2: L'attitude antiquaire

Nous venons de voir que l'attitude monumentale incite à prélever du passé les grands exemples, les grands types qui témoignent de ce que les grands hommes nous ont laissé, mais aussi du fait qu'ils étaient considérés comme une propriété nationale protégée. Le grand homme est une propriété nationale 557 à ce titre il doit être bien protégé et préservé. Le fait de prélever uniquement les grands types du passé engage un type de relation à savoir celle de l'attention positive conditionnelle qui n'est rien d'autre qu'une taxonomie des faits passés pour en extraire un type, un modèle qui sera tenu comme adéquat et valable pour mettre en forme ce toujours-déjà existant. Cette taxonomie transforme pour les générations avenirs l'exemple et l'illustration, en modèle. A partir de là, on est plus dans l'attitude monumentale, mais dans l'attitude antiquaire, on est plus dans la phase de la taxonomie mais dans celle de la taxinomie. L'instauration d'un objectif issu d'une idée dite favorable est donc une occasion pour penser à mener la vie pleine ainsi que l'authenticité.

L'attitude antiquaire incite à une vénération du passé dans tous ses détails. Elle ne vaut que si la vénération qu'elle témoigne au passé et qu'elle préserve, s'étend aussi à la vie actuelle, et s'ouvre aussi à la vie future.

Ces deux attitudes nous renvoient à la recherche non pas de ce qui s'est passé dans le passé, mais au contraire à nous demander le sens du passé, c'est-à-dire peut-il être dépassé ? ou au contraire, il ne passe pas.

Pour Nietzsche à vai dire, le passé peut faire l'effet d'un modèle. Pour s'y référer on procède et on a toujours procédé par deux procédés rhétoriques. En effet, soit par la prosopopée soit par l'apostrophe. Pour ce qui est de la première elle est en général caractérisée par une référence à la chose. On fait vivre la chose qui témoigne des idées les plus hautes d'un peuple, on la personnifie car cette chose-ci est elle-même une pensée. Elle est “ factice de la non facticité ”, c'est-à-dire animée concrètement d'une histoire essentielle devenue à son tour une chose pensante qui s’ouvre par la voie du questionnement organisé en direction de la facticité des choses à l'historialité des objets. On doit en aucun cas oublier la réflexion heideggerienne qui a toujours pensé que la chose est notre chose, c’est-à-dire qu’elle nous appartient et que nous sommes les seuls à pouvoir en posséder le sens. Cette affirmation correspond au slogan : “ C'est Allemand ”! qui n'a cessé de raisonner à l'époque heideggerienne.

La totalité des réflexions de Heidegger dans ses cours professés à l'université de Fribourg-en-Brisgau entre 1935 et 1936 mettent bien l'accent sur : “ la singularité et sur l'accéité comme conditions préalable pour la reconnaissance d'un espace et d'un temps comme étant les déterminations de la chose ”. L'individualité de la chose incarne ce que nous appelons en rhétorique : le lieu de l'unité. On doit aimer ce qu'on ne verra qu'une seule fois. Par son unité et par sa singularité ce lieu de l’unité devient un modèle voire un lieu du préférable. L'unité reflète l'individualité qui fait place à la singularité. A ce sujet Heidegger souligne ‘: “ Toute chose est-cette chose-ci et aucune d'autres ”’ ‘ 558 ’ ‘.’

Les conceptions heideggerienne sont analogues à celles de Nietzsche car la pensée du premier est en fait le prolongement de celle du second, chose encore plus étonnante c'est que Heidegger à fondé sa philosophie sur les grandes lignes nietzschéennes. Reprenons à titre d'illustration ce que les deux hommes pensent quant au sujet de la singularitéou au sujet de la choséité de la chose-ci.

Pour Nietzsche, la condition humaine réside dans un idéal aristocratique que l'homme ne cesse de se tracer pour cultiver son exception. L'homme est exceptionnel et ce pour plusieurs raisons. D'abord parce qu'il est diffèrent. Cela fait de lui un être aspirant à une aristocratie de l'esprit et à une grandeur. L'homme est une exception dont l'égoïsme croît et s'étend comme l'est cet égoïsme des étoilesqui brillent pour non pas se faire remarquer mais pour remplir une mission cosmique aussi bien le jour que la nuit. La singularité de l'homme et sa différence sont des comportements immanants à l'homme. Ce dernier les acquiert non pas dans son rapport avec la nature et avec les autres mais au contraire ils font partie intégrante de sa propre nature. “ ‘L'homme est une corde tendue entre la bête et le surhumain, une corde dans l'abîme ’”, disait Nietzsche. 559 . Cela veut dire que la liberté humaine est un comportement à travers lequel l'homme agit suivant ses désirs innés comme étants des toujours-déjà: “ La manière dont laquelle je me porte libre est la même dont laquelle je me porte tyran ”, disait Nietzsche. Cela veut dire aussi que mon action de générosité envers autrui n'est pas d'ordre morale, elle est d'ordre esthétique. Elle est une occasion pour tirer profit de l'expérience de l'autre pour m'éclairer, “ ‘l'âme noble donne non pas dans le souci de justice et de prodigalité mais au contraire elle donne comme elle prend’ ” 560 ,disait aussi Nietzsche. Ce rapport ainsi que ce comportement humain sont en eux-mêmes des choses naturelles, le propre de l'homme, qui, lui aussi est une chose pensante.

La convergence entre Nietzsche et Heidegger dans la coïncidence (par hasard ou par nécessité) avec les idées de DurKheim, porte sur cet aspect chosiste du comportement et de la nature chosiste de l'homme. En effet, “ L'il y a ” de l'homme est parmi les points communs des conceptions de ces hommes. Cet “ il y a ” est pour Nietzsche une histoire de l'homme : une histoire qui est vouée à revenir éternellement. L'homme doit à ce titre extraire de l'histoire des statues qui témoigneront certes de sa grandeur acquise dans le passé pour s'en inspirer dans le présent et dans l'avenir. Il en va de même pour Heidegger, car pour lui l'être de L'il y a est aussi un modèle pour l'avenir puisqu'il est à ses yeux cette chose-ci : la notre. “ ‘Toute chose est cette chose-ci et aucune autre, il pourrait y avoir des choses semblables mais cela ne garanti en rien quelle le sont réellement’ 561 , disait Nietzsche. Il en était de même pour DurKheim qui pensait que les faits éducatifs et humains sont des acquis, des objets non imaginaires qui témoignent des faits sociaux. En terme philosophique cela peut se traduire par la ressemblance entre les choses de l'être-là et l'homme qui les apprécie et qui en use. Cette ressemblance des rapports n’est en réalité qu’un sentiment éprouvé par l'homme à l'égard des choses, car celui-ci dispose d'un œil, d'un jugement du goût. Ce sentiment, est une impression, une intention qui forme une identité dans la différence. Mais alors ce sentiment d'où nous provient-il ? A vrai dire, le plus souvent de ce que nous avons appris non pour l’avoir observer mais grâce à des stéréotypes qu’on nous a inculqués dès notre enfance. Ces stéréotypes varient avec le temps et les cultures. Or Nietzsche comme Heidegger réfutent ce procédé car pour eux – et notamment pour Heidegger- chaque chose-cia son lieu et son temps, son moment et sa durée, et par là-même il n'y a donc jamais deux choses semblables 562 . De cette attitude antiquaire où la relation avec les choses est une relation de vénération factice, découlent deux conséquences :

Notes
557.

Ce constat que l'abbé Grégoire a avancé à la Convention de la déclaration des droits de l'homme en 1973, est repris par Deloche (B) in : Muséologica, contradiction et logique du musée, op cit., p : 50.

558.

Heidegger (M.). Qu'est-ce qu'une chose ? op cit.

559.

Reboul (O.), Nietzsche Critique de Kant, op cit.

560.

Ibid.

561.

Heidegger (M.) Qu'est-ce qu'une chose  ? op cit.

562.

Ibid. Nietzsche avait déjà laissé entendre dans la même perspective que “ Le semblable reconnaît le semblable ”..., que : “ Bien ne signifie pas bien dans la bouche du voisin, comment pourrait-il y avoir un bien commun, le mot renferme une contradiction ... ”, que : “ Aux égaux égalité aux inégaux inégalité, tel devrait être le vrai langage de toute justice, et ce qui s'inscrit nécessairement, ce serait de ne jamais égaliser des inégalités ”. A partir de là on peut dire que toute la philosophie heideggerienne avait un fondement nietzschéen.