratiquée à plusieurs nivaux avec le règne des Almohades sur MarraKech et sur al Andalous 313 .

La falsification positive repose sur le lien qui existe entre temps et espace, sur la nécessité de la mise en forme des idées, des projets pro-jetés et mis en mouvement. De ce fait on peut dire que la tâche n'était pas pour les philosophes arabes celle de la taxonomisation du temps – comme c'était le cas pour Aristote –, mais celle de sa taxinomie, de sa pratique et de son extension. Cela est un objectif qui n'était rien d'autre que la mise en forme du temps des projets. A tire d'exemple l'horloge que Haroun Arrachid dédicaça à Charlemagne, en était un témoin de la recherche de la création à cette période.

A nous référer à l'histoire de cette pensée, on s'aperçoit donc que ce temps des projets avait connu une réalisation à travers une idéologie qui privilégia le passage de l'extension du pouvoir physique pour marquer celui du pouvoir cognitif. En effet, et à nous référer à la chronologie rapportée par Libera dans les dernières pages de son ouvrage intitulé : Averroès discours décisif , on s'aperçoit que la période datant de 1147 à 1269 était une période mouvementé pour la pensée arabo-islamique, et surtout pour ce que nous venons d'appeler : “ ‘le rationalisme du Maghreb’ ”.

S'agissant du sens que les deux hommes (Aristote et Averroès) attribuèrent à la notion du temps, on doit donc dire que chacun était conséquent suivant les contraintes que lui imposait sa propre culture politique et social.

Pour ce qui est d'Aristote, on peut dire que sa classification du temps, une classification que l'on rencontre dans sa physique répond à un souci de différenciation des situations, à un souci qui s'inscrivait dans le sillage de sa propre conception de l'Etre des choses en général. C'est lui qui a en effet laissé entendre que ‘“ l'être se prend en plusieurs acceptions mais ce n'est pas une simple homonymie’ ”. Cette définition, qui est d'ordre général est aussi celle de l'être du temps. Ce dernier est défini par Aristote d'une manière tout à fait discursive, car la définition qu'il en donne est d'abord une définition descriptive avant d'arriver ensuite à en adopter une autre à savoir celle de la non-existence du temps, une définition qui est purement normative. Par contre Averroès commence à donner une définition du temps qui est de prime abord nominale ou normative. C'est ainsi qu'il souligne : “ le temps est éternel ”. De ce fait, Averroès maintien cette définition tout en insistant sur l'existence du temps, sur son éternité qui se dissimule de certains versets Coraniques, pour passer ensuite au maintien de l'éternité de la continuité du monde. Cette dernière conception ressort – comme Libera le laisse entendre – de la référence d'Averroès au verset Coranique : ‘“ le jour où la terre sera changée en autre chose que la terre, et de même les cieux ’” 314 . A propos de cette conception de la continuité, comme finalité du monde, Libera pense que ce verset : “ ‘est une évocation du jour du jugement. Il fournit à Ibn Rushd un appui scripturaire à l'idée que la fin du monde est une transformation est non un anéantissement’ ” 315 . On peut laisser entendre qu'il y a eu chez ce philosophe – qu'on vient de traiter de théosophe – une révolution coperniciènne avancée, puisque l'éternité qui rejette l'adventicité aussi bien du temps que du mouvement a été déjà amoncelée dans des spéculations d'ordre théosophiques.

Pour Aristote le temps et le mouvement sont définis d'une manière ambiguë, que l'on peut même aller plus loin pour parler de la non conséquence de ses spéculations philosophiques. En effet, on ne sait pas si le temps existe pleinement ou simplement en partie ; d'autant plus, on ne sait pas encore ce qui est éternel et ce qui ne l'est pas dans le temps. Pour Averroès en tout cas, le temps est un. C'est-à-dire, il est indivisible, a priori et éternel. Par contre si l'on cherche la conception du premier moteur immobile qu'est Dieu, on s'aperçoit qu'Averroès préfère adopter la conception platonicienne que l'aristotélicienne. Il range sa conception du côté de l'adventice-éternel que du côté de l'eternel-adventice. Cette différence entre Aristote et Averroès, doit être prise en compte tout en ayant présent à l'esprit la différence des prémisses des deux hommes. Car l'un (Aristote) parle de philosophie première, et que l'autre (Averroès) parle de philosophie vraie. Le premier décrit, tandis que le second prescrit.

La différence avec Aristote est que celui-ci s'interroge sur la vérité des choses, sur le sens premier des choses-ci, d'où son expression : philosophie première. Sa conception du temps peut à elle seule renforcer notre propos. Pour en discerner le sens, notre choix a porté sur le livre IV de la Physique, et plus particulièrement sur les chapitres : XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, et XIX 316 , là où Aristote nous livre sa propre conception du temps.

Dans le chapitre XIV, après avoir cherché à comprendre si le temps fait partie intégrante des choses parmi les choses, Aristote pose d'abord des postulats avant toute conclusion et toute affirmation. Il s'interroge en problématisant la théorie du temps, tout en cherchant les différents aspects de la temporalité, c'est-à-dire est-elle dynamique ? circulaire, ou statique ? C'est ainsi qu'il commence à présenter des prémisses marquées par des antinomies latentes. Parmi celles-ci, on peut citer celles qui ressortent des paragraphes 1 et 2 du 217 b 29 317 , et des paragraphes 3 à 9 du 218 a 318 . Dans le premier chapitre du (217 b 29), Aristote commence à inciter à douter de l'existence du temps. Le doute ici n'est pas un doute hyperbolique à l'instar de celui de Descartes, mais il est un doute portant sur le sens apparent de l'être de l'Etant. Ce doute, s'inscrit dans une vision proprement aristotélicienne qui diffère de celle d'Averroès. Cette vision s'inscrit dans la perspective de sa propre conception du philosopher à savoir sa fidélité au sens qu'il donne du concept, philosophie première. Ce sens n'est rien d'autre qu'une méthode qui s'interroge sur l'essence premier des choses-ci. Dans cette perspective, la différence avec Averroès est très marquée, car celui-ci avance une idée du temps qui est celle de la conception théologique. Il l'avance, il la soutient sans pour autant la discuter. Elle est de ce fait inscrite dans sa propre conception de l'acte du philosopher, qui est celui de la vérité que nous procure la philosophie vraie, une vérité qui s'impose par le principe de la sacralisation ordonnée par le Livre.

L'interrogation chez Aristote porte d'abord sur l'essence du temps et non pas sur son sens, sa mobilité, son éternité, son adventicité, son mouvement et son changement. L'interrogation tente de mettre le temps au coeur du mouvement, car – et à en croire Aristote –, sans le mouvement il n'y aura pas de temps, et sans l'accroissement des divers mouvements, le temps n'aura aucun sens. D'ailleurs c'est l'une des définitions que Aristote avance lorsqu'il souligne : “ ‘Le temps semble être avant tout, un mouvement et un changement d'une certaine espèce, c'est là ce qu'il faut étudier’ ” 319 . Cette définition s'annonce comme un projet d'étude et de recherche à travers lequel des ambiguïtés vont surgir par la suite. Cela est le cas pour l'affirmation d'Averroès qui avance que “ ‘le temps est antérieur à toute chose qui serait adventice’ ” 320 . Cela nous laisse penser en effet le sens de l'altération positive de la conception aristotélicienne du temps qui est – si l'on en croît aussi bien la conception coranique que celle d'Averroès – antérieure à toute création, antérieur même à l'idée de l'adventicité de Dieu. Le temps est par conséquent un éternel-adventice, car la création comme d'ailleurs le Coran l'a affirmé fut dans un espace-temps : en six jours. Dans cette perspective, on peut donc dire que Averroès fut fidèle à la conception aristotélicienne, qui a avancée l'éternité du temps.

Cette conception aristotélicienne de la relation de connexion nécessaire entre le temps et le mouvement à été mise en forme par la pensée arabe. Puisque la pensée grecque incitait au mouvement, et à l'accroissement de la mobilité, sachant bien que le temps pour elle fut conçu comme le nombre du mouvement, alors il en a était de même pour la pensée politique arabe qui a héritée les conceptions aristotéliciennes du mouvement et de l'extension du pouvoir physique. Elle les a mises en forme à travers des pratiques nombrées. De ce point de vue, on peut affirmer que l'illégitimité de la transposition didactique du philosopher s'est retournée contre elle-même tout en devenant une légitimation de la vulgarisation positive du philosopher. Cette action a puisé son sens dans une sorte de philosophie en acte. Mise en forme et en mouvement par le biais de l'accroissement des conquêtes et des découvertes, elle a donnée naissance à ce que certains historiens comme Mahmoud Ismail nomme : “ les opérations coloniales, cachées sous l'idée prétendue de la donation offrande de l'Empire islamique ”. En tout cas, le débat n'est pas encore tranché en ce qui concerne le statut de cette extension du pouvoir physique des conquêtes arabo-islamiques. Pour certains en effet, ces actions ne sont pas des conquêtes, des opérations coloniales, mais au contraires elles étaient des contributions des donations offrandes (foutouhates). Voilà la raison pour laquelle le concept de la transposition didactique du philosopher même s'il trouva (à certains époques) son fondement dans des actions guerrières et violentes, il peut être considéré comme une action légitime lorsqu'il est question de faire profiter autrui d'un certain rationalisme. On peut penser la même chose de certains colons qui étaient en Afrique du Nord soucieux de la formation, et de l'extension du pouvoir cognitif des habitants de ces pays, car (comme le disait Ph. Meirieu lors d'une rencontre) ils étaient pas tous des salauds !

Parler de la philosophie en acte, est un principe propre à la vulgarisation des concepts philosophiques qu'Aristote avait déjà pratiqué. N'avons pas dit qu'il a eu l'idée de se jeter à travers champs tout en cherchant à illustrer au lieu de prouver ?

On peut affirmer à travers la comparaison que nous venons d'établir entre les différentes formes de formulations et de reformulations, que Averroès et Aristote étaient en parfait accord sur le but de l'acte du philosopher, qui n'était rien d'autre que le dévoilement de la vérité. Mais la seule différence qui les oppose est celle de la méthode d'accès à cette vérité. En effet, pour Aristote la pratique du temps de la recherche de la vérité doit être précédée d'une théorie claire et distincte, car si le temps est le nombre d'un certain mouvement, alors l'important serait d'abord de commencer par la taxonomisation des mouvements pour enfin en choisir un, qui sera (à titre d'illustration) le plus adéquat pour l'extension aussi bien du pouvoir physique que cognitif. Alors que pour Averroès, la pratique ne demande pas une recherche du temps, car parfois la vie n'attend pas, qu'on peut même parfois apprendre sans comprendre, agir sans savoir la raison de notre action. De ce fait, on ne peut être que praticien d'une théorie et non pas théoricien d'une pratique. A vrai dire, la vie nous demande de nous mettre au travail, de nous fier au savoir ésotérique des hommes d'exceptions qu'à celui des masses exotériques, qui pratiquent des savoirs sans être éclairées. Le temps ne peut en aucun cas connaître son propre étendue dans une situation statique là où l'on cherche à donner du temps pour l'assimilation des notions et des contenus. Dire que la vie n'attend pas, signifie au fond un appel à une pratique du temps qui n'est pas limitée dans l'instant de la spéculation philosophique, mais délimitée par les attentes d'un temps futur qui aspire au mouvement continu et à la grandeur aussi bien de l'espace que du temps. Ce sont là des conceptions qu'on pourrait extraire des spéculations philosophiques de certains philosophes de la pensée médiéval, une pensée qui a donnée naissance à un dialogue de culture qui fut aussi bien celui des joies que celui des blessures. Ce qu'il faut avoir présent à l'esprit c'est que l'Aristote arabisé avait une grande part dans la situation ambivalente qui fut celle de ce dialogue. Pour s'en expliquer tenons à discuter la propre conception aristotélicienne du temps face au nombre, au changement et au mouvement, pour enfin mieux comprendre le rapprochement et l'écart de ses idées à l'égard de celles d'Averroès.

On pourrait laisser entendre que la classification du temps en trois niveaux correspond à ce que Averroès a pensé en terme de différenciation des capacités cognitives des individus à pouvoir accéder au sens d'une proposition et d'une notion. Le temps qui est en relation avec un certain nombre, peut signifier en fait l'existence d'une minorité d'individus (les philosophes) qui sont en réalité aptes à comprendre le nombre du temps et à pouvoir en discerner la mesure. L'homme-mesure dont parlait déjà Protagoras 321 est ici visé par Averroès, car si l'on en croit Protagoras, la divinité de l'homme-mesure, repose sur sa capacité à communiquer un sens. Ainsi, la croyance générale ne peut être accomplie qu'à partir du langage de l'homme-mesure qui affirme que tout est vrai. Ce langage est celui de l'âme dont le contenu est de prouver, de sentir et de penser. “ ‘L'âme n'est rien excepté des sensations’ ” 322 , disait Aristote. Sur ce point précis Averroès a réussi la transposition didactique de sa taxonomisation des chemins d'accès à la vérité en faisant allusion à cette situation de l'homme-mesure, là où tout, peut être à la fois vrai et faux. Car dans la société, il existe en effet une hiérarchie, et chaque individu accède à la vérité selon ses propres capacités cognitives. Ce n'est rien d'autre qu'une didactique de la différenciation à laquelle Averroès pensait déjà la mise en forme.

L'idée de l'affirmation aristotélicienne qui laisse entendre que le temps est avant tout en relation avec le mouvement et le changement d'une certaine espèce, veut signifier implicitement que toutes les espèces bien qu'elles soient enveloppées par celui-ci, n'ont pas une même conception du temps. Dans le chapitre XV de la Physique, 323 Aristote conclut que “ ‘le temps proprement dit est éternellement le même ’” 324 . Mais pour lui, ce qui change est simplement la perception que l'on en fait. Cela est l'une des raisons qui le laisse penser la perception comme étant la seule qui puisse nous donner (nous êtres humains animaux politiques) la possibilité d'affirmer l'existence d'un temps plus long qu'un autre plus court. Car plus on est en mouvement tardif, plus on est en retard dans le temps, que l'on a l'impression de l'apercevoir comme étant long, et le contraire est vrai. C'est pour cette raison que Aristote souligne : “ ‘Ainsi, l'antériorité et la postériorité du temps sont dans le mouvement, ce qui est bien aussi être du mouvement en quelque sorte ; mais leur manière d'être est différente, et ce n'est pas du mouvement à proprement parler. C'est qu'en effet nous ne connaissons réellement la durée qu'en déterminant le mouvement et en y distinguant l'antérieur et le postérieur ; et nous n'affirmons qu'il y a eu du temps d'écoulé, que quand nous avons la perception de l'antériorité et de la postériorité dans le mouvement’ ” 325 . Le concept de perception est ici révélateur du sens, car lorsque Aristote l'emploie dans le chapitre XVI 326 , pour affirmer la nature du temps, il le fait en vue de marquer l'argument du distinguo. Cet argumentation fondée sur la structure du réel, Aristote en veut pour preuve la compréhension du temps qui n'a de sens que s'il est aperçu, c'est-à-dire que lorsque il est non pas un simple nombre, un simple fait factice, mais un fait réel, mis en forme, c’est-à-dire, nombré.

La perception du temps est dans la plupart des cas faite par tout individus. Mais toute perception qui anime la pensée et l'intention des êtres pensants n'est pas toujours une pensée réelle du temps. Car même si le changement de nos états d'âmes se pratiquent dans le temps ou dans un laps de temps, cela n'est pas pour autant une détermination de l'antériorité et de la postériorité du temps. Car celles-ci (l'antériorité et la postériorité) sont elles-mêmes soumises à un autre temps qu'il faut chercher à définir et à déterminer. Chose qu'Aristote a cherché à comprendre après avoir défini la nature du temps face au changement. Pour lui, le temps n'est pas le mouvement ni de nos états d'âmes, ni de certains individus, mais il est le pur changement. C'est ainsi que Aristote souligne : “ ‘Nous convenons cependant que le temps ne peut exister sans le changement, car nous-mêmes lorsque nous n'éprouvons aucun changement dans notre pensée, ou que le changement qui s'y passe nous échappe, nous croyons qu'il n'y a point eu de temps d'écoulé (...), il est évident que le temps n'existe pour nous qu'à la condition du mouvement et du changement. Ainsi, il est incontestable également, et que le temps n'est pas le mouvement, et que sans le mouvement le temps n'est pas possible ’” 327 .

A lire Aristote quant à ces affirmations, on s'aperçoit qu'il y a eu chez lui une ambiguïté qui laissera ses traces plus tard chez certains de ses commentateurs et de ses traducteurs et notamment chez Averroès. Voilà la raison pour laquelle nous pensons que la pensée hérite de la pensée, aussi bien au niveau des clartés qu'au niveau des ambiguïtés. Cette ambiguïté qui s'est hérité dans le sillage de cette transposition didactique du philosopher, se traduit par cette antinomie latente qui ressort d'une fine distinction averroècienne entre le mouvement du temps et le temps du mouvement. Cette distinction pose d'abord le temps du mouvement qui surgit des modifications successives de notre âme, comme étant un temps adventice, lié à l'effort anthropologique que reflète l'âme humaine, qui pense le temps en mémorisant des souvenirs avant même de chercher à les oublier. D'ailleurs nos souvenirs ne s'effacent pas de notre mémoire, de notre sensibilité que si l'on se donne le temps de l'oubli. Si comme le pense Aristote, l'âme voit et observe, alors il est nécessaire de passer avec lui à la définition existentielle du temps, une définition qui pense celui-ci dans une large relation de relation de connexion nécessaire à l'égard de la grandeur du corps animé. De cette définition on peut arriver enfin à installer le sens préféré du temps dans sa relation avec le mouvement et le changement, qui font de lui un temps qui est à la fois nombre et nombré. C'est-à-dire, le temps n'est plus une notion ordinaire, mais il est du point de vue philosophique conçu en plusieurs acceptions bien qu'il soit uniquement le même par tout. Cela signifie que dans toute homonymie il y a synonymie 328 . Par conséquent, le temps est une action permanente qui ne peut surgir qu'à partir d'une action propre aux corps en mouvement. Puisque les corps changent, alors le temps tout en conservant la similitude de l'instant passé qui ne passe pas, subi le même sort. Car de même que des corps ont été antérieurement posés, de même que le temps qui les a enveloppé simultanément continue d'être le même à travers d'autres corps qui changent la forme des précédents. Voilà pourquoi Aristote souligne : ‘“ Ainsi en un sens, l'instant est le même, et en un autre sens, il n'est pas le même. En effet, il est autre en tant qu'il est dans un certain temps et dans un autre temps, et c'était là précisément la quiddité de l'instant. Mais en tant qu'il est ce qu'il était dans un temps donné, il est identique ; car le mouvement, ainsi que je viens de le dire, suppose toujours la grandeur, et le temps, je le répète, suppose toujours aussi le mouvement ; de même que le corps qui se déplace et qui nous fait connaître le temps, et dans le temps l'antérieur et le postérieur, suppose aussi le point (...) on perçoit le mouvement par le corps qui se meut, et le déplacement par le corps déplacé ; car ce corps qui est déplacé est matériellement quelque chose de réel et de distinct, tandis que le mouvement lui-même ne lest pas. Ainsi, ce qu'on appelle l'instant est en un sens toujours identique et le même, et, en un autre sens il ne l'est pas ; et il en est de même du corps qui se déplace ”’ 329 .

Il est donc claire à partir de là que le temps est en relation de connexion nécessaire avec un certain type de mouvement. Il n'est pas en relation avec le mouvement de l'âme, mais avec celui des corps. D'ailleurs ce n'est pas un hasard si Aristote avait déjà laissé entendre que le temps est le mouvement de la sphère la plus haute d'un ciel. C'est ainsi qu'il a critiqué ses prédécesseurs, notamment Simplicius, les Pythagoriciens et Démocrite. Pour les premier, le temps est en effet soit le mouvement de l'univers, ou une portion de la révolution circulaire. Quant au second (Démocrite) il le concevait comme étant le mouvement de plusieurs cieux, sachant bien que pour celui-ci, il existe autant de temps que de mouvement de chaque ciel.

Aristote va évidemment chercher à réfuter ces conceptions tout en insistant sur l'éternité du temps. Chose que Averroès reprendra tout en se référant au verset coranique qui avance cette même "éternité", puisque – comme nous venons de le voir – la création fût dans un espace temporel. Mais toute la question qui se pose est celle de savoir si le sens métaphysique (divin) du temps est le même que celui que l'on aperçoit dans notre vie courante et physique ? Aristote n'a pas ignoré cette confusion entre le temps physique et le temps métaphysique. C'est ainsi qu'il montre en même temps que cette confusion est due à une méconnaissance du sens du temps. Il va chercher à déterminer l'universalité du temps qui enveloppe et qui englobe toutes les choses. C'est ainsi qu'il souligne à ce propos : “ ‘En outre s'il y avait plus d'un ciel, le temps serait de même le mouvement – de chacun de ces cieux ; et, par conséquent, il y aurait plusieurs temps à la fois. Ce qui fait qu'on a pu confondre le temps avec la sphère du monde, c'est que toutes choses, sans aucune exception, sont dans le temps, et qu'elles sont toutes aussi dans la sphère universelle. Du reste, cette assertion pas trop naïve ne mérite pas qu'on examine les impossibilités qu'elle renferme. Mais comme le temps semble être avant tout, un mouvement et un changement d'une certaine espèce, c'est là ce qu'il faut étudier. Le mouvement et le changement de chaque chose est ou exclusivement dans la chose qui change, ou bien dans le lieu où se trouve la chose qui change et se meut. Mais le temps est égal et par tout et pour tout, sans exception. Ajoutons que tout changement, tout mouvement est ou rapide ou plus lent ; mais le temps n'est ni l'un ni l'autre. Le lent et le rapide se déterminent par le temps écoulé ; rapide, c'est ce qui fait un grand mouvement en peu de temps, lent, c'est ce qui fait un faible mouvement en beaucoup de temps. Mais le temps ne se mesure et ne se détermine pas par le temps, ni en quantité ni en qualité. Ceci suffit pour faire voir clairement que le temps n'est pas un mouvement. D'ailleurs nous ne mettons pour le moment aucune différence entre ces deux mots de Mouvement ou de Changement’ ” 330 .

A partir de là, on peut maintenant comprendre l'ambiguïté aristotélicienne qui se dégage de la fin de ce même passage. On ne comprend pas en fait sa propre distinction entre le mouvement du temps et le changement de celui-ci. Si nous le lisons bien et si nous le comprenons bien quant à cette contradiction apparente, on s'aperçoit que le temps est pour lui d'abord unique : le même que l'espace. Ensuite, cette restriction devient nécessaire lorsque Aristote s'oppose aux théories qui l'ont précédé, (qui concevaient le temps comme étant le mouvement de l'univers), pour définir le temps comme puisant son sens dans un type de mouvement qu'Aristote nomme : le mouvement de l'altération qui signifie le mouvement de la chose qui change, le mouvement de la chose qui se meut. Cela est aussi le sens qu'Aristote voulait pour les différentes quantités de la chose qui se donnent à l'appréhension dans le temps et dans l'espace. On doit ajouter à cela que même le lieu, est pensé de la part d'Aristote en terme de changement, car en lui, peuvent se rencontrer des mouvements de déplacement et de translation. Pour affirmer l'uniformité du temps, Aristote emploie la négation de certains aspects comme la lenteur et la rapidité, et ce pour dire que le temps n'est “‘ ni l'une ni l'autre ’” 331 , parce qu'en fait le temps s'écoule d'une manière uniforme. Par contre, si dans le langage ordinaire on emploie ces expressions, cela est en raison d'un simple abus de langage.

Il serait important si l'on en croît Aristote d'apprécier les changements qui se font dans le temps. Car on peut en apercevoir aussi bien la rapidité que la lenteur. Le temps proprement dit, est éternellement le même. Chez Averroès, le temps est au contraire antérieur à la création. Cette affirmation est avancée à la fois comme une prémisse et comme une conclusion. A travers elle, Averroès renforce l'idée de l'éternité du temps, tout en se référant au verset coranique qui souligne : “ ‘C'est Lui qui créé les cieux et la terre en six jours – son trône alors était sur l'eau’ ” 332 . Par contre ce que Averroès n'a pas cherché à expliquer longuement, est d'une part la problématisation du temps qui fut celle d'Aristote, et d'autre part l'effort de classification qu'on peut faire ressortir des écrits de celui qu'il nomma lui-même : le premier maître.

Lorsque Aristote insiste sur la relation de connexion réciproque entre le changement et le mouvement quand ces deux composantes du temps sont vécues ensemble, cela nous renvoie alors au sens de ce qu'il est convenu d'appeler : le temps de la pratique de la discussion et de la participation. On ne doit pas oublier le sens qu'il a donné à une certaine idée de la vie dans la Cité. Ainsi en tant qu'oeuvre d'art, la Cité doit viser un certain bien qui (aux yeux d'Aristote) n'est rien d'autre que le bonheur de vivre ensemble : le bonheur de viser un certain bien. Ce certain bien, ce certain mouvement et ce certain changement, sont en fait ceux du temps du mouvement de la liberté du sujet à s'émanciper. Cette liberté, se mesure en réalité avec son propre taux figuratif. Par cette conception il faut entendre que le temps de la liberté doit être vécu, doit être une sorte de nombre qui serait nombré, chiffré et mis en place par la voie du mouvement et du changement, qui l'un et l'autre puisent leur fondement dans la rencontre et le rendez-vous. Cela fut l'un des destins d'Aristote et d'Averroès, car tous les deux étaient étrangers par rapport aux cultures qu'ils ont embrassés.

Le temps de la pratique de la liberté, de la discussion, est une donnée qu'on pourrait prendre comme étant un invariant fonctionnel pour les deux hommes. Mais si Aristote voulait qu'elle soit vécue en relation avec le nombre, et avec l'extension répétitif du pouvoir physique du mouvement et du changement, alors il n'en était pas de même pour Averroès dont nous avons déjà affirmé son opposition à l'éclaircissement modéré des masses. Chose à laquelle – par exemple – le philosophe juif Marocain : Mémonide (Moussa ben Mimoun contemporain d'Averroès), s'est opposé en optant pour l'éclaircissement modéré des foules. Sur ce fait, l'écart est certainement significatif entre Aristote et Averroès. Car pour le premier, il est claire que le temps est un invariant fonctionnel d'une pratique de l'action de la liberté et de celle du progrès. En réalité les pratiques et les actions ne sont pas simplement celles qui sont pensées en terme de noumène. Ce ne sont pas non plus des voeux que nous devons formuler, dont on doit attendre la réalisation d'une manière miraculeuse, elles sont au contraire des faits répétitifs. Ces faits sont un support qui nous aide à nous mettre au travail pour que l'on puisse apprendre à bien penser le temps du passé, du présent et de l'avenir. C'est ainsi qu'Aristote a préparé sa conclusion pour laisser entendre que “ le temps n'est le mouvement qu'en tant que le mouvement est susceptible d'être évalué numériquement. Et la preuve, c'est que c'est par le nombre que nous jugeons que le mouvement est plus grand ou plus petit. Donc le temps est une sorte de nombre, mais comme le mot Nombre peut se prendre en deux sens puisque tout à la fois on appelle nombre, et ce qui est nombre et numérable, et ce qui ce par quoi l'on nombre, le temps est ce qui est nombré, et non ce par quoi nous nombrons ; car il y a une différence entre ce qui nous sert à nombrer et ce qui est nombré ” 333 .

Evidemment la différence entre le temps en tant que nombre et le temps nombré, est celle que nous venons de souligner, à savoir que l'action, la pratique de la liberté et du temps de l'émancipation, ne sont pas des nombres abstraits. Elles ne peuvent en aucun cas être réduites à un outil qui peut simplement servir pour un laps de temps. Ces pratiques doivent au contraire être nombrées, c'est-à-dire mises en forme. On peut à la lumière de notre lecture d'Aristote questionner maintenant Averroès (le juriste, le Kadi, le médecin et le philosophe de Cordoue), pour qui les spéculations philosophiques coïncidaient avec ce qu'on appelle d'habitude "l'age d'Or" de l'occident musulman. Après avoir exposé les ambiguïtés qu'il a hérité d'Aristote quant à la question du temps cosmologique, on doit maintenant le questionner sur le temps anthropologique. Dans ce questionnement le syllogisme juridique est au banc des accusés. Si avec Aristote, la raison faisait loi, alors il n'en était pas de même pour Averroès qui a cherché à extraire le syllogisme rationnel du syllogisme juridique. Autrement dit, pour lui le syllogisme rationnel ne doit pas être appliqué d'une manière hasardeuse, d'une manière indifférenciée. Il doit au contraire subir une taxonomisation selon les catégories sociales. Le juriste doit donc veiller à ce que les arguments dialectiques et rationnels (qui sont en fait une sorte “ de remède ” pour le philosophe rationaliste), ne deviennent pas un poison mortel pour les vulgaires : pour les hommes du sens commun et du ouï-dire. Car si l'on en croît Averroès, toute formation n'est pas toujours une information du grand public. Celle-ci pourrait (malgré l'extension du pouvoir cognitif qu'elle recouvre) contribuer à sa propre déformation. Ce constat, se laisse dissimuler du § 6 du Discours décisif. L'ambiguïté surgit des paragraphes, 15, 16 et 17, là où Averroès revient d'une manière explicite sur ses propos théosophiques en faisant l'éloge des visées philosophiques de la pensée grecque et de l'étude de ses ouvrages. L'interpellation du pouvoir fut certainement forte à travers certains chapitres, car de l'époque d'Averroès l'extension du pouvoir cognitif en tant que but que quelques philosophes assignaient à l'acte du philosopher, avait connu des obstacles qu'il été difficile – du moins pour une certaine classe – de le surmonter. Si le temps avait plusieurs conceptions chez Aristote, alors il n'en va pas de même pour Averroès pour qui le temps a été pris dans un sens univoque c'est-à-dire comme s'il n'y avait qu'un seul temps qu'est celui de la divinité.

S'agissant de la préférence qu'Averroès a attaché à l'extension du pouvoir physique en vue de fonder l'extension du pouvoir cognitif, on peut dire qu'il avait compris le sens de la philosophie aristotélicienne qu'il adapta à la mise en mouvement de la pratique juridique qu'il croyait contribuer au maintien de l'Empire d'Amohade. Etant donné cette divergence, on peut malgré tout laisser penser que les deux hommes (Aristote et Averroès) avaient une conception commune du sens de “ l'IL est toujours ”. Ce sens qui correspond à l'idée de l'éternité du monde, ressort des écrits physiques d'Aristote, là où celui-ci a pensé que toute chose est soumise au mouvement et que l'être reçoit plusieurs acceptions : “ ‘Si par Un on entend continu, l'être alors est multiple, puisque le continu est divisible à l'infini’ ”, disait-il 334 .

Cette idée de l'infinité du monde, de son éternité de sa transformation, de sa rematérialisation, est une idée qu'Averroès a tenu à transposer dans sa propre culture d'une manière tout à fait intelligente. Il s'est appuyé en effet sur le déjà-là qu'est le divin, pour transposer le toujours-déjà, c'est-à-dire, la conception aristotélicienne aussi bien du temps que de l'espace. C'est ainsi qu'il s'est référé au verset Coranique : “ le jour où la terre sera changée en autre chose que la terre 335 ....etc. (voir le verset), pour laisser entendre que le jour du jugement dernier est un jour qui ne sera pas en réalité un anéantissement du monde, mais au contraire une transformation de celui-ci. Il ajoute en plus, que la création ne fut pas d'un pur néant, mais d'une matière première qu'est l'eau. De ce fait, la transposition didactique du philosopher fut réussie, car l'argumentation par l'illustration qui témoignait d'une connaissance et d'une maîtrise des conceptions philosophiques du monde, est une chose qu'Averroès n'avait pas manqué. Du point de vue épistémologique, on pourrait donc dire que l'extension du pouvoir cognitif avait connu son déploiement à travers l'extension du pouvoir physique de la pratique de la théologie. Cette mise en forme de ce genre de pratique a laissé certains philosophes (comme par exemple Kant) dire (tout en décrivant le travail des philosophes musulmans), de théosophie au lieu de philosophie. Mais on peut laisser penser que tout ce qui a été vivement pratiqué aussi bien avec Aristote qu'avec Averroès fut une sorte de liberté qui a cherchée à inciter l'autre à participer à la mise en forme de certaines idées comme étant des projets vécus en actions performées.

S'agissant du sens de la méthode d'aménager un accès au savoir philosophique comme faisant partie intégrante de la vérité, l'écart et la distance entre les deux hommes (Aristote et Averroès) sont parfois éloignés et parfois gommés. Par exemple, dans les Topiques, Aristote faisait une sorte de remarque isolée à travers laquelle il souligne : “ ‘Ces questions doivent être traitées, au niveau philosophique, selon la vérité, mais dialectiquement au niveau de l'opinion ’” 336 . Cette remarque rapproche Averroès d'Aristote plus qu'elle ne les éloigne. Dans la perspective aristotélicienne, on ne peut comprendre cette remarque isolée que lorsqu'on la rattache – comme nous le propose une note du traducteur des Topiques – à ce qui l'a précédé, c'est-à-dire à la fin du premier instrument qui traite de la collecte des prémisses. Mais si nous lisons Averroès – et notamment le contenu de son Discours décisif – le sens de cette affirmation aristotélicienne sera claire pour le lecteur. Car Averroès parle de la nécessité de maintenir les vérités discursives, interprétatives des discours ressemblants, à ceux qui en maîtrise les techniques et qu'il appelle : “ les hommes de la science profonde ” 337 . Il y a ici une idée très proche de celle d'Aristote qui pense que les prémisses éthiques, logiques et physiques doivent être traitées différemment selon deux catégories d'individus et de population : d'une part, les philosophes et de l'autre, les hommes d'opinion. Chez Aristote, la dialectique doit être du côté de l'opinion qui doit l'appliquer librement ; quant à la démonstration, elle doit être du côté des philosophes. Cela ne fut pas le cas pour Averroès qui a pensé dans le Discours décisif que les arguments dialectiques ne doivent pas être étendues d'une manière fortuite dans le milieu des masses et de l'opinion non-éclairée.

Si la dialectique est utile dans la quête des sciences philosophiques, alors Aristote aspire à rendre tout individu, un philosophe précoce. Tel est son projet dans toute l'Ethique à Nicomaque . Pour Averroès, si tous les individus possèdent une capacité à philosopher, ils ne sont pas pour autant des philosophes. Car d'une part, la démonstration est oeuvre des sages et des philosophes, et d'autre part, la dialectique oeuvre des savants et les philosophes, hommes.

Reste enfin la rhétorique qui est une pratique de la discussion de l'homme populaire. Pour Averroès, il serait nécessaire de distinguer ces catégories de population des autres groupes sociaux. Ce qui n'est pas le cas en revanche pour Aristote qui vient d'affirmer la nécessité d'étendre les arguments dialectiques dans les masses et dans l'opinion en vue de l'éclairer. Voilà donc l'une des ambiguïtés d'Averroès qui d'une part soutient la philosophie, et qui s'oppose d'autre part à l'extension du pouvoir cognitif que procure la méthode qui concilie à la fois la démonstration et la dialectique.

Puisque l'auteur (J. Brunschwicg) traducteur des Topiques, nous propose de rattacher cette remarque (qui vient de précéder) d'Aristote qui se trouve – par hasard ou par nécessité – formulée d'une manière disparate, alors l'important est de comprendre ce qu'elle signifie à cet endroit précis. Pour Aristote, cette remarque est d'une importance capitale car elle annonce une préférence à la relation réciproque entre la méthode dialectique et la méthode démonstrative. De ce fait, on pourrait laisser entendre qu'Aristote est encore platonicien du moment que Platon – comme Averroès plus tard – ont affirmé leur opposition à la méthode poétique. Cela est vrai car Aristote cherche dans les Topiques, une méthode qui nous permettra d'accéder au savoir philosophique comme vrai. En plus ce même souci qu'est l'accès à la création de situations motivantes en vue de l'amour de la recherche de la vérité qui ressort de l'Ethique à Nicomaque, ne fût pas la préoccupation majeure de Platon, pour qui la vérité doit être non pas décrite, mais prescrite. Bien que chez Aristote les deux problèmes posés par les deux oeuvres ne soient pas les mêmes, il n'empêche que dans les Topiques, Aristote est savant, philosophe plus que pédagogue ou didacticien tel que cela ressort de l'Ethique à Nicomaque.

Pour compléter l'instrument portant sur la collecte des prémisses, Aristote va dans les Topiques préparer sa conclusion qu'il formule sous la forme d'une autre remarque disparate. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘Il existe à prendre les choses sommairement, trois sortes de prémisses et de problèmes. Parmi les prémisses, certaines sont éthiques, d'autres sont physiques, d'autres enfin sont logiques. Exemple de prémisses éthiques : doit-on obéissance à ses parents plutôt qu'aux lois, en cas de discordance ? De prémisses logiques : les contraires relèvent-ils ou non du même savoir ? Prémisse physique : le monde est-il éternel ou non ? La division est la même pour les problèmes. Quant à la nature exacte de chacune de classes, il n'est pas commode de s'en expliquer par une définition, mais on doit s'efforcer d'acquérir cette habitude que procure l'induction et qui permet de reconnaître chacune d'elle, à la lumière des exemples que nous venons de donner’ ” 338 . Ce passage va être immédiatement suivi de la remarque isolée dont il est question précédemment, une remarque qui permettra enfin à Aristote de passer à la définition normative de la prémisse, une définition à travers laquelle il va employer le langage de “ il le faut ”, pour confirmer le genre de prémisse à la quelle il a une préférence. C'est ainsi qu'Aristote conclut : “ ‘Il faut, prendre toutes les prémisses sous la forme la plus générale possible ; et d'une seule en faire plusieurs en disant par exemple que les opposés en général relèvent d'un même savoir, par suite, qu'il en va de même pour les contraires et, de même pour les relatifs. De la même manière, il faut encore subdiviser à leur tour ces prémisses aussi loin qu'on peut pousser la subdivision, en disant par exemple qu'il en va de même pour le bon et le mauvais, le blanc et le noir, le froid et le chaud, et ainsi de suite.’ ‘ 339 ’ ”

Comme on peut le constater, cette remarque isolée est présentée comme une sorte d'intermédiaire entre deux logiques argumentatives. La première incarne celle de l'argument de la définition descriptive. C'est à travers celle-ci, qu'Aristote décrit les trois sortes de prémisses possibles ; ensuite, il glisse à une seconde logique argumentative, celle de l'argument de la définition nominale ou normative, qui se traduit par une sorte de coexistence de toutes les prémisses sous un même lieu qui est à vrai dire le lieu commun, là où les contraires, les parties, et les relatifs, c'est-à-dire les absolus se trouvent en relation de connexion nécessaire. Aristote nous force à les expliquer et à les analyser à partir de ce qu'ils ont en commun. L'incohérence d'Aristote est ici claire, car s'il a une préférence pour la synonymie, (sachant bien que c'est lui qui a laissé entendre que l'être peut se prendre en plusieurs acceptions qu'il n'est pas une simple homonymie), alors on voit mal comment il revient à considérer les choses opposées et contradictoires comme ayant des qualités communes, tout en nous proposant en même temps de multiplier de division en division une seule prémisse pour en faire plusieurs. Cela en fait n'est qu'une contradiction apparente, car pour Aristote, ce qui est simple, est en soi composé, et que la relation entre le relatif et l'absolue est une relation d'extension et d'infinitude. Car ce qui lie le relatif et l'absolue est la possibilité de leur division à l'infini. Comme nous l'avons déjà fait remarquer, Averroès et Descartes reprendront cette même idée de l'égalité entre le tout et la partie, entre le relatif et l'absolu.

La tâche qui reste posée dans la perspective de la transposition didactique du philosopher, est celle de savoir ce que Averroès a retenu de cet instrument aristotélicienne qu'est la collecte des prémisses. Dans le Discours décisif, l'unité de toutes les prémisses trouve son fondement dans une relation de connexion nécessaire entre philosophie et religion islamique, une unité que Averroès a transposé d'une manière directe et intelligente. Ce transfert exprime d'une part, le retour à la philosophie première comme vraie, et d'autre part, le retour à l'unité des absolus-relatifs et des relatifs-absolus. C'est à partir du paragraphe 15 au paragraphe 18, que ressort cette inspiration qui révèle l'unité des prémisses que le philosophe-questionneur doit apprécier entre une vérité qui n'en contredit pas une autre mais qui s'accorde avec elle et lui rend témoignage. C'est ainsi qu'Averroès pense cette unité entre l'acte du philosopher et l'acte de produire des assentiments et des opinions vraies en disant : “ ‘Le fait d'interdire la philosophie à ceux qui y sont aptes revient à “ interdire ” à une personne assoiffée de boire sous prétexte que certains sont morts d'avoir trop bu. Le tord causé par l'eau est toujours “ accidentel ”, celui causé par la soif est en revanche, “ essentiel ”. Il en va de même pour la science et la philosophie’ ” 340 . Il y a ici une ambiguïté héritée d'Aristote. Elle se traduit par l'ouverture aux choses et par l'appréciation d'opinions admises au lieu de la spéculation philosophique. Chez Aristote notamment dans les Topiques , les opinions admises sont chargées d'autant de savoir que de philosophie, et le philosophe spéculateur n'en possède pas le vrai sens. Par conséquent si l'on en croît Aristote, le travail du philosophe doit être repensé en laissant la place non pas au travail spéculatif et à l'imagination créatrice, mais à l'interrogation permanente en direction des choses. C'est ce que Aristote appellera dans les Topiques l'instauration d'une relation qui s'astreint à questionner en direction des répondants, pour marquer la méthode de la réciprocité entre le questionneur et le répondant. Cela ressort en fait de cette citation d'Aristote où l'accent est mis sur ce que Heidegger appellera plus tard : la nécessité de questionner en direction de la chose. Descartes a préféré aussi cette idée qu'est l'appréciation des choses-ci. Car celles-ci sont animées par des relations organisées en séries, que l'on peut extraire des choses rangées à travers une logique apparente. Cette logique qui est cachée, le questionneur en direction des choses-ci doit l'extraire d'une manière directe. Aristote avait donc déjà préparé au procédé d'Averroès qui témoigne d'une part de la modestie du savoir, et d'autre part de l'ouverture en direction des choses. C'est ainsi qu'Aristote souligne : ‘“ Il est claire, enfin, que toutes les opinions en accord avec les sciences et techniques sont aussi des prémisses dialectiques, car les opinions des personnes qui ont étudié toutes ces prémisses ont toutes chances d'être acceptées, par exemple celle du médecin en matière de médecine, celle du géomètre en matière de géométrie, et ainsi de suite.’ ” 341

Ces conceptions d'Aristote seront reformulées par Averroès à partir d'une conclusion. Celui-ci en effet, va falsifier positivement les prémisses d'Aristote au niveau de l'ordre seulement, tout en les transformant en conclusion. Les paragraphes 16 et 17 du Discours décisif, incarnent dans une large mesure cette transformation et cette falsification. C'est à partir d'eux qu'Averroès pense que ‘“ la philosophie est considérée comme étant réservée à ceux qui sont naturellement capables d'assentir à des arguments démonstratifs. Elle ne convient pas à ceux qui n'entendent que les arguments rhétoriques. Il y a ainsi non pas une mais trois méthodes d'acquisition de la connaissance religieuse, comme il y a trois sortes d'arguments et trois classes d'esprits ’” 342 . Cette distinction converge sur le nombre avec celle d'Aristote. De même qu'il y a chez celui-ci trois classes de prémisses et de méthodes, de même qu'il y en a autant chez Averroès. Par contre la divergence repose sur le deuxième instrument aristotélicien qu'est la dissociation des divers sens des termes 343 . Si Averroès propose un sens pour la méthode de l'interprétation dont le but est de partir du ressemblant pour arriver au clair-précis, alors cette démarche n'est pas pensée de la même manière pour Aristote. Pour le démontrer, on doit avoir présent à l'esprit d'une part tout le paragraphe I. 15 des Topiques, paragraphe qui traite du deuxième instrument : la dissociation des divers sens des termes 344 , et d'autre part tous les paragraphes 20 à 26 du Discours décisif, qui traitent du type d'interprétation requis pour mettre en conformité tout énoncé ressemblant avec le clair-précis 345 .

Aristote et Averroès sont donc d'accord sur l'emploi de l'argumentation du distinguo, mais ils diffèrent quant à la manière de l'appliquer aux énoncés. Si Averroès a parlé de la dissociation des termes d'une proposition, alors cette dissociation n'avait pas le même sens chez Aristote. En effet, si pour le premier le problème de tout énoncé est d'abord d'un ordre typiquement rhétorique et tropologique, alors ce n'était pas le même cas pour Aristote, pour qui l'ouverture ne doit pas être dirigée envers les mots, envers les fonctions expressives d'un discours, mais au contraire envers ce que font les sujets, envers les raisons qui les poussent à penser telle ou telle chose. C'est ce qu'on appellera avec JacKobson plus tard : la fonction phatique du discours 346 . Au sujet de cette même fonction Aristote souligne : “ ‘Nous avons dit assez sur les prémisses. A propos maintenant des divers sens des termes, il ne faut pas seulement prendre en considération les divers sujets dont, en des sens différents, peut se dire le terme étudié ; il faut encore essayer d'expliquer les raisons qu'ils ont de se dire tels ; ainsi, on ne se contentera pas de dire que le terme bon se prend en un certain sens quand on l'attribue au tonique et au sain ; on dira aussi que les premiers se le laissent attribuer par ce qu'ils sont intrinsèquement qualifiés d'une certaine manière, alors que les seconds le font par ce qu'ils sont capables d'exercer une certaine action, et non par ce qu'ils sont qualifiés d'une certaine manière. Et de même dans les autres cas ’” 347 .

L'explication de ce passage, laisse entendre que ce qui détermine le statut d'un discours est d'abord le public auquel on s'adresse, un public qu'il faut prendre en considération non pas parce qu'il parle une langue quelconque, mais du fait qu'il soit d'abord et avant tout affecté par ce qu'il pense. Aristote avait déjà laissé entendre dans sa conception du temps de la perception, que l'homme est affecté par le temps de son intention à la participation et à la donation du temps de la discussion, une composante qui l'habite et l'anime éternellement. Ce n'est donc pas le dire qui peut à certains égards témoigner de la haute densité discursive d'un discours, mais c'est au contraire l'énonciation qui témoigne des états d'âmes, des degrés d'implications, incommensurables et calculables, qui, eux, déterminent le sens d'un dire quelconque. C'est la raison pour laquelle nous avons pensé que tout énoncé présuppose une énonciation, c'est-à-dire une manière de dire et d'être qu'il faudrait chercher à comprendre tout en se traçant la technique de l'ouverture achevée, une méthode qui puise son sens dans ce que Habermas, Adorno ou même Ph. Meirieu appelleront plus tard : “ l'altérité radicale ” 348 . Celle-ci se traduit chez Aristote par l'emploi de l'expression : “ ‘expliquer les raisons diverses qu'ils ont à se dire tels’ ” 349 . Cette manière sera présentée sous forme d'une remarque à laquelle Averroès a voulu rendre son public bienveillant et docile quant au problème de sa philosophie vraie. Ce problème il n'est pas d'ordre argumentatif comme l'est le cas pour Aristote, mais d'ordre rhétorique. Si pour Aristote les hommes diffèrent au niveau des fonctions expressives de leurs discours parce qu'ils vivent des événements temporels qui changent d'une manière permanente, alors pour Averroès au contraire, s'il sont ainsi, c'est simplement parce que “ ‘les hommes se distinguent par leurs dispositions innées et diffèrent quant au fonds mental qui détermine en eux l'assentiment’ ” 350 . Si pour Aristote la nécessité de l'interprétation est d'ordre anthropologique, sociologique et politique, alors pour Averroès elle est d'ordre psychologique.

Si l'on en croît Averroès quant à cette différenciation, on doit alors s'adresser aux gens selon leurs capacités cognitives et expressives. Pour renforcer cette idée, qui est d'origine aristotélicienne, Averroès va rappeler l'enseignement d'Ali ben Abi taleb : un compagnons du Prophète. Cet enseignement rapporté par le traditionniste Al BouKhari, consiste à conseiller le questionneur à parler aux hommes c'est-à-dire aux répondants, un langage simple, accessible à tous. C'est ainsi qu'Averroès souligne tout en rappelant cet enseignement au § 26 : “ ‘Parlez aux hommes de ce qu'ils connaissent etc’. ” 351 . Par conséquent et pour Averroès, le seul discours qui réalise cette tâche est le discours coranique qui en apparence peut se révéler en parfaite "contradiction" puisqu'il est par essence le reflet de la pensée divergente. Pour légitimer ce propos, Averroès cite le verset coranique qui souligne : “ ‘C'est lui qui a fait descendre sur toi le Livre. On y trouve des versets univoques qui sont la Mère du Livre, et d'autres équivoques. Ceux dont les coeurs inclinent vers l'erreur s'attachent à ce qui est équivoque, car ils recherchent la discorde, et sont avides d'interprétations ; mais nul n'en connaît l'interprétation, sinon Dieu et les hommes d'une science profonde. Ils disent : Nous croyons en Lui, tout vient de notre Seigneur ! Mais seuls les hommes doués d'intelligence s'en souviennent’ ” 352 .

A partir de là, Averroès va construire son argumentation à l'encontre de l'interprétation, sur une base d'ordre juridique. L'interprétation est pour lui le fait de partir du sens ressemblant des termes pour arriver à leur sens clair-précis sans altération de l'usage propre de la langue arabe. Cela veut dire ici que le problème de la transposition didactique du sens est un problème rhétorique. C'est à partir du paragraphe 20 du Discours décisif, qu'Averroès souligne clairement cela en disant : ‘“ Ce que l'on veut dire par “ interprétation ”, c'est le transfert de la signification du mot de son sens propre vers son sens tropique, sans infraction à l'usage tropologique de la langue arabe d'après lequel on peut désigner une chose par son analogue, sa cause, son effet, sa conjointe, ou par d'autres choses mentionnées comme faisant partie des classes de tropes’ ” 353 . Cette traduction tout à fait pertinente de Libera a été suivie à la fin de son ouvrage par une note explicative, à travers laquelle, cet auteur philosophe-traducteur, montre fort bien que l'effort d'Averroès était celui de chercher le sens propre des termes à travers leurs sens figuré, comme si en fait l'appel tardif d'Emile DurKheim (il n'y a d'une science que du caché) a été déjà avancé sous une autre forme qui n'est pas celle d'une dynamique sociale que voulait DurKheim, mais celle d'une dynamique de la signifiance que M. Tardy reformulera à travers son rêve actuel qu'est celui de voir naître une nouvelle science appelée : la sémiologie de la scolarité 354 . Celle-ci attachera une importance au paradigme de la signification plus qu'à celui de l'explication.

Nous voulons laisser entendre à travers cette comparaison, que Averroès est plus du côté du paradigme de la signification que de celui de l'explication et ce lorsqu'il est question de l'interprétation. Evidemment cela n'est pas le cas pour Aristote. On pourrait laisser penser que cet appel d'Averroès est légitime car – comme Libera le montre fort bien –, la compréhension du discours révélé, nécessite la maîtrise du sens de la langue arabe qui est purement rhétorique, un sens qui pose évidemment problème. En effet, et à lire Alain de Libera sur ce point précis, on doit distinguer dans la rhétorique arabe ce qu'il appelle – en reprenant les distinctions d'Averroès – le sens propre des mots et leur sens tropique 355 . Ce qui est envisagé dans cette distinction que l'on rencontre dans les paragraphes 20 et 21 du Discours décisif, est le procédé métaphorique, cas où l'on procède à une extension du sens d'un même mot aude-là de sa signification possible. Cela peut évidemment correspondre à ce que R. Barthes nomme : la polysémie, c’est-à-dire qu'un mot peut avoir plusieurs significations différentes à travers une même chaîne syntagmatique. Dans le cas du propos d'Averroès, il s'agit évidemment d'étendre le mot jusqu'au sens que l'on veut, sans s'arrêter à son sens obvie, qui est commun. Car il peut arriver que le contexte dans lequel il est employé ne soit pas le même.

La seconde distinction à laquelle Averroès nous incite est celle qui surgit du problème de la ressemblance. Si cette dernière est habituellement définie comme étant une identité dans la différence, alors la détermination de la contiguïté des mots et des notions est une chose d'une importance capitale pour déterminer le sens. L'important serait donc de distinguer la transposition didactique à caractère synecdotique de celle qui est de type métonymique pour laquelle il n'existe pas de terme spécifique. Cette transposition didactique est une démarche qui ne peut se réaliser qu'à travers la grande transformation sémantique qui part du ressemblant pour arriver au clair-précis, qui, lui, ne peut accepter de sens que le sien. Pour qualifier le sens clair-précis d'une proposition, R. Barthes parlera d'ailleurs de la monosémie : qu'un mot ne peut accepter de transformations possibles. Ainsi l'effort de la transposition didactique du philosopher, qui fut celui d'Averroès, repose sur le fait de chercher à transformer la polysémisation en monosémisation : de chercher derrière tous les procédés métonymiques un procédé synecdotique, pour penser enfin que derrière tous lien habituel, il existe un lien de nécessité. Ainsi si la main – du point de vue métonymique – est susceptible de représenter un don et un contre don, alors il est d'une nécessité implacable que “ la main de Dieu ” au sens figuré du terme, incarne cette nécessité libérale de générosité et d'action permanente qui représente le lien d'une contiguïté immédiate. Le sens divin de la métonymie repose sur la contiguïté entre deux notions qui sont en rapport de relation de cause à effet. C'est-à-dire qu'il y a confirmation de la contiguïté de proximité de tous ce qui est physique immédiat duquel provient la continuité de l'existence des choses-ci. A partir de là, on peut dire qu'Averroès ne s'est pas totalement débarrassé de la pensée mystique du rationalisme du Machrecq, qui voyait (en transposant les idées de Plotin à travers la théosophie d'Al Farabi), que le monde fut le résultat du processus de l'émanation.

On pourrait chercher si vraiment Averroès fut resté fidèle à Aristote surtout lorsque ce dernier a cherché à comprendre les moyens à travers lesquels on pourrait reconnaître les manières, les états, qui nous renvoient à penser qu'un seul terme peut se prendre en plusieurs sens. Il existe entre Averroès et Aristote un point commun au niveau sémantique qui n'est rien d'autre que cette recherche des acceptions à travers lesquelles un mot peut se prendre en plusieurs acceptions. En tout cas le passage d'Averroès portant sur le sens de l'interprétation ne peut être compris qu'en le rattachant à celui des Topiques d'Aristote, là où il est justement question du sens de la polysémisation et de la monosémisation. Nous proposons de reprendre ce passage à partir des paragraphes I, 15 105b et 106a des Topiques, là où Aristote souligne :

‘“ Pour savoir si un terme donné se prend en plusieurs sens spécifiques ou en un seul, il faut utiliser les procédés suivants. Considérer d'abord son contraire, pour voir s'il se prend en plusieurs sens, la discordance éventuelle pouvant être d'ailleurs soit d'espèce soit de nom. Dans certains, en effet, la différence apparaît immédiatement sur les plans même des noms ; ainsi, aigu a pour contraire grave dans les sons, et obtus dans les corps. Il est donc claire que le contraire d'aigu se prend en plusieurs sens ; et si tel est le cas, on peut en dire autant d'aigu, puisque à chacun des termes ci-dessus doit correspondre un contraire distinct : ce n'est pas le même aigu, en effet, qui va être le contraire d'obtus et celui de grave, encore qu'aigu soit contraire à chacun d'eux. De son côté, grave a pour contraire aigu dans les sons et léger dans les corps ; grave se prend par conséquent en plusieurs sens, puisque son contraire en fait autant. De même encore, beau s'oppose à laid pour qualifier un être vivant, et à méchant pour qualifier un logis ; beau est donc un terme équivoque.
Dans certains cas, en revanche, il n'existe aucune discordance sur le plan des noms, mais une différence spécifique qui se dévoile immédiatement dans les termes considérés ; ainsi dans le cas de clair et de sombre. On dit en effet d'un son qu'il est clair est sombre, on le dit aussi d'une couleur. Il n'existe donc aucune discordance sur le plan des noms, mais c'est une différence spécifique qui se dévoile immédiatement dans ces termes, puisque ce n'est pas de la même manière que l'on dit d'une couleur qu'elle est claire et qu'on le dit d'un son ”. 356

Bien que l'on cherche à exposer tous les exemples qu'Aristote prend pour montrer que n'importe quel terme peut effectivement se prendre en plusieurs sens et en plusieurs acceptions y compris ceux qui reflètent des sentiments du plaisir des sens, des affections visuelles ou olfactives, on ne peut en tout état de cause que de nous rendre compte du rapport qui le lie Averroès sur cette même conception. Mais l'enrichissement qu'on peut remarquer au niveau de cette inspiration et de cette transmission du philosopher, est que pour Aristote, la langue bien qu'elle puisse parfois servir de support pour la pensée, elle ne définie pas pour autant l'identité d'un discours ou d'une proposition sémantique. Car tous les exemples que Aristote donne pour illustrer des propos, sont d'ordre pratiques et concrets. Ce qui lui échappe est donc l'ordre du symbolisme. Un mot, un concept ne sont pas en effet comme une feuille d'automne que l'on peut rencontrer d'une manière fortuite dans le langage ordinaire, d'autant plus que la vérité et le sens d'un mot, ou d'une action ne sont pas une donnée déjà construite et établi d'avance, mais ils sont bel et bien à la fois la racine et le fruit d'une construction programmée, je dirai même permanente. Ce travail ne peut être que celui du langage, des fonctions expressives du discours qui interprètent et qui disent les choses selon des actes de visées différentes. Par contre le langage ordinaire sur lequel insiste Aristote est, d'une part toujours changeant, et d'autre part, il est bien celui que l'homme a toujours utilisé pour manifester ce que Aristote a pensé en terme de perception de l'âme. Chose que Platon avait déjà laissé entendre en pensant que le corps est un tombeau. De ce fait, Averroès a réussi à développer les deux points de vues de Platon et d'Aristote à travers un résumé synthétique du travail de la méthode de la relation entre questionneur et répondant. Ce travail a permis à Averroès de marquer d'une part la non-opposition entre les deux philosophes de la pensée grecque (celle de Platon et d'Aristote), et de développer d'autre part, une nouvelle rhétorique qui puise son sens dans de nouvelles techniques argumentatives.

Pour mieux résumer et apprécier la légitimité ou l'illégitimité de cette transposition didactique du philosopher, tenons enfin à mettre (comme nous l'avons déjà avancé) en forme le tableau récapitulatif de quelques différents majeurs qui à la fois distinguent et opposent Aristote et Averroès.

Les propositions d'Aristote revues par Averroès :
Aristote Averroès
1) Philosophie première. 1) Philosophie vraie.
2) Le premier moteur est immobile. Il se satisfait à lui-même. 2) Le premier moteur est mobile. Il est créateur et donateur de sens.
3) L'âme et le corps sont en relation intime, en relation de connexion nécessaire. L'âme est un principe, une forme de tous les corps. Les âmes sont soumises au processus de la taxonomisation (classification). 3) L'âme est en soi un principe substantiel et essentiel pour l'homme. L'importance doit être accordée à fois à l'âme individuelle et collective.
4) La disparition et la transformation des corps impliquent nécessairement la mortalité de l'âme. L'âme disparaît avec la disparition, l'anéantissement du corps. 4) L'immortalité de l'âme dans son universalité est quelque chose à laquelle il faut croire, et qu'il faut maintenir.
5) La sagesse est en soi une Loi. 5) La sagesse se construit dans une relation de continuité, du respect à l'égard de la Loi.
6) L'accès à la vérité se substitut à l'usage de plusieurs démarches logiques :
a) le syllogisme arguemntatif.
b) le syllogisme démonstratif.
c) le syllogisme rhétorique.
d) le syllogisme dialectique.
e) le syllogisme poétique.
f) le syllogisme éristique.
6) L'accès à la croyance comme étant le postulat de la vérité, est un acte qui s'impose de soi par l'emploi de différentes méthodes :
a) la méthode démonstrative.
b) la méthode rhétorique.
c) la méthode dialectique.
7) Toutes les méthodes logiques sont utiles et nécessaires. Elles doivent être appliquées selon les circonstances. 7) Il y a une hiérarchie dans l'accès à la croyance. La méthode doit être extraite du statue que traduisent les sujets et les objets.
8) Il existe une hiérarchie dans l'accès à la vérité. 8) Il est préférable d'user de la méthode démonstrative, pour accéder aux vérités, car une vérité n'en contredit pas une autre mais s'accorde avec elle et lui rend témoignage.
9) Il est important de partir d'opinions admises pour comprendre l'acquisition des connaissances. 9) Il est préférable pour accéder à la vérité des choses de partir d'un état d'exception, d'opinions ésotériques, des avis de l'élite.
10) La méthode allégorique est illimité. Elle peut servir de modèle en pédagogie. La métaphysique peut surgir de la physique.
Comparaison est raison.
10) La méthode allégorique est limité. Elle ne doit pas être exagérée.
Comparaison n'est pas toujours raison.
12) La reconnaissance de la place des masses et de celle des foules, est une nécessité pour accéder à la vérité des choses à travers le bonheur du vivre ensemble. 12) La place de la foule dans la démonstration est d'être conduite vers le bonheur.
13) L'extension du pouvoir du connaître, puise son fondement dans la relation d'ouverture permanente à l'égard des choses. La pensée adéquate est celle qui se donne le temps pour arraisonner le réel en questionnant en sa direction. 13) Les foules et les masses ne doivent pas être trop éclairées. Le réel est la pensée.
14) Dieu et l'intelligence de la haute sphère céleste, sont une seule et une même chose. 14) Dieu est unique. De l'un surgit le multiple.
15) L'enseignement de la vertu est en relation intime avec l'éducation. Celle-ci trouve son fondement dans la réciprocité entre l'éthique et la politique. 15) La transposition et le transfert de la vertu trouvent leur fondement plus dans la persuasion que dans la coercition.
Persuader et contraindre, ne se distinguent pas lorsqu'il s'agit de fonder une liberté d'intérêts.
16) Les arguments dialectiques et rhétoriques contribuent plus que les arguments démonstratifs à l'extension des plus hautes formes de la vertu. Ils doivent illustrer plus que de prouver. 16) Les arguments dialectiques et rhétoriques contribuent à la béatitude humaine, d'où la définition de l'homme comme une tâche cognitive. Les arguments doivent prouver, car une vérité n'en contredit pas une autre.
17) L'égalité est naturelle en soi. A observer la nature des choses, on s'aperçoit que la nature sensible peut nous donner des modèles de vie virtuels. (réfutation de la République de Platon). 17) L'inégalité est naturelle, l'observation de la nature sensible peut nécessairement nous renvoyer à l'admettre.
(retour à la République de Platon).

Notes
259.

Kant (E.), Critique de la Raison Pratique, op cit. p : 23.

260.

Averroès Discours décisif, op cit. p : 129.

261.

L'auteur de ce vers est à ce jour ignoré. On le trouve dans l'ouvrage d'Amal ChalK, un ouvrage qui s'intitule en arabe : "Mouajam hiKmat al arabes" (Dictionnaire de la sagesse arabe). voir l'édition arabe de Dar Al Koutoub aliilmiah (maison d'éditions scientifiques) première édition 1991 p : 86. On le retrouve aussi chez Emile Nassef dans son ouvrage intitulé en arabe : " Aroiä ma Kila fi alhiKmah" (Ce qui a était dit de meilleur en la sagesse). Edition Dar Aljil première édition 1929 p : 61

262.

Prise de position par Louis Legrand, in les Sciences de l'évaluation , article paru in collection Sciences de l'éducation N°1. C. R. D. P de Strasbourg 1988.

263.

Aristote Topiques op cit.

264.

Ibid.

265.

Ibid.

266.

Dagognet (F.), Le vivant, op cit.

267.

Kant (E.), Critique de la raison pratique , op cit. p : 130.

268.

Aristote Topiques , op cit.

269.

Averroès Discours décisif , op cit.

270.

Ibid.

271.

Cette traduction avancée par Lutérmy ne peut être satisfaisante. Car si l'on en croit le Dictionnaire Le Larousse, on doit alors penser que le verbe arabe : “ Hâma ”(errer sans but), conjugué au passé composé, et le verbe “ Yahimou ”,(Il erre sans but) conjugué au présent, ne correspondent guère à l'expression : ils "dévaguent", qui en réalité ne veut rien dire. D'ailleurs le même Dictionnaire le Larousse, reprend une partie de ce vert coranique qu'il traduit d'une manière appropriée à la situation où les poètes qui ne disent pas ce qu'ils font errent sans but, et sans savoir à quel sain ils peuvent se vouer. Ce que nous recherchons à faire comprendre depuis les débuts de nos efforts de traduction se trouve maintenant éclairée à l'insu de notre lecture de la traduction du le Larousse. (CF. Dictionnaire Arabe Français, Français Arabe Edit. Sature Larousse, par Daniel Reig 1997 p : 5822).

272.

Ibid.

273.

Verset coranique repris par Averroès in Discours décisif op cit.

274.

Aristote Topiques , op cit.

275.

Ibid.

276.

Aristote Topiques, op cit.

277.

Voir l'article de Butteworth (E.), in Penser avec Aristote , op cit.

278.

La phrase se trouve dans un passage où Bernard Bourgeois auteur traducteur de Hegel souligne : “ penser l'être, c'est penser l'identité de l'être et de la pensée, comme mouvement par lequel l'identité se différencie en elle-même et à partir d'elle-même, c’est-à-dire en se repensant sans cesse hors de sa différence – dont l'élément est la réalité – bref l'identité de l'identité et de la non identité, l'autre de l'entendement de la raison ”. Bourgeois (B) La pensée politique de Hegel , coll. Sup. P. U .F 1969 p : 90 & 91.

279.

Averroès Discours décisif, op cit.

280.

Almamoun & Almouâatasim, sont deux Califes de la dynastie arabe Abbâssides. Fondée par Abu Albbâs, descendant d'Abbas oncle du Prophète. Elle détrôna les Omeyyades en 750 et régna jusqu'au XIII è S à Bagdad, dont elle fût un brillant centre d'art. Le mouvement des traducteurs que ces deux Califes ont encouragé et favorisé avait pour but de traduire les connaissances culturelles acquises par des différents peuples parlant des langues différentes. En cette époque, plusieurs oeuvres grecques ont été traduites et transmises dans le monde arabe grâce à une famille nommée "Harrane", aimant la culture. Pour plus de précision voir l'édition arabe d'un ouvrage intitulé: "fi douha alislam" (à l'aube de l'Islam) par Ahmed amin vol 1 pp : 258 à 265.

281.

Averroès Discours décisif, op cit.

282.

Aristote, Les Topiques , op cit.

283.

La pédagogie différenciée est un concept nouveau, d'actualité. Il trouve son sens dans le domaine de l'éducation dans les divers travaux de Ph. Meirieu et de Louis Legrand.

284.

Aristote Les topiques , op cit.

285.

Voir les paragraphes 5 et 6 du Discours décisif , traduction Libera, op cit.

286.

Aristote Topiques , op cit.

287.

Averroès Discours décisif. Traduction Libéra (A.) , op cit.

288.

Discours décisif , op cit.

289.

Descartes (R.) , Règles pour la direction de l'esprit , op cit.

290.

Pour le sens de ces mots, voir Tricot (J.), in Aristote Organon I Catégories, II, De l'interprétation, Edit Vrin 1977.

291.

Aristote a une théorie du classement du sens des choses par le biais de la fonction apparente que celles-ci remplissent. C'est ainsi que nous avons laissé penser que Aristote illustre plus qu'il ne prouve. Au sujet de cette classification voir Tricot (J.), op cit.

292.

Le syllogisme juridique est une nouvelle construction logique, à travers laquelle Averroès incite à l'obéissance à une légalité transcendantale, qui n'est pas incertaine. Pour lui, la rationalité émerge de la justice imposée par un idéal rationnel qui reconnaît uniquement ce que la Loi a mis en forme. Voilà la raison pour laquelle toute innovation est aux yeux de certains juristes musulmans quelque chose de blâmable. C'est ainsi que certains juristes rapportent que : “ Les pires d'entre les choses sont celles nouvellement créées, et toute innovation est erreur ”. Voir la tradition prophétique dont le sens est rapporté par Libéra à la note 18 du Discours décisif . Ibid. p: 181. Averroès est resté fidèle à l'articulation entre le rationnel et le juridique dont témoigne la Loi islamique. Par conséquent, la raison, la liberté ne sont pas en dehors de la loi. Le fait de reconnaître la Loi suffit pour avoir raison. Cela sera d'ailleurs la visée de Kant qui dira plus tard que la liberté n'est pas en dehors de toute loi.

293.

Averroès Discours décisif, op cit.

294.

Kant (E.), op cit.

295.

Le rapport d'analogie entre théosophie et pansophie est fondé sur la spontanéité d'une action permanente des choses et des mots. Si les théosophes croient et accèdent à la vérité divine à travers une logique intuitive qui les anime comme un tojours-déjà, alors les pansophes pensent aussi que toute sagesse, ou science universelle, reste une sorte de didactique universelle à travers laquelle tous les individus sont aptes à pratiquer universellement l'éducation, la formation permanente en vue d'accéder à la vérité des choses. Descartes a d'ailleurs approuvé les principes pansophiques de Coménius. Pour la compréhension du sens de ces rapports, voir l'ouvrage intitulé : La grande didactique traité de l'art d'enseigner tout à tous , par Jean Amor Coménius : (1592. 1670). Introduction et traduction par : Piobetta (J B) P. U. F 1952.

296.

Averroès, op cit.

297.

Ibid.

298.

Ibid.

299.

Ibid.

300.

Ibid.

301.

Ibid.

302.

Ibid.

303.

Ibid.

304.

Ibid.

305.

Averroès, op cit.

306.

Platon, op cit.

307.

Averroès, op cit.

308.

Ibid.

309.

Kant (E.), La Critique de la Raison Pure , op cit. p : 61 et suiv.

310.

Hanafi (H.), op cit.

311.

Ibid.

312.

Aistote Physique , op cit.

313.

Au sujet de la pratique de l'extension du pouvoir physique du temps comme étant factice, on doit rappeler la position d'un historien arabisant : Mahmoud Ismail, "Alfath al islami al masoum bi al Andalous"(l'offrande Islamique en Andalousie, un prétexte, une tromperie"). Il pense cette pratique en terme d'extension d'opérations coloniales, en vue d'une jouissance par le pouvoir militaire et politique des biens faits de "l'Andalousie occupée". A partir de là pour lui, le fath (l'ouverture) ne fut plus un bien fait chargé d'intentions religieuses s'insères, mais un envahissement à caractères économiques ...

314.

Averroès, op cit.

315.

Ibid.

316.

Aristote Leçons de Physique , op cit.

317.

Ibid.

318.

Ibid.

319.

Dans le chapitre XV de La physique , il existe un bref passage avancé par les commentateurs d'Aristote, où les auteurs montrent fort bien que le temps dans l'optique d'Aristote est en relation avec un certains nombre, qu'il est aussi nombré.

320.

Averroès Discours décisif, op cit.

321.

Gilbert Romeyer Dherbey Aristote les choses mêmes op cit.

322.

Ibid.

323.

Aristote, Leçons de Physique Livres I et II, Traduction et commentaire de Jules Barthélemy Saint Hiliane, traduction revue par Paul Mathias, Introduction de Jean Louis Poirier. in Collection Agora, dirigée par Olivier Amiel Edit Presses PocKet 1990 p : 295 à 324.

324.

Ibid.

325.

Ibid.

326.

Ibid.

327.

Ibid.

328.

Voir Tricot (J.), in Aristote Organon I Catégories, II, De l'interprétation, op cit.

329.

Aristote, Leçons de Physique , op cit.

330.

Ibid.

331.

Ibid.

332.

Verset Coranique repris par Averroès in Discours décisif op cit.

333.

Aristote leçons de physique , op cit.

334.

Ibid.

335.

Libéra (A.), Averroès Discours décisif, op cit.

336.

Aristote, Topiques op cit.

337.

Libéra (A.), Averroès Discours décisif , op cit.

338.

Aristote, Topiques op cit.

339.

Ibid.

340.

Libéra (A.), Averroès, Discours décisif , op cit.

341.

Aristote Topiques , op cit.

342.

Libéra (A.) Averroès Discours décisif , op cit.

343.

Aristote, Topiques , op cit.

344.

Ibid.

345.

Averroès , op cit.

346.

Cette fonction est centrée sur l'action. Voir son sens chez JacKobson in : langage et idéologie par Reboul Olivier, op cit.

347.

Aristote Topiques , op cit.

348.

Le sens de l'altérité radicale repose sur la mise en forme du principe Kantien : la paix perpétuelle. Cette dernière a trouvée son expression dans la dialectique hégélienne : “ Identité absolue comme étant identité de l'identité et de la non-identité ”. L'ouverture à caractère d'altérité radicale montre que l'autre ne constitue pas une menace pour moi. Elle montre aussi qu'il n'y a guère de finitude dans la relation réciproque qui pourrait nous lier les uns aux autres. Lorsque les arabes de la période dite du paganisme ont adopté des prénoms pour chiens, ils ont voulu par là-même s'inscrire dans le prolongement de la pensée grecque, des habitudes grecques qui faisaient parler les choses qui ne parlent pas. (Voir à ce propos les conceptions aristotélicienne quant aux paraboles dont les sens – si l'on en croît Aristote – est très profond. Ce sens est celui qui se dissimule à travers le geste anthropomorphique dont Aristote faisait parler aussi bien le cheval, l'hirondelle que la chauve-souris etc.)

349.

Aristote, Topiques, op cit.

350.

Libéra (A.), Averroès Discours décisif , op cit.

351.

Ibid.

352.

Ibid.

353.

Ibid.

354.

Tardy (M.), Sciences de l'éducation considération épistémologique , op cit.

355.

Libéra (A.), Averroès Discours décisif , op cit.

356.

Aristote, Topiques, op cit.