2.3. La transposition didactique et le paradigme pragmatique.

Dire qu'il y a pragmatisme lors du passage du savoir savant au savoir à être enseigné, revient en fait à mettre en évidence la temporalité didactique. Elle est celle que M. Vérrêt pense sous l'expression : Le Temps des Etudes. 481

Lorsqu'on pense au pragmatisme, on a l'impression qu'on est devant un courant de pensée philosophique qui prend en considération les choses du monde de l'apparence et non pas celles du monde de l'apparaître. Il prend celles-ci en considération tout en s'intéressant aux effets de leurs impressions sensibles. La transposition didactique impressionne l'esprit par le temps des leçons. Ce temps est imprévisible et durable, car on ne sait pas ce que l'apprenant devient. De plus, la recherche de l'assimilation d'une leçon n'est jamais acquise. C'est la raison pour laquelle Ph. Meirieu laisse entendre que plus on sait plus on désire savoir, et – que rien n'est donné, rien ne va de soi, tout est construit. A travers l'impression ressentie par M. Verrêt, le temps des études est défini comme étant : “ ‘La transmission d'un savoir acquis, transmission de ceux qui savent, à ceux qui ne savent pas encore, transmission de ceux qui ont appris à ceux qui apprennent.’ ” 482 . Selon M. Verrêt, il existe donc un temps pour la transposition et la transmission des notions. Il faut en effet tout d'abord comprendre le temps des études en relation avec l'espace dont il possède un lien intime. C'est à Kant que revient le mérite d'avoir démontré que le temps et l'espace sont liés par l'action humaine. Il en va de même en transposition didactique, où le lien – comme le pense M. Vérrêt – du temps de la transposition didactique ne peut se définir qu'en terme de pratiques relationnelles entre les états et les processus du système social. A l'en croire sur ce point précis, il existe deux pratiques : une pratique des savoirs et de leurs déroulements et une pratique de leurs transmissions. A la première, est lié le paradigme nomothétique à travers lequel on définit et on nomme les savoirs ; quant à la seconde, est liée le paradigme pragmatique à travers lequel on agit de telle ou de telle manière, parce que cela demeure utile et commode.

Le plus frappant dans la définition de M. Verrêt, est son argumentation quasi-logique, qui se manifeste de l'emploi du lieu commun, un lieu qui surgit d'une répétition du mot : “ transmission ” traduisant une action commune aussi bien à la vulgarisation scientifique qu'à la transposition didactique. Ainsi la transposition didactique est réduite d'après M. Vérrêt à l'art de la transmission. Cet art de transmettre (dont parle aussi J. C. Milner), fonde un autre type d'apprentissage, une autre légitimité, qui ne repose plus sur la légitimité de “ l'apprendre... Oui,...mais, comment ” ? Mais sur celle qui appréhende la faisabilité de tout apprentissage , c'est-à-dire sur “ l'apprendre..., Oui... mais ; avec qui ” ? Ce sens de la transposition didactique, qui est d'après M. Vérrêt “ un processus de transmission ”, présuppose deux activités artistiques tout à fait distincts. La première est l'art d'enseigner, quant à la seconde, elle est l'art d'inventer. Celles-ci, autorisent le procès de la transmission des savoirs. Entre l'une et l'autre il y a un temps, une distance que M. Vérrêt nomme : “ le temps des études ”. Ce temps est en soi composé de deux moments : l'art d'enseigner qui n'est pas l'art d'inventer. Au premier correspond le paradigme pragmatique, quant au second correspond le paradigme nomothétique. L'un et l'autre sont soumis au processus de la transmission à travers lequel on s'astreint à transmettre des inventions et des pratiques.

L'essentiel à retenir de la définition de M. Verrêt, est l'emploi de la formulation : “ processus de transmission ”, une expression qui témoigne de la même tâche qui occupe G. Vergnaud qui a employé l'expression : “ processus social ”. Quel relation y a-t-il donc entre processus de transmission et processus social ? La réponse à cette question va dans le sens du principe logique de la combinatoire, car en transposition didactique comme en vulgarisation scientifique, il y a plusieurs facteurs qui entrent en ligne de compte lors de chaques pratiques. La transposition didactique, dans sa recherche des sentences de la création, se définie en terme d'inspiration, alors que la vulgarisation scientifique dans sa diffusion des savoirs, procède par simple imitation. Elle se place dans une logique d'indifférence des masses, comme si celles-ci sont homogènes et universelles. Or, l'art (nous dit-on) n'est pas une simple imitation 483 . Il en va de même pour l'art d'enseigner, qui n'est pas en continuité avec les opinions admises. Il ne remplit pas la fonction d'un service fortuit.

Dire qu'en transposition didactique il y a inspiration et non pas imitation, revient enfin de compte à rappeler le procédé hégélien qui consiste à défendre le principe de la combinatoire lors de toute création artistique. Ce procédé consiste en ce que “ ‘Tout ce que nous produisons dans l'instant du maintenant provient de ce que nous tenons du cercle plus ou moins proche de nos amis et de nos propres connaissances ’” 484 . Ainsi, celui qui s'astreint à la transposition des connaissances et des savoirs, doit s'inspirer de tout ce qui médiatise l'enseignement, de tout ce qui se déroule entre les pratiques des savoirs et les pratiques de la transmission. Lorsque WincKelmann décrivait les circonstances de l'acte du penser de la culture grecque, il évoquait ce rapport affectif qu'avait le savoir avec le comportement de la société, où les belles femmes nues pensaient et échangeaient leurs idées en jouissant de la liberté et de la vie pleine. On peut se poser la question : quel rapport a le statut des femmes nues avec la connaissance et l'accroissement des savoirs ? La réponse est révélatrice de sens. En effet, cela nous ramène au statut de la "putain", un statut qui incite actuellement à la réflexion. Il est vrai que le travail de "putain" est en relation aussi bien avec le principe de l'autonomie (satisfaction ou subsistance économique), qu'avec le principe de l'hétéronomie (crises morales inquiétudes potentielles etc.). L'important est au-delà de cette description. Ce que font actuellement des "putains" l'ont déjà fait des femmes nues, qui au temps de la Grèce (que WincKelmann évoquait en leur assignant la beauté physique), n'ont pas cessé de refléter une autre beauté latente, ethico-morale et politique. Cette beauté témoigne aussi du dévoilement de la vérité et de la mise en forme du vrai loin de tout tabou et de tout obstacle. La ressemblance des rapports entre les femmes nues, le travail de la "putain", et la vulgarisation scientifique ainsi que la transposition didactique, se manifeste à travers le nudisme. Nous venons dans l'introduction de faire l'éloge de l'extension du pouvoir cognitif, de la même manière que l'extension de la nudité. Mettre à nu les savoirs, les connaissances et les principes est en soi une occasion pour le développement. C'est ce que pensait déjà Kant dans son texte : Qu’est-ce que les Lumières ? là où il pensait que la vraie liberté ne peut être acquise qu'à partir d'une mise en forme des idées du monde du noumène, dans la vie pratique, dans le monde des phénomènes. Car si ces mêmes idées sont uniquement dans l'en-soi c'est-à-dire dans le monde des noumènes, cela signifie en réalité que la liberté n'aura pas lieu et que le développement est loin d'être acquis. Le rapport avec WincKelmann et avec le nudisme est maintenant claire. Il est un rapport qui repose sur l'extension de la clarté et de l'accroissement du pouvoir du connaître. On peut même aller plus loin dans l'analyse pour exprimer clairement la ressemblance des rapports via l'analogie pour dire : la "putain" de la vulgarisation ! Cela signifie au fond, que la "putain" est au milieu (sociale, politique, économique etc.), ce que la vulgarisation scientifique est au savoir (à la connaissance, à la vérité, et à la raison etc.). Mais la question est de savoir si ce pouvoir des idées et des pratiques doit en fait prendre la forme vulgaire qu'incarne la vulgarisation scientifique, de la même manière que le comportement des femmes nues et des "putains", qui traquent les valeurs morales, qui se retournent contre l'ordre éthico-politique dans sa forme du respect des valeurs. Ou au contraire, il doit prendre l'autre forme opposée, celle de la transposition didactique qui instaure des règles et des techniques de transposition et d'enseignement en se traçant la ligne directrice qui consiste à dire que tout ce qui est honorable de connaître n'est pas toujours honorable à l'enseigner. Un propos qui traduit la visée de Paul Fraïsse qui pense que l'expérimentation ne saurait possible là où elle risquerait de blesser ou de gêner des esprits moraux. Ce constat peut se retourner contre la légitimité du principe du nudisme que nous venons d'évoquer, un principe qui pense la nécessité de la mise à nu de tous les savoirs et de toutes les connaissances, de la même manière qu'il s'exprime à travers le travail des femmes nues, car il y a bien intérêt à connaître la sexologie, mais est-il encore honorable de l'enseigner ?

La relation entre imitation et inspiration en transposition didactique est donc une relation de distance. Il y a bien des moments où la transposition didactique aussi bien que la vulgarisation scientifique se heurtent à des obstacles, à des seuils qui font que des pratiques tout à fait savantes, conséquentes, utiles, et nécessaires ne sont pas admises d'autant plus lorsqu'elles sont expérimentales. Car elles gênent les sentiments moraux de certains individus et de certains milieux. Dans cette perspective, – et comme R. Barthes l'a laissé entendre –, la combinatoire, l'inspiration risquent de devenir un vieux mythe romantique. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘Bien que toute création est nécessairement une combinatoire, la société en vertu du vieux mythe romantique de l'inspiration ne supporte pas qu'on le lui dise!’ ” 485 Comment lier cette citation à l'enseignement en tant que transposition didactique, en tant qu'inspiration et non pas en tant qu'imitation ? L'enseignant, le formateur n'imitent pas l'élève, ils refusent de le créer à leur image. Par contre, ils s'inspirent de ce qu'il sait pour lui suggérer par là-même ce qu'il doit réellement savoir. Ils s'inspirent aussi de ce que les auditoires présumés apprenants ont déjà acquis, maîtrisés, ce quelque chose est un toujours-déjà-vrai-connu. Platon en effet avait souligné dans le Ménon, que la vertu – comme étant un vrai-déjà connu – peut faire l'objet d'un enseignement.

Dans le processus de l'inspiration (transposition didactique), et dans celui de l'imitation (vulgarisation scientifique) il existe une humanisation de la connaissance et des savoirs. Or en matière d'imitation, la connaissance de la vérité des choses est altérée par une falsification. Bien qu'il ait une humanisation de la connaissance, il n'empêche que ce même procédé, qui tente d'être en continuité avec tous les auditoires présumés (sans prendre en considération leurs différences culturelles et cognitives), finit tôt ou tard par devenir une chose parmi les choses (EntKunstung). Par la suite, cette même soumission transforme les vraies connaissances en pseudo-connaissances. Le passage de l'humanisation à la déshumanisation s'opère par un effet de trompe-l'œil : action due à des observations fortuites qui se veulent représentatives de séquences dites expérimentales. Ainsi la communication devient incertaine dans une clarté esthétique, que reflètent à titre d'exemple, les images didactiques qui tentent de remplacer des discours articulés marqués par une clarté discursive, en images “ représentatives ” des contenus déjà connus. L'enseignement en tant qu'art, ne peut mettre en forme des pratiques d'art, que s'il se plie à l'inspiration, une tradition qui a animé et qui continue d'animer l'histoire de la pensée humaine.

L'inspiration romantique, décrite par R. Barthes n'est rien d'autre qu'une réinvention, rien d'autre qu'une manière de repenser les connaissances déjà acquises dans le passé sous formes fictives. Cela rejoint la visée de Nietzsche de l'attitude monumentale, pour qui le passé ne passe pas : “ ‘Ce n'est pas parce que quelque chose est passé qu'on est en droit d'entreprendre des recherches, mais parce que ce passé était meilleur que le présent et fait donc l'effet d'un modèle’ ” 486 , disait Nietzsche. Cela revient (donc dans la perspective didactique et pédagogique), à se demander si le retour au passé de l'élève peut-il être considéré comme l'effet d'un modèle ? Dans l'état actuel des choses, nul ne peut accepter l'instauration d'une “ ‘École à ciel ouvert’ ”, ouverte aussi bien sur la vie des apprenants que sur celles des enseignants. Et pourtant cette ouverture est utile pour la transposition didactique d'une vérité conventionnelle, ainsi que pour la connaissance et la maîtrise de l'erreur. Le paradigme pragmatique se révèle donc sous la forme d'une relation analogique entre deux techniques : la connaissance de l'erreur en transposition didactique et la maîtrise de la fausseté en vulgarisation scientifique. D'où l'analogie selon laquelle on peut dire que la connaissance de l'erreur est à la didactique ce que la maîtrise de la fausseté est à la vulgarisation scientifique. La ressemblance des rapports entre transposition didactique, en tant qu'art et vulgarisation scientifique, en tant qu'esthétique, est fondée d'abord sur la donation du temps. En effet, dans les deux activités on perd plus de temps que l'on en gagne. Cet enseignement est une idée de Rousseau qui a laissé entendre que le temps en éducation l’important est d’en perdre au lieu de chercher à en gagner. C'est ainsi – et comme nous l'avons déjà souligné à plusieurs reprises – que Rousseau souligne : “ ‘Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l'éducation ? Ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre’. ” 487 Ce lieu commun qui est le temps est une constante partagée aussi bien par la transposition didactique que par la vulgarisation scientifique. Si la ressemblance est une identité dans la différence, alors la transposition didactique et la vulgarisation scientifique dans leur rapport de ressemblance, sont aussi différentes. D'une part parce qu'elles s'adressent à des publics différents, et d'autre part parce qu'elles ne remplissent pas les mêmes missions. En effet, la transposition didactique reconnaît la possibilité de l'enseignement de l'erreur. Dans la géométrie non-euclidienne par exemple, on enseigne l'erreur d'Euclide tout en évoquant avec Poincaré la commodité de sa géométrie. Alors qu'en vulgarisation scientifique, on s'astreint uniquement à la transmission du vrai. Ce qui est diffèrent ! La vulgarisation scientifique s'astreint à la mise en forme des résultats scientifiques : elle ne s'interroge pas sur la méthode de leurs acquisitions. Quant à la transposition didactique, elle se donne le temps des études pour classer les recherches réussies et non réussies.

Notes
481.

Verrêt (M.), Le temps des études , Lille. 1975.

482.

Ibid.

483.

C'est à Hegel que revient le mérite d'avoir réfléchi sur le rapport de l'art à la pensée et au réel. L'art n'est pas une simple imitation du réel et du sensible. Hegel s'est en effet opposé à la mémis dans l'art.

484.

Voir Hegel Esthétique, textes choisis, par Claude Khodoss, op cit.

485.

Barthes (R), op cit.

486.

Nietzsche repris par DUCAT (Ph), et Par IPANDI (J.C), op cit.

487.

Rousseau (J . J), Emile, op cit.