1.3. Discussion

La légitimité de cette transposition didactique ressort en fait de la légitimation de l'acte du philosopher. La philosophie, ne peut en aucun cas contredire la vérité divine, mais au contraire elle la renforce. Ainsi le remplacement de “ philosophie première ” par “ philosophie vraie ”, n'est pas un hasard, car – et à en croire la citation d'Averroès qui souligne : “ ‘une vérité n'en contredit pas une autre, mais s'accorde avec elle et lui rend témoignage’ ” 357 , on peut à partir de là, nous rendre compte que celui-ci était encore aristotélicien. En effet, Aristote, ne s'oppose, ni aux opinions admises, ni même à l'acte de former par la voie de la continuité à l'égard du pôle de l'information. Cela veut dire enfin de compte que toute information est en elle-même une formation et non pas une déformation. Telle est la logique des deux hommes, une logique qui fut aussi celle de Platon. Par conséquent, le sens de cette citation (qui s'astreint à concilier des types de vérité), ne doit pas être automatiquement compris dans un sens théologique ou théosophique. Il faut au contraire chercher à le cultiver dans un sens anthropologique. Car dans le domaine des impressions sensibles de l'homme-mesure de toute choses, des imprévus peuvent comme disait Marx multiplier des imprévus.

La question que l'on peut d'emblée se poser est celle de savoir si le changement du répertoire lexicale : “ philosophie première ” en “ philosophie vraie ”, a t-il en fait altéré le sens de l'acte du philosopher ? On peut répondre affirmativement, surtout quand on se rend compte des erreurs fondamentales commises par Averroès. Parmi ces erreurs, on peut mentionner celle qui touche au sens que Averroès voulait pour l'humanisation de la connaissance et des savoirs. Je veux dire par là, à son opposition radicale (qui fût similaire à celle de Platon) à l'éclaircissement des masses et des foules, ainsi que son intérêt qui a porté sur le savoir des élites, qui, lui, est par essence ésotérique. Par cette méthode, on peut dire que Averroès n'a fait que de renforcer le procédé d'une asphyxiante culture. Ce procédé réside encore dans le monde arabo-islamique d'aujourd'hui, où le taux de la population ignorante, illettrée ne cesse de croître. A l'opposé de Moïmonide, pour la pensée juive, qui a eu le mérite de s'ouvrir sur les foules pour les éclairer ne se risque que d'une manière modeste. Maïmonide qui fût à l'opposé d'Averroès, a compris que l'homme ne peut être libre et voué à l'émancipation de ses mêmes idées, que lorsqu'il est soumis à un trompe-d'oeil dans le bain de la vérité qui est la sienne. Ce n'est rien qu'un acte qui lui permettra par la suite de s'opposer à des formes de la barbarie de la culture. Par conséquent, le fait de fournir un effort de simplification pour rendre accessible ce qui est difficile d'accès, est l'une des formes les plus nobles de l'acte du philosopher. Ce n'est rien d'autre que la philosophie devenue pratique, utile et nécessaire.

On peut par contre opter pour la légitimité de cette paraphrase d'Aristote si l'on comprend bien la logique de l'époque d'Averroès. A cette époque en effet, la temporalité circulaire (en tant que pratique idéologique), fut spécifique à l'acte du philosopher, qu'il a asphyxié et renfermé dans des normes, dans un cadre qui était difficile à transgresser. S'intéresser aujourd'hui à Averroès, à Ibn Khaldoun et à bien d'autres qui s'inscrivent dans le sillage de la temporalité circulaire, est une démarche qui est légitime, car ce que l'on pourrait appeler : “ ‘la pensée arabo-islamique moderne et contemporaine ’” 358 est encore soumise à cette même temporalité circulaire de laquelle notre pensée en tant qu'arabisant a parfois du mal à s'en défaire. Mais cette temporalité est aussi en train de s'installer dans d'autres milieux, non musulmans, des milieux qui trouvent dans le Salut un faux refuge pour la résolution des problèmes. On peut se demander (tout en paraphrasant Hegel de la fin de l'histoire) : cela est-il un début de l'émancipation ou un début du retour à l'anéantissement de la liberté? Pour répondre, on doit attendre le processus historique qui seul jugera de la suite et de la fin de l'histoire.

On peut laisser penser qu'il était d'une excellente légitimité pour Averroès d'avoir renfermé l'acte du philosopher dans cette méthode qui fût fidèle au cercle vicieux de son époque où “ ‘toute philosophie fut une théologie et toute théologie, une philosophie’ ”. Car à cette même époque, le seul moyen pour émouvoir fut celui du salut. On peut donner raison à Averroès surtout lorsque celui-ci a pensé que la société se présente sous forme de groupes différenciés, et que la mise en place d'une méthode et d'une "pédagogie différenciée" pour accéder à la vérité divine, est le seul moyen pour contribuer à l'extension du divin et par là-même à l'extension du pouvoir cognitif. Mais le problème, n'était pas simplement d'accéder à ce seul but, il y avait aussi le souci d'une certaine éducation rationnelle des masses et des foules. Cette tâche éducative était l'objet de ses travaux. Elle est inscrite dans une perspective coercitive où la loi (dite de la liberté) définissait l'action des sujets les uns envers les autres et leurs actions dans le monde sensible.

En plus de sa conception de la méthode, Averroès, faisait l'éloge de la démonstration. Or on sait qu'on ne peut pas démontrer sans faire allusion du moins modestement à d'autres techniques, à savoir par exemple l'illustration, l'exemple, la dialectique, la rhétorique etc. Averroès rejette ce genre de référence, car pour lui les foules n'ont pas besoins de s'ouvrir sur les ressemblants, qui sont l'oeuvre des élites. Leur tâche est au contraire d'assimiler uniquement (et d'une manière démonstrative) des vérités claires et précises. C'est-à-dire il doivent croire sans connaître les raisons de leur croyance, et qu'ils doivent admettre des vérités immuables qui s'inscrivent dans l'optique non pas du : “ ou bien....ou bien ”, mais dans celle du : “ et...et ” 359 . Cela n'est rien d'autre (de la part d'Averroès) qu'une opposition à la méthode de la dissociation des notions, des pratiques et des propositions (méthodes qui furent celles d'Aristote) , pour mettre place à la substitution et à l'associationnisme qui venaient de naître avec la mise en forme du processus de didactitisation.

Mais en revanche l'illégitimité de cette transposition didactique du philosopher, éclate de la dépersonnalisation par Averroès du savoir philosophique d'Aristote et de sa transmission, plus que de sa paraphrase. En effet les deux philosophies (celle de Platon et celle d'Aristote), n'ont de commun que leur terre natale. De quel droit Averroès et Al Farabi ont-ils donc eu l'audace de penser leur unité et leur conciliation ? Est ce que c'est parce que l'une et l'autre disent la même chose du premier moteur ? Si oui, alors Averroès comme Al Farabi, ont par contre oublié que le sens platonicien du premier moteur n'était pas celui d'Aristote. Car pour ce dernier celui-ci, est conçu comme étant inactif, autonome et n'a aucune responsabilité dans l'Etre en tant qu'être. Autrement dit, avec Aristote on ne peut pas dire que ce premier moteur est ou qu'il n'est pas. Cependant, on peut dire qu’il y avait donc une méconnaissance de la part d'Averroès de la question de l'âme, car il a pensé que celle-ci : “ est ce qu'elle est ” 360 . Alors que Aristote a bien défini l'âme comme étant une composante du corps, qu'elle disparaît avec la disparition de celui-ci. Dans cette divergence, les deux hommes (Aristote et Averroès) sont malgré tout en parfait accord sur un point : pour émouvoir et pour inciter l'homme à l'apprentissage et de l'impliquer dans la vie, l'important pour les deux hommes est de s'adresser à son âme. Plus tard, cela sera le propos de Pascal qui dira que “ le coeur a ses raisons que la raison n'en n'a point ”. Chose qu'Aristote et Averroès avaient déjà pensé en terme d'ouverture sur ce qui se passe dans l'acte perceptif des sujets, une ouverture qui puise son sens aussi dans la manière de dire qu'est le langage de la signifiance dont usent les sujets.

En comparant les différentes formes de formulations et de reformulations, on s'aperçoit, qu'il y a lors de cette paraphrase autant d'illégitimité que de la légitimité. En effet, c'est bien la dernière formulation – à travers sa reformulation correspondante – (voir le N° 17 du tableau d'en haut) qui résume et qui renforce la distance entre le système philosophique d'Aristote et les contenus de la théosophie d'Averroès. La reformulation, “ l'inégalité est naturelle ”, est une réponse implicite qui s'oppose au domaine de tout ce qui est prouvé d'une manière ordinaire et naturelle. D'ailleurs la construction de la structure chiasmatique peut témoigner d'elle même. Ainsi, “ si l'égalité est naturelle, alors l'inégalité aussi ”. Pour renforcer leur argumentation fondée sur la structure du réel, on remarque qu'Aristote et Averroès, rendent la nature sensible comme étant responsable de l'égalité aussi bien que l'inégalité entre les hommes. Il y a là je crois une métaphore (à savoir celle qui consiste à penser que la nature sensible peut faire l'effet d'un modèle), une métaphore qui me paraît digne d'intérêt. Si l'on en croît l'argumentation des deux hommes alors on peut accorder, – du moins partiellement – à l'un et à l'autre une chance d'avoir raison. Leur argumentation en effet, est cohérente d'autant plus qu'elle s'appuie sur des liaisons logiques reconnues dans les choses-ci. Le sens de cette structure chiasmatique est à nos yeux ailleurs. Il doit contribuer à un renversement des éléments de cette même structure chiasmatique : la nature humaine, est égale, elle est la même chez tous les hommes, sauf exception de ceux qui sont de nature dénaturé. Cette situation est un comportement des hommes. Elle fait partie de leur destin qu'ils doivent assumer et le surmonter avec force. Car toute chose doit être inscrite dans “ l'Amor Fati ”, l'amour de la destinée. Ainsi si il existe une égalité ou une inégalité entre les hommes, (égalités qui sont en elles-mêmes de nature), alors cela est une raison pour que l'homme puisse réfléchir à communiquer, à contracter (entrer en contact), à aimer, à haïr, à penser, et à bien penser. Le sens de cette dernière conduite (bien penser) n'est pas toujours claire. En effet, on peut se poser la question suivante :

Est ce que bien penser signifie s'ouvrir sur l'autre en instaurent à son égard la relation de l'empathie, de l'authenticité, ou de l'attention positive inconditionnelle ? En tout état de cause, la nature humaine est semblable pour tout le monde. Car si l'on en croît ce cri de Rousseau : “ Oh, Hommes soyez humain! ”, alors on peut considérer l'homme dans son universalité comme étant un être de raison, un être de sensibilité. En général les enfants nous dit-on, pleurent pour la même raison parce qu'ils sont des “ Infaris ”, c'est-à-dire des nouveaux-nés voués à l'absence de paroles. C'est par cette même raison que le petit de l'homme est perçu. Il y a donc égalité, car nous sommes tous nés enfants avant même d'être hommes et on sait bien l'endroit où l'on est né. Mais malgré cela il y a – quand même – une inégalité, car d'une part le milieu où l'on est né est différent. Certains sont nés dans une nature à ciel ouvert, d'autres dans un hôpital, d'autres dans une maison, certains dans une ville, certains d'autres dans un village etc. Et d'autre part, cette inégalité se dissout, car bien que l'on sache où l'on est né, on ne saura pas pourtant l'endroit où notre âme s'éteindra. D'autant plus on ne saura jamais des actions droites pour diriger des réflexions à l'encontre de la mort. Car l'homme est le seul être sur terre à avoir conscience de ce destin dont le sens parfois sinon dans la plupart des cas, lui échappe. En effet O. Reboul, à la fin de sa vie a cherché à donner un sens à la mort, un sens dont on sait maintenant qu'il lui a échappé. Car lorsqu'il a tenu à discerner ses réflexions, il n'avait pas le même effort réflexif habituel puisqu'il était en agonie, chose qui a rendue ses derniers écrits incohérents, disparates et moins claires. Mais il a tenu malgré tout à réfléchir sur la mort, tout en montrant qu'il est encore possible d’y réfléchir et d’y penser pour lui arracher sa victoire ! C'est ainsi qu'il disait avant de s'éteindre : “ ‘Si je réfléchis à l'instant sur la mort, c'est simplement pour arracher à celle-ci sa victoire, car comme le disait Spinoza, lorsque l'homme libre médite sur la mort, c'est sur la vie qu'il le fait ’” 361 .

En comparant les différentes formes de formulations et de reformulations de notre tableau précédent, on constate que la légitimité et l'illégitimité sont amenées à coïncider sur la nécessité du principe logique qui pense que la nature pris comme forme d'illustration des plus hautes formes des valeurs humaines, peut aussi bien les affirmer que de les infirmer. Il serait donc d'une sagesse modeste de ne pas introduire cette même nature comme modèle et comme exemple d'illustration des plus hautes formes des valeurs humaines. Car les valeurs elles-mêmes – comme le pensait O. Reboul varient dans le temps et dans l'espace, à travers les cultures et les agricultures. On ne sait pas d'ailleurs pourquoi nos deux philosophes (Aristote et Averroès) ont été silencieux sur ce qui s'impose de soi, c'est-à-dire sur le destin de la mort dont l'homme seul (en tant que fait) a conscience. Elle est en quelque sorte un LA.

Or si l'on s'astreint à la recherche du sens de la mort chez Aristote et chez Averroès, évidemment ce n'est pas à partir de la comparaison des écrits des Topiques et du Discours décisif que l'on pourrait extraire ce sens. Pour y parvenir, il serait d'une importance capitale de chercher ce que les deux hommes ont fait de leur savoir à propos du phénomène de la génération et de la corruption 362 dont le sens philosophique varie de l'un à l'autre. Malgré cette divergence, on peut relever une convergence entre Aristote et Averroès, concernant l'étantité de l'Etant. L'accord porte en effet sur ce qu'on pourrait appeler (dans le langage de la philosophie moderne notamment avec Heidegger), la continuité de l'Etre et de l'exister (le Da Sein).

La transposition didactique du sens de la génération et de la corruption ressort de la méthodologie de l'ouverture à l'égard de la continuité de l'être du monde. La thèse commune à Aristote et à Averroès, est celle du changement des choses et non pas celle de la disparition totale de celles-ci. La seule expression – qui est d’ordre général – et qui peut expliquer le rapprochement d'Averroès avec Aristote, est celle du temps et de l'espace. Elle a chez Averroès un sens très proche de celui de la philosophie première comme discipline autonome, étudiant les faits et les choses pour elles-mêmes tout en maintenant leur continuité à être, sans disparaître.

Dans le Discours décisif, on peut conclure que toutes les choses sont enveloppées par le temps et par l'espace. Cette affirmation d’ordre général, n'est pas expliquée de la part d'Averroès. Elle n'est pas analysée et exposée d'une manière discursive. Elle est simplement renvoyée. Cette évacuation ne reflète pas automatiquement une métamorphose des résultats, des prémisses et des conclusions majeures d'Aristote. La différence qui existe en ce qui concerne le sens de la génération et de la corruption, repose sur le fait que cette situation est chez Aristote bien dégagée à travers une clarté discursive. Pour mieux démonter cela, on va commencer par l'exposé du sens de la génération et la corruption, sens auquel la conception du temps a été soumise. Mais d'abord une question s'impose : qu’est-ce qui est dans le temps voué à périr et à dégénérer ? ou – si l'on emploie une expression propre à Nietzsche – qu’est-ce qui est dans le temps voué à revenir éternellement ?

Chez Aristote la réponse à cette question est donnée dans le livre IV de la Physique 363 consacré à la théorie du temps. A partir du chapitre 218 a , Aristote cherche à donner un sens à l'idée qu'on pourrait se faire du présent. Il pense la défaillance perpétuelle du temps du moment que ses parties bien qu'elles aient été ou seront, elles ne seront jamais. Cette conception, nous met en difficulté pour comprendre le présent, et la succession de ses instants. C'est justement pour cette raison que Aristote souligne : “ ‘(...) Ajoutez, que pour tout objet divisible, il faut de toute nécessité, puisqu'il est divisible, que, quand cet objet existe, quelques-unes de ses parties ou même toutes ses parties existent aussi. Or, pour le temps, bien qu'il soit divisible, certaines partie ont été d'autres seront, mais aucune n'est réellement. Mais l'instant, le présent n'est pas une partie du temps ; car d'un côté, la partie d'une chose sert à mesurer cette chose ; et, d'un autre côté, le tout doit se composer de la réunion des parties. Or, il ne paraît pas que le temps se compose de présents, d'instants. De plus, cet instant, ce présent lui-même qui sépare et limite, le passé et le futur, est-il un ? Reste t-il toujours identique et immuable ? Ou bien, est-il différent et sans cesse différent ? Toutes ces questions qu'il n'est pas facile de résoudre. En effet, l'instant est perpétuellement autre et toujours autre ; s'il ne peut pas y avoir dans le temps une seule de ses parties qui coexiste avec une autre, sans d'ailleurs l'envelopper, tandis que l'autre est enveloppée par elle, comme un temps plus court est enveloppé dans un plus long ; et si enfin l'instant qui n'est pas à présent, mais qui a précédemment été, doit nécessairement avoir péri à un moment donné, alors les instants successifs ne pourront jamais exister simultanément les uns avec les autres, puisque l'antérieur aura dû toujours nécessairement périr. Or, il n'est plus possible que l'instant ait péri en lui-même puisqu'il existait alors ; et il n'est pas possible davantage que l'instant antérieur ait péri dans un autre instant. Par conséquent, il faut admettre qu'il est impossible que les instants tiennent les uns aux autres, comme il est impossible que le point tient au point. Si donc l'instant ne peut pas avoir été détruit dans celui qui l'a suivi, et s'il l'a été dans un autre, alors il aura pu durant les instants intermédiaires, qui sont en nombre infini, coexister avec eux ; or, c'est là une impossibilité. Mais il n'est pas non plus possible que ce soit éternellement le même instant qui demeure et subsiste ; car, dans les divisibles, il n'est pas de chose finie qui n'ait qu'une seule limite, soit qu'elle n'ait de continuité qu'en une seule direction, soit qu'elle en ait en plusieurs directions. Mais l'instant est une limite, et il est facile de prendre un temps qui soit limité. Enfin, si coexister chronologiquement et n'être ni antérieur ni postérieur, c'est être dans le même temps, et, par conséquent, dans le même instant, et si les faits antérieurs et les faits postérieurs coexistent dans l'instant présent, alors il faut admettre que ce qui s'est passé il y a dix mille ans, est contemporain de ce qui se passe aujourd'hui ; et il n'y a plus rien qui soit antérieur et postérieur à quoi que ce soit. Tels sort à peu près les doutes que peuvent faire naître l'existence et les propriétés du temps’ ” 364 .

Evidemment à lire Aristote sur la théorie du temps, on s'aperçoit que ce que disait Averroès à propos d'elle n'est rien d'autre qu'une vulgarisation philosophique des propos d'Aristote. Car si pour Averroès la définition du temps trouve son sens dans l'argument de la définition normative, qui est avancée sous forme d'une argumentation quasi-logique, alors chez Aristote la théorie du temps puise son sens dans l'argumentation fondée sur la structure du réel, où l'argument du distinguo – comme on le remarque à partir du précédent passage – est prépondérant. On constate aussi que chez Aristote, la vie et la mort du temps sont exprimés d'une autre manière qui n'est pas celle qu'on peut concevoir dans la conception théosophique d'Al Farabi ou d'Averroès. La génération et la corruption appliquées à la théorie du temps, ont un sens particulier à travers le passage qui vient de précéder. Si pour Averroès le temps est omniprésent de même que la continuité de l'être de l'Etant, alors pour Aristote cela n'est pas valable pour tous les êtres. En effet, à nous maintenir à la taxonomisation des différents états du temps, on s'aperçoit que cette taxonomisation d'Aristote a été transformée avec Averroès en processus méthodique qu'est la taxinomisation. Autrement dit, on passe avec Aristote de la science des classifications, à la science des objectifs qui cherche chez Averroès, à fonder l'origine de l'univers sur la base d'un espace temps bien déterminé en nombre de six jours. Alors qu'avec Aristote, comme on le constate, le temps n'est pas un nombre, il est simplement en relation aussi bien avec un certain nombre du mouvement, qu'avec un état qui est nombré et mis en forme.

Dans l'optique aristotélicienne, on est dans une conception qualitative du temps et non pas dans la quantitative comme chez Averroès. S'agissant de la quantité et de la qualité du temps, on doit (dans le cadre de la transposition didactique), rapporter cette anecdote qui est en fait une sorte d'erreur que l'homme peut parfois avoir quant à la conception du temps. L'anecdote explique en effet le sens quantitatif du temps auquel s'oppose Aristote. Pour ce dernier, le temps est incommensurable, il est en plus en relation avec ce qui est nombré et non pas avec le nombre. L'erreur de ceux qui cherchent à comptabiliser le temps pour gagner une bataille, un projet ou une guerre, est soulignée – du moins indirectement – de la part d'Aristote, car même le bonheur de vivre ensemble (qu'il voulait à la Cité parfaite) n'est pas une donnée, il est la racine et le fruit d'un projet de construction, qui ne peut se mettre en forme que dans une donation du temps de la rencontre et du rendez-vous avec l'autre et avec tout le processus qui l'accompagne. C'est certainement pour cette même raison que des philosophes de la lente lecture – comme par exemple Nietzsche et Rousseau – ont pensé le temps en terme de continuité, et d'extension. Le but caché de ces philosophes repose sur l'affirmation : le temps en éducation il vaut mieux en perdre que d'en gagner, déjà avancée par Rousseau. Dans cette même perspective, nous pensons par exemple (en rapportant maintenant l'anecdote) que ceux qui ont cherché à l'aube du XXI Siècle à “ gagner ” la guerre en “ six jours ”, à comptabiliser le destin des hommes engagés dans une bataille nommée “ la guerre des six jours ”, tout en cherchant le défi du verset coranique qui a pensé la création en un espace temporel limité qu'est les six jours, ont perdu la bataille de la paix perpétuelle. Nous voilà donc devant un autre sens du concept de la transposition didactique, qui est devenu celui de la mise en forme de valeurs virtuelles.

Le fait que les artisans de la guerre “ des six jours ” aient cherché à vaincre “ l'ennemi potentiel ” en un laps de temps, est en soi une mise en forme de la suprématie du pouvoir en politique. Parfois en effet, pour prouver à l'autre qu'on est plus fort que lui, on cherche alors à détruire sa propre conception du monde, une conception qui émerge des valeurs éthiques et morales. Cela n'est rien d'autre que l'enseignement défini en rapport avec l'acte qui fait saigner, un acte qui constitue l'une des étymologies de l'enseignement. Cette action de se retourner violemment contre les avis de l'autre tout en nous appuyons sur ce qu'il sait déjà, tout en s'opposant à ce qu'il maintien comme vrai, est un acte qui traduit la rétorsion et l'autophagie. C'est-à-dire une forme de s'appuyer sur ce que l'autre maîtrise, sur ce qu'il croit vrai pour le détruire, ou le retourner contre lui en vue de le mettre dans l'embarras, en vue de le subjuguer.

Ceux qui au contraire se sont donnés le temps de la lutte permanente, de la révolution permanente (au sens que lui voulait G. Lappassade), pour gagner la bataille, la guerre et la paix, ont compris la conception aristotélicienne du temps qui est fondée sur l'incommensurable de celui-ci. L'exemple banal que nous sommes en train de philosopher est celui de la guerre Israëlo-arabe, dite la “ guerre des six jours ”. La paix ne peut en aucun cas se gagner en un espace guerrier de six jours. Cette anecdote témoigne de la falsification du sens du temps, car le principe de la transposition didactique ne repose pas sur une action hasardeuse, ne repose pas sur une comparaison d'une certaine conception du temps dans une culture ou dans un système philosophique ou théologique donné. Après tout on peut laisser entendre que le temps de la création divine n'est pas celui de la création humaine, et que comparaison ce n'est pas raison.

En guise de remarque générale, on dira donc qu'en politique, la transposition didactique de l'action droite (en tant que mise en mouvement du sens), repose donc sur une donation perpétuelle du temps des études, du temps de la réflexion. Car la mise en forme d'une École de la paix, qui témoigne d'un temps paisible, ne se construit pas en un laps de temps : dans un espace de six jours !

On doit ajouter à cela que si Averrèos cherchait à prouver l'existence du temps, Aristote au contraire a commencé d'en douter et ce pour finir par la négation de son existence. C'est d'ailleurs ce qui ressort de la seconde phrase du passage précédent là où Aristote, pense la complexité et la multiplicité du temps en tant qu'unité composée de parties diverses. C'est ainsi qu'il pense que le passé qui a été, le présent qui est et qui a été ; et le futur qui ne sera plus. Dire que le futur ne sera plus, signifie au fond que le temps se prolonge en parfaite irréversibilité de telle sorte que les instants du présent du passé, (instants qui sont divisibles en plusieurs parties), reviennent même s'ils sont voués à périr en tant qu'instants. Car s'ils périssent c'est bien dans le temps que cela leur arrive. Cela signifie que même les instants sont en eux-mêmes des entités vouées à la corruption et à la péripétie. Voilà la raison pour laquelle Aristote insistait – comme Averroès le fera plus tard – sur l'éternité du temps tout en laissant entendre l'existence d'un seul temps qu'est le présent du passé, le présent du présent et le présent de l'avenir. Ces mêmes moments qui ne font qu'un, sont ceux du mouvement qui s'effectue dans la continuité du temps. On doit souligner au passage que c'est à Nietzsche que revient le mérite d'avoir exploité la transposition didactique de cette conception de l'éternelle retour du même, une conception qui éclate chez Aristote à la fin du passage que nous venons de reproduire là où il souligne : “ ‘(...) Il faut admettre que ce qui s'est passé il y a dix mille ans, est contemporain de ce qui se passe aujourd'hui...’ ” 365 .

Puisque dans ce chapitre il est question du sens de la transposition didactique du philosopher on doit alors dire que le sens de la conception aristotélicienne du temps n'est pas passé inaperçue dans l'histoire de la philosophie. Bien que Averroès ait cherché la manière de cultiver cette conception, Nietzsche en a fait le principe de sa propre conception du temps, notamment dans le sens qu'il attribua à l'attitude monumentale, qui est l'une des formes de la relation que l'homme engage à l'encontre de son histoire propre. Ce que Nietzsche thématise : l'éternel retour, correspond en fait à un modèle de vie qui est celui où l'homme doit se souvenir du temps passé tout en s'ouvrant à celui de l'avenir. Ainsi, vivre est donc un sentiment, une pratique du savoir à travers laquelle l'homme doit avoir le sentiment que s'il existe, il n'existe pas pour rien, mais si est dans ce monde c'est bien pour quelque chose. Cette chose à laquelle il tient, qu'il ne peut ni chercher ni trouver ni même perdre. Cette chose-ci, est pourtant celle qui participe à l'essence de son existence et de son être. Elle est en fait tout ce qui constitue la capacité qu'à l'homme à montrer. Car celui-ci nous dit-on, est un “ mons-tre ” : il possède un oeil défini comme processus de perception. Ce n'est rien d'autres ‘“ qu'un chemin qui ne mènera nulle part’ ” 366 , un chemin à travers lequel le Je-sujet pensant chemine un sens incommensurable, dira Heidegger.

A ce propos, la question : qu’est-ce qui est en l'homme, susceptible de revenir éternellement ? s'impose. La réponse à celle-ci ressort des attitudes de l'homme face à son histoire. Ces attitudes, sont chez Nietzsche incarnées par le “ Zarathoustra ”, un personnage qu'il a imaginé, qui enseigne l'éternel retour du même.

Si l'on tente de transposer cette attitude au domaine de la psychologie du développement, alors on ne peut que rappeler de ce que nous enseigne la psychanalyse à savoir que : l'homme se dégage de l'emprise de l'autre monde (enfantin), alors que le vieillard se prépare à y retourner. De ce fait, ce quelque chose qui ne vieillit jamais, est qui fait de l'homme un être du souvenir, les biologistes diront que c'est la Néothénie 367 , une forme qui conserve les bases juvéniles tout en maintenant le développement. Quant aux psychanalystes ils diront tout simplement que ce sont les névroses obsessionnelles. Dans les deux cas, il s'agit bien de l'homme qui n'est pas prêt à oublier son propre passé qui, lui, ne passe pas. Parmi les attitudes de ce passé, auxquelles l'homme aspire, on peut mentionner son aspiration à la jeunesse, à l'âge de l'adolescence permanente. Dans cette même perspectiveG. Lapassadea rappelé – dans l'Entrée dans la Vie, 368 que l'homme est un être du souvenir, qu'il s'astreint à mener une vie pleine, tout en se traçant une perspective qui part de la formation permanente tout en passant par l'adolescence permanente, pour arriver enfin au stade de la révolution permanente.

Ces trois attitudes sont empruntées à la conception nietzschéenne du temps de la vie humaine. Le temps n'a donc de sens qu'en relation avec l'homme qui, contribue à la facticité de l'espace, sachant bien (comme le pense François Dagognet) que toute chose palpite de la vie. Tel est le sens du temps de l'imagination créatrice qu'Aristote voulait déjà pour le processus de la perception. A l'en croire sur ce point précis, on peut dire qu'il est du côté d'une réminiscence d'un souvenir qu'il considère factice puisqu'il est (en tant que pédagogue dans l'Ethique à Nicomaque), favorable à une interpellation du toujours-déjà-acquis. Cela n'est rien d'autre que le prolongement par Nietzsche de la transposition didactique du sens de la continuité du temps, une continuité que l'on peut expérimenter à travers l'expérience que nous faisons de notre propre liberté. Cette expérience s'inscrit dans l'acte d'un souvenir permanent de la promesse que l'on en a faite ou que l'on en a prescrite dans le passé et ce, non pas pour uniquement se souvenir en vue de marquer l'oubli, mais aussi pour se souvenir en vue de susciter le réveil de la mémoire. C'est ainsi que Nietzsche tout en paraphrasant Aristote dira plus tard : “ Se souvenir de la promesse qu'on a faite dans le passé c'est l'engagement envers soi-même à la tenir dans le passé, dans le présent, mais aussi dans l'avenir ”. 369 Cet engagement est un éternel retour de notre passé qui ne passe pas et qui ne peut même pas être dépassé. C'est ce que Heidegger nommera plus tard : le DA SEIN , un être toujours en mouvement, un être qui emprunte la méthode du SAUT pour aller de l'arrière envers l'avant. Cette attitude est une modalité du rapport que l'homme possède envers le passé, une possibilité qui reste ouverte à l'avenir.

De ces considérations d'ordre philosophiques, on doit retenir que la transposition didactique du temps est en relation avec la facticité de son action sur la mémoire et l'oubli. Voilà deux concepts psychopédagogiques que nous proposons d'analyser dans la troisième partie de notre travail, une partie que l'on consacrera à l'étude exhaustive des processus supérieurs de la personnalité, à savoir par exemple la perception et la sensation.

A partir de cette approche d'ordre philosophique on doit souligner que la vie – pour Aristote – puise son sens aussi bien dans la génération que dans la corruption. C’est-à-dire que tous changent, tous se transforment y compris les connaissances et les savoirs. Avec Averroès – et plus particulièrement dans le Discours décisif la continuité de la vie, (un sens qui sera exprimée plus tard par Edgar Morin en terme de vie de la vie 370 )est un constat qui est proche de celui d'Aristote. Ce constat est simplement avancé d'une manière ontologique à partir d'une incitation incessante de la part d'Averroès sur le verset coranique qui explique et qui laisse entendre – du moins implicitement – que la terre ne “ mourra ” pas, qu'elle “ sera changée ” en autre chose qu'elle-même. Il y a donc à partir de là une affirmation qui annonce (du moins indirectement) la transformation et la rematérialisation et non pas la disparition de la physis. Par contre chez Aristote le sens de la vie entre le processus de corruption et celui de la génération, est présenté d'une manière détaillée qu'on ne peut même pas manquer de comprendre. En effet, c'est par le principe de la croyance en les formes morphologiques qu'Aristote s'est en quelque sorte jeté à travers champs pour extraire du sens, des formes apparentes. Cette technique (qui sera prolongée avec Claude Bernard), explique fort bien la confiance et la fidélité qu'avait Aristote en la vie des formes. Le constat qui a été le sien est en quelque sorte celui qu'avance François Dagognet en disant : ‘“ que toute choses (aussi bien les matières vivantes que celles qui en apparence sont inertes) palpitent de la vie’ ”. A partir de là, la génération et la corruption, sont pensées en relation de connexion nécessaire et réciproque. Car comme le pense Bruno Pinchard, ces deux mouvements (génération et corruption) “ ne sont pas ceux de l'ontologie, qu'on ne doit pas chercher non plus à les opposer à l'Etre et au non-être, car la génération et la corruption sont distincts du mouvement local et de celui de l'altération. Par contre, il serait nécessaire de les penser sous l'idée d'un continuum actuel, qui est soit spatial, soit qualitatif, susceptible d'être varié. ” 371

De cette extension du pouvoir physique de la morphologie des formes, on doit retenir le sens que nous avons déjà avancé quant au principe de la vie des objets. Dans la perspective de la transposition didactique, on pourrait laisser penser que la vie des objets, est une occasion privilégiée pour prendre le “ frisson de sens ”, comme le modèle du sens par excellence. C'est à travers des objets factices que l'on met en forme tout ce qui nous anime. C'est à partir de l'objet que l'on rencontre l'objectivé, c'est-à-dire des comportements et des valeurs. Le souci d'Aristote était donc celui de la cherche du sens de la vie. Aristote a cherché à préserver en effet la nature contre les risques de destruction. Il a aussi cherché, (tout en se jetant à travers champs), à comprendre la différence entre ce qu'il appelle la vérité des générations “ absolues ”, et celle “ des phénoménismes ” 372 . La problématique : maîtres et protecteurs de la nature qui fût celle d'Aristote, sera discutée et disputée plus tard par Nietzsche et par ses disciples. Ainsi, lorsque Aristote a avancé la conception matérialise de sa méthode philosophique, Thomas d'Aquin croyait en fait qu'il a réduit sa conception de la génération et de la corruption à un substrat univoque. Raison pour laquelle Thomas d'Aquin tout en dirigeant sa critique à l'encontre d'Aristote a souligné : “ ‘La nature du temps serait détruite, dont l'essence est le nombre du mouvement selon l'antérieur et le postérieur, si en effet toute partie de celui-ci était simultanée, il ne serait plus selon l'antérieur et le postérieur’ ” 373 . Mais on vient de souligner que le temps est d'une part le mouvement d'un certain nombre et non pas de tous les nombres, et d'autre part, il est nombré. Autrement dit, il existe une solidarité entre l'intuition morphologique et la reconnaissance de l'irréversibilité du temps. Chose qu'Aristote a bien démontré en insistant sur le mouvement et le changement comme étant les promoteurs du temps.

La différence qui oppose Thomas d'Aquin à Aristote, est que pour le second les notions “ d'antérieur et de postérieur ” ne sont pas déterminées dans le temps. Elles sont au contraire enveloppées par un autre temps qui est soumis au changement et au développement. Par conséquent l'antérieur et le postérieur sont insaisissables. En plus, chez Aristote, l'antériorité et la postériorité sont des actions qui se déploient à travers le mouvement et à travers le temps. Si Thomas d'Aquin affirme la destruction du temps selon le mouvement de l'antériorité et de la postériorité, il n'en va pas de même pour Aristote, qui rapporte ces deux notions au lieu, qui les distinguent. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘Sans doute l'antériorité et la postériorité se rapportent primitivement au lieu ; et dans le lieu, elles se distinguent par la situation. Mais comme dans la grandeur, il y a également antériorité et postériorité, il faut qu'il y ait aussi l'une et l'autre dans le mouvement, d'une manière analogue à ce qu'elles sont dans la grandeur. Or dans le temps aussi, il y a antérieur et postérieur par ce que le temps et le mouvement se suivent toujours et sont corrélatifs entre eux. Ainsi, l'antériorité et la postériorité du temps sont dans le mouvement ce qui est bien aussi être du mouvement en quelque sorte ; mais leur manière d'être est différente, et ce n'est pas du mouvement à proprement parler. C'est qu'en effet, nous ne connaissons réellement la durée qu'en déterminant le mouvement et en y distinguant l'antérieur et le postérieur ; et nous n'affirmons qu'il y a eu du temps d'écoulé, que quand nous avons la perception de l'antériorité et de la postériorité dans le mouvement..... ’” 374 .

A travers ce passage, on peut donc constater une différence qui oppose (sur le sens du temps) Aristote plus à Thomas d'Aquin et moins à Averroès. Si avec Aristote l'idée avancée est celle de la continuité du temps, une idée dont Aristote pense l'inéluctabilité, l'irréversibilité, alors pour Thomas d'Aquin le temps est comme une sorte d'arrêt, d'acheminement vers la mort. Quant au sens que Averroès a cherché à établir, on peut dire que le lien entre temps et espace, un lien sur lequel il a insisté à plusieurs reprises, a fait de lui un fidèle commentateur réussi d'Aristote et ce malgré les paraphrases et les altérations qui ont suivies sa dépersonnalisation du philosopher. De même que l'être continue d’exister depuis “ dix mille ans ”, (date à laquelle Aristote – de son vivant – faisait allusion), de même le temps accompagne toutes formes de mouvement et de changement. Sur ce point précis, on peut dire qu'Averroès est resté fidèle à celui qu'il qualifia de “ premier maître ”. Ce qui n'est pas le cas pour Thomas d'Aquin.

Ce que nous devons retenir à partir de ce qui vient de précéder, est que la génération et la corruption correspondent au mouvement substantiel. C'est au sein de ce même mouvement que ces deux actions sont parfois amenées à rencontrer le mouvement local, et ce lorsque au niveau morphologique une augmentation ou une diminution des corps accompagne le jeu des générations et des corruptions. La vie et la mort ne doivent pas être synonymes de la génération et de la corruption, car ces notions (génération et corruption) ont un même principe en commun qu'est la vitalité.

En effet, lorsqu'on a souligné avec François Dagognet – dans la perspective aristotélicienne – que toute chose palpite de la vie, cela signifie au fond que l'augmentation et la diminution s'opèrent dans les corps qui sont quantitatifs, non seulement parce qu'ils témoignent de la facticité, mais aussi parce qu'ils sont en relation systématique avec les lieux dans lesquels ils se meuvent. Cette relation de la connexion nécessaire entre le Lieu et le Corps, est aussi présente chez Averroès d'une manière implicite. Comme on vient de le constater, cet infatigable commentateur d'Aristote, a incité ses auditoires à l'extension du pouvoir cognitif et du pouvoir physique, et ce à une époque où la transposition didactique du philosopher était l'oeuvre d'une action où l'on tentait de discourir pour émouvoir, pour rendre bienveillant ou encore pour pousser l'interlocuteur à adhérer – malgré lui – à des conceptions dignes d'intérêts. C'est dans cette même optique que le titre : Discours décisif du travail d'Averroès était décisif, car il portait le même souci des Topiques, à savoir la recherche d'un "remède" pour ce qu'il faudrait appeler à l'époque : la pathologie cognitive, qu'on pourrait traduire par le rejet (de la part de l'esprit de la culture de l'époque), de l'acte de penser et du philosopher.

En ce qui concerne le sens de la vie dans la conception bio-philosophique, on peut donc dire qu'Averroès comme Aristote ont eu une même conception du vivant. Celle-ci, affirme d'une part l'omniprésence de la vie, et d'autre part, elle confirme l'étendue de son pouvoir physique. Cela a eu un impact sur la conception moderne du vivant. Celle-ci saura plus tard que, même si les espèces sont amenées à disparaître, les genres sont voués malgré tout à subsister. Cette conception de l'ouverture sur la vie du vivant éclate à partir d'un verset auquel Averroès faisait référence tout en incitant ses interlocuteurs à extraire de la nature sensible des modèles de vie. Le verset qui se présente sous forme d'un appel, ou d'un cri dit : “‘ Réfléchissez donc, Ô vous qui êtes doués de clairvoyance ’” 375 .

Cet appel à la réflexion, à l'ouverture sur le déjà-là, est en soi une technique qu'Aristote s'est tracé pour comprendre le vivant. Pour mieux démontrer cela, nous proposons de détailler cette première étape de la méthodologie scientifique qui correspond à ce qu'on pourrait qualifier d'observation fortuite. Celle-ci puise son sens chez Aristote comme chez Averroès dans leur conception de la connaissance du vivant.

Pour Aristote, même l'aimant possède une vie du fait qu'il soit animé d'une force d'attraction intrinsèque, de même les êtres vivants, sont eux aussi animés d'une vie qui se déploie à travers le temps et à travers l'espace. Il y a chez Aristote – à travers ces deux points de vue – une conception du vivant qui trouve son fondement dans l'intégration de deux pôles de la biologie qui aujourd'hui (comme François Jacob le laisse entendre) finissent tôt ou tard de s'opposer radicalement. D'une part il y a en effet le pôle de la biologie dite tomiste ou réductionniste, et d'autre part le pôle de la biologie dite intégriste évolutionniste 376 . Pour la première, l'organisme doit être considéré comme un tout qu'il faut chercher à expliquer par la somme des seules propriétés de ses propres parties. Par contre pour la seconde, l'organisme est d'abord en relation avec un système, qu'il faut expliquer en se traçant la technique de l'observation systémique et non pas fortuite. Cette biologie s'intéresse aux collectivités, aux mouvements des groupes et des individus dans la société et dans les milieux. Elle est d'une manière générale d'aspiration psychosociologique. Cette dichotomie n'était pas connue chez Aristote. Cela laisse penser que celui (qu'on qualifia avec Al Farabi de premier maître) avait une conception du vivant qui a intégré en elle-même deux conceptions distinctes à savoir la conception vitaliste et la conception mécaniste.

Pour Aristote, en effet, l'important est de se jeter à travers champs pour extraire de la nature des modèles de vie. Car celle-ci jaillit de partout. S'agissant de la conception aristotélicienne de la connaissance du vivant, on peut dire qu'Aristote s'est tracé la même technique : la nécessité d'une exhortation générale à la réflexion sur le sort de tout ce qui se meut dans l'univers, une méthode à laquelle Averroès incitera ses auditoires, à travers son Discours décisif qui se présente sous forme de la dispute des notions dans l'échange et l'argumentation rationnelle. C'est pour cette même raison qu'Aristote a cherché aussi à tout expliquer à ne rien laisser sous silence. A titre d'exemple seulement on peut rapporter ce qu'en pense le philologue Pierre Louis dans un article intitulé : “ la chaîne des êtres ” 377 , là où cet auteur monte justement qu'Aristote s'est livré à une sorte d'expériences qu'on pourrait qualifier tardivement avec Claude Bernard d'expériences pour voir. En effet, Aristote a pratiqué un certain nombre de dissections et de vivisections. Lorsque par exemple on lit l'Histoire des animaux , là où Aristote décrit l'oeil de la taupe, ou lorsqu'on lit l'Ethique à Nicomaque là où il évoque l'hirondelle, ou dans Métaphysique, là où il parle des yeux de la chauve-souris, il est évident de penser qu'Aristote observé les animaux de diverses manières quitte à ouvrir par exemple l'oeil d'une taupe pour voir justement la manière dont les yeux de cet animal ont été disposé. Aristote faisait ces expériences dans le seul souci qu'est celui de connaître la disposition des organes du vivant pour enfin contribuer à leur classification selon les espèces. Car comme nous l'avons déjà fait remarquer à plusieurs reprises, Aristote illustre plus qu'il ne prouve, classe plus qu'il ne prescrit des notions.

Mais ce qu'il faut avoir présent à l'esprit est que lorsque Aristote s'est donné à ces sortes d'expériences, il a été arrivé à une conclusion qu'est celle de la perfection humaine, une conclusion qui sera cultivée par Al Farabi et par Averroès. Cette conclusion met en effet l'accent sur la distinction de l'homme et de l'animal. Cette distinction repose sur la prééminence de l'homme, une prééminence qui s'explique par exemple par la station droite, par la possession de la main etc. Ces attitudes particulières à l'homme, Aristote y voyait une preuve supplémentaire de la place qu'occupait l'homme dans la chaîne des êtres vivants. Chose qu'Al Farabi et Averroès pour la pensée arabo-islamique ont retenu lorsqu'ils ont vivement insisté sur la perfection humaine. Il est vrai que lorsque Aristote faisait ses peudo-expériences, il n'a jamais été plus loin pour étendre ses conclusions et ses résultats à l'homme et à l'ensemble des êtres vivants. Il aura fallu attendre les progrès scientifiques qui ont commencé avec Claude Bernard qui a pensé qu'il était possible d'étendre à l'homme des constatations faites sur les animaux.

Mais du point de vue de la transposition didactique de la vertu, on peut dire qu'Averroès a compris le procédé aristotélicien car à le lire dès le début de son Discours décisif, on s'aperçoit, qu'il a compris le sens de l'enseignement aristotélicien qui repose sur la nécessité d'observer d'une manière organisée l'échelle des êtres pour s'en inspirer.

Il est vrai que le processus de l'inspiration tel que Averroès l'a compris et l'a transposé dans sa propre culture, incarne une transposition didactique de l'acte virtuel. Pour cet auteur commentateur d'Aristote, il est possible en effet d'enseigner la vertu. Au sujet de cet enseignement on peut retenir son appel à l'extension du pouvoir cognitif qui surgit à travers le procédé rhétorique qui se manifeste à travers l'emploi aussi bien de la prosopopée que de l'apostrophe. A la première est liée son attitude de rendre bienveillant tout ses auditoires à travers son invocation du verset coranique qui appelle tout individus à la réflexion : “ ‘Réfléchissez donc ô vous qui êtes doués de clairvoyance’ ” 378  ; quant à la seconde, est lié son rappel d'un autre verset qui incite à tirer de l'animal – tout en le faisant parler –, un modèle de vie virtuelle : “ ‘N'ont-ils point examiné les chameaux, comment ils ont été crées ? Et le ciel comment il a été élevé ?’ ” 379 . Cette technique de l'ouverture sur les choses-ci, tout en les faisant parler va trouver son fondement dans l'herméneutique heideggerienne là où l'on pensera (dans une perspective de la paraphrase de Hegel) avec celui-ci, que les choses sont animées d'un frisson de sens, qui renferme en lui du sens par excellence. C'est là aussi que réside le sens de la technique qui privilégie la vie des objets, une technique à travers laquelle par exemple, BerKeley va procéder à une transposition didactique de la vertu, une transposition qui éclate d'un bref passage où celui-ci pense que l'un des principes de la connaissance humaine est de penser qu'il existe des vérités immuables qui résident non seulement dans l'ordre de la représentation, mais qui se présentent à nous comme des faits factices. C'est ainsi que BerKeley souligne : “ ‘Des vérités qui nous sont si proches, et qui sont si évidentes à l'intelligence, qu'un homme n'a qu'à ouvrir les yeux pour les voir. Telle en est, me semble t -il, celle-ci qui est importante, à savoir : tout le choeur du ciel et tout ce qui meuble la terre, en un mot, tous ces corps qui constituent l'important cadre du monde n'ont aucune subsistance hors d'une intelligence (...) Mais dites-vous, quoique les idées elles-mêmes n'existent pas hors de l'intelligence, il peut cependant y avoir des choses qui leur soient semblables et dont elles seraient les copies ou les images ; lesquelles choses existent hors de l'intelligence, dans une substance non pensante....’ ” 380 .

Il y a dans tout ce passage de BerKeley, qui est consacré aux principes de la connaissance humaine, une articulation de deux figures rhétoriques distinctes à savoir l'emploi de la prosopopée et de l'apostrophe, figures que nous venons de voir avec Aristote et avec Averroès. Si l'apostrophe fait parler l'absent : “ mais dites-vous ”; “ Réfléchissez donc ô vous... ”, alors la prosopopée fait parler ce qui ne parle pas, c'est-à-dire les choses : ‘“ N'ont-ils point examiné les chameaux.. ” “ Tout le choeur du ciel et tout ce qui meuble la terre , en un mot, tous ces corps qui constituent l'important cadre du monde.....’ ”. Comme on peut donc le constater, dans le processus de la transposition didactique du philosopher on passe de l'articulation de la vie physique et de la vie biologique, à l'articulation de la vie éthique et morale. Cela veut dire au fond, que le concept de la transposition didactique est d'abord un concept polysémique, et ensuite, un concept qui est susceptible d'être étendu à tous les domaines du savoir. Si la ressemblance est un sentiment qui incarne une identité dans la différence alors, jusqu'à présent on n'a pas encore contribué d'une manière claire et concise à faire apparaître l'identité et la différence entre les Topiques d'Aristote et le Discours décisif d'Averroès. Cette contribution va en même temps nous permettre d'apprécier la légitimité ou l'illégitimité de cette transposition didactique du philosopher. Mais on peut aller plus loin pour se poser la question de notre propre légitimité. En effet, la question qui s'impose est celle du droit : qu’est-ce qui nous permet d'établir le lien entre les Topiques d'Aristote et le Discours décisif ? Autrement dit, la véritable transposition didactique du philosopher n'est-elle pas celle qui constitue la recherche des liens entre les Topiques d'Aristote et les autres écrits d'Averroès notamment, ceux qui traitent de la dialectique, textes qui se présentent sous forme d'un résumé de la méthode dialectique avancée par Aristote dans les Topiques. Cette remarque est capitale, car une telle comparaison pourrait montrer les distances et les limites entre ce qu'on pourrait appeler, l'altération négative, qui témoigne d'une transposition didactique illégitime et non réussie ; et l'altération positive qui témoigne de la légitimité de la transposition didactique qui reflète la transmission réussies des recherches admises comme vraies. Le projet de cette comparaison nécessite évidemment une autre recherche qui pourrait être centrée sur les problèmes de la traduction tout en étudiant et en comparant les textes dans leur authenticité. Cela n'est pas notre cas dans ce travail. Par contre nous restons fidèle à notre problématique de l'ouverture et de l'achèvement qui est celle de la méthodologie de la transposition didactique qui puise son sens (comme nous venons de le voir) dans le rapport entre le Discours décisif et les Topiques. Notre recherche porte sur des questions de méthode dont la transposition didactique en est une en soi.

En tout cas le rapport entre les Topiques d'Aristote et TalKhis Kitab Al jadal (l'Abrégé du livre de la dialectique) 381 , est d'une part un rapport qui a été étudié d'une manière concise par E. Butterworth, sans pour autant que celui-ci ait démontré les enjeux de la méthodologie de la transposition didactique du philosopher, et d'autre part, si l'on se réfère à l'histoire des travaux d'Averroès (tel que Alain de Libera l'a tracée à la fin de son ouvrage : Averroès Discours décisif), on constate que ce discours, qui pourrait être qualifié comme un discours sur la méthode de la transposition didactique de la méthodologie du philosopher, est venu si tardivement par rapport à la totalité des autres écrits. Il est en fait un dernier projet dans la chronologie de la quasi-totalité des travaux d'Averroès. Cette remarque pour nous est capitale, car elle montre deux choses. Premièrement, elle laisse penser qu'Averroès avait au départ certainement l'intention de ne pas renfermer la philosophie dans un encrage méthodologie qui pourrait asphyxier l'acte du philosopher. Nietzsche fera plus tard de cette démarche la devise de ce qu'il a nommé le Gai savoir  : un savoir qui s'ouvre à la nature et qui se jette à travers champs : “ Apprenons da la plante et de l'animal ce que c'est que s'épanouir ”, disait-il. Et deuxièmement, cette technique nous montre à quelle limite le souci de traduire, de commenter de transmettre et de paraphraser les écrits des penseurs grecs était une tâche pour Averroès qui ne s'est pas tracé au départ de méthode explicite et conséquente pour accéder à ces travaux. Il s'est jeté en effet à travers les champs de la culture grecque pour en apprécier la teneur philosophique et conceptuelle et c'est après qu'il s'est posé le problème de la méthode qui puise son sens dans le Discours décisif. C'est la raison pour laquelle nous avons pensé de commencer par la fin de sa propre visée philosophique et méthodologique. Dans cette perspective, on pourrait donc soutenir l'idée de l'illégitimité de la transposition didactique du philosopher, car l'absence chez Averroès d'une méthode préalable, posée comme postulat à l'accès au savoir, est en soi un contresens. Il est vrai qu'ils sont rares ceux qui se posent la question de la méthode avant même de poser au préalable la légitimité de leurs propos et de leurs écrits. Aristote s'est posé la question de la méthode tout en philosophant. Celle-ci était celle de l'ouverture au monde des choses. Cela n'était pas le cas pour Averroès. Car sa propre méthode est venue tardivement, même si celle-ci était d'inspiration philosophique. Elle fut ouverte sur le texte révélé, et non pas sur la chosiété des choses aussi bien celles des masses populaires que celles des objets factices. En plus, dans le domaine de l'esthétique, Averroès était silencieux excepté sur l'art de persuader par la parole et par le langage. C'est pour cette même raison que nous pouvons maintenant soutenir l'idée de l'altération négative. Cette idée signifie en fait que le sens de la méthodologie de la transposition didactique du philosopher tel que Averroès l'a mis en forme n'a pas respecté le processus de l'inspiration authentique, qui signifie au fond que la méthodologie de la transposition didactique doit s'inspirer peu ou prou de la méthodologie de la discipline correspondante. En comparant les écrits des deux hommes (Aristote et Averroès) on s'aperçoit en effet que l'écart sémantique est grand en ce qui concerne aussi bien le fond que la forme.

Sur le fond, on doit rappeler que pour Aristote l'humanisation de la connaissance et du savoir est un invariant fonctionnel dans son système philosophique. En tant que concept problématique, cette humanisation est posée en terme de tâche et comme le dit Aristote en vertu de ce qui a été posé par tous les hommes, ou par presque tous ou encore par ceux qui sont les plus éclairés. Le fait de chercher et d'affirmer que quelque chose a été posée, est en soi un témoignage pour le soutien de la technique de l'ouverture à toutes les choses, y compris celles qui sont d'une part susceptibles d'être animées par le sens, et d'autre part tout en étant elles-mêmes un frisson de sens, il serait dès lors (et à en croire Aristote) d'une importance capitale de se laisser aller avec ce dont elles témoignent. Cela ne ressort pas clairement chez Averroès.

L'idée de l'altération négative est aussi une idée qui surgit des écrits : TalKhis Kitab Al jadal (l'Abrégé du livre de la dialectique d'Averroès, écrits que nous venons de mentionner et que nous n'étudierons pas dans cette recherche, car ils ne correspondent pas à notre problématique de la méthodologie de l'ouverture et de l'achèvement de la méthode de la transposition didactique. Mais et si l'on en croît le travail de Charles Emile Butterworth 382 on peut confirmer cette altération négative qui est l'oeuvre des écrits du travail d'Averroès dans ce livre. Cette altération ressort à plusieurs endroits. Elle traduit l'opposition à l'égard d'Aristote au niveau de la forme. Dès le départ, la divergence repose sur l'appréciation de la méthode qui est apte et digne pour la transposition et pour la transmission des contenus des savoirs. Pour Aristote, c'est bien la dialectique qui pourrait réaliser cette tâche, car ce raisonnement part d'opinions généralement admises, d'opinions dignes d'être appréciées. Prises en termes d'informations ces opinions ne peuvent en aucun cas constituer un obstacle contre l'extension du pouvoir cognitif. Elles sont au contraire des informations qui débouchent sur le processus de la formation. Car après tout, le sens de l'art, est là où l'on ne se rend pas compte. Cela n'est pas le cas pour Averroès qui pense que seul le chemin de la démonstration peut en fait contribuer à l'acquisition des vraies connaissances. Cette méthode de la démonstration est en effet, à la différence de la première qu'est la dialectique qui raisonne à partir de prémisses vraies et premières. Mais cela ne veut pas dire que les deux hommes ignorent complètement les intérêts que procurent l'une et l'autre, mais au contraire ils sont conscient du rôle de chaque méthode. C'est ainsi qu'ils cherchent simplement à adapter chacune d'elle à l'objet d'étude d'une situation donnée. Par conséquent, la distinction n'est pas de nature mais de degré.

Ainsi et si pour Aristote la dialectique qui (en tant que méthode appartenant aux sciences théorétiques et aux sciences des arts), permet une ouverture sur le langage des individus, sur ce qu'ils font et sur ce qu'ils vivent, alors elle est d'abord premièrement admise, du fait qu'elle est en relation de connexion nécessaire avec ce qui est généralement admis. Par contre chez Averroès, le raisonnement démonstratif est d'abord un raisonnement qui s'impose avant tout ce qui est admis. Il est un invariant fonctionnel, opposé au registre du "ou bien.... ou bien...", puisqu'il réside dans le registre du "et...., et...", c’est-à-dire, qu'il se trace la technique de l'association de notions vraies, qui ne supportent pas d'interprétations et qui sont en relation avec le clair-précis et non pas avec le ressemblant.

Si le raisonnement démonstratif est posé chez Averroès en premier lieu, alors il est second chez Aristote, voire secondaire et complémentaire de la méthode dialectique, car il vient après la saisie des principes premiers. Voilà la raison pour laquelle la différence entre les expressions : philosophie première et philosophie vraie, pose la question de l'altération négative. On peut en effet laisser penser qu'Averroès ne partage pas l'opinion de Socrate tel que Platon l'a avancée dans le Gorgias. 383 Si pour Socrate “ l'École à ciel ouvert ” est un lieu où la dialectique puise son sens dans le laisser aller avec le langage ordinaire en vue d'un examen de ce qui est généralement admis, alors il n'en va pas de même pour la technique qu'Averroès qui s'est ouvertement opposé à l'éclaircissement modéré des masses, sous prétexte que les sciences et les arts à son époque avaient un développement et une extension et qu'il n'était pas question de la recherche de l'information et de la formation du grand public. Ce terrible constat s'oppose d'une manière radicale au processus de la formation permanente, il s'oppose d'une manière ouverte à la connaissance adéquate, définie en terme d'oeuvre ouverte. Pour nous, il est donc claire que ce constat n'est pas convainquant, car après tout dans le domaine des sciences humaines et en particulier en transposition didactique, plus on sait plus on désire savoir. Cette idée de l'achèvement de la connaissance – qui fut la visée recherchée et avancée par d'Averroès – est en elle-même une transposition didactique inversée. Elle s'astreint à mettre en forme l'idée théologique de l'achèvement du premier moteur à savoir (Dieu), immobile et mobile : donateur librement et nécessairement du sens dans la pratique de la connaissance et du savoir. En admettant cela, lors de sa recherche de la vérité, Averroès s'opposait à l'action du philosopher qui doute à la fois du tout et du rien. Mais le problème est que la religion islamique incite à plusieurs reprises à l'extension du pouvoir du connaître par la voie de la philosophie et ce à travers les différents versets que nous venons de citer jusqu’alors. On peut donc dire qu'il y avait chez ce grand juriste à la fois une incompatibilité et une contradiction dans sa propre conception du statut du savoir et de la connaissance philosophique. C'est ce que certains commentateur de la pensée de cet infatigable commentateur d'Aristote, pensent en terme d'ambiguïté d'Averroès. En tout cas, nous pensons que cela est pour un juriste tout à fait normal, car l'esprit des Lois est par essence conflictuel. Cet esprit n'est jamais neutre et innocent, il est toujours animé et traversé par des contradictions, des paradoxes difficiles à surmonter. On peut même emprunter des exemples dans l'histoire de l'humanité la plus proche, à savoir l'organisation politique moderne du pouvoir de la Démocratie, là où l'on promet, et on séduit des masses à travers l’emploi d’une part des figures rhétoriques comme l'ironie qui marque le recul, et d’autre part des procédés argumentatifs qui reflètent des promesses séduisantes.

Malgré ces traits spécifiques de l'altération négative, on peut trouver chez Averroès quelques autres traits qui témoignent d'une autre altération qui est cette fois-ci positive. Parmi ceux-ci, on peut citer l'éternité du temps et de l'espace qui sont pour Aristote des idées englobantes de toutes la vie, idées qui restent chez Averroès représentatives aussi bien du temps que de l'espace.

Sur ce point précis, on peut soutenir le sens positif de l'altération, un sens qui nous engage à admettre la réussite de la transposition didactique du philosopher. C'est d'ailleurs dans le paragraphe 32 du Discours décisif que cette idée de l'ouverture implicite sur les propos de Platon et d'Aistote – quant à la question de l'éternité du temps – que cela ressort.

L'altération positive peut aussi se traduire par la liberté qu'Averroès a pris avec les textes d'Aristote. En effet, à plusieurs reprises, il réarrange différents passages des textes d'Aristote sans avertir le lecteur et il procède par l'économie expressive en réduisant les longs passages d'Aristote aux choix d'exemples qui n'ont rien avoir – du moins sur la forme – avec ceux d'Aristote, mais qui lui sont si proches sur le fond. Averroès, comme Aristote, a choisi des exemples naturels pour transposer certaines valeurs. Pour Aristote, par exemple, le choix du cheval est mentionné dans le livre IV de la Physique 384 là où Aristote marque un lien entre le temps, le mouvement et le changement pour renforcer l'idée de l'extension du pouvoir physique du temps, mais aussi dans le livre I,5 des Topiques là où il cherche (d'une manière logique) à définir les caractéristiques communes aussi bien à ces mêmes animaux (le cheval et le chien) qu'à l'homme. Ce choix n'est pas un simple hasard, car le cheval est représentatif de l'extension du pouvoir physique du temps. Chose que les arabes ont certainement si bien compris quand ils se sont livrés en Andalousie à l'élevage massif des chevaux. Le cheval Andalou nous dit-on est symbole de la fierté 385 . On peut dire la même chose pour le choix du chien. Cet animal qui est mentionné par Aristote dans le même livre des Topiques, peut symboliser l'amabilité, la cordialité ou la confiance perpétuelle. D'ailleurs ce n'est pas un simple hasard si des poètes arabes ont rapporté dans leurs poésies des prénoms pour chiens. En effet, des prénoms de chiens comme par exemple (Noubah) 386 sont aujourd'hui disparus dans les sociétés arabes. Même la tradition poétique arabe, a cherchée à certains égards à "vénérer le chien". A titre d'exemple on peut citer ce poète arabe, qui a cherché à faire des louages et à glorifier un Calife (homme de pouvoir), en le comparant au chien qui sauvegarde l'amitié. Aussitôt, les gardes du corps, ne comprenant pas l'attitude poétique de l'homme rurale (ignorant du moins en pratique les habitudes des citadins), se précipitèrent sur lui pour l'emprisonner sous prétexte d'avoir comparé le Calife au chien, d'avoir transgresser les normes des honneurs qu'on devait à l'époque aux hommes du pouvoir. Alors le Calife ordonna aux gardes de mettre celui-ci en "résidence surveillée" : dans une sorte de palais fleurissant. Aussitôt le poète changea son expression poétique tout en comparant cette fois-ci le Calife aux yeux d'Addax, une antilope sauvage, qui surmonte les obstacles, qui maîtrise la configuration des terrains, mais qui va au-delà de cette maîtrise de la nature sensible pour faire profiter le peuple des pouvoirs de la technique, un pouvoir qui a pu ramener même l'eau à l'intérieur des habitations. Par conséquent l'étonnement du même poète qui affirma de ne pas savoir la source originaire des eaux qui coulèrent devant lui, à l'intérieur du palais.

Ces deux exemples poétique peuvent nous paraître si banales. Pourtant ils témoignent du fait : que le poète est fils de son milieu, de son écologie.

Dans la perspective de la transposition didactique, on peut dire (en employant la formule moderne), qu'il existe une écologie des savoirs. Le vers poétique dont il est question et qui incarne la première situation écologique rurale et paysagère s'annonce comme suivant :

‘Anta KalKalbi fi hifadiKa liloudi ^^ Oi Katayssi fi Kiraiîhi lilKoutoubi. 387

Que nous proposons de traduire par:

‘Tu est le chien dans ta sauvegarde de l'amitié ^^ Et le bouc quand il heurte les maux.’

Le poète fait ici parler les choses pour renforcer sa transposition didactique de la vertu. En effet, la bonne conduite d'un Calife, d'un homme de pouvoir, d'un guerrier, est celle qui s'astreint à faire varier les distances. Tout homme de pouvoir doit être impitoyable et cruelle tout en étant noble et sincère, à l'égard de lui-même et à l'égard d'autrui.

La dimension extra-morale du maître (comme le disait Nietzsche) est en quelque sorte “ ‘L'égoïsme des étoiles’ ”. 388 L'âme noble donne comme elle prend en vertu d'un instinct passionné et susceptible de justice distributive qu'elle porte en elle. Tel était la description nietzschéenne de la générosité du maître. Telle est aussi la description qu'on pourrait extraire de la comparaison – devenue raison poétique –, avancée par ce poète d'une manière métaphorique. Par contre la vison qui, incarne la situation écologique du savoir du même poète devenu citadin, ressort du vers qui s'annonce comme suit :

‘Ouyounou almahâa bayna arrasafati oi aljisri ^^ jalabna alhaoi mi haytou adri oi laâdri. 389

Que nous proposons de traduire, par :

‘Yeux d'Addax entre poutre et alignement ^^ attirant les passions d'endroits connus et inconnus.’

De quoi s'agit-il au juste à travers ces deux vers poétiques d'un même poète ?

En réalité il y a là une validation, une reconnaissance de l'ambivalence entre l'amour et l'agressivité, entre le rêve et l'ivresse, entre le bien et le mal, entre la création en tant qu'ordre et la destruction en tant qu'action du désordre. L'histoire nous enseigne que ces actions furent l'oeuvre de la pensée grecque. Si l'on marque une pause sur l'action de l'Addax qui de (percussions en percussions) surmonte les obstacles pour jouir de la nature sensible, alors on peut dire aussi que l'homme de l'action droite, doit surmonter les obstacles qui luttent contre tous les progrès que la raison humaine tente de mettre en forme. Le rêve et l'ivresce sont (comme le disait déjà Nietzsche), deux actions qui ont donné au grec son don insigne.

Ce qui est commun aux deux vers poétiques, malgré le changement de leur milieu écologique, est en tout cas l'action de persécuter et de percuter : actions sous-jacentes aussi bien du milieu rural que citadin. L'explication de cela ressort de la comparaison de l'homme du pouvoir à un chien qui garde l'amitié tout en préservant les rapports conditionnés par l'habitude et l'amour de la vie commune. Le maître-chien partage parfois (sinon dans la plupart des cas), la chambre et le pain avec son chien. Cela veut dire qu'il existe une confiance inébranlable entre l'animal et son maître. Voilà la raison pour laquelle le poète cherche à gagner la confiance du Calife. D'ailleurs il a réussi cela lorsque le Calife lui a favorisé la vie dans un Palais duquel il a totalement changé le ton de sa poésie. Mais à côté de la confiance que le Calife acquiert dans son rapport auprès du peuple, il existe un autre comportement que celui-ci acquiert dans la rencontre des obstacles, des handicaps et des situations problème. Le poète compare l'homme du pouvoir à un bouc qui surmonte les obstacles en vue de jouir du paysage. L'homme du pouvoir doit cependant mener une action droite à travers laquelle il doit surmonter les situations problèmes et assurer le bonheur de son peuple en vue de gagner sa confiance et sa fidélité. Il doit être en tant qu'homme d'État capable de calculer le bonheur de son peuple. Sur la base de cette connaissance menée par son action droite, l'homme d'État peut cependant être considéré comme un grand homme et à ce titre il devient une propriété nationale digne d'être préservée. Bien que le poète ait changé de milieu, il n’empêche que ses aspirations (en tant qu'homme à la quête du pouvoir) sont restées remarquables à travers le second vers poétique.

En effet, le poète a cherché à transposer certaines valeurs comme par exemple le génie-créateur et l'impitoyable violence qu'il témoigne au Calife. C'est ainsi qu'il compare d'abord le Calife à l'Addax après avoir comparer son comportement et ses actions à un chien qui sauvegarde l'amitié. L'homme du pouvoir (si l'on en croît ce poète) doit être instruit, droit, créateur d'oeuvres d'arts (poutres et alignements) qui attirent l'oeil des visiteurs d'endroits différents. Ces oeuvres doit aussi être exposées au grand public pour qu'il puisse s'en inspirer et reconnaître l'esprit du peuple et du génie dont elles témoignent. L'homme du pouvoir doit aussi être maître et protecteurs de la nature, à travers laquelle et dans laquelle il met en forme des oeuvres d'arts concrètes. Il peut ordonner le travail du bois et de la pierre pour traduire la civilisation en art. L'action droite de l'homme du pouvoir, repose sur la réalisation de l'extension du pouvoir cognitif qui puise son fondement dans une sorte de communion cognitive et de rencontre avec des oeuvres d'arts qui témoignent des actions pratiques d'un peuple a qui le pouvoir (dans son ambivalence entre l'amour et l'agressivité) a ordonné de mettre en forme des oeuvres apparentes, inédites. Voilà ce qui explique la relation ambivalente entre l'agressivité et l'amour de la conquête des Califes arabes dont le génie fut hérité de la pensée grecque. C'est ainsi que le poète s'efforce à leur reconnaître ce pouvoir tout en fabriquant (par le biais de la vie des objets), des images factices témoignant de leur vie guerrières. L'action de la persécution reconnue à un homme d'Etat, qui percute en se jetant en amant du hasard à travers champs, est non seulement une action qui fût le propre de la société grecque, mais elle est aussi au fondement de l'Etre. A travers cet exemple on veut simplement affirmer que la tyrannie dont laquelle parlait déjà Aristote pour les chefs d'État de la Grèce antique a été transmise dans le monde arabe de la période dite du paganisme, puisque le poète qui comparait le comportement du Calife à celui du chien, comparaison qui fut inadmissible par les gardes du corps, n'a pas été altérée dans la seconde période poétique, où l'image de la persécution issue du comportement tyrannique d'un Calife qui est impitoyable envers tout ce qui tend l'arc, est une image qui est restée inaltérable. Peut-on légitimer pour cela cette conduite tyrannique propre à l'écologie du savoir grec et à celle du savoir arabe de la période dite du paganisme ? Nietzsche avait laissé entendre que les premières relations entre l'homme et la nature furent celles des conflits que l'homme imposa à celle-ci tout en cherchant à l'apprivoiser. Cela laisse entendre aussi que le génie, ou le grand homme, est celui qui surmonte les duretés de la vie tout en étant créatif, novateur et réalisateur de projets inédits. Tous ces états d'exceptions sont d'origine grecque. Voilà la raison pour laquelle Nietzsche a laissé entendre que le sentiment d'ambivalence entre les forces apolloniennes du bien et dionysiaques du mal, dont témoignait le sentiment grec, est un sentiment qui avait fait de l'homme grec un grand artiste dont le don fut insigne. C'est ainsi que Jean Dupuy souligne tout en se référant à Nietzsche : “ ‘Apollon et Dionysos, le rêve et l'ivresse voici les dieux qui ont fait aux Grec ce don insigne : la justification de leur existence. Le premier permet beauté et mesure. Il s'exprime dans les arts plastiques ; le Grec est sculpteur et architecte, ses monuments sont accordés à la dimension de l'homme et au site naturel dans lequel il vit. Dionysos, dieu venu d'Asie, enseigne la démesure. Non le plaisir, mais l'extase, non le beau, mais le sublime ’” 390 .

Il y a eu chez certains poètes arabes qui ont paraphrasé la poésie et la philosophie grecque, une réconciliation de ce qu'on peut appeler l'antagonisme du bien et du mal. Dionysos est d'ailleurs l'expression divine de cet antagonisme nécessaire et tragique entre joie et souffrance entre bonté et cruauté, surhumain et inhumain. Voilà pourquoi Nietzsche a souligné que : “ ‘Le mal, l'absurde et la hideur semblent également permis en vertu d'un excédent de force génératrice et fécondantes capable de transformer n'importe quel désert en pays fertile ’”. 391

Comme on peut donc le constater, on retrouve à travers ces définitions, l'idée de la légitimation de la transposition didactique du mal, idée chère à certains de nos maîtres : François Guéry 392 . Cette idée est celle dont le sens touche à la philosophie morale et politique.

A la lumière de ce vécu historique, on peut donc laisser penser que la pratique du sens du mal est celle qui fut depuis Héraclithe (qui s'étonna de voir les individus demander un monde paisible dépourvu de tout conflit et que la guerre est omniprésente), commune à toutes les choses de la nature, puisqu'elle s'étend à toutes les choses. Certains plantes (nous dit-on) pratiquent le suicide lorsqu'elles vivent l'échec d'un sentiment amoureux. De ce fait, on peut donc soutenir les précédents propos de l'auteur de La société industrielle et ses ennemis. Ces propos, nous ont incité à une révision du sens du mal et ce tout en affirmant que le mal fut une pratique antique : il se pratiquait depuis les grecs, depuis ce que nous venons de nommer : “ la vieille ” Europe antique. Mais ce qu'il faut affirmer en revanche, est que ceux parmi les poètes qui ont conseillé la transposition didactique des maux, ils l'ont fait dans un but purement politique. Dans la plupart des cas leur but était de se rapprocher du pouvoir totalitaire et tyrannique. Cela explique fort bien le sens de la pratique expérimentale de l'art du gouverner. La vraie philosophie n'est pas toujours celle qui se donne le temps de se retourner contre des pouvoirs. Elle est aussi celle qui vient en aide à un type de pouvoir, notamment à celui de la Démocratie.

A partir des considérations poétiques précédentes, l'influence de la pensée grecque, des traditions et des habitudes grecques sur le mode de vie des populations arabes, était une réalité. Cela est une preuve de la relation d'altérité radicale qui trouva son fondement dans l'ouverture aux choses, de la même manière que Socrate, Platon ou Aristote (chacun à sa guise) ont donné le temps pour la recherche de la vérité tout en interrogeant le déjà-là, aussi bien les choses factices que les pensées des Hommes de la Cité grecque.

Pour Averroès, les exemples qu'il a pris étaient en parfaite similitude avec ceux d'Aristote. On peut par exemple nous référer à quelques-uns dans son Discours décisif. L'incitation à l'extension du pouvoir physique du connaître surgit de deux exemples qu'Averroès à bien choisi. Le premier est celui qui s'inscrit dans un cadre juridique. Il est mentionné et hoisi dans le verset coranique : “ ‘N'ont-ils pas examiné les chameaux, comment ils ont été créés ? ’” 393 Cet exemple que donne Averroès dès le § 3 de son Discours décisif, nous devons le lier à un deuxième exemple pris dans le § 15 à travers lequel Averroès souligne :” Nous disons même : interdire l'étude des ouvrages de philosophie à ceux qui y sont aptes parce que l'on supposerait que c'est à cause de l'étude de ces ouvrages que certains hommes parmi les plus abjects se sont égarés, ne revient à rien de moins qu'à interdire à une personne assoiffée de boire de l'eau fraîche et agréable au goût, et que cette personne meure de soif, au motif que d'autres, en buvant, ont suffoqué et en sont morts. En effet, la mort que l'eau produit par suffocation est d'ordre accidentel tandis que celle causée par la soif est d'ordre essentiel et nécessaire. Les accidents qui ont pu advenir par cette science (la philosophie) peuvent tout aussi bien advenir par toutes les autres. Que des docteurs de la Loi pour qui la science de la Loi fut cause cause accidentelle qu'ils péchèrent par défaut de continence et s'immergèrent dans la vie mondaine! Et c'est même le cas de la majorité d'entre eux, alors même que leur science requiert, par essence, la vertu pratique. Par conséquent, ce qui advient par une science requérant la vertu pratique est successible d'advenir aussi par une science requérant la vertu intellectuelle ” 394 .

Ces deux exemples doivent être compris dans la perspective de l'extension du pouvoir physique de la connaissance. Cette affirmation explique bien l'ambiguïté d'Averroès qui, tantôt fait l'éloge de l'acte du philosopher et tantôt réduit cet acte à une minorité éclairée qui est apte à en user, une minorité qu'il ne mentionne pas. On ne sait pas encore en effet, qu'elle est la catégorie sociale qui est apte à philosopher, et qui pourrait posséder une science profonde ! Mais ce qu'on sait jusqu'à présent est que, entre Aristote et Averroès, il existe une ressemblance des rapports lorsqu'il est question d'une part de l'ambiguïté, et d'autre part de l'usage des exemples pour transposer du sens. Ces exemples comme on le constate, sont pris dans la nature sensible. Cela prouve en fait que la facticité des objets est une vie dont use la connaissance profonde pour transposer des notions philosophiques difficiles d'accès. La reconnaissance de la nature factice des choses, nous éclaire sur la possibilité de l'extension d'un certains pouvoir cognitif. Celui-ci est traduit par la mise à nu et par le partage des connaissances et des savoir avec un grand public large. Ce sont deux actions communes aussi bien au processus de la transposition didactique qu'à celui de la vulgarisation scientifique.

Du premier exemple d'Averroès on doit comprendre le sens de la donation du temps pour la formation et pour l'éducation. Le bon élève dira-t-on est tel un chameau qui résiste aux obstacles tout en étant armé de connaissance suffisantes et adéquates pour lutter contre ce que Nietzsche appellera plus tard : le désert de l'ignorance. Evidemment dans un désert, l'apprenant doit se comporter tel que ce chameau qui résiste à la soif. De même dans un milieu qui est animé par l'extension du pouvoir de l'ignorance, les hommes d'exceptions qui se sentent assoiffés doivent s'ouvrir de plus en plus à la connaissance, pour qu'ils puissent enfin disposer d'un grand potentiel qui, d'une part fera d'eux des hommes de connaissance profonde, et d'autre part, des personnalités aptes à transformer le désert en pays fertile. Cela n'est possible qu'à partir d'une résistance aux différents obstacles.

Ainsi l'exemple du chameau n'est pas pris par hasard. Il est une illustration de l'acte du bien penser. Il en va de même dans le second exemple incarnant homme assoiffé à l'acte du philosopher. En effet, pour Averroès, l'interdiction de la philosophie sous peine de tomber dans l'infidélité, est un acte non justifié. Car celui qui se donne à la philosophie d'une manière accidentelle peut effectivement tomber dans l'égarement. Mais si on lui enseigne la philosophie d'une manière rationnelle, objective et programmée, Averroès pense qu'il ne tombera guère dans l'égarement. En effet la philosophie peut conduire à l'égarement mais simplement si elle est employée d'une manière fortuite, accidentelle et irréfléchie. Cet exemple laisse entendre qu'on peut se noyer en nageant et non pas en buvant. Cela signifie d'une manière métaphorique, que pour comprendre la philosophie afin de ne pas s'y “ noyer ”, de ne pas s'y perdre, on doit la “ digérer ” c'est-à-dire "la boire" facilement, l'assimiler et la comprendre. Ce travail est celui de l'enseignement issu du sens que nous voulons à la transposition didactique, qui programme et qui pense les connaissances philosophiques tout en se donnant le temps nécessaire pour l'assimilation et l'affranchissement des obstacles.

A ce sujet de la programmation cognitive, on doit dire que Averroès et Aristote, dans leurs choix des exemples naturels, avaient le souci de classer ce qui est connaissable de ce qui ne l'est pas. Dans la perspective de la transposition didactique, on peut comprendre cela comme étant un effort pour tracer des limites entre ce qui est sociologiquement connaissable et ce qui est gnosiologiquement scolarisable. Car après tout, d'une part on ne peut pas dire ce qu'on veut comme on le veut, et d'autre part on ne peut pas tout enseigner, sachant bien en plus, que tout ce qui est honorable de connaître n'est pas toujours honorable de l'enseigner. Les exemples qui sont extraits de la nature sensible ne sont pas des modèles-types pour la transposition didactique du philosopher. D'ailleurs on peut dire la même chose pour les fables de la Fontaines qui proposent (à travers le choix des exemples) aux hommes du pouvoir, de se conduire comme des loups que le procès n'atteignent pas.

La raison qui nous engage à nous opposer à cette forme de comparaison, est celle qui consiste à dire que comparaison n'est pas toujours raison. Dans le domaine des sciences humaines, on doit soutenir l'idée de l'exception. L'homme en effet, n'apprend pas comme l'animal, car il y a en effet une dimension de liberté dans tous ses apprentissages. Il n'est pas soumis au conditionnement pavlovien : (Stimulus Réponse). Il est au contraire animé par des émotions, des sentiments issus de sa propre personnalité. Réduire l'apprentissage humain à l'apprentissage animal sous le prétexte du règne “ ‘du vieux mythe romantique de l'inspiration ’” 395 est en soi une action dépourvu de sens, car dans le domaine humain (comme le disait Marx) les imprévus ne peuvent que multiplier des imprévus. De ce fait même les fables de la Fontaine, qui avaient pour but une sorte de transposition didactique de la vertu, ou d'un comportement, peuvent être elles aussi soumises à la critique.

En effet, on peut à partir de ses propos qui vont suivre, se poser la question de la légitimité de la comparaison de l'homme à l'animal. Est ce-que par exemple dans le domaine de la politique humaine, “ ‘la raison du plus fort est toujours la meilleure ?’ ” 396 . Ce propos dont Nietzsche a parlé déjà, n'est pas toujours valide. Car il y a bien eu dans l'histoire de l'humanité des moments où la raison des faibles a triomphé par rapport à celle des plus forts. Que peut-on penser par exemple de la violence pacifique ? Ou de la dictature des prolétariats ? etc.., si ce n'est qu'une forme de raison forte qui surgit d'esprits “ innocents ” qui résistent à la force de la raison la plus forte.

Pour mieux saisir l'illégitimité de ce rapport de la ressemblance entre l'homme et l'animal concernant la conduite et l'organisation du pouvoir politique, il suffit d'examiner le contenu de quelques fables de La Fontaine pour se rendre compte du processus de la vulgarisation de la transposition didactique, un processus voulu pour des raisons historiques que nous allons démontrer. Cette transposition didactique, représente un glissement dans le frisson du sens au lieu de contribuer au sens par excellence. C'est ainsi que cela s'explique lorsque La Fontaine souligne :

‘“ La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l'allons montrer tout à l'heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
“ Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?
dit cet animal plein de rage :µ
Tu seras châtié de ta témérité.
– Sire, répond l'agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant.
Plus de vingt pas au dessous d'Elle;
Et que par conséquent , en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
– Tu la troubles, repris cette bête cruelle;
Et je sais que du moi tu médis l'an passé.
-Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né?
Reprit l'agneau ; je tète encore ma mère.
– Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
– Je n'en est point. – C'est donc quelqu'un des tiens ;
Car vous ne m'épargner guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge. ”
Là-dessous, au fond des forêts
Le loup l'emporte et le mange,
Sans autre forme de procès. ” 397 .’

Comme on peut le constater, le fait de faire parler les choses qui, elles ne parlent pas est en soi une technique didactique. Bien que celle-ci fût si ancienne, elle a depuis Socrate attiré la curiosité intellectuelle des hommes de la connaissance profonde. Mais la question qui reste posée dans cette même perceptive est celle de chercher pourquoi à un certain moment l'esprit-vivant de la pensée travaillante s'est -il retourné vers les choses (qui ne parlent pas) pour les faire parler ?

Les raisons sont diverses. Il y a par exemple le poids de la politique. Dans un pouvoir où la contrainte et la coercition sont à l'oeuvre d'une pratique politique de l'aliénation des libertés individuelles et collectives, l'esprit-vivant de la pensée travaillante peut se permettre d'user de la vie des choses-ci pour les faire parler. Cela arrive dans la plupart des cas, lorsque l'homme bien qu'il soit ici présent physiquement, il devient en relation avec autre chose, qu'il n'est même pas en situation d'écoute. Tel était le cas pour Socrate qui a cherché à faire parler le Lois d'Athènes pour se retourner contre ses juges qui le condamnaient en se référant aux mêmes Lois qui n'avaient rien avoir avec les opinions juridiques des juges. On peut aussi chercher à faire parler les choses-ci surtout lorsqu'elles sont susceptibles de témoigner de ce qui appartient à l'homme : de son histoire propre, de son esprit et de sa raison d'être.

A vrai dire, dans le domaine politique, qui n'est pas un domaine tout à fait scientifique, “ l'École à ciel ouvert ” est légitime. Celle-ci n'est pas une programmation des connaissances et des savoirs. Elle est au contraire un domaine d'action. Le fait, de se poser la question de la légitimité ou de l'illégitimité de toute action politique est en soi dépourvu de sens. Il en va de même en réalité pour l'Education, car – comme Freud l'a laissé entendre – ces deux domaines (l'éducation et la politique) font partie intégrante des métiers impossibles. Par conséquent, le fait de chercher la légitimité ou l'illégitimité des actions que ces domaines (dits impossibles) peuvent traduire, est en soi un faux problème, puisqu'on ne sait pas réellement ce qu'est la norme et ce qu'est le normal. D'ailleurs, c'est Nietzsche qui a pensé le rejet de la recherche de la légitimité ou de l'illégitimité de l'action morale en disant : ‘“ La manière dont laquelle je me porte libre est la même dont laquelle je me porte tyran’ ” 398 . En transposition didactique des actions politiques, cela peut se traduire en terme de paradigme nomothétique. Car en politique comme en pédagogie, le procédé de l'action repose sur la recherche d’une situation qui, en politique, peut être légitimée par la pratique de la liberté. En effet, la liberté est ainsi : une pratique, car elle n'est pas une proposition parmi d'autres propositions logiques. Lorsque par exemple dans une société donnée ou dans un milieu politique donné, la liberté est saisie, alors l'ironie qui exprime le recule vis à vis de toute situation de contrainte et de coercition s'impose à travers l'interpellation des choses factices. Tel fut le cas pour Aristote, Averroès, La Fontaine, et bien d'autres qui ont cherché (par le biais de procédures ironiques et métaphoriques vivants) à se moquer d'opinions admises chez les hommes du pouvoir de l'aliénation. Pour ne mentionner que Averroès et la Fontaine on dira donc que pour le premier, il était d'une importance capitale de faire parler les choses aussi bien le chameau que les autres créatures terrestres ou célestes pour, d'une part ouvrir la voie au rationalisme empirique, et d'autre part, pour se démarquer des autres théories idéalistes (celles des mystiques du rationalisme du Machrecq) qui exprimaient le rêve et la fiction comme étant deux visions conseillées pour accéder à la vérité.

De ce fait pour critiquer le rationalisme du Machrecq (Oriental), Averroès a procédé par une sorte d'ironie pour montrer en fait que même l'idée de la vérité divine est une idée que l'on peut rencontrer d'une manière fortuite à travers l'observation fortuite des choses-ci. Il y a dans cette vison quelque chose de très proche de la conception aristotélicienne du premier moteur immobile. Car cela est un appel – du moins implicite – à l'idée de l'effacement devant toute idée de l'aude-là de l'être. Cette même manière était aussi celle que Aristote voulait pour le chemin de la recherche de la vérité. Ce chemin aristotélicien on peut l'extraire de l'observation fortuite de la toile de Raphaël, qui présente un détail dont témoigne la fresque de l'École d'Athènes, là où l'on peut observer la divergence entre Platon et Aristote. Le premier montre du doigt le ciel, quant au second montre la terre en signe de bravo à l'aide des cinq doigts de sa main. Cela signifie en fait que pour Aristote, l'exploitation de la terre est quelque chose de très important et que l'idée de Dieu doit elle aussi surgir de la terre.

Cette même idée, Averroès a cherché à la faire sienne tout en empruntant des exemples avancés par le Coran. Ces exemples sont dans leur quasi-totalité du domaine de l'empirique, comme si l'idée de la religion naturelle (qui sera plus tard celle de Hume) avait déjà des échos dans la pensée “ théosophique ou philosophique ” d'Averroès. Cette démarche peut être légitimée par la situation politique de l'esprit du pouvoir de l'époque. Puisque comme le montre Marc Fumaroli dans Le poète et le Roi 399 , il n'y a pas d'accès directe à n'importe quel texte, alors on doit dire que l'ambiguïté d'Averroès était la même que celle de La Fontaine, qui avait cherché plus tardivement à faire parler les animaux et les choses, pour se moquer de la situation socio-politique et culturelle qu'infligeaient les Rois de France au peuple Français.

La transposition didactique issue de la vie des objets est donc une méthode qui interroge les choses et qui les fait parler pour se retourner contre l'ordre établi tout en cherchant – du moins d'une manière indirecte – à faire parler certains esprits bienveillants et dociles. De ce fait, cette méthode est légitime pour la transmission du sens du changement politique qui, lui, ne peut trouver son fondement que dans une École à ciel ouvert.

A nous maintenir à l'histoire de France, après avoir mentionné brièvement celle de l'Empire Islamique qui a vu le jour en Andalousie sous le règne politique des Almohades, et sous le règne intellectuel d'Averroès, on doit maintenir avec Marc Fumaroli que La Fontaine lui aussi s'est heurté à la terreur qu'imposait le pouvoir politique de l'époque à tout esprit qui aspirait au changement et au mouvement. Un bref aperçu historique sur l'histoire des fables de la Fontaine peut effectivement expliquer le sens de nos propos. En effet, la publication de ces Fables fut entre 1668 et 1694. Cette date correspond au règne de Louis XIV qui régna sur la France de 1643 à 1715. A cette époque obscure, la poésie, la littérature n'avaient comme moyen d'expression que le lyrisme et l'éloquence qui se dévoilaient à travers l'apostrophe ou la prosopopée que certains poètes employaient pour émouvoir et pour sensibiliser en vue de mobiliser. D'ailleurs, lorsque La Fontaine prit la défense de Foucquet entre 1658 et 1661 en le protégeant à cette date, il a été informé des écrits clandestins qui s'intitulaient : L'Innocence persécutée. Ces écrits sont – comme le souligne Fumaroli – : “ ‘une oeuvre riche de six mille vers, écrits entre 1662 et 1664 pendant le procès de Foucquet, est (qui reste) peut être “ le livre abominable auquel ” Alceste au nom de Molière fait allusion, livre dont “ la lecture est même condamnable ” et qui mérite “ la dernière rigueur ’” 400 . C'est à Foucquet ce surintendant que l'on doit (dit Marc Fumaroli), la protection des hommes de lettres comme la Fontaine et Molière. Mais ce geste qui a coûté la vie au Foucquet de l'Innocence persécuté , n'a pas donné naissance à la mort de la littérature et de la poésie. Il a au contraire contribué à l'âge de l'éloquence et de l'ironie, un âge à travers lequel le sérieux des hommes de lettre s'est tourné vers les choses pour les faire parler tout en se moquant d'opinions politiques déjà admises.

Dans la perspective de la transposition didactique, la méthodologie de l'ouverture en littérature est donc une méthode qui, en politique, se traduit par la transmission du sens de la lutte contre tout pouvoir corrompu. D'ailleurs cette transposition didactique du sens de la lute et de la confrontation est réussie puisque ces états de faits sont d'une part des données objectives, factices qu'ils subsistent dans toute la nature des choses. D'ailleurs Héraclite pour la pensée grecque avait laissé entendre que la confrontation, les conflits guerriers et les violences sont des actes et des faits omniprésents. Ce conflit est aussi celui de la connaissance qui traduit l'opposition entre fiction et vérité, entre apparence et réalité. L'histoire nous enseigne aussi que durant les années 1914 et 1918 de la première guerre mondiale, la mise en forme des faussaires, était une technique que les équipes de l'armée chargées du camouflage, mettaient en place pour faire croire, pour faire tromper, en vue de fuir la mort. Ainsi le fait de chercher à transmettre et à mettre en forme des messages, issus de formes fictives est en soi, un acte légitime pour prolonger la vie des sujets qui trouve son fondement dans le prolongement de la vie des objets. A partir de là, le sens de la transposition didactique en politique et celui de l'action droite. Celle-ci cherche en effet le moyen adéquat pour arriver au but peut importe que ce moyen soit vrai, faux, impitoyable ou cruel.

Comme le montre les vers des fables de La Fontaine, le Roi loup, chef des loups (les ministres), sa pratique a été vouée à une critique fulgurante qui se dégage à travers une poésie qui fulmine de colère cachée et qui s'exprime sous ce que Fumaroli appelle : “ la poésie clandestine ” 401 . En effet, rien de moins ironique que ces propos de La Fontaine :

‘“ La – dessous, au fond des forêts
Le loup l'emporte et le mange,
Sans autre forme de procès. ” 402

Ces mêmes propos montrent bien que dans le domaine politique, la transposition didactique est une méthode qui use du frisson du sens pour contribuer activement à la réalisation de la liberté, qui, elle, – comme dira Kant plus tard – finit tôt ou tard par déborder et affranchir – ne se risque qu'à travers l'emploi de procédés ironiques et métaphoriques – toute limite assignée. A nous maintenir d'ailleurs aux fables de la Fontaine, on peut rapporter la propre confirmation par ce poète, du désir de la mise en place d'une École qu'on pourrait qualifier de ciel ouvert, une École qui éclate de ces vers où il souligne :

‘“ J'ai fait parler le loup et répondre l'agneau.
J'ai passé plus avant : les arbres et les plantes
Sont devenus chez moi créatures parlantes ” 403 .’

On peut dire que le XVII siècle Français était si riche de transpositions didactiques d'idéaux politiques. A nous maintenir aux engagements politiques de certains poètes comme par exemple les frères Chénier André et Marie Joseph, il est évident que l'affirmation pascalienne : “ Je ne crois que l'histoire dont la quelle les témoins furent égorger ”, est un propos qui témoigne bien du lieu commun qui fut réservé à tous les poètes qui s'opposaient au régime politique de l'époque. A partir de là, on peut maintenant comprendre les raisons pour lesquelles certains écrits "théosophiques" (comme ceux de Platon et du Coran) s'opposèrent à la poésie. Ainsi, pour contourner le sens de la lutte ouverte, les poètes vont procéder – par le biais du lyrisme poétique – à la mise en forme d'une lutte indirecte qui éclate par exemple de ces vers où M J Chénier souligne :

‘Le troupeau se rassemble à la voix des bergers,
J'entends frémir du soir, des insectes légers. 404

Cette condamnation qui se dissimule derrière ces propos poétiques, fût celle d'un pouvoir de type totalitaire que représentait Napoléon I et ses ministres qui (si l'on en croît ces vers de Chénier), ne donnaient pas l'occasion au peuple pour exprimer ses désirs de liberté. D'où la comparaison de ce régime (par le poète qui use de la métaphore du troupeau) à un troupeau de mouton. Cette comparaison exprime l’état du peuple qui fût conduit et battu. A vrai dire le peuple n'avait ni le temps de se conduire ni même de combattre. La comparaison (qui est ici avancée par le poète), du peuple au troupeau, est une visée qui cherche à émouvoir les êtres humains à travers le procédé rhétorique qu'est la prosopopée. Car lorsqu'en politique l'aspiration au changement et au développement connaît une limite, le seul moyen est l'emploi de l'ironie, une figure qui marque un recul quant à des situations données. Chose à laquelle La Fontaine a contribué en laissant entendre que même les poissons entendaient les échos de ses écrits :

‘“ Tout parle de mon ouvrage, et même les poissons’ ” 405 , disait-il.

On peut construire l'analogie qui ressort du premier vers de Chénier en disant : le troupeau est au berger ce que le pouvoir est au peuple ou aux masses. Dans les deux cas, la ressemblance des rapports est fondée sur la soumission et l'obéissance. Par contre la comparaison qui peut ressortir du deuxième vers, peut être construite ainsi : La nuit est au insectes ce que la journée est au peuple. Cela est avancé comme si l'on disait : la nuit du jour, pour marquer la clarté de l'obscurité, ou le soir de la vie pour dire la vieillesse. On inverse ici totalement les rapports pour marquer l'analogie entre l'homme et les insectes. Cette analogie est fondée sur une ressemblance controversée. En effet, cela signifie que l'homme sous le pouvoir de Napoléon I fût comme un insecte qui ne parlait de problème politique que le soir chez lui dans sa demeure ou dans son lit. Cette comparaison laisse entendre le rêve de l'homme de l'époque, à l'émancipation et à la liberté. La condamnation de Chénier de l'instinct du troupeau qui se rassemble suite à un simple coup de sifflet d'un berger (Napoléon I chef des bergers et de ses ministres), est la même condamnation (au niveau formel et non pas au niveau principièl) que celle que fera Nietzscheplus tard pour la Démocratie, dont l'instinct du troupeau est à ses yeux, incontestablement celui que compose le prolétariat industriel ayant la prétention de gouverner au mon du peuple qu'elle représente. Nietzsche va procéder – de la même manière que les autres poètes de l'âge de l'Innocence persécuté – , à faire parler les choses en disant : “ Apprenons de la fleur et de l'animal ce que c'est que s'épanouir ”. Cela veut dire que la nature sensible est mieux placée (par rapport à celle de l'homme) pour exprimer le désir de la liberté pratique, puisque (comme les Stoïciens l’avaient déjà laissé entendre), le grand bien que procure l’idée du “ vivre conformément à la nature ” des choses (dans son sens polysémique du terme) est la conséquence et la cohérence que l’homme puisse avoir dès lors qu’il est en relation avec la nature. Cette dernière peut être aussi bien la raison, la divinité que le destin.

Comme on vient de le constater jusqu'au là, l'École à ciel ouvert est possible voire d'un grand intérêt uniquement lorsqu'il s'agit de l'ordre de l'action politique, car ce domaine est celui de l'action. A partir de là, on ne peut pas donc reprocher à Averroès le fait d'avoir interrogé en direction des choses. Cette ouverture aux sujets et aux savoirs bien qu'elle soit élaborée uniquement en direction d'une minorité, elle reste malgré tout, analogue à la méthode aristotélicienne qui concevait les choses comme étant achevées, car elles palpitent de la vie du sens. Lorsque Averroès a pensé que “ ‘C'est la nature de chacun qui est responsable sur la production de tout assentiment ’” 406 , cela est en soi une paraphrase de la pensée grecque notamment celle d'un Protagoras qui disait : “ ‘L'homme est la mesure de toute chose’ ”. Ainsi, ce n'est pas simplement la prosopopée qui est dominante dans son Discours décisif, mais c'est aussi l'apostrophe : “ ‘Réfléchissez Ô vous hommes qui êtes doué d'une clairvoyance’ ”, disait-il. Cette figure (l’apostrophe) puise son sens dans le processus de l'inspiration et dans celui de l'imitation des auteurs de la philosophie grecque. Belle initiative logique, héritée de la pensée grecque qui puise aussi son fondement dans un Islam dont on dit souvent qu’il est “ tolérant ”. Par contre l'ambiguïté qui anima les écrits du juriste Averroès est celle que nous avons relevé au § 56 du Discours décisif. Cette ambiguïté nous l’avons qualifié de "très grave", car elle constitue pour nous une contradiction et une incompatibilité aussi bien avec les écrits coraniques qui incitent à l'extension du pouvoir cognitif, qu'avec la philosophie. Cette dernière est à l'opposée de la religion, elle aspire à ce même but (l'extension du pouvoir cognitif) par le biais de la recherche perpétuelle de la vérité première. Cette recherche émane à vrai dire du travail de la connaissance profonde qu'est celui de la philosophie première.

Le paragraphe dont il est question est celui qui tourne autour du sens de l'interprétation. Dans ce paragraphe, Averroès altère totalement le procédé d'Aristote et ce lorsqu'il souligne :

‘“ Exposer quelqu'une de ces interprétations à quelqu'un qui n'est pas homme à les appréhender -en particulier les interprétations démonstratives, en raison de la distance qui sépare celle-ci des connaissances communes – conduit tant celui à qui elle est exposée que celui qui les expose à l'infidélité. La raison en est que l'interprétation suppose deux choses : l'invalidation du sens obvie et l'avènement du sens dégagé par l'interprétation. Si le sens obvie est invalidé aux yeux de qui est homme à assentir à l'obvie sans que ne s'avère pour autant, pour lui, le sens dégagé par l'interprétation, cela le conduira à l'infidélité s'il s'agit d'un des principes {dogmatiques} fondamentaux de la loi révélée. Les interprétations ne doivent donc pas être révélées à la foule, ni couchées par écrit dans des livres rhétoriques ou dialectiques – c'est-à-dire des livres qui contiennent des arguments de ces deux sortes –, ce qu'a fait Abu Hamid ” 407 .’

Dans ce passage, la question de la transposition didactique du sens est au coeur du problème de la théosophie d'Averroès. La méthode de la mise à nu des connaissances et des savoirs n'était pas apparemment la visée recherchée et souhaitée par Averroès. C'est ainsi que le processus de l'extension du pouvoir cognitif s'est heurté avec lui à une limite qu'il était impossible d'affranchir. Cela aura certainement des échos et des impacts sur la philosophie Kantienne qui a tenue à ne pas affranchir certaines limites à savoir celles dont l'homme ne possède ni le pouvoir ni l'accès. Ce n'est rien d'autre que la vérité divine qui nous propose simplement de croire à tout et à rien à la fois. J'ai sacrifié la science au service de la foi, disait déjà Kant. Si Averroès a proposé de réduire tous les textes et les versets ressemblants aux verset dit clair-précis : à celui qui annonce que Dieu “ ‘est l'idée qui est incomparable à n'importe quelle chose y compris l'idée elle-même ’” 408 , alors cette limite théologique risque de freiner l'ordre de tout ce qui est anthropologique, puisqu’elle risque de renvoyer l'action droite du chercheur à l'inactivité et à l'explication métaphysique des phénomènes aussi bien humains que naturels. Cela a été d'ailleurs vécu au XIè siècle, car à cette époque on ignorait encore la science psychologique à cause de l'incompréhension du sens de l'extension du pouvoir du connaître auquel malgré tout le Coran n'a pas cessé de faire appel : “ Lis au nom de ton Seigneur etc. En effet le renvoi de certains versets à l'explication métaphysique du phénomène psychique et rationnel ressort des versets suivants :

‘“ Ils t'interrogeront au sujet de l'Esprit, Dis : “ l'Esprit est du fait de mon Seigneur ; et il ne vous a été donné que peu de science ” 409  ; on peut aussi nous référer à ce verset qui annonce que l'interprétation véritable n'est pas l'oeuvre de l'homme : “  Nul n'en connaît l'interprétation sinon Dieu ” 410 .’

L'important à retenir de ces versets est ce que Averroès en a fait. Evidemment, pour lui – comme il le laisse entendre dans (Tahafut at-thafut) : Incohérence de l'incohérence –, la Psychologie n'est pas et ne doit pas être à la portée de tout le monde. Elle doit au contraire être un domaine réservé à l'élite. Ainsi, il n'y avait donc pas de conception de la Psychologie des foules ou de groupe comme on connaît cela à notre période moderne et contemporaine. Sur ce point précis, on peut dire que Averroès a raté quelque chose aussi bien dans la pensée grecque que dans sa propre histoire. Car d'une part, toute la philosophie grecque avait (d'une manière directe ou indirecte) l'homme comme objet d'étude ; et d'autre part, même la religion Islamique a laissé une grande part à l'étude de l'agir humain, une possibilité qui peut ressortir à plusieurs endroits dont on ne peut citer que l'amour et le plaisir de la vie et du vouloir-vivre : “ ‘Et n'oublie pas ta part de la vie’ ” 411 .

L'homme en tout cas possède une grande part dans cette vie. Cette part est d'abord et avant tout l'aspiration à bien vivre la vie, à mener la vie pleine. Cette même idée sera soutenue par Schopenhauer qui, dans sa conception du vouloir vivre a prolongé l'idée de l'extension du pouvoir physique de la vie, une idée chère aux Grecs, à la pensée Islamique et à celle de Kant. Cette idée Averroès l'a malheureusement altéré sous des contraintes d'ordre politique, similaires à celles que les poètes français ont vécu au XVIè et au XVIIè siècle.

Lorsque Averroès – en paraphrasant Aristote – pensait qu'il fallait que l'on s'adresse aux gens selon leurs capacités cognitives et intellectuelles en leur parlant de ceux qu'ils connaissent, cela est en réalité un problème propre au concept de la transposition didactique, tel que nous le connaissons en période moderne et contemporaine. Ainsi avec Michel Vérrêt par exemple, l'Ecole, ou l'Université programmatrices des connaissances et des savoirs ne s'astreignent pas simplement – comme Averroès le laissait entendre – à rendre service à autrui dans ses apprentissages tout en se situant en continuité avec lui. L'École véritable est au contraire celle qui contribue à la taxonomisation des connaissances et des savoirs, tout en cherchant à s'opposer à la notion de service. Car l'art d'éduquer ou de transmettre des connaissances, est celui dont l'action se retourne contre l'opinion admise, contre l’ordre établi qui ensemble réunis constituent un obstacle contre le progrès de la connaissance scientifique. L'opposition d'Averroès, déclarée d'une manière ouverte à l'égard de l'extension du pouvoir physique de la connaissance, relève de son rejet de l'exception, de son rejet de tout ce qui est extra-ordinaire. Il a voulu pour l'acte de la transmission des savoirs une action qui prend en compte plus l'ordre de l'ordinaire et du sens commun que celui de l'exception. Le rejet de cette action est en soi le rejet d'un acte qui sème la dissension, d'un acte qui fait saigner tout en enseignant, d'un acte qui se force à dépasser tout état de fait. Ce rejet ressort en fait du § 26 de son Discours décisif , là où il faisait référence à une parole prophétique qu'on peut retrouver dans un recueil de hadith (tradition prophétique) que Abu Abdellah Mohammad al-BuKhari qui fut traditionniste, intitula : “ al jami assahih ” (Le Compendium authentique). Elle laisse soi-disant entendre qu'on doit “ Parler aux hommes de ce qu'ils connaissent ” 412 . En plus Averroès va plus loin tout en rajoutant que si cela n'est pas accompli par les questionneurs, alors ceux-ci tomberont dans le même piège à savoir le piège du mensonge qui est par essence condamné par la Loi divine, un piège que celui dont les poètes furent tombés. La parole prophétique dont-il est question souligne : “ ‘Voulez vous donc que l'on taxe de mensonge Dieu et son Prophète ’” 413 .

La référence à ces propos qui sont énigmatiques est une altération du sens de la mise en mouvement des connaissances et des savoirs, un sens dont Aristote avait déjà réussi d’en faire œuvre de sa transposition didactique de la vertu. On peut donc dire qu'Averroès a consciemment ignoré qu'Aristote était à la fois pédagogue et philosophe. Il a aussi ignoré que celui-ci faisait même varier les distances quand il était question de la transmission des connaissances et des savoirs. Cette variation trouve son fondement aussi bien dans sa Politique que dans son Ethique à Nicomaque. Pour ce qui est de la première, cette variation ressort de la vision aristotélicienne de la Cité comme étant le lieu où l'on doit vivre un certain bien qui n'est rien d'autre que le vivre ensemble au lieu de s'entre-tuer. Cela est en soi un appel à la gestion des différences ; alors que pour la seconde : la différenciation pédagogique, elle ressort de la didactique de l'immanence, là où Aristote cherchait à illustrer les différentes situations au lieu de les prouver. Ce ne fût rien d'autre que la mise en place d'un enseignement à ciel ouvert qui prenait en considération toute les situations sans rien laisser au hasard et sous silence. Chez Averroès, il n'y avait rien de tout cela. En ce qui concerne la question de l'ouverture des deux hommes sur les sujets connaissants et les savoirs transmissibles, l'écart est d'une distance sémantique considérable. Pour s'en apercevoir, on doit approfondir notre analyse de leurs conceptions réciproques quant aux précepts de l'Éducation tels qu'ils surgissent des Topiques et du Discours décisif.

La découverte des différences en tant que relation logique qui anime les faits, est une idée commune pour Aristote et pour Averroès. Cette idée, a (du point de vue éducatif) un intérêt considérable qui pourrait se traduire aujourd'hui en terme de pédagogie différenciée ou de didactique de différenciation. Cette didactique puise son sens dans la pensée divergente. Parmi les textes qui témoignent de cette relation (qui n'est pas encore déclarée) entre les deux hommes, on doit nous référer simplement à deux passages. L'un se trouve dans les Topiques et l'autre dans le Discours décisif. Pour ce qui est du premier, Aristote souligne : “ ‘La découverte des différences est utile pour faire des raisonnements sur les questions d'identités et de différence, et pour faire connaître l'essence des choses. Quelle soit utile pour faire des raisonnements sur les questions d'identité et de différence, cela est bien claire : une fois découverte une différence quelconque entre les termes à l'étude, nous aurons en effet montré qu'il ne sont pas identiques. Qu'elle soit utile aussi pour faire connaître les essences, cela se voit au fait que nous utilisons couramment les différences caractéristiques d'une chose pour isoler ce qui est la formule propre de son essence’ ” 414 . Ce passage que le traducteur (Jacques Brunschwig) des Topiques, propose d'intituler : “ ‘La découverte des différences’ ”, est un passage qui – comme on peut le constater – propose de partir d'abord d'un repérage des différentes situations avant d'arriver à l'appréciation ou à l'énonciation de la similitude. Cela signifie au fond que l'argumentation aristotélicienne privilégie plus l'argument du distinguo que celui de la substitution. Elle part d'une définition descriptive avant d'arriver à une autre qui est nominale, qui impose l'usage d'un mot. En réalité, ce passage qui a attrait à la logique de la définition n'est pas passé inaperçu chez Averroès. Mais le problème qui se pose dans cette même perspective est que celui-ci ne déclare pas ouvertement son inspiration d'Aristote. D'ailleurs, la réponse à ce silence n'est pas encore expliquée. C'est en tout cas l'opinion d'un chercheur à savoir Charles Butterworth spécialiste en la matière. Ce chercheur, (dans l'une de ses conclusions) laisse la voie ouverte à la recherche dans ce domaine. Chose à laquelle nous venons (du moins d'une manière si courte) de contribuer. C'est ainsi que Charles Butterworth souligne : “ ‘(...) Par ailleurs, il ne faut jamais oublier une chose : Averroès avertit le lecteur de façon explicite et à plusieurs reprises qu'il a fait un commentaire sélectif du texte d'Aristote ; il ne lui promet jamais une répétition mot à mot de l'argument des Topiques. Malheureusement, la question la plus importante doit rester sans – réponse à savoir pourquoi Aristote a décidé de présenter cette lecture sélective du texte d'Aristote. Pour cela, il faudra attendre des études sur ses autres commentaires de la logique ou sur les autres écrits dans lesquels il discute de la dialectique. Cependant, il ne nous semble pas trop téméraire de suggérer ici une réponse : Averroès modifie l'enseignement d'Aristote de façon à le rapprocher de celui de Platon par ce qu'il attache une importance fondamentale à l'argument syllogistique. Il voit par ailleurs la possibilité de dégager des similitudes plus poussées entre les prémisses utilisées en dialectique et celles utilisés en démonstration, parce qu'il juge que les opinions des érudits ressemblent en fait à la vérité. Ce sont là les opinions qu'il modifierait afin d'instruire le peuple sur ce qu'il a besoin de croire pour former une société fondée sur la justice et la vertu’ 415  ”. Pour nous, cette conclusion tombe sous le coup de la falsification de ce que Y. Chevallard appelle : “ l'écologie du savoir ” 416 . En réalité, et à lire l'histoire écologique du savoir qu'incarne la pensée des deux hommes (Aristote et Averroès), on s'aperçoit que les prémisses dont ils sont partis n'étaient pas les mêmes. Le sens en effet de l'expression : philosophie première qui est la prémisse d'Aristote, n'était pas le même que celle de philosophie vraie, d'Averroès. Ce qu'on doit en revanche maintenir dans cette même perspective est que même l'École dite à ciel ouvert est toujours idéologique. En effet, la comparaison du rationalisme du Machrecq à de celui du Maghreb, explique fort bien le sens de cette différenciation. Car si les théosophes de la pensée arabo-islamique du Machrecq étaient d'aspiration mystique, ceux du Maghreb étaient alors d'aspiration rationnelle, mais ils travaillaient au service d'un même sujet qu'est l'extension du pouvoir cognitif de la religion Islamique. Ce projet fut pratiqué par les philosophes qui (tout en restant fidèle à la question de la relation du temps et de l'espace), ont cherché à comprendre et à adapter le sens de la relation de connexion nécessaire et réciproque entre le temps et l'espace à leur culture tout en pensant l'extension du pouvoir physique du temps nombré : en mouvement, en changement. Ce temps est le même que celui dont les Grecs (en particulier Aristote), ont fait l'oeuvre de la spéculation philosophique. L'opposition entre les deux rationalismes dans le monde arabo-islamique, pousse certains comme Anouar AbdelmaleK 417 à penser que la notion du “ monde arabe ”, de la pensée arabe, sont dépourvues de sens. Car pour lui, l'aspiration à un tel monde, n'est qu'un rêve politique, puisqu’il n'y a jamais eu d'accord préalable entre les penseurs de la même “ pensée arabe ” sur le sens de la discussion, et sur celui de l'argumentation rationnelle 418 .

L'adaptation des deux hommes : Arisote et Averroès à cet invariant fonctionnel qu'est l'acte du bien penser avait des raisons socio-politiques que nous venons d'avancer. Celles-ci ont trouvé leurs fondement chez Averroès dans ce que nous venons d'appeler : la relation d'attention positive inconditionnelle à l'égard du génie grec, que Nietzsche ou même Heidegger chercheront tardivement à admirer et à éveiller. C'est ainsi que Nietzsche souligne : “ La juste échelle de valeurs est en ce qui concerne l'Antiquité ” 419 . Quant à Heidegger il laissera entendre, que le propre des grecs “ est le feu du ciel ”, “ le propre de la pensée ” 420 . Cela signifie enfin de compte que la philosophie comme la politique, pensèrent grecque, et nul chercheur ne peut actuellement penser sans la référence (au moins d’une manière modeste) aux Grecs.

Pour nous, le rapport d'Averroès à Aristote est falsifié positivement et négativement à la fois. Mais malgré tout cela, la transposition didactique du philosopher a permis la mise en mouvement de la pensée grecque, comme il a permis aussi l'enrichissement d'une autre pensée qui en a dérivée. Par conséquent, dans ce processus de dérivation la pensée originaire grecque ne fût pas vouée à l'éphémère. On sait (et l'histoire des idées en témoigne) que le phénomène de la traduction de la pensée philosophique, de la langue grecque à la langue latine par la version arabe, était à la fois une faveur, une richesse, loin d'hostilités et de mécontentements. D'ailleurs c'est grâce à ce phénomène d'altération que le débat quant à la place de la pensée grecque, continue à produire des recherches à caractère de clarté discursive.

Cette position peut s'expliquer par ce que Averroès avait fait de la proposition logique aristotélicienne : la découverte des différences et à la quelle il répondait à travers d'autres reformulations mettant en évidence la différenciation cognitive. Il est évident que l'exposé de la totalité de ces reformulations ne sera pas repris dans cette discussion. Cela nécessitera une longue analyse des formes d'altérations. Nous tenons simplement à mentionner pour besoin de précisions les chapitres qui témoignent de la différenciation cognitive tout en choisissant un seul chapitre qui nous paraît représentatif de tout les autres. L'important à retenir dans cette perspective est d'abord le taux de figuratif qui est élevé, un taux qui concerne la différenciation dite cognitive. Elle signifie que chacun apprend selon ses propres capacités qu'il n'y a aucune raison de chercher à alourdir l'autre (l'apprenant) avec des connaissances nouvelles qui vont – sous des différentes formes de coercitions didactiques, l'aveugler au lieu de l'éclairer. Ces propos ressortent en effet à partir du § 51, jusqu'au § 72 du Discours Décisif . Ce sont des propos qui ont été déjà avancé dans le § 16 sans que Averroès ait suffisamment de temps pour les approfondir. Ces propos pensent en effet qu'il existe lors de l'accès à la vérité, une hiérarchie, une différenciation entre les individus d'un groupe. C'est ainsi qu' Averroès souligne : “ ‘En effet, il existe une hiérarchie des natures humaines pour ce qui est de l'assentiment : certains hommes assentent par l'effet de la démonstration ; d'autres assentent par l'effet des arguments dialectiques, d'un assentiment similaire à celui de l'homme de la démonstration, car leurs natures ne les disposent pas davantage ; d'autres enfin assentent par l'effet des arguments rhétoriques, d'un assentiment similaire à celui que donne l'homme de démonstration aux arguments démonstratif’ ” 421 . Cette affirmation, de l'absolue cognitif puise son sens dans une méthodologie analogue à celle de Hegel qui a cherché à réconcilier ce qui est identique et ce qui ne l'est pas, et ce lorsqu'il s'agit de la méthode d'accès à un savoir philosophique comme vrai. Hegel a cherché en effet, à aménager les antagonismes sous l'idée d'une identité absolue qui est à la fois similaire au propre et au différent. D'où son expression rendue célèbre par certains de nos maîtres : Bernard Bourgeois qui souligne : “‘ Identité absolue comme étant identité de l'identité et de la non identité ’” 422 . Cette formulation qui est non seulement d'ordre philosophique mais aussi d'ordre pédagogique, trouve son sens chez certains auteurs à savoir Louis Legrand et Ph. Meirieu, penseurs de la pédagogie dite différenciée. Les propos de ce dernier nous intéressent ici bien que ceux du premier ont contribué à forger la destinée de la recherche du second. Pour Ph. Meirieu, si sa lecture (directe ou indirecte) d'Aristote et d'Averroès était un fait dont nous faisons l'hypothèse, alors ces deux auteurs doivent certainement représenter pour lui, une pédagogie de l'effacement. Cette pédagogie conçoit le maître comme étant observateur de l'instruction apodictique et autonome de l'apprenant. Chacun (aussi bien le maître que l'élève), est susceptible d'apprendre selon ses propres capacités cognitives. C'est ainsi (comme nous venons de le voir) que Ph. Meirieu souligne :

“ (...), ‘Nous croyons rendre service à autrui en le privant de ce temps de recherche en lui donnant ce qu'il devrait tenter de trouver par lui-même. Nous pratiquons alors une pédagogie bavarde qui, au lieu de suspendre l'explication et faire naître le désir, anticipe la demande et tue le désir dans l'oeuf avant même son éclosion. En pédagogie contrairement à beaucoup d'autres domaines, il faut toujours en “ dire trop et pas assez’ ” 423 . Les propos d'Averroès à travers ses différentes paraphrases d'Aristote, ne sont pas si loin de ces propos modernes et contemporains. Dans les paragraphes 51 et 52, la paraphrase d'Aristote par Averroès sera reprise pour mieux montrer ce qui a été avancé au § 16.

Dans le paragraphe 51, “ la vulgarisation scientifique ” et “ la transposition didactique ” comme concepts modernes traduisant la problématique de l'ouverture et de l'achèvement en didactique, se trouvent en relation de connexion réciproque, de la même manière qu'Aristote les a envisagé. Averroès et Aristote sont donc en parfait accord sur la nécessité de la mise en forme de la méthodologie de l'ouverture, mais les différents restent au niveau des sentences de la création. En effet, si l’on se réfère au tableau qui récapitule leurs différentes techniques de questionner en direction des choses, alors on s’aperçoit que le nombre des méthodes de l'appropriation de la connaissance n'est pas le même.

Pour Averroès, les sentences de la création ne sont que de trois sortes. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘Les méthodes de production de l'assentiment qui se présentent aux hommes sont au nombre de trois – démonstrative, dialectique et rhétorique –, et les méthodes de production de la représentation, au nombre de deux – représentations de la chose elle-même, ou de son symbole, étant donné que tous les hommes ne sont pas disposés par leur nature à appréhender des démonstrations – ni même des arguments dialectiques, alors a fortiori des arguments démonstratifs ! –, outre la difficulté de l'apprentissage des arguments démonstratifs et le temps fort long que celui-ci requiert ’ ‘{’ ‘même’ ‘}’ ‘ de la part de ceux qui y sont aptes’ ” 424 . Il y a à travers ce paragraphe d'une part, une relation de connexion réciproque entre la vulgarisation scientifique et la transposition didactique, car l'enseignement ici est envisagé en terme d'ouverture sur toutes les spécifiés d'arguments, mais et d'autre part, il y a une préférence déclarée pour les autres arguments qui permettent de gagner plus de temps au lieu d'en perdre, c'est-à-dire une préférence des arguments rhétoriques au lieu d'arguments démonstratifs et dialectiques.

Nous voilà à nouveau en face d'une nouvelle ambiguïté d'Averroès, car on ne sait pas s'il faut maintenant le qualifier d'un philosophe de l'asphyxiante culture ou au contraire d'un praticien de la mise en mouvement des connaissances et des savoirs. La préférence affichée par Averroès à l'extension du pouvoir cognitif via la “ vulgarisation scientifique du philosopher ” est avancée dans le paragraphe 52, là où il procède – comme Aristote aussi bien dans l'Ethique à Nicomaque que dans les Topiques à la prise en compte des opinions, des “ ‘représentations et de l'assentiment communes au plus grand nombre’ ” 425 . Lorsque Averroès souligne : “ ‘qu'il faut se soucier du plus grand nombre’ ” 426 , cela est en soi une transposition didactique de la vieille notion platonicienne et aristotélicienne qu'est l'idée du bien qui devrait se déployer dans la Cité en tant qu'oeuvre d'art. L'idée sous-jacente est celle de la circulation de l'information, de sa diffusion bref de son humanisation. Idées que l’Islam tolère à certains égards, puisque l’information et l’action droite doivent circuler nécessairement.

Le but caché d'Averroès, à travers cette réconciliation des différentes opinions de chaque classe sociale est de contribuer à la transposition didactique de la découverte des similitudes. Cette conception était celle d'Aristote, mais Averroès ne mentionne pas ouvertement que le propre but de ses travaux, sa tâche sont similaires à ceux d'Aristote. Il n'informe même pas son auditoire présumé de ce travail de la transposition et de la transmission des idéaux propres à celui qu'il qualifia de premier maître. Cela est un tord, car on peut lui reprocher de ne pas avoir rendu à César ce qui lui appartenait. On peut même aller plus loin pour lui appliquer ce procédé de R. Barthes, qui pense que même si Toute création est nécessairement une combinatoire, la société, l'opinion – qui pourrait être celle d'Averroès – ne supportera certainement pas qu'on le lui dise!  427 . Ce procédé seul, peut expliquer ce silence dont la raison fut éthico-politique.

Dans ce processus de la transposition et de la paraphrase, on peut relever une illégitimité. Le but d'Aristote n'était en aucun cas de prescrire des notions lorsqu'il est question aussi bien de la découverte des différences que de la mise en forme des similitudes. On peut constater cela à travers les textes des Topiques qui incarnent ces deux démarches. A la première méthode (découverte des différences) est lié le principe logique de la déduction ; quant à la seconde (découverte des similitudes) est lié celui de l'induction. Tout cela avait un but : la recherche des acceptions diverses de l'être des choses. Chose qui ressort d'ailleurs de la célèbre citation d'Aristote qui laisse entendre que “ l'être se prend en plusieurs acceptions qu’il n'est pas une simple homonymie ”. Or, pour Averroès, l'homonymie est bien présente en toutes choses y compris chez l'homme. Cela est étonnant, ambiguë pour la didactique de la différenciation qu'il incarnait à travers sa curiosité intellectuelle et son ouverture sur la culture de l'autre.

Lorsqu'on s'astreint à prescrire une chose, on se heurte dans la plupart des cas à des antinomies latentes. Par conséquent, on ne saura jamais la méthode adéquate pour prescrire ce qui est à l'oeuvre. Chose dans laquelle Averroès fut tombé, car à force de vouloir dépasser le rationalisme du Machrecq, un rationalisme mystique, il tomba à nouveau sous le coup de la prescription rationnelle de la théosophie au lieu de prescrire le vrai savoir philosophique et la vraie méthode du doute, qui sera prolongée par Descartes. D'ailleurs il faut souligner que l'opposition d'Averroès à la méthode du doute (hyperbolique ou méthodique) est avancée ouvertement à la fin du § 49. A cet endroit précis, Averroès reprend dans son discours la nécessité d'un enseignement typique : celui qui s'oppose à l'esthétique du faux. De ce fait, il n'y a pas de place dans ses écrits à l'esthétique du faussaire, à la fiction dans l'art d'enseigner. L'important pour Averroès (contrairement à Aristote) est “ ‘d'enseigner la science vraie et la pratique vraie. La science vraie, c'est la connaissance de Dieu – Béni et exalté soit-il – et de l'ensemble des étants tel qu'ils sont, – en particulier les plus sublimes d'entre eux –, et la connaissance de la béatitude et des tourments dans l'au-delà. La pratique vraie consiste dans l'accomplissement des actes qui assurent la béatitude, et l'évitement des actes qui valent les tourments. La connaissance de ces actes se nomme la science pratique’ ” 428 . On doit dire que ces propos sont une altération de la méthode de l'ouverture aux choses, une ouverture fondée sur la continuité avec le frisson du sens duquel surgit le sens par excellence, méthode qui fut celle d'Aristote.

C'est dans l'art poétique de Boileau, que cette méthode aristotélicienne est aussi avancée d'une manière implicite. Aristote n'avait pas en effet affiché son opposition comme Platon et comme Averroès à un certain type de poésie, qui cherche le vrai dans le faux, le sens dans le frisson du sens. C'est ainsi que Boileau disait à propos de cette poésie qui doit s'intéresser aussi bien au vrai qu'au faux:

‘“ Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
Il doit régner par-tout, et même dans la fable;
De toute fiction l'adroite fausseté
Ne tend qu'à faire aux yeux biller la vérité ” 429 .’

La différence entre Averroès et Aristote repose sur la place que peut occuper dans leurs propos l'esthétique de la fiction. En effet, le principe de la non-contradiction est totalement absent, gommé dans le propos d'Averroès, propos que nous avons déjà souligné et qui consiste à dire “ ‘qu'une vérité n'en contredit pas une autre mais s'accorde avec elle et lui rend témoignage’ ” 430 .

Comme on peut le constater, entre Aristote et Averroès, il existe une rupture dans la continuité. Même si Averroès s'est forcé d'instaurer une méthodologie de l'ouverture aux sujets et aux savoirs, il n'empêche qu'il a manqué ce but en enfermant la philosophie dans le cercle vicieux de la théologie, sans pour autant tracer les limites des différentes prémisses. Vouloir intégrer les prémisses de la philosophie dans celles de la religion qui sont par essence contradictoires, cela a conduit Averroès à des conséquences fâcheuses aussi bien pour la philosophie que pour la religion. Tout cela est du au manque du respect de la structure cognitive du savoir de chaque prémisse.

A partir de celle longue digression qui est à nos yeux nécessaire, on voit bien que le problème du transfert, de la transmission, et de la transposition didactique des savoirs et des connaissances n'est pas quelque chose de nouveau. Il constitua une tâche pour l'acte du bien penser. Il a occupé à travers des espaces temps, les esprits d'individus qui s'attachaient à l'inspiration et à l'imitation.

Notes
357.

Libéra(A.), Averroès Discours décisif, op cit.

358.

L'altération négative de la transposition didactique du philosopher, dont témoigne le Discours décisif d'Averroès, surgit de sa fidélité à la temporalité circulaire où le théosophique a primé et influencé le philosophique. D'ailleurs, si l'on questionne la formulation : "pensée arabo-islamique moderne et contemporaine", on s'aperçoit alors que cette formulation (qui est actuellement dans certains pays arabes le programme d'enseignement de maîtrise de philosophie) est fortement falsifiée. En effet, si l'on marque une pause sur les mots qu'elle constitue, on s'aperçoit que le sens, la fonction du mot : pensée, est falsifiée, car l'acte du bien penser est d'abord un acte systémique, il touche à des domaines variés. Par contre ce qu'on appelle : "pensée arabe moderne et contemporaine", n'est pas une constituante de tous les domaines de pensée comme l'est le cas pour la pensée occidentale, qui est à la fois systématique et systémique. On peut dire la même chose pour l'aspect dit : moderne et contemporain. Car la spécificité de cette pensée, n'est pas comme la pensée occidentale : une mise en forme de l'inédit, du jamais vu. Elle est au contraire un essai, une esquisse des solutions pour des problèmes d'ordre anthropologiques et sociologiques, comme par exemple le cas pour le développement, le progrès, la libération etc., ces problèmes sont largement dépassés dans la pensée occidentale dite moderne et contemporaine. Celle-ci en effet, a mis en place des faits inédits, des découvertes scientifiques diverses, qui fascinent la raison et la pensée humaine, d'où sa description de moderne et de contemporaine. On peut aussi, nous interroger sur, l'identité des deux pensées. Si pour la pensée arabe, la modernité est liée à l'identité linguistique, alors il n'en va pas de même pour la pensée occidentale qui a pu dépasser les divergences linguistiques, par la création d'une identité communautaire où les intérêts communs n'ont rien avoir de près ou de loin avec les entités linguistiques. Le problème se pose donc dès lors qu'on évoque la question de la croyance. Il est vrai que ce qu'il est convenu d'appeler "l'Europe moderne" attache une importance à la culture tout en considérant tout ce qui la constitue à savoir en premier lieu : le culte. C'est la raison pour laquelle certains pays comme par exemple la Turquie ou le Maroc qui ne partagent pas les mêmes cultes et qui demandent depuis longtemps l'adhésion à cette communauté, ne sont pas acceptés officiellement à faire partie de celle-ci. Alors que l'on cherche à intégrer la Russie qui travaille au réveil d'un certain culte. Voilà la raison pour laquelle nous pensons que Francis FuKuyama ne s'est pas trompé lorsqu'il parle dans la fin de l'histoire qu'il (qualifie de triste fin) des guerres cultuelles qui déclenchent les conflits civilisationnels et culturels. La pensée grecque (qui constitue l'origine de la pensée Occidentale) dans sa réflexion à l'égard des choses n'était pas dispensée de toute croyance, de tout mythe, de tout culte. Elle était au contraire une pensée dont la divinité fut mythique. Si Averroès fut fidèle au mythe de la divinité, c'est aussi dans une perspective typiquement grecque, car certains ont fait de Platon un chrétien avancée, et d'Aristote un nihiliste accompli, alors que le culte dans la pensée grecque n'était pas la seule composante fondatrice de l'identité grecque. Lorsque par exemple, Socrate fait dire à Empédocle que le dieux sont aussi dans la cuisine, cela est une allusion à une forme de religion dite aujourd'hui : religion civile. Car si le cuisinier maîtrisant les arts culinaires, possède l'art de la cuisson, il doit aussi penser la sacralisation de son plat en l'inscrivant dans les plus hautes règles de l'hygiène. Voilà certainement la raison pour laquelle on assiste actuellement à la mise en forme des commissions d'enquêtes d'hygiènes en vue de préserver la santé publique. L'important à retenir de cet exemple banal est l'accord du comportement humain avec la religion civile, qui est une composante commune aux écrits d'Aristote et d'Averroès lorsqu'il s'agit de l'organisation de la vie politique et sociale des hommes. La religion civile qui puise son sens dans la mythologie grecque ressort de la puissance de la parole, du débat contradictoire et de la discussion. A partir de là, on peut donc affirmer l'aspect positif de la contradiction qui puise son sens dans le choix des différents avis. Ce n'est rien d'autre que la transformation d'un savoir secret, difficile à en opérer la destinée, en des vérités contradictoires divulguées dans le public en vue de l'extension du pouvoir cognitif. A partir de là, l'idée anthropomorphique de la divinité est une idée typiquement grecque. (voir pour plus de précision quant à ce sujet l'ouvrage intitulé : Les origines de la pensée grecque, par Jean-Pierre Vernant. P. U. F Paris 1962. (Surtout le chapitre IV, intitulé : L'univers spirituel de la "polis".)

359.

Nous pensons que le bien ...ou bien est l'une des caractéristiques de la pensée occidentale, alors que le "et...et" est le propre de la pensée orientale, qui admet d'abord l'existence d'un invariant fonctionnel comme un clair-précis, auquel on doit réduire tous les concepts ressemblants.

360.

Prise de positon par Averroès voir, l'article d'Alfred L. Ivry, intitulé : "La logique de la science de l'âme. Etude sur la méthode dans le commentaire d'Averroès, in Penser avec Aristote, op cit. p : 687 et suiv.

361.

Dans un entretien effectué entre Olivier Reboul et André RAUCH ET al. dans une maison de repos, quelques semaines avant sa mort, Olivier Reboul a pris l'initiative de réfléchir à l'apprentissage permanent, tout en laissant entendre (d'une manière implicite) que la mort n'est pas une menace pour l'acte du bien penser. A l'en croire sur ce point précis, on peut donc dire que l'apprentissage est une activité qui ne meurt pas, une activité qui se prolonge à travers les générations. Car la lecture (comme nous venons de le voir en introduction à travers la position coranique) reste quelque chose de sacré quelque chose qui pourrait comme l'avait déjà dit ouvertement Olivier Reboul, arracher à la mort sa victoire. Pour plus de précision quant à ce monologue d'Olivier Reboul, voir l'article intitulé : "Apprendre à mourir pour arracher à la mort sa victoire", in Éducation et philosophie, op cit., p : 49 à 57.

362.

Dans le livre I par exemple, Aristote laisse entendre la distinction entre l'altération, la génération et la corruption. Pour lui en effet, la génération et la corruption sont une altération qui ne doit pas être comprise en terme d'absence de mouvement, mais en relation avec un certain changement qui produit l'accroissement, le décroissement, l'étendue, qu'on peut percevoir au même titre que l'altération. Pour Aristote, les changements par accroissement, par décroissement ou par altération obéissent, à une même loi matérielle : qu'ils sont posés comme substance des contraires. Voilà la raison pour laquelle il a laissé entendre que l'être des choses se prend en plusieurs acceptions mais ce n'est pas une simple homonymie. L'homonymie, n'est pas formelle, mais elle peut être matérielle : que toute les choses peuvent avoir la cause matérielle en commun. C'est pour cette même raison qu'il souligne : “ Il s'ensuit en outre que la nécessité de cette matière va de pair avec celle de l'altération ; car si le changement est altération , alors le substrat sera un seul élément, et il y aura une seule matière pour toutes les choses qui admettent un changement l'une dans l'autre ; inversement, si le substrat est un, alors le changement est altération ”. Voir pour plus de précision : Tricot (J.), Aristote de la génération et de la corruption troisième édition J. Vrin 1971, pp : 4 & 5 et suiv.

363.

Aristote, Leçons de physique, op cit.

364.

Ibid.

365.

Ibid.

366.

Cette formulation est apprendre en considération dans la perspective d'une antinomie latente qui existe entre ce que Heidegger pensait en terme d'effacement de la pensée devant la chose qu'elle aperçoit, mais aussi dans la relation qu’à le “ Je-sujet chose pensante ” à l'égard de la chose qu'il contemple tout en étant sa propre chose : “ La chose est notre chose et nulle autre ”, disait Heidegger. Il est vrai que parfois on ne sait pas quoi faire lorsqu'on est devant l'aspect chosiste des choses. Faut-il sacraliser celles-ci, les étudier en vue d'en prolonger et d'en apprécier l'extension du pouvoir physique qui les anime, ou au contraire, (on doit en tant que pensée) nous effacer devant elles tout en les laissant s'autonomiser et témoigner d'elles-mêmes ? Ainsi, ne va t-il pas de même pour la chose de l'éducation : une chose qui est par essence problématique ?

367.

Voir le sens de celle-ci dans la conception que donne Georges Lapassade de l'apprentissage et de la formation permanente in, l'entrée dans la vie op cit.

368.

Ibid.

369.

Ducat (Ph.), op cit.

370.

Edgar (M.), La vie de la vie Édit. Seuil d'édition 1980

371.

Sinaceur (M.A.), Penser avec Aristote, op cit., p : 155 et suiv.

372.

Ibid.

373.

Ibid.

374.

Aristote, Leçons de physiqu e, op cit.

375.

Verset coranique repris par Averroès, in Discours décisif , op cit.

376.

Pour la distinction du sens de ces deux biologies, voir, Jacob (F) La logique du vivant, Edit Gallimard 1970 p : 14 & 15.

377.

Voir à ce propos son article in : Penser avec Aristote , op cit. p : 529 et suiv.

378.

Averroès, Discours décisif , op cit.

379.

Ibid.

380.

BerKeley (G.) Principes de la connaissance humaine, trad. de Marilène Philipps (modifiée). Reprise du premier paragraphe du texte qui nous a été destiné au concours national de l'agrégation en philosophie année 1996 – 1997.

381.

Voir l'explication et la raison de ce rapport in Penser avec Aistote , op cit, surtout l'article de E. Butterworth.

382.

Voir le travail de Charles Emile Butterworth, in Penser avec Aristote, op cit., pp : 701 à 724, ainsi que son travail collectif in Averroès TalKhis Kitab Al jadal, en collaboration avec Ahmed Abdel Majid Haridi, Le Caire GEBO 1979.

383.

Platon Gorgias , op cit.

384.

Aristote, Leçons de Physique, op cit.

385.

La fierté est une valeur morale connue et recherchée chez certains poètes et traditionnistes arabes. A titre de rappel seulement filons cet parabole rendue célèbre par certains poètes qui disait : “ Al afou inda almaKdourati min chahamati al arabes). C’est-à-dire : “ La grâce à l'échéance est la virilité des arabes ”.

386.

(Voir les vers poétiques où des prénoms pour chiens furent avancés).

387.

Ce vers poétique est celui d'Ali ben Aljahm. C'est un poète qui a vécu à l'époque du règne des Abbâssides. Il a dit ce poème pour glorifier et faire des louages au Calife AlmoutaoiKil. Il a vécu entre le VIII et le IX siècle de l'ère chrétienne. Voir la version arabe de son recueil poétique, revue et corrigée par Khalil Mourdim BiK, deuxième édition du comité du patrimoine arabe Beyrouth p: 117.

388.

Reboul (O.), Nietzsche critique de Kant , Paris P .U .F 1974.

389.

Le poète emploie ici des métaphores incarnant la grandeur et l'extension du pouvoir physique de la pensée travaillante au service de la mise en forme des progrès de civilisation. Cela n'est pas un hasard, car l'histoire de la pensée dite "paganiste" témoigne bien de l'ouverture sur la pensée grecque qui fut aux yeux de Nietzsche la traduction a la fois du rêve et de l'ivresse de l'homme grec créateur des plus hautes formes artistiques. Ce poète a probablement été inspiré par les travaux des penseurs grecs. Car l'époque dont il a vécu en est un exemple probant. Dans la perspective de la transposition didactique du sens on voit bien que l'art poétique est un exemple privilégié pour la mise en forme des plus hautes formes de l'esprit créateur. La poutre, l'alignement peuvent en effet témoigner de plusieurs aspects de la créativité. Il y d'abord la maîtrise de l'univers physique, une maîtrise qui se traduit par le geste du "se jeter à travers champs" comme le diront Nietzsche et Claude Bernard plus tard. Si la poutre doit être posée d'une manière droite, alors cela explique fort bien que l'homme de l'époque était capable de poser des notions de mesure qui trouvent leur fondement dans la démesure : dans l'acte du vivre dangereusement tout en se jetant à travers les champs des forêts à la recherche du bon bois que le menuisier doit travailler pour en sortir des formes alignées, posées dans la droiture tout en traduisant l'acte de la liberté. Cet acte ne doit pas être compris sous forme d'une donnée fortuite, il doit au contraire être compris en terme de donation du temps de la liberté à propos duquel nous avons déjà laissé entendre qu'il ne peut se réaliser que dans le risque gratuit et le vivre dangereusement. L'artiste qui travaille le bois, qui maîtrise les formes apparentes tout en les transformant, en les repensant, et en les rematérialisant est un artiste créateur de formes nouvelles. Un artiste qui témoigne aussi de sa capacité à se donner le temps pour mettre en forme des pouvoirs cognitifs et physiques. Au sujet de cet art, Heidegger a été très sensible. Dans un article intitulé : enseigner et penser, Daniel Payot tente de comprendre le passage : "un apprenti menuisier ....qui lui enseigne chose pareille" que Heidegger avance à la page 88 de l'édition française de son ouvrage qu'appelle-t-on penser ? .Pour Daniel Payot l'enjeu de ce passage repose sur une distinction entre l'authenticité du travail et l'habileté, le savoir-faire et la maîtrise. Si l'on s'astreint à donner un premier sens apparent au passage de Heidegger, alors on peut laisser penser avec Daniel Payot que “ La vérité du travail est suggérée par le modèle de l'artisanat, par une sorte d'idéalisation de l'artisanat qui pourrait être décrite comme délié de toute effectivité économique ou commerciale, de toute réalité marchande, pur de tout calcul et de toute intention lucrative ”. La question qui reste posée est de savoir si le travail de la main et celui de la pensée sont complémentaires ou contradictoires. Aux yeux de ce commentateur, le travail de la main doit être compris sous une autre forme qui n'est pas simplement celle de l'action, de la mise en forme d'espaces factices. Il est aussi une relation de parole, car la main peut aussi montrer, faire un geste bref poser un langage. Ce poète arabe n'avait pas manqué la mise en forme d'une “ situation idéale de parole ”, qui se dissimule à travers le travail artisanal des travailleurs aux quels le Calife ordonna la mise en forme d'oeuvres d'arts incarnant l'alignement et la grandeur. Ce travail présuppose en effet une relation idéale de parole (travail de groupe), mais aussi du génie spéculatif et imaginatif. Chose qui nous montre fort bien que les grandes conceptions scientifiques et philosophiques étaient amoncelées dans des pratiques poétiques dont témoignaient déjà le souK OuKad. Cette même conception du rapport entre poésie et progrès est largement analysée dans le commentaire du passage de Heidegger, repris par Daniel Payot. Voir article enseigner et penser in Éducation et philosophie op cit. p : 159 à 169.

390.

Dupuy (J) Politique de Nietzsche. Paris Armand Colin p: 11. Repris par IPANDI (J.CL) , in La philosophie politique de Nietzsche : Thèse de troisième cycle sous la direction de Bernard Bourgeois, soutenue à la faculté de philosophie de l'Université Jean Moulin Lyon III. Année Universitaire : 1983 1984 p : 9)

391.

Citation de Nietzsche reprise par Olivier Reboul in, Nietzsche critique de Kant op cit., p : 81.

392.

Guéry (F.), La société industrielle et ses ennemis, op cit.

393.

Libéra (A.), Averroès Discours décisif, op cit. Nous pouvons ajouter et ce pour revenir sur la construction de l'analogie en tant que ressemblance des rapports entre les chameaux dans leurs liens avec la nature physique qu'est le désert, et les hommes du génie dans leurs liens avec la nature humaine, que les chameaux sont à l'étendu du désert (nature physique), ce que les hommes du génie sont à l'extension du pouvoir cognitif (nature humaine). Dans les deux cas la ressemblance des rapports est fondée sur l'extension, sur l'étendu des deux natures. Par conséquent, la nature peut nous donner des modèles de vie cognitifs et éthiques. Cependant, de même les chameaux résistent en se préservant (selon leur nature) des maux et des contraintes qu'impose le désert, de même les hommes du génie se préservent tout en s'ouvrant d'une manière permanente à l'acquisition des savoirs et des connaissances. De ce fait, le désert de l'ignorance est analogue au désert de la nature sensible.

394.

Ibid.

395.

Barthes (R.), Sade, Fourier, Loyola . Edit, Seuil. 1970.

396.

Fumaroli (M.), Le poète et le Roi , Jean de La Fontaine en son siècle . Edit. de Fallois Paris 1997 pp. : 41 à 327.

397.

La Fontaine, Fables , I, 10.

398.

Cette reprise de la citation nietzschéenne, quant à la conception de liberté, est avancée par IPANDI Jean Claude, in La philosophie politique de Nietzsche. , op cit.

399.

Cet ouvrage est d'une importance historique capitale. Il nous a permis de comprendre la perspective politique de la transposition didactique que véhicule l'art poétique. Celle-ci n'est rien d'autre que la mise en mouvement et en forme des différents énoncés qui dénoncent l'extension du pouvoir de la misère et de l'ignorance.

400.

Fumaroli (M.), op cit.

401.

Ibid.

402.

Ibid.

403.

Ibid.

404.

Voir à ce sujet les ouvrages :

1 : Le Théâtre et la Révolution, la lutte de classes au théâtre en 1789 et en 1793 Paris. Union générale d'éditions 1973 Notes : En appendice par Marie-Joseph Chénier, par Pierre Sylvain Maréchal. Auteur principal : Hamiche, Daniel Co-auteurs : Chénier, Marie-Joseph Maréchal, Sylvain.

2 : Correspondance du consul Louis Chénier, 1767-1782 Paris 1970. Edit. Bibliothèque générale de l'École des hautes études en sciences sociale.

405.

Fumaroli (M.) , op cit.

406.

Libéra( A.) Averroès Discours décisif, op cit.

407.

Ibid.

408.

Ibid.

409.

Ibid.

410.

Ibid.

411.

(Nous traduisons ici une tradition prophétique qui incite l'homme à ne pas oublier son existence, sa jouissance de la vie. Cette tradition est aussi rapportée par certains poètes qui disait :

Imâl lidouniaKa Ka anaKa taichou abadan // oi imâl liâKhiratiKa KaânaKa tamotou Khadan.

412.

Vers poétique que nous proposons de traduire par :

Sers ta vie mondaine comme si tu vivra éternellement,

Et sers ton eschatologie comme si tu mourras demain.

Averroès Discours décisif, op cit.

413.

Ibid.

414.

Aristote, Topiques, op cit.

415.

Voir Charles Butterworth, in Penser avec Aristote , op cit.

416.

Chevallard (Y.), La transposition didactique, du savoir savant au savoir enseigné , Edit. La pensée sauvage, 1991. La formulation du titre de cet ouvrage correspond à un souci qui a animé l'esprit de l'auteur et de son équipe depuis 1980, date à laquelle l'auteur a formulé clairement la teneur conceptuelle de ce concept. Depuis, les rééditions n'ont pas cessé de se produire tout en gardant l'origine de ce concept en tant que tâche, en produisant d'autres contenus liés à sa formation originelle, sans pour autant en altérer le sens.

417.

Voir les écrits d'Anouar AbdelamaleK, de Ruchdi Rached, et de Hassan Hanafi, ainsi que leur rapport avec le sens de la transposition didactique défini en terme d'activité d'émouvoir, etc..

418.

C'est la position de Mohamed Abid Aljabiri, in , " Nahnou oi tourath", ( Nous et le patrimoine ), Notre traduction du texte arabe.

419.

Reprise de Nietzsche par Ducat (Ph), in Nietzsche Sur Démocrite, Fragments inédits , op cit.

420.

Heidegger (M) Qu’est-ce qu'une chose ? , op cit.

421.

Averroès, Discours décisif, op cit.

422.

Hegel, repris par Bourgeois (B.), in la philosophie politique de Hegel , op cit.

423.

Meirieu (Ph.), Apprendre...oui, mais comment , op cit.

424.

Averroès, Discours décisif, op cit.

425.

Aristote, op cit.

426.

Ibid.

427.

Barthes (R.), op cit.

428.

Averroès, Discours décisif , op cit.

429.

Voir l'art poétique de Boileau, analysé et commenté par Ernest Cassirer, in : La philosophie des Lumières . Edit. Fayard 1966 p : 284.

430.

Libéra(A.) Averroès Discours décisif , op cit.