2.4. La transposition didactique et la vulgarisation scientifique face à la connaissance de l'erreur et à la transmission du vrai, (une querelle inachevée).

Dire qu'il y a querelle, est en soi significatif, car si l'on se donne le temps de consulter de près quelques références qui traitent de la relation entre transposition didactique, vulgarisation scientifique d'un côté et enseignement de l'autre, on s'aperçoit que le sens de l'acte d'enseigner est en lui-même loin d'être clarifié. En effet, on ne sait pas encore ce qu'il signifie. Pour les vulgarisateurs l'enseignement doit être réduit (par le biais de l'instauration d'une “ école parallèle ” 488 ), à une “ politique de diffusion ” 489 . Dans l'optique des vulgarisateurs, la pratique de la diffusion n'est pas distincte de celle de la politique de l'enseignement. Cette logique, rend l'enseignement polysémique. Il est une action analogue à celle du physicien qui s'astreint à la rematérialisation de divers corps. Par conséquent, l'enseignement repensé en terme de vulgarisation, repose sur la reformulation des différents discours scientifiques et techniques en diverses situations (enseignement, traduction, conversations entre pairs dans les différents laboratoires).

La dynamique lexicale qui trouve son sens dans la reformulation à travers les changements des répertoires lexicaux, domine cette mise en scène des savoirs issus de la vulgarisation scientifique. D'où le problème rhétorique qui s'oppose à l'argumentation. En cette dernière, il y a en effet interaction et accord entre des sujets factices, en situation de communication, alors qu'en vulgarisation il n'y a que de la réceptivité des différentes reformulations dérivées dont le souci est l'extension du pouvoir cognitif des résultats, présentés à un grand public d'une manière sèche. L'interlocuteur à qui l'on présente par exemple des scriptes à travers des images de vulgarisation, doit croire aux résultats sans se demander les raisons de leur mises en forme. Cette action est légitimée par plusieurs raisons. D'une part, les découvertes scientifiques (nous dit-on) ne se font plus à l'Université, mais hors de celle-ci ; et d'autre part, la vulgarisation s'impose parce que les savoirs sont aliénés sous les effets de l'administration et de l'ésotérisme qui les caractérisent. Pour passer à l'exotérique et pour sensibiliser et mobiliser le grand public large, la solution est donc contre toute attente.

Le fait de transposer, de reformuler des notions authentiques, difficiles d'accès, et complexe, peut effectivement conduire à l'incompréhension ; d'où la nécessité de vulgariser en réduisant les articulations des mots à des signes scripturaux conventionnels, accessibles à tout le monde. Mais ceux qui sont en faveur de la transposition didactique, pensent le contraire. Car il y a des reformulations qui altèrent le sens, qui affirment des propositions tout en les infirmant, tout en les renvoyant à autre chose. Cette évacuation finit par une métamorphose des résultats. Dans l'optique de certains chercheurs comme J . Peytard et D. Jacobi 490 , la vulgarisation est en soi scientifique. Elle fait l'objet du domaine de la recherche scientifique. En effet, ces chercheurs proposent quelques solutions pour échapper au risque d'altération, d'infirmation des propositions. Parmi les étapes qu'ils proposent de suivre pour remplir la tâche de “ l'humanisation du savoir ” 491 dans des conditions qu'ils qualifient d'adéquates, on doit mentionner :

“ ‘Analyser et expliquer les relations d'un ensemble lexical relativement autonome et singulier’ ” 492 . Par exemple, celui des sciences spécialisées possédant un vocabulaire technique spécial. Pour l'analyser et l'expliquer il faut d'abord qu'il y ait quelqu'un à qui il faut l'adresser. Cela signifie qu'on doit supposer la présence de tous les êtres humains raisonnables qui ont le droit à l'usage standard et commun des savoirs. Car tous les savoirs doivent être accessibles à tout le monde. Cette investigation majeure a amenée ces deux auteurs à maintenir d'autres investigations, qui s'annoncent comme suit :

“ ‘Structurer des ensembles susceptible de partition’ ” 493 . Cela renvoie à la décomposition du statut de la connaissance, qui se présente sous la forme du principe logique qui est la combinatoire. C’est-à-dire : un passage des touts aux parties. Car et si l'on en croît ces deux chercheurs, on peut facilement apercevoir les parties plus que le tout. Chose qui est contestée par le concept de la transposition didactique, qui conçoit les parties en relation intime avec le tout qui les constitue, duquel elles d'écoulent. Si la pédagogie use de la vulgarisation pour examiner séparément des cas, la transposition didactique impose au contraire à tous les cas, l'usage des mots, des notions et des propositions incarnant des résultats réussies.

‘“ Chercher les opérations possibles en ces mêmes ensembles et entre eux (emprunts morphologie des lexèmes, fréquences, système etc.) 494 ... ”’

Ces deux chercheurs pensent que les propositions dans leurs rapports syntagmatique (sonorité linguistiques et sémantiques de parole) déterminent la haute ou la basse densité discursive des discours. Ce ne sont pas celles de l'axe paradigmatique (rapports entretenus avec le système du langage), qui en réalisent le sens dans leur ouverture sur les motivations des interlocuteurs. Par conséquent, (et si l'on en croît ces chercheurs), ce n'est pas le public auquel on s'adresse qui défini l'identité épistémologique d'un savoir, mais c'est bien le langage dans lequel on s'y adresse, qui réalise cette tâche. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle D. Jacobi nous a affirmé lors d'un débat que 495 le problème de la vulgarisation scientifique est un problème rhétorique : un problème du langage. La question est de savoir si le fait de changer de langage est une occasion, un moyen pour remédier à la métaphysique de la misère, et de l'ignorance que nous avons déjà évoqué avec Schopenhauer et Nietzsche. Ou au contraire la solution est dans le changement du public, par la voie de la formation et de l'instruction. Pour remédier aux maux de la société, et pour lutter contre le désert qui croit, dont parlait déjà Nietzsche, il ne suffit pas de changer de langage, car si c'était le cas l'important au lieu d'enseigner serait de faire de la poésie, et de chanter la mort de l'art. Voilà la raison pour laquelle les deux auteurs pensent à :

La “ mise en place d'une démarche "stricto-ensembliste" 496 pour traiter les problèmes de la reformulation. Cette démarche qui doit être mise en oeuvre, consiste à passer du stricto-ensembliste à l'analyse de l'altération et des mouvements du discours technique et scientifique.

L'emploi du mot : “ passage ” dans cette phrase nécessite quelques considérations. Car il montre fort bien (et d'une manière indirecte) que la vulgarisation scientifique partage avec la transposition didactique une même tâche à savoir le passage d'un discours originaire à un discours dérivé, dit : "second". Mais dans ce passage le problème de l'altération reste ambiguë, indéfinissable, car on ignore son commencement et sa fin. Ainsi se poser la question : qu’est-ce que le sens ? nous renvoie à des problèmes sémantiques les plus obscurs. C'est d'ailleurs la même remarque que faisait R. Barthes quand il a souligné : “ Le sens, c'est un mot général peu précis, mais on ne peut dire qu'on sait assez bien ce que c'est que le sens, selon un schéma extrêmement élémentaire auquel il faut toujours revenir : le sens est l'union d'un signifiant et d'un signifié. Les caractères de l'un et de l'autre sont assez bien connus, assez bien classés, en tout cas ceux du signifiant, ce qui est encore moins claire, c'est “ le signifié ” 497 . Cette citation nous renvoie immédiatement au problème des frontières qui (aux yeux de J Peytard et de D Jacobi) sont difficiles à établir entre le discours du texte littéraire et le discours du texte scientifique. Bien que le premier s'astreigne à la polysémisation insistante, et que le second à la monosémisation tendancielle, il n'empêche que lorsqu'ils sont soumis à des effets de reformulations, cette distinction se dissout et devienne difficile à établir. Pour comprendre le sens de la reformulation ainsi que ses effets, quelques directives avancées par D. Jacobi et J. Peytard doivent être prises en considération :

  1. La prise en compte des différents paramètres qui singularisent et spécifient chaque formulation et reformulation. C'est-à-dire qu'il faut apprécier l'ouverture des concepts, leurs situations d'échanges intersocio-discursifs, et les travaux pratiques de reformulation.
  2. La prise en compte de la typologie des démarches de reformulation. C'est-à-dire la manière dont un texte rempli la fonction expressive du discours, car l'homme est en soi un signe, un interprétant qu'il parle dans le signe et avec des signes, aussi bien conventionnels qu'arbitraires.
  3. La prise en considération d'autres situations d'échanges et de change. C'est-à-dire que la reformulation oblige et incite même à situer la notion susceptible à reformuler par rapport à celle de la paraphrase, de la vulgarisation et du transcodage.

Parmi les situations de changes et d'échanges, on peut citer :

  1. Le dialogue des scientifiques entre eux : leurs paroles de vulgarisation du langage scientifique. Une telle situation favorise la richesse de la communication issue de la réciprocité entre ce que Benveniste appelle : catégories de langues et catégories de paroles Benveniste (E), op cit.. Cette réciprocité traduit :
  2. La circulation des notions et des concepts qu'on peut parfois rencontrer lors de :
  3. La formulation des chercheurs dans la situation de congrès.

Dans de telles situations, les chercheurs en général sont soumis au phénomène de :

  1. La reformulation dans l'acte de traduire, un but qu'ils ne peuvent réaliser que s'ils accomplissent la tâche de :
  2. L'étude des modalités linguistiques et du transfert d'une langue à une autre, et d'un niveau de langue à un autre.

Dans l'optique de la vulgarisation scientifique, il n'y a pas d'opposition majeure entre reformulation des résultats des savants et celle de leur vulgarisation. Le tableau qui va suivre permet d'élucider cette non opposition.

Remarques :

  1. Si l'agent d'altération est semblable à l'agent de l'énoncé discursif, et le comprend, ou équivalent à lui, alors il y a REFORMULATION.
  2. Si l'agent d'altération est diffèrent de l'agent responsable de l'énoncé d'origine, et qu'il n'a pas produit le discours, alors il y a VULGARISATION.

Ce tableau incarnant des relations multiples, nous renvoie à poser la question suivante : comment un spécialiste dans l'oral et dans le scriptural reformule t-il ses propres énoncés ? La réponse à cette question nous permettra de tracer les limites entre la vulgarisation scientifique, la reformulation des notions et la transposition didactique. Ainsi et à en croire Ph. Massoni, un concept s'il est toujours vrai peut faire (et pour toujours) l'objet d'une transposition. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘La démarche du mathématicien n'est pas d'assimiler la science des demandeurs mais de partir de leur propres discours pour le formuler en un autre discours, qui sera celui de la mathématique, qu'il faudra lui-même reformuler ensuite’. 499  ”. Cela renforce l'idée de la transposition didactique qui s'oppose à la notion de service. Ce qui veut dire en fait, que la survie d'une discipline présuppose son ouverture inachevée à la formulation. Car l'oeuvre qui est en mouvement progresse dans sa relation avec le pour autre chose, sachant bien comme Umberto Ecco le laisse entendre qu'une oeuvre ne commence ni ne finit d'autant plus elle ne fait que semblant !  500

A la lumière de ces références et de ces analyses, je dirai donc que la vulgarisation scientifique dans sa reformulation des résultats scientifiques, présuppose d'une part, l'existence des vérités scientifiques immuables et d'autres part, la possibilité de les transmettre au grand public large. A partir de là, sa tâche (en tant que méthode incarnant la directive de la comparaison cognitive lors de la transmission du vrai), s'inscrit dans le sillage du paradigme nomothétique qui est par essence dogmatique. Car elle présuppose au préalable l'existence des vraies connaissances scientifiques. Alors qu'elle oubli le propos de K. Popper, qui consiste à dire “ ‘que toutes nos hypothèses sont susceptibles d'être renversées et que l'enseignement n'est par essence que celui des erreurs’ ” 501 . Et il ajoute aussitôt qu'une chose est sûre, c'est que nous apprenons de nos erreurs. A vrai dire la vulgarisation scientifique n'est pas encore prête à enseigner et à formuler des erreurs, car elle travaille sur des résultats tenus comme vrais, sur des faits déjà produits, et déjà mis en formes. Il lui faudra un jour penser à programmer son propre objet d'étude, même si celui-ci se résume à l'enseignement de l'erreur car (nous dit-on), la vérité est d'abord dans l'erreur, dans son enseignement.

Notes
488.

Ibid.

489.

Jacobi (D), Diffusion et vulgarisation, op cit.

490.

Voir à ce propos la table ronde consacrée à un débat sur français technique et scientifique : reformulation et enseignement, in Revue Langue Française n° 64 Décembre 1984.

491.

L'humanisation des savoirs et des connaissances est un concept qui est à la fois philosophique et politique. Nous pensons que cette proposition qui a animé le débat de la table ronde, (un débat où les auteurs ont disputé des propositions quant au sens de la vulgarisation scientifique), est une proposition qui s'inscrit dans la lignée de la pensée grecque. En effet, c'est aux Grecs que revient le mérite d'avoir emprunté aux Phéniciens la technique de la transcription dite actuellement de transcodage des sons. Cela veut dire que les Grecs ont encore quelque chose à nous enseigner, et que tous ce que nous produisons dans l'instant du maintenant n'est rien d'autre qu'un travail qui représente une tâche universelle de la pensée humaine depuis son origine. En effet, cela ressort fort bien de la proposition de Jean Pierre Vernant qui a pensé l'origine de la pensée grecque en terme de processus et non pas en terme d'état. C'est ainsi qu'il souligne à propos de la transcription et du transcodage dans le milieu intellectuel grec que : “ C'était la parole qui formait, dans le cadre de la cité, l'instrument de la vie politique ; c'est l'écriture qui va fournir, sur le plan proprement intellectuel, le moyen d'une culture commune et permettre une complète divulgation de savoirs préalablement réservés ou interdits. Empruntée aux Phéniciens et modifiée pour une transcription plus précise des sons grecs, l'écriture pourra satisfaire à cette fonction de publicité parce qu'elle-même est devenue presque au même titre que la langue parlée, le bien commun de tous les citoyen ”. Vernant, op cit. p : 43. Si les auteurs de la vulgarisation scientifique pensent que la mise en mouvement des connaissances et des savoirs doit emprunter une technique de transcription du lisible au visible, alors l'écriture peut avoir dans cette perspective un sens proche de ce que Vernant pense justement en terme d'extension des inscriptions de l'alphabet grec, dont témoigne le VIIIè siècle où aux yeux de cet auteur l'histoire montre que le sens de l'écriture ne fut plus une occasion de la mise en forme d'un savoir spécialisé, “ réservé à des scribes, mais une technique à large usage librement diffusée dans le public ”. Ibid. Mais le problème de la vulgarisation scientifique qui est celui de l'apprentissage d'une écriture universelle, reste simplement du domaine du possible, car le sens que nous attribuons à un apprentissage de l'écriture est aussi celui de la réduction des unités de l'axe syntagmatique à celles de l'axe paradigmatique. C’est-à-dire une mise en forme d'une relation possible entre les sons, les paroles arbitraires et les signes organisés d'une manière conventionnel, car c'est dans cette organisation qui est l'oeuvre du travail de la transposition didactique que l'on assiste au travail d'équipe, à la donation du temps des études, à la prise de la parole, à la vérification de la validité des opinions etc..

492.

Revue Langue Française n° 64 Décembre 1984, op cit.

493.

Ibid.

494.

Ibid.

495.

Nous avions assisté à ce débat dans le carde des échanges inter-universitaires entre la faculté de philosophie de l'Université Jean Moulin Lyon III, et la faculté des lettres et de philosophie de l'Université de Bourgogne (Dijon). Ce débat fut en 1995. A cette occasion, nous avions compris la direction de travail de Daniel Jacobi. Celle-ci, en effet s'exprima à partir de la formulation du titre de son intervention, qui porta sur : la vulgarisation scientifique , un domaine d'étude et de recherche, à travers lequel l'intervenant a fortement insisté sur l'aspect rhétorique de ce domaine de recherche, en laissant entendre que "le problème de la vulgarisation scientifique est en effet un problème rhétorique". Si l'on en croît donc ce chercheur, on peut affirmer que l'effort argumentatif qui puise son sens dans l'argumentation rationnelle, dans la rencontre et le rendez-vous, ne peut être en aucun cas la tâche de la vulgarisation scientifique. C'est pour cette même raison que nous avions affiché notre désaccord avec lui au cours de cette rencontre en lui faisant comprendre que la vulgarisation scientifique diffère de la science de la vulgarisation qui est la transposition didactique qui trouve son fondement dans la rencontre, le rendez-vous, et l'argumentation rationnelle organisée autour de ce que nous avions appelé avec Aristote : le contacter pour contracter. C’est-à-dire autour de ce que J. Habermas appellera plus tard : la nouvelle communication, qui au fond signifie la dispute des arguments rationnels desquels surgit l'universalité.

496.

Voir Revue langue française , n° 64 Décembre 1984, op cit.

497.

Barthes (R) une problématique du sens, in, messages, I, C. R. D. P, Bordeaux, 1970. Voir aussi les deux chapitres IV et V d'un ouvrage que nous qualifions de didactique, qui s'intitule : Les images dans la société et l'éducation : étude critique des fonctions de la ressemblance , par René de La Borderie, Edit. Casterman 1972 , pp : 82 à 138.

499.

Voir Philippe Massoni, in langue française , n° 64 Décembre 1984, op cit.

500.

Umberto (E.), L'oeuvre ouverte , Edit Seuil 1965. Voir aussi : La structure absente, Edit. Mercure de France, 1972.

501.

Popper (K.), La connaisance objective , op cit.