2.2. La transposition didactique entre le paradigme nomothétique et le paradigme herméneutique.

Qu’est-ce qu'un paradigme ? La réponse à cette question sera élucidée et approfondie davantage lorsqu'on traitera de la transposition didactique des processus supérieurs de la personnalité. A travers cette étude, on rencontrera des similitudes, des ressemblances et des différences entre le texte didactique et le texte scientifique traitant d'une même notion. C'est à partir de là que la notion du paradigme se manifestera en pratique. Elle traduira le problème des trames conceptuelles. Mais on peut dors es déjà définir le paradigme comme étant un stocK d'unités, de catégories sémantiques philosophiques ou autres, ayant une relation de cause à effet de telle sorte à ce que l'usage d'une unité dans une phrase ou dans une proposition, n'altère pas (plus ou moins) le sens, noyau paradigmatique organisateur du sens global de la phrase. Pour vulgariser ce propos, nous empruntons la relation de similitude que Thomas Kuhn évoque entre les canards et les oies 457 . En tout cas, le sens du mot : paradigme varie d'un contexte à l'autre. Même Thomas Kuhn en a donné plus de vingt sens.

Notre but n'est pas de mentionner ici tous ces sens, mais de retenir certains qui nous sauront utiles pour comprendre la relation entre un texte dit : scientifique et un autre dit : didactique qui s'astreint à s'adresser à un public qui est encore en phase d'apprentissage et de formation.

Dans le domaine de la recherche en didactique, le paradigme se traduit, (et à en croire Kuhn) au niveau de la relation entre ceux qui veulent rester fidèle à la tradition : “ ‘théoriciens d'abord et praticien ensuite ’”, et ceux qui tentent d'innover tout en prônant le contraire : “ ‘praticiens avant toute théorisation’ ”. Ces deux tendances trouvent leur analyse dans l'ouvrage intitulé : La Tension essentielle, tradition et changement dans les sciences, là où Kuhn expose des tendances qui posent le problème de la transposition didactique entre le dire et le faire, tendances qui sont rejetées par Ph. Meirieu, qui pense que ce problème est en soi un faux problème. C'est à partir de ce rejet, qu'il incite à sortir de ce dilemme épistémologique en disant : “ ‘(...) Il faudrait enfin qu'on arrive à sortir de cette méthode qui consiste à penser toujours sur le mode de la variation en sens inverse, à dire que plus je m'intéresse à l'élève moins je m'intéresse au savoir, ou plus je m'intéresse au savoir, moins je m'intéresse à l'élève’ ” 458 . Cette prise de position incarne des problèmes épistémologiques que nous tenons à relever. En effet, elle pose le problème du sens du paradigme herméneutique de la recherche en didactique. A vrai dire en transposition didactique, le passage de la conséquence, de la rigueur, de la clarté discursive, de l'ésotérisme de la pensée (qui sont des caractéristiques spécifiques à la tradition didactique), à la simplification, à la vulgarisation, à l'ésotérisme et à la clarté esthétique (qui sont l'aspiration de l'innovation en pédagogie), doivent être étudiés, poursuivis par la suite de la maîtrise des techniques de la transposition des savoirs. Ces techniques ne sont rien d'autre que celles de la science de la vulgarisation. Cette dernière se distingue de ce qu'on peut appeler la vulgarisation scientifique. Elle est la science des classifications, de la taxonomisation des savoirs et des connaissances. Cette science est nommée purement et simplement : la transposition didactique.

A vrai dire, il existe une distinction à chercher et à établir entre le transfert des savoirs et leurs transpositions didactiques. Pour relever cette distinction, la seule méthode est de définir ce que c'est qu'enseigner, ce que c'est que l'Ecole. C'est à partir d'une définition que leur assigne J. C. Milner que l'on peut relever les paradigmes nomothétique, herméneutique et pragmatique de la recherche en didactique. A partir de l'analyse et de l'explication du texte qui va suivre, on peut distinguer la vulgarisation scientifique de la transposition didactique. En effet, la tâche de la première, est de mettre en oeuvre une École à ciel ouvert, alors que celle de la seconde est de maintenir l'École et la formation en tant qu'institutions achevées, c’est-à-dire, non ouvertes sur la vie. Le texte de J.C.Milner dont il est question ici commence par :

‘“ Il y a de l'École dans quelques sociétés, et particulièrement dans la notre. voilà une proposition certaine ; encore faut-il établir ce qu'elle signifie. Dire que l'École existe, c'est au vrai, dire ceci : dans une société il existe des savoirs et ces derniers sont transmis par un corps spécialisé dans un lieu spécialisé. Parler d'école, c'est parler de quatre choses : des savoirs, des savoirs transmissibles, des spécialistes chargés de transmettre des savoirs, d'une institution reconnue ayant pour fonction de mettre en présence, d'une manière réglée, les spécialistes qui transmettent et les sujets à qui l'on transmet.
Chacune de ces quatre choses est nécessaire, en sorte que c'est nier l'existence de l'École que de nier l'une d'entre elle; de même c'est vouloir la disparition de l'École que de vouloir pour quelques raisons que ce soit, bonne ou mauvaise, la cessation de l'une ou de l'autre. Soit donc des propos qui disent qu'il n'y a pas de savoirs, ou bien, que les savoirs ne sont pas transmissibles, ou bien que la transmission des savoirs ne saurait s'accomplir dans une institution, il faut avoir conscience, que ceux qui les tiennent – fusent -ils eux mêmes chargés d'un enseignement – portent contre l'École : il peuvent avoir leurs raisons, peut être même ont-ils raison; en tout état de cause, il faut être claire sur ce qu'ils font et disent
(....)
Quatre choses lui sont nécessaires; elles lui sont aussi suffisantes : dire qu'il y a de l'Ecole, c'est dire tout ce qui a été dit, mais rien de plus. Ainsi ce n'est pas dire que tout les savoirs sont transmissibles, ce n'est même pas dire que tout les savoirs transmissibles sont ou doivent être transmis par l'Ecole; ce n'est pas dire que les spécialistes chargés de transmettre savent tout ce qu'il y a à savoir en général ni tout ce qu'il y a à savoir du savoir qu'ils transmettent. Sans doute, on peut toujours ajouter d'autres déterminations aux quatre déterminations essentielles. Par exemple, on peut souhaiter que l'École rende heureux, qu'elle contribue à la bonne santé physique et morale, qu'elle permette un usage rationnel du téléphone ou de la télévision, etc. Il n'y arien à redire à cela, pourvu qu'on se souvienne qu'il s'agit de fins secondes et surajoutées, de bénéfices additionnels : vouloir en faire, des fins principales et des bénéfices majeurs, c'est en réalité renoncer aux, déterminations essentielles. C'est donc vouloir la fin de l'Ecole.
Les quatre nécessités mentionnées sont de nature manifestement formelle. Il ne saurait être question de s'en tenir là. En réalité, toute décision concernant l'Ecole, pour peu qu'elle n'en cherche pas l'abolition ou la décontraction, consiste à donner un contenu substantiel aux quatre nécessités formelles. Il s'agit donc toujours premièrement de nommer et de définir les savoirs qu'on voudrait voir transmis; secondement de régler les formes institutionnelles et spécialisées de la transmission. La première décision implique des choix de conjonctures, qui sont certainement économiques et sociaux, mais aussi politiques : toutes société ne fera pas les mêmes choix, suivant le rapport qu'elle entretient à la science et à la technique, suivant qu'elle dispose ou non d'un état, d'une Nation, d'une histoire. La seconde décision est en effet celle de la pédagogie, conçue non comme une fin, mais comme un pur moyen de transmission : elle n'a souvent que peu de chose à faire avec la pédagogie usuelle et vulgarisée. ” 459

Ce texte, bien qu'il soit long, son commentaire et son explication nous ont été utiles pour comprendre le sens de la transposition didactique soumise aux paradigmes nomothétique, herméneutique et pragmatique. Même si à aucun moment le mot : “ transposition ”, ne figure dans ce texte, il n'empêche qu'il est renvoyé au profit – du sens du mot “ transmission ”, qui occupe un taux de figuratif bien élevé puisqu'il est cité plus de treize fois et plus de cinq fois de suite dans un même chapitre. Cette répétition n'est pas gratuite, ni même fortuite. Elle veut simplement en tant qu'argument renforcer l'idée du rôle de l'École et de la formation qui (à en croire cet auteur), doivent s'occuper uniquement de la transmission et non pas de la transposition. C'est à partir de là que ce texte laisse en tout cas intégrer l'auteur dans le patronage des maîtres à penser de la transmission pédagogique et non pas de la transposition didactique. C'est un texte qui traduit plusieurs problèmes propres à l'éducation. Parmi ceux qui sont en relation avec notre problématique de l'ouverture et de l'achèvement en transposition didactique et éducative, on doit retenir la définition qu'il assigne à l'Ecole. Dans sa définition, il y a de la part de cet auteur, une confusion des paradigmes nomothétique, herméneutique et pragmatique.

Du point de vue argumentatif et rhétorique la définition qu'il donne de l'École (en tant qu'institution de la transmission des savoirs), nous intéresse en priorité. D'abord, bien qu'il soit un texte qui se veut dépourvu de toute amplification, sombre, obéissant à une clarté esthétique, sans métaphore, sans hyperbole, se voulant au contraire objectif, sombre, et recourant autant que possible au langage ordinaire des sciences humaines, il n'empêche malgré tout cela, que cette absence apparente de rhétorique est en elle-même profondément et purement rhétorique. Pour démontrer cela, tenons donc à le relier aux paradigmes de la recherche en didactique et en éducation, que nous venons de mentionner.

Dans ce texte, l'intérêt est porté sur une argumentation typique qui fait partie intégrante d'une autre argumentation que Ch. Perelman appelle : “ argumentation quasi-logique ” 460 dont l'argument (dominant ce texte de son début jusqu'à sa fin) est celui de la définition. Cet argument est un cas d'identité. Il prétend établir une identité entre le défini et le définissant, si bien qu'on n'a le droit de substituer l'un à l'autre dans le discours. En effet, à travers le discours de ce texte, on assiste à une substitution de l'École proprement dite à une autre définition à savoir “ l'École à ciel ouvert ”, l'École sociétale, dont le sens est ici latent. Pour comprendre le sens de cette définition, on doit d'abord retenir d'autres types de définitions du Traité de l'argumentation de Ch. Perelman et L.O.Tyteca. Si l'on en croit ces deux auteurs, ces définitions (en tant qu'arguments) sont de quatre types. Elles s'annoncent comme suivant :

  1. la définition normative : On peut aussi l'appeler nominale. Elle repose sur le fait d'imposer dans un discours l'usage d'un mot. C'est une définition à caractère purement conventionnel. Cette convention “ peut en tout état de cause résulter d'un engagement individuel, d'un ordre destiné à d'autre, d'une règle dont on croit qu'elle devrait être suivie par tout le monde ” Ibid.. Le tout est de s'y tenir une fois admise.
  2. la définition descriptive : Elle est nommée réelle. Elle prétend déterminer l'usage d'un terme, d'un mot, ou d'une proposition. Parmi ses caractéristiques, la vérité ou la fausseté. “ Elle indique le sens accordé à un mot dans un certain milieu à un certain moment ” Ibid.. Elle procède à ce que G. Bachelard nomme : une critique de la provenance du concept.
  3. la définition de condensation : Elle indique les éléments essentielles de la définition descriptive, tout en s'intéressant aux modèles, aux recherches réussies et non réussies. Elle est plus synthétique qu'explicative.
  4. la définition complexe : Elle combine les précédentes et ce lorsque le discours se heurte à l'indéfinissable. C'est une définition très fréquente en sciences du comportement, où les facteurs déterminants d'une conduite sont incommensurables. A titre d'exemple, la définition des mots : “ Adulte ”, “ Adultère ” ou bien celle du bon ou mauvais élève etc.

Revenons en maintenant à notre texte, qui tente de donner une définition de l'acte de transmettre et de transférer des savoirs via l'ouverture aux choses du monde les mieux réparties et les mieux organisées. Pour atteindre ce but, Milner trace une technique. Il part de le définition de l'École en donnant plusieurs définitions. Cela prouve en fait que le concept de la transposition didactique est en soi un concept polysémique.

La définition sous jasante du premier paragraphe, est une définition qu'on peut qualifier de normative. Elle s'exprime à travers une argumentation quasi-logique et par l'emploi d'une méthode déductive issue de l'argumentation aristotélicienne qu'est l'enthymème (enthyméma). Cette dernière argumentation, est un syllogisme dialectique dont les prémisses ne sont pas évidentes mais simplement vraisemblables. En effet, à nous maintenir au premier paragraphe, cette argumentation peut se construire de la manière suivante :

Toutes les sociétés sont une école des savoirs. A l'École il y a des savoirs, donc l'École des savoirs c'est bien la société.

Cette définition normative, enthymèmique traduisant un syllogisme dialectique mou n'est pas évidente. Elle est une simple proposition qui n'est pas nécessaire comme l'est le cas par exemple d'un théorème. C'est une définition qui n'est pas arbitraire non plus ; elle est une proposition qui est simplement vraisemblable. C’est-à-dire, qu'elle se vérifie le plus souvent et qu'elle est donc hautement probable. Ainsi, apprendre dans la vie, est hautement probable. Cette affirmation se dégage de l'argumentation de la comparaison et de l'analogie expérimentale, que l'auteur emploie pour dire que la nature peut nous donner des modèles de vie. Cette proposition trouve son sens chez un philosophe que nous avons déjà cité à savoir Nietzsche qui disait : “ Apprenons de la fleur (ou de la plante), ce que c'est que s'épanouir ”.

Dans le premier paragraphe de ce texte de J. C. Milner, on assiste non seulement à une définition normative de l'Ecole, mais aussi à ce qu'elle devrait être. C'est-à-dire un ensemble de rapports indissociables entre institutions diverses, qui contribuent (chacune à sa manière) à mettre en forme le sens de l'École comme étant un lieu de transmission des savoirs. De cette vision surgit un sens tout à fait nouveau pour le concept de la transposition didactique. Définie en terme de transfert et de transmission du savoir, la transposition didactique incarne un procédé que l'on peut désigner normativement : en terme de relation avec d'autres institutions. Si l'on en croît l'auteur, il serait d'une sagesse importante de ne plus parler (à l'instar de Jean Houssaye pour définir l'Ecole) de triangle pédagogique, mais de parler au contraire du quadruple pédagogique. Il y a dans ce constat un favorable argument du dépassement qui consiste à décrire la transposition didactique en terme d'ouverture sur d'autres institutions. Voilà la raison pour laquelle une nouvelle définition descriptive à caractère d'institutionnalisation des savoirs, désormais s'impose. Il y a donc (si l'on en croît Milner) quatre institutions qui se partagent respectivement la définition de l'Ecole, des institutions qu'on pourrait mentionner comme suivant :

Le texte de Milner, (un texte qui nous aide à comprendre ce que signifie l'Ecole), nous donne aussi l'occasion de contre argumenter. Car le fait de classer les arguments dans un texte, est en soi une occasion pour contre argumenter. Les rapports entre ces institutions (dont nous venons d'exposer le classement) est un rapport régit par une même loi phénoménale à savoir l'acte de transmettre. Cela nous permet de penser que l'École et l'apprentissage doivent être réduit à la transmission, puisque la fréquence du taux de figuratif du verbe transmettre est plus élevée dans ce même texte de Milner. Car ce verbe est cité plus de dix sept fois dans tout le texte. C'est d'ailleurs dans le premier paragraphe qu'il est cité le plus, ce qui explique que la priorité doit être donnée à l'acte de transmettre et non à celui de transposer : à la vulgarisation scientifique et non pas à la science de la vulgarisation. Ce taux de figuratif n'est pas fortuit, il incarne l'argument de la répétition. Avant que celle-ci devienne un argument dans le champs pédagogique pour renforcer l'apprentissage, elle fût, dans le domaine de la linguistique et de la rhétorique, une figure de la construction du discours. Cette figure ou cet argument, prend un sens particulier chez O. Reboul. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘Elle (la répétition) marque l'addition de signifiants, elle reproduit le même signifié avec des signifiants différents. Elle reproduit les mêmes signifiants avec le même sens. ’” 463

Mais son importance d'après Perelman, est argumentative. C'est ainsi que celui-ci souligne : “ ‘Elle (la répétition) n'est importante qu'en argumentation, non en démonstration’ ” 464 . Cependant, il est important de se poser (avec Perelman) la question du pourquoi ? La réponse devient claire lorsqu'on voit de près le sens qu'en donne Perelman lui-même. A le lire sur ce point, on s'aperçoit que la répétition du point de vue pédagogique n'a aucun sens. Car pour pouvoir répéter à quelqu'un quelque chose il va falloir au préalable instaurer une sorte de délibération avec lui, une sorte d'accord. D'où la formulation de Perelman, l'auditoire comme construction de l'orateur 465 .

L'action qui repose sur la répétition permet (du point de vue argumentatif) la clarté discursive. En effet, l'exemple d'une discussion où l'on pousse l'autre à adhérer à nos conceptions malgré lui, en est un modèle. Autrement dit, le fait de répéter, présuppose (du point de vue de l'argumentation) une reconnaissance de l'autre en tant qu'autre, en tant que différent. Pour mieux aboutir à cette reconnaissance de la différence, on doit agir sur la fonction phatique du discours pour forcer cet même autre à se souvenir d'une promesse qu'on lui a faite dans le passé, ou encore de son propre passé proche ou lointain. Il y a donc du point de vue argumentatif lors de la répétition, une humanisation de la connaissance. Par contre ce qui se manifeste dans ce texte du point de vue rhétorique, est que la répétition a une autre fonction qui porte sur la clarté esthétique. On voit manifester à travers les paragraphes de ce texte (qui a pour tâche de définir l'École en tant qu'institution ouverte sur le déjà-là), une amplification, une beauté stylistique. A partir de là, on peut désormais qualifier ce discours d'épidictique. Il a tendance à faire l'éloge devant un grand public. Il s'adresse à tous ceux qui cherchent le sens de l'Ecole. Plusieurs spécialistes de l'éducation et de l'enseignement se posent en effet le problème de la définition de l'Ecole, de l'enseignement et de la formation. Ce texte se veut une réponse aux questions, qu’est-ce que l'École ? qu’est-ce que l'acte d'enseigner ? Il part d'une définition normative (deuxième paragraphe), pour arriver ensuite à une autre qui est descriptive. Bien qu'il soit une description des traits spécifiques de l'institution scolaire, il n'empêche qu'il reste fidèle à la prescription de sa vision normative. Pour cet auteur, l'École n'est rien d'autre que “ Ce qui a été dit, rien de plus ”. Cette formulation qui incarne l'argument pragmatique, a pour but de marquer l'absolu-définition de la chose de l'Ecole. Quoiqu'il en soi, cette ouverture sur le déjà-là, sur la vie des choses, veut mettre en place une didactique de l'immanence, qui trouve son sens dans la réduction de l'enseignement à l'unique acte de transmettre : à la diffusion des savoirs. De ce point de vue, le texte incite plus à la vulgarisation scientifique qu'à la transposition didactique.

Le problème épistémologique, qu'on peut relever dans cette perspective analytique, est celui du rapport entre l'affirmation et l'infirmation des propositions. A relire le texte à plusieurs reprises, on s'aperçoit que ce qu'il tente de définir, à savoir l'Ecole, repose sur l'infirmation plus que sur l'affirmation de celle-ci. On peut poser à l'auteur de ce texte une question du droit. De quel droit l'École est-elle simplement réduite au simple acte de transmettre ? Est ce que la transposition didactique n'est rien d'autre que la transmission et le transfert des savoirs ? Que peut-on dire alors des explications portant sur le paradigme de la signification qui s'interroge sur les relations des mots, des propositions au niveau de leur organisation paradigmatique ? Le sens de ces relations en effet trouve son fondement dans le travail de la pensée réflexive, et non pas dans celui de l'action. Le travail de relation d'homme à homme est aussi riche dans son apport empirique, dans sa médiation portant sur l'axe syntagmatique. Ce travail attache une importance aux catégories de paroles qui "rompent", qui se dégagent de la bouche des auditoires-apprenants. Bien qu'il soit ainsi, ce travail ne peut pas être un aspect déterminant du sens de la transposition didactique qui organise et qui classe les propositions. Car après tout, même si celles-ci incarnent des cris, il n'empêche que dans la plupart des cas on ne peut pas dire tout ce que l'on exprime, tout ce que l'on ressent, bref on ne peut pas dire ce qu'on veut comme on le veut. Voilà la raison pour laquelle les propositions de l'axe syntagmatique ne trouvent pas leurs sens dans une action explicative des significations. Car les comportements, les gestes, les sons et les cris sont des choses qu'on ne peut pas toujours transmettre, que l'on ne peut pas toujours programmer sous l'axe paradigmatique. L'École véritable, digne de ce nom, est celle qui réalise la continuité entre les catégories de parole (les syntagmes, les cris les sonorités) et les catégories de langues (les paradigmes, les manières de construire et d'exprimer le sens).

Mais à l'Ecole, à l'Université on ne transmet pas seulement, car si c'était le cas, on tomberait par là-même dans l'opinion admise qui consiste à penser les apprenants, élèves et étudiants comme de simples consommateurs de savoirs. Or l'Ecole, l'Université ne peuvent être réduites à un simple acte qui tente de rendre service au système ou à l'ordre établi. Le fait d'agir à l'École ou à l'Université, n'est pas simplement une action soumise au système, elle est aussi une action asymétrique. La pratique didactique est un art qui se retourne contre l'ordre établi, qu'elle peut venir parfois en aide à celui-ci.

La transposition didactique des savoirs n'est en aucun cas analogue à leur transmission, car si l'on en croît J. A. Coménius, l'apprentissage à l'École dépasse celui de la vie. Dans la première il y a intervention de la notion d'ordre qui obéit à deux critères que Coménius a tracé en disant :

  1. “ l'ordre en tout, est le fondement de la réforme scolaire.
  2. l'ordre scolaire doit être emprunté à la nature et être tel qu'aucun obstacle ne puisse l'entraver ” Coménius (J.A.) La grande didactique, op cit., voir aussi Recueil d'extraits de l'oeuvrepédagogique de J. A KomensKy, traduit par Milos Sova Préface par le Prof. Dr Ivan A. Poldauf Prague 1964..

Ces deux formulations veulent mettre l'accent sur la nécessité du rapport ambivalent entre transmission et transposition, entre vulgarisation scientifique et transposition didactique. L'écart entre les deux techniques surgit du contenu de la première formulation qui représente le chapitre XIII d'un travail de Coménius ; quant au sens du rapprochement, il ressort de la seconde formulation qui surgit du chapitre XIV de sa grande didactique. 467 . S'agissant du sens du dépassement, Coménius pense que : “ L'art d'enseigner ne requiert rien d'autre qu'une bonne répartition du temps et des matières faites selon les règles de l'art. ” 468 Cela signifie enfin de compte que la pédagogie, l'éducation et la didactique doivent se plier à la tradition artistique, là où l'acte de créer repose à la fois sur l'imitation, l'inspiration et la combinatoire. Le seul moyen de distinguer les actes de créer, des actes de la fiction serait l'étude des règles de l'art. C’est-à-dire tout simplement l'étude des techniques de taxonomisation des actions artistiques. Cette étude ne peut être le fruit d'un hasard, mais la conséquence d'une formation, d'un enseignement nécessaire qui trouve son fondement aussi bien dans la réflexion que dans une relation humaine, dans un enseignement d'homme à homme. Car la pensée hérite de la pensée, comme elle hérite du signe et jamais le signe n'hérite du signe.

Quant au rapprochement (entre transmission et transposition, entre vulgarisation scientifique et transposition didactique), Coménius n'hésite pas de mettre en valeur les effets de la nature sensible qui pourrait nous aider, à transmettre et à enseigner tous, dans l'ordre qu'elle véhicule d'elle même. A partir de là, la légitimation de la vulgarisation scientifique s'impose. En effet, lorsque Coménius consacre un chapitre tout entier à la notion d'ordre scolaire, il affirme que l'ordre “ ‘doit être emprunté à la nature tel qu'aucun obstacle ne puisse l'entraver’ ” 469 . Et il ajoute aussitôt, “ ‘Que si la chose se produise de telle ou telle façon, c'est à l'art qu'en revient le mérite, mais qu'elle se produise, c'est à la nature qu'on le doit ’” 470 .

Cette référence à la nature comme étant une constante à nous donner des modèles aussi bien de vie que d'enseignement, fait revivre le vieux mythe romantique de l'imitation et non celui de l'inspiration de la nature propre. Cette imitation trouve son écho dans la philosophie de Cicéron que Coménius n'a pas tardé à citer en lui rendant hommage en disant : ‘“ l'ordre, qui doit être, selon nos voeux, la règle universelle et parfaite pour tout enseigner et tout apprendre, ne doit être cherché et ne peut être trouvé ailleurs qu'à l'École de la nature’. ” (...), Cicéron dit excellemment ‘: Si nous prenons la nature pour guide, ne nous ferons jamais fausse route. Et il ajoute : sous la conduite de la nature, dans son travail, nous serons sûrs de procéder comme elle.’ ” 471 .

En comparant 472 ces deux propos, on s'aperçoit clairement que Coménius n'est pas conséquent. En effet, on ne peut pas tirer de ses paraboles, de ses maximes une unité qui pourrait témoigner de la cohérence de ses écrits ou même d'une direction particulière de recherche. Car ses écrits sont disparates. Malgré cela, la question de l'ordre et de la programmation du temps des études n'était pas secondaire dans ses propos. Si l'on en croît les propos de Coménius, la nature est alors une preuve probante pour que l'on puisse penser l'ordre des choses, la programmation des études et des enseignements, l'homme est en effet le seul qui est apte à en assumer la responsabilité. Il est à la fois la condition et la preuve de la mise en forme de l'ordre, alors que la nature en est en réalité la simple cause.

Pour mieux traduire cela au niveau de la relation entre vulgarisation scientifique et transposition didactique, revenons en au texte de J. C. Milner qui tente de mettre en oeuvre – du moins implicitement – cette relation.

Ce texte reflète le paradigme nomothétique dont la tâche est de nommer l'École et l'enseignement. Dans cette démarche nominale, l'auteur falsifie le rapport au savoir, de la même manière qu'il décontextualise le sens de l'acte d'enseigner. Car rien ne peut être construit dans l'ouverture sur les opinions admises, que l'auteur appelle de ses voeux. Bien que Hegel ait laissé entendre que dans la nature sensible il y a du frisson du sens, il n'empêche que ce frisson n'a de sens que si l'homme est si bien formé pour en acquérir le vrai sens par excellence. Combien même des hommes vulgaires bien qu'ils rencontrent des choses au quotidien, ne peuvent pas vainement en discerner le sens, que lorsqu'ils se soumettent à la formation et à d'éducation permanentes ! Lorsque J. C. Milner maintient l'ouverture sur le “ processus social ”, cette formulation est loin d'être définie. Car tout les gens philosophent, mais ils ne sont pas pour autant des philosophes, puisque le processus social est en soi un processus complexe, qu'il ne peut être défini et compris que par l'effort de la pensée réflexive, un effort qui se construit dans l'acquisition et non pas dans celle de la réminiscence. Pour discerner le sens de cette relation, il va falloir comprendre ce qu'elle signifie. Seule, le concept de transposition didactique peut nous livrer le secret qu'elle renferme. Défini en terme de la recherche de la signification, ce concept relationnel aussi bien à l'égard des savoirs qu'à l'égard des actions des auditoires présumés apprenants, peut nous renseigner sur les mécanismes du système social, sachant que toute transposition des savoirs est une occasion pour prendre en considération le public auquel on a affaire ainsi que le langage dont lequel on s'y adresse. Cette prise de compte nécessite une programmation des apprentissages qui n'est rien d'autre que la recherche de l'herméneutique et non pas du nomothétique. Cette programmation ne peut trouver son sens que dans la circulation de l'information par la voie de la formation, c'est-à-dire par l'accroissement des Ecoles de formation.

Dans la pensée moderne, le concept de transposition didactique pose la même problématique de l'enseignement de la vertu à savoir celle de l'ouverture sur le déjà-là pour lui imposer le toujours-déjà connu, une démarche qu'on a évoqué chez les anciens.

Dans la perspective de la recherche en didactique, l'herméneutique est une technique qui s'astreint à la recherche du sens d'un concept tout en annonçant l'achèvement de celui-ci. Elle déclare que le sens du concept de la transposition didactique est lui-même achevé. C'est ainsi que G. Vergnaud souligne : “ ‘La transposition didactique, désigne le processus social par lequel les savoirs sociaux de références sont, dans le système éducatif, transformés en savoir à enseigner (premier mouvement), puis en savoir effectivement enseignés (second mouvement) ’” 473 . Que faut-il retenir de cette définition ? de l'achèvement ou de l'ouverture ? Si la réponse se joue sur l'expression : "processus social", alors que signifie t-elle ? Dire que la transposition didactique “ désigne le processus social ”, est une manière d'affirmer que celle-ci n'est rien d'autre qu'une reprise du savoir social. Cette reprise renforce l'idée de l'ouverture et laisse penser que le système éducatif fait partie intégrante du système social en général. L'affirmation renforce en effet l'idée de l'instauration d'un nouveau type d'École que certains ne cessent pas de qualifier de ciel ouvert.

L'expression, “ processus social ” est en elle-même polysémique. C'est la raison pour laquelle O. Reboul pense que dès qu'il s'agit de l'emploi d'une formulation dans le langage pédagogique, on doit avoir présent à l'esprit l'aspect rhétorique de ce langage. En effet, comme il le laisse entendre, “ ‘Le langage de l'éducation est le plus rhétorique des discours ’” 474 . Il est ainsi parce qu'il vise un public large.. Par conséquent, l'expression : “ processus social ”, intègre un sens global qui recouvre deux approches différentes.

Notes
457.

Kuhn (Th.), La Tension essentielle, tradition et changement dans les sciences , Édit. Gallimard, Paris 1990. Voir aussi son ouvrage intitulé : La structure des révolutions scientifiques ,. Edit. Flammarion 1972. La position de Thomas Kuhn quant à sa conception de la science est (dans la quasi-totalité de ses travaux) fidèle à l'idée du retour à l'histoire, et à la tradition de ceux qui ont mis en forme les savoirs scientifiques. Voilà la raison pour laquelle nous qualifions ses travaux comme étant proches de la didactique de la transcendance : une didactique qui cherche les raisons qui transcendent, qui pénètrent les faits de l'intérieur, tout en incarnant une psychologie de la recherche.

458.

Repris par Astolfi (J.P.), in La didactique des sciences , op, cit. p : 8.

459.

Milner (J.C.), De l'Ecole , Paris, 1984.

460.

Perelman et Lucie (O.T), Traité de l'argumentation , op cit.

463.

Ibid.

464.

Ibid.

465.

Ibid.

467.

Coménius, La grande didactique, op cit.

468.

Ibid.

469.

Ibid.

470.

Ibid.

471.

Ibid.

472.

En se donnant l'effort de la comparaison des connaissances et des savoirs des divers auteurs dans différentes disciplines, nous nous proposons d'emblée de nous inscrire dans une direction particulière de recherche. Cette dernière n'est rien d'autre que le début de la mise en place d'une approche méthodologique qui puisera son fondement dans ce que j'appellerai : la direction cognitive comparée. Elle est une approche qui se forcera par la suite à étudier, à analyser et à comparer les connaissances des différents auteurs ayant une même tâche cognitive surtout lorsqu’ils l’expriment différemment dans le temps et dans l'espace. Cela nous permettra enfin de compte d'avoir une ouverture d'esprit, une curiosité intellectuelle sans faille, actions qui témoigneront par la suite de notre mise en forme (dans le temps et dans l'espace) d'une pédagogie de la rencontre et du rendez-vous. Ces approches définiront la philosophie de l'éducation comme étant une action loin du soupçon, de la critique destructive, mais proche de la critique constructive et enrichissante, car on ne critique que ce qui vaut la peine.

473.

Vergnaud (G.), in Revue Éducation Permanente N° : 111 Juin 1992, op cit., p : 25.

474.

Reboul (O.), Le langage de l'Education, Edit P. U. F Paris 1984.