1.1. Le niveau publicitaire théorique.

La tâche de cette étape était celle de la recherche d'une théorie. Cela prouve le souci de la scientificité qui était fortement ressenti dès le départ chez les promoteurs de cette discipline. Ils ont tenu à démontrer qu'en psychologie on ne peut être que praticien de théories avant de devenir théoriciens de pratiques. Cette première étape, était en réalité marquée par deux moments. Au premier moment, est liée la fondation de la discipline, au second, celui de sa réalisation. Au premier est lié le travail de Fechner qui a cherché à établir une loi théorique. Cette loi a trouvé sa validation en pratique. Quant au second moment, est lié le travail de Wundt qui a donné à la discipline sa première institution en créant le premier laboratoire où se sont formés les pionniers de la psychologie expérimentale.

En effet, Fechner a employé pour la première fois le terme de psychologie expérimentale pour désigner la tâche qui l'a animé lors de son ouverture sur des comportements psychophysiologiques. En 1860, dans son travail intitulé : Elemente der psychophysiK 542 , sa préoccupation philosophique a pris un tournant humaniste. Il a abandonné en effet la quasi-totalité de ses travaux dans le domaine de la physique pour se consacrer à la psychophysique tout en restant fidèle à la préoccupation philosophique qui vient de naître chez lui. Celle-ci a consisté à démontrer l'identité de l'esprit et de la matière qui sont deux faces pour la même réalité. Ces faces identiques apparaissent à tout moment soit que l'on se situe au niveau intérieur ou extérieur. C'est à partir de là que Fechner a commencé à donner un fondement scientifique à sa théorie dès 1850, date à travers laquelle il a préparé une loi scientifique cherchant à lier les accroissements de l'énergie corporelle aux accroissements de l'énergie mentale 543 . De ce lien naîtra par la suite la discipline qui est la psychophysique comme étant une théorie qui cherche les rapports entre l'âme et le corps, entre le monde physique et le mode psychique. On pourrait laisser entendre que le fondement philosophique de cette théorie puise ses origines dans la philosophie Kantienne qui a cherché à établir la synthèse entre l'extension du pouvoir cognitif et l'extension du pouvoir physique. Evidemment, Kant avait laissé entendre que le développement, la liberté, le progrès et la progression ne peuvent avoir lieu que si les idées (comme étant des toujours-déjà animant les sujets), deviennent des déjà-là. C'est-à-dire, des phénomènes mis en formes aptes à être perçus. La liberté, le bien être de l'homme ne peuvent en aucun cas avoir leur sens dans le rêve, dans l'espérance et dans le monde des choses en soi. Ils doivent au contraire être perçus.

Lorsque Fechner a cherché à établir un moyen pour qualifier et mesurer l'intensité de la sensation (qui est en relation avec l'intensité de la stimulation), cela l'a conduit à établir une loi juste. Celle-ci permet d'admettre l'impossibilité de mesurer la sensation à travers une valeur constante directe et absolue. Ainsi, la relation de la continuité à l'égard des faits apparents, à l'égard des stimuli est une chose qui s'impose pour mesurer la sensation et la perception. Il y a dans cette vision une approche philosophique qui trouve son extension dans le domaine de l'esthétique expérimentale, un domaine de connaissance qui postule que les apparences ne doivent pas être négligées. Car c'est à travers elles que l'on peut rencontrer les problèmes philosophiques les plus obscurs. Hegel dira que c'est dans l'art (en tant que frisson de sens), que le peuple a déposé (par la voie de la ruse de sa raison) ses idées les plus hautes. Par conséquent, la perception n'est rien d'autre que la mesure de l'extension du pouvoir physique des actions humaines, mises en forme par le biais de la rematérialisation, de l'étendu des cristaux.

Le fait d'agir sur le corps pour l'étendre en différentes grandeurs n'est rien d'autre que la perception, la sensation en pratique, devenue apte à être observée et mesurée. Au niveau éducatif cette prise en considération peut être traduite par l'intérêt qu'on devrait attacher à l'environnement psychosociologique des apprenants. Ces derniers (comme G. Bachelard l'a déjà pensé), arrivent dans une classe de physique avec des connaissances déjà acquises en cette même matière. Ces connaissances a priori forment en réalité des obstacles contre le progrès scientifique. Pour dépasser et surmonter ces obstacles, l'important pour Fechner est de se tracer quelques attitudes qu'il a déjà avancé. Parmi celles-ci, il y a : la prise en compte de l'intensité des stimulations physiques. Autrement dit, le fait d'admettre l'extension du pouvoir physique, nous renvoie immédiatement à nous interroger sur la manière dont laquelle l'extension des états de perception sont aussi susceptibles de varier et d'évoluer. La question qu'il s'est posée était si simple. Elle peut se traduire de la manière suivante :

Comment donc la sensation (quand l'intensité des stimuli croît), varie t-elle ? La réponse à cette question a conduit Fechner à la mise en oeuvre d'un certain nombre de méthode de recherche. Celle qui a tenu notre attention, est d'une teneur philosophique considérable. Fechner l'a nommé : la méthode des différences justes perceptibles. A travers cette formulation, surgit la pédagogie différentielle qui met l'accent aujourd'hui sur la méthode des limites. Cette dernière pense en effet, qu'il existe des limites d'apprentissage à travers chaque sujet pensant, et que tout ce qui se passe dans la tête des sujets apprenant peut être pensé en terme de limite. A partir de là, on peut dire que l'on n'a rien à apprendre à nos auditoires présumés-apprenants. Ils s'instruisent selon leurs propres capacités cognitives divergentes.

A travers les différentes méthodes de mesure de la sensation, Fechner arrive à une unité. Cette dernière consiste à penser la correspondance entre deux seuils. D'une part, entre le seuil différentiel incarnant le plan de la mesure des intensités physiques, et d'autre part, l'unité de la sensation représentant le plan psychologique. Cela ne veut pas dire que tous les apprenants apprennent de la même manière, mais cela signifie aussi que l'unité qui les différencie est celle de la variable personnalité qui est l'inévitable variabilité de toutes les mesures psychologiques. A partir de là, Fechner va arriver à l'instauration d'une véritable loi psychologique qui consiste à dire que la sensation croît comme le logarithme de l'intensité de la stimulation.

A partir de cette étape dite de la fondation de la psychologie expérimentale (en tant que domaine scientifique autonome), on peut laisser penser que la relation entre la psychophysique et la psychologie, n'était pas une relation de réduction. Cela se révèle à partir de la tâche de Fechner qui a travaillé à la liaison d'un fait expérimental immédiat (celui de la sensation), à un autre fait physique appartenant à l'environnement du sujet. Le fait de mettre l'accent sur le sujet lui-même, a donné à Fechner (en tant que chercheur physicien), la possibilité de réduire la psychologie à une expérience intérieure du sujet. Cette expérience (que l'on ne peut comprendre qu'à partir de la mise en place de la méthode de l'introspection), est une méthode qui s'attache à la compréhension de l'activité du sujet et à son comportement. Fechner en effet, (bien qu'il n'ait pas cherché à analyser en profondeur les effets sensibles des sujets), il a par contre mis en place une possibilité pour mesurer les liens entre sensation et stimulus.

De cette étape de la fondation de la psychologie expérimentale, va naître avec les expériences de Wundt celle de sa réalisation. Cette discipline est devenue susceptible d'intégrer le statut du laboratoire dont se proclamaient les autres disciplines scientifiques. C'est à partir de 1879, qu'un laboratoire baptisé : laboratoire de psychologie physiologique, a été crée à Leipzig . Celui-ci n'a pas perdu le souci qui a dominé dès le départ la fondation de la discipline. Car celle-ci faisait partie d'une chaire de philosophie, puisque tous les sujets dont elle traitait avaient une vocation philosophique. Dans cette même perspective Paul Fraïsse a pensé que tous les processus supérieurs de la personnalité sont de lacune philosophique. Cette remarque sera maintenue par Maurice Merleau-Ponty, pour qui la philosophie use du monde constitué, des processus supérieurs de la personnalité puisque ceux-ci sont aussi un monde, un Wesen, et non un Dasein. Cela signifie au fond que la philosophie possède, la possibilité d'un travail réflexif sur la détermination des essences, de ce qui est commun à tous les êtres vivants. Ce travail devenu la tâche de la pensée réflexive est possible car les essences sont susceptibles d'être mesurés, d'être appréciés du moment qu'ils sont à la base de l'Etre. Ce n'est donc plus l'Etre, le Dasein (l'Etant) qui est pris en considération ici, mais c'est l'Etre de l'Etant : le Wesen qui est commun à tous les êtres raisonnables. La tâche primordiale de la philosophe est pour Maurice Merleau-Ponty, la détermination de ce sol perceptif qui est au fond la manière de voir le monde. C'est ainsi que Merleau-Ponty souligne : ‘Toutes les connaissances s'appuient sur un "sol" de postulats et finalement sur notre communication avec le monde comme premier établissement de la rationalité. La philosophie, comme réflexion radicale, se prive en principe de cette ressource’  ” 544 .

On ne peut en aucun cas comprendre le sens de ce passage sans avoir à l'esprit ce que l'auteur de La Phénoménologie de la Perception avait assigné aux processus supérieurs de la personnalité. Pour lui en effet, la philosophie n'est pas encore prête à comprendre les essences, puisqu'elle est définie en terme de philosophie première, c'est-à-dire comme réflexion permanente sur les essences des vérités. Elle ne pourrait pas admettre à partir de là des vérités vraies qui puisent leurs sens non pas dans la philosophie première au sens aristotélicien du terme, mais dans la philosophie vraie dont Averroès parlait déjà pour qualifier les manières d'être et de voir des différents groupes sociaux dont témoigne la hiérarchie sociale des sujets dans leur accès à la vérité.

Cette philosophie vraie dont parle implicitement Maurice Merleau-Ponty est malheureusement ignorée par la philosophie qui se trace la réflexion radicale à l'égard des connaissances. En réalité, cette philosophie première ne peut être qualifiée ainsi que si elle adresse à elle-même la même interrogation qu'elle adresse aux autres connaissances. Voilà la raison pour laquelle (selon Merleau-Ponty) le phénoménologue de la perception doit admettre le principe de la mêmeté dont parlait déjà Husserl. C'est ainsi (tout en paraphrasant Husserl) que Merleau-Ponty souligne : ‘Nous ne pouvons pas soumettre au regard philosophique notre perception du monde sans cesser de faire un avec cette thèse du monde, avec cet intérêt pour le monde qui nous définit, sans reculer en deçà de notre engagement pour le faire apparaître lui-même comme spectacle, sans passer de fait de notre existence à la nature de notre existence, du dasein au wesen. Mais il est claire que l'essence n'est pas ici le but, qu'elle est un moyen, que notre engagement effectif dans le monde est justement ce qu'il faut comprendre et amener au concept et polarise toutes nos fixations conceptuelles. La nécessité de passer par les essences ne signifie pas que la philosophie les prenne pour objet, mais au contraire que notre existence est trop étroitement prise dans le monde pour se connaître comme telle au moment où elle s'y jette, et qu'elle a besoin du champs de l'idéalité pour connaître et conquérir sa facticité’  ”. 545

La phénoménologie de la perception partage avec la psychologie expérimentale (telle qu'elle a été définie par Fechner) cette possibilité d'expérimenter notre manière de voir les choses du monde en la mettant en pratique. On peut se demander dans cette perspective quelle est l'expérience qu'on pourrait faire de notre liberté ? de notre manière d'être et de voir ? La seule réponse possible est celle de la pratique. Car la liberté est une pratique du fait de la raison (factum), du caractère loi de la liberté. C'est d'ailleurs ce qui ressort fort bien du passage précédent à travers lequel l'auteur de la Phénoménologie de la Perception pense le devoir être en relation de connexion nécessaire avec la philosophie de la vie, avec le vouloir-vivre de l'expérience interne non pas en tant que but que nous devons chercher à proclamer et à imposer dans le monde, mais en tant que moyen pour comprendre le sens de la liberté de chacun. Ainsi le fait de chercher à avoir une place dans le monde, une attitude perceptive de ce qui nous entoure est un simple moyen (parmi d'autres) pour s'associer aux différentes visions larges ou étroites du monde. En tout cas, les visions, les conceptions quant au sens du monde sont si nombreuses, et que la notre en la comparant à celles qui existent déjà ne sera qu'un simple moyen occupant une place si étroite. Son but n'est pas de réifier les conceptions déjà acquises quant au sens du monde, mais elle a besoin d'un champs d'idéalité pour marquer sa présence à côté des autres conceptions. Ce champs n'est rien d'autre que celui du respect. En effet, la perception de cette notion éthico-politique (qui est le respect), est le seul champs qui pourrait favoriser la mise en forme de nos idéaux. Car d'une part toute conscience est conscience de quelque chose, et d'autre part pour que ce quelque chose puisse être en forme, la reconnaissance du champs de l'idéalité pour connaître et conquérir la facticité de notre conscience ne peut être garantie que lorsqu'on arrive à avoir conscience du fait qu'il n'y a aucune finitude à l'égard de l'autre lorsqu'il s'agit du respect.

La mise en pratique de la perception a été prolongée par des réflexions philosophiques diverses, mais l'important à retenir dans son histoire ce sont ses débuts. En effet, l'ouverture introspective fut déjà pratiquée par les pionniers en même temps que les processus physiologiques au laboratoire. C'est pour cette raison que la mention : laboratoire de psychologie physiologique a été employée aussi bien par Fechner que par Wundt. On rêve d'un laboratoire perceptif des significations à travers lequel on étudiera les différents qui opposent les nations les communautés, un laboratoire où l'on pensera le sens de la communication par le biais d'une maîtrise de la phénoménologie du sens des processus supérieurs de la personnalité. Ce rêve on le sait avait déjà commencé à se concrétiser à travers l'évolution et l'accroissement des différentes disciplines ayant le geste, le comportement des individus et des groupes comme objet d'étude. Mais ce rêve a t-il réussi dans cette avancée ? C'est en tout cas ce que nous proposons de voir à travers l'histoire publicitaire de la pratique de la psychologie expérimentale.

Notes
542.

Ibid. p : 9.

543.

Ibid.

544.

Merleau-Ponty (M.) Phénoménologie de la perception, op cit. p : XVI.

545.

Ibid. p : IX