2.3. La méthodologie de la psychologie expérimentale : un problème de définition descriptive, normative ou condensée ?

2.3.1. De l'accord préalable à toute discussion.

Comme on peut le constater – à travers le tableau-texte que nous avons produit sur la base des écrits de nos différents auteurs –, la méthodologie expérimentale est leur lieu commun. A première vue, on pourra dire que l'argument qui gouverne tous les textes portant sur le sens de la méthodologie expérimentale, est d'abord l'argument de l'accord préalable à toute discussion. En tout cas, tous nos auteurs sont d'accord pour que la méthodologie expérimentale puisse être appliquée au vivant et notamment à l'homme. Cela légitime cet argument de l'accord qui au fond, annonce la possibilité de l'expérience. En effet, comme nous l'avons déjà vu en introduction aussi bien avec Platon qu'avec Aristote, l'éducation, la formation des âmes humaines sont une chose possible. Il est même préférable et faisable de s'ouvrir sur ce qui se passe dans la tête des sujets pour comprendre la manière dont ils acquièrent les connaissances et les savoirs.

L'expérimentation dont la première étape méthodologique est l'observation, est une démarche aussi ancienne que le monde. Lorsque nos auteurs s'y réfèrent, ils se situent par là même dans la ligne d'une argumentation qui fait l'éloge du lieu du préférable. C'est ainsi que trous nos auteurs privilégient la pratique de l'expérience et la présentation des faits, à leur représentation. Cela est l'une des raisons pour laquelle les auteurs qui pensent à la pratique de l'expérimentation font l'éloge de la vérité des faits. Parmi les types d'objets d'accord sur lesquels nos auteurs sont d'accord, on peut citer la méthode, la démarche expérimentale appliquée au vivant en général et à l'homme en particulier.

En ce qui concerne la transposition didactique de la méthodologie expérimentale, on constate que tous les discours des auteurs tournent autour d'un noyau dur, autour d'une unité paradigmatique qui marque tous les textes du début jusqu'à la fin. Cette unité est celle non simplement de la possibilité de l'expérimentation dans le domaine des sciences humaines, elle aussi celle d'une possibilité d'un travail d'équipe. Puisque les écrits que nous étudions traitent de la méthodologie expérimentale et témoignent d'un travail d'équipe, alors on pourra réfuter l'argument cartésien qui consiste à dire qu'il n'y a de perfection que dans les oeuvres sur lesquels Un a travaillé. Vieil argument ce lieu de l'unité, ce lieu de la qualité qui ne peut trouver son fondement que dans la Religion ou dans le rituel. Le problème de la science est par essence à l'opposé de ce type de lieu, car cette activité privilégie le lieu de la quantité qui fait la qualité de la recherche fondamentale. De ce fait, le renversement de l'argument cartésien devient possible et nécessaire, car dans le domaine de la science il n'y a tant de perfection que dans les oeuvres sur lesquelles plusieurs ont travaillé. L'activité du travailleur, du savant et de l'amateur de la science, est toujours ouverte à d'autres interprétations, à d'autres critiques et à d'autres complémentarités. Car comme Umberto Ecco le laisse penser, une oeuvre ne commence ni ne finit, d'autant plus ne fait-elle pas semblant !

A la lumière de la lecture des textes de nos auteurs, on peut se poser la question suivante : L'accord, que signifie t-il au sein de la méthode de la transposition didactique de la méthodologie expérimentale ? Sachant bien que le sens de cette méthodologie diffère d'un auteur à l'autre. Autrement dit, bien que nos auteurs tentent de se démarquer de l'approche cartésienne, il n'empêche qu'ils s'y enferment. L'une des caractéristiques pour la perspective cartésienne dont témoignent le Discours de la Méthode et celui des Règles pour la direction de l’esprit, est la recherche du chemin, de la méthode adéquate pour aménager un accès au vrai savoir. Il en va de même pour nos auteurs qui tentent de donner un sens à l'application de la méthode expérimentale dans le domaine des sciences humaines.

Rien de moins méthodique que la mise en forme de leurs démarches. De cet accord malgré tout, surgit un désaccord. L'important dans toute argumentation est l'accord parfait entre les partenaires de la discussion. L'argumentation rationnelle peut en effet avancer entre les agents qui se donnent le temps pour débattre d'un sujet, lorsque ceux-ci sont d'accord sur un minimum de points ne se risque que pour être en désaccord. C'est d'ailleurs l'une des raisons qui laisse Perelman penser que pour qu'il ait une argumentation rigoureuse, il faut d'abord ‘concerner ce qui est admis comme point de départ de raisonnements et ensuite la manière dont ceux-ci se développent, grâce à un ensemble de procédés de liaison et de dissociation’ 632  ”. A le lire sur ce point, on s'aperçoit que nos auteurs sont en parfait accord sur quelques points à savoir la possibilité de l'expérimentation, et la nécessité de la méthodologie expérimentale. Ce qu'il faut simplement signaler c’est qu'il y a des conceptions différentes de la méthodologie expérimentale qui diffèrent selon la diversité des présupposés théoriques de chaque auteur. Pour s'en expliquer, on propose de commencer par l'analyse des techniques de l'argumentation distincte à la fois des textes de la transposition didactique et de celle des textes de vulgarisation scientifique. Pour cet objectif, notre choix a porté sur les textes de Paul Fraïsse dans son Que sais-je ? intitulé : La psychologie expérimentale et sur ceux de Maurice Reuchlin dans son Manuel pratique.... Notre intérêt prend en compte la légitimité ou l'illégitimité de toutes les formulations et les reformulations.

Pour ce qui est du schéma : O .H .E .R .I .C, son application dans le domaine des sciences humaines est si contestée. Voilà la raison pour laquelle Michel Tardy souligne : ‘“ Le fait pédagogique qui n'est pas une "chose", ne peut se placer sous la juridiction du modèle expérimental sans faire valoir ses droits et sans en négocier la prise en compte. Se faire "naturaliser", soit ! mais à condition que sa spécificité soit reconnue. Si science il doit y avoir, le pédagogique réclame qu'elle soit science de sa réalité intrinsèque et non science de son effigie complaisante. Il reste que l'on peut douter si l'entreprise, malgré ces précautions, est viable. Interrogation épistémologique radicale : n'y a t-il pas incompatibilité foncière entre l'objet et le modèle ? C'est ici qu'il faut bien parler de fantasmagorie expérimentaliste en pédagogie. Elle consiste à installer dans le leurre à rêver la science plutôt qu'à la produire, à faire de l'expérimentation en trompe-l'oeil, non pas dans le dessein d'abuser, mais par inconséquence ou pusillanimité’ 633  ”. A partir de là, on retient l'état d'exception portant sur la possibilité de l'expérimentation dans le domaine des sciences humaines et notamment en pédagogie. La condition que pose cet auteur repose sur la donation du temps de la recherche et du travail en vue de la compréhension du fait humain psychologique et psychopédagogique. Ce point de vue d'une lente lecture héritée de Nietzsche, est une condition pour cultiver les exceptions. En effet, lorsque Nietzsche pense que le questionneur doit cultiver les exceptions, tout en s'armant d'une lente lecture, cela est une technique expérimentale d'ouverture aux choses humaines psychologique et pédagogique qui sont insérées dans la catégorie de l'industrie expérimentaliste, puisqu'elles sont devenues des choses parmi les choses.

Le risque de cette position est double. D'une part, cela peut nous aider à comprendre les faits humains comme étant des faits immanents, incarnant des spécificités sociales. Cet enseignement est celui d'Emile DurKheim qui a pensé les faits pédagogiques et éducatifs comme étant des faits tout à fait factices puisqu'ils témoignent du "frisson du sens", qui n'est rien d'autre que la variable personnalité de chaque sujet. Cela signifie au fond que les pratiques ainsi que les faits humains ‘“ sont liés à un même système dont toutes les parties concourent à une même fin : c'est le système d'éducation propre à ce pays et à ce temps’  ” 634 . Par conséquent, les faits humains ne sont guère des faits abstraits, imaginaires. Ils sont au contraire des toujours-déjà, des entités sociales, de simples choses parmi les choses dont l'exception est d'imaginer, de mettre en forme des imprévus et des inédits aussi bien dans l'effort que dans la confrontation. De ce fait, (et d'autre part), puisqu'ils sont imprévisibles, les faits humains restent alors des faits pseudo-ordinaires, soustraits aux ‘influences capricieuses des volontés contingentes’  ” 635 .

Dans cette prise de position, la méthodologie expérimentale (dans sa première étape qui est l'observation) est valable pour déclencher un sens primaire quant à une action donnée. Si l'on considère les faits humains de simples faits parmi d'autres, alors ils sont par là-même aptes à être observés et analysés. Mais cette même vision risque de porter en elle un coup dur à l'état d'exception qui anime le fait humain et en particulier le fait psychologique et pédagogique. Car les activités artistiques (y compris l'action pédagogique et didactique) ne sont pas de simples choses parmi les choses. Elles ne sont pas simplement factices, mais aussi factices de la non facticité. Cela veut dire clairement que les faits humains ne sont pas de simples faits objectifs (tel que d'Avid Hume les a pensé, lorsqu'il a employé sa formule de la relation de connexion nécessaire), ils sont dans la plupart des cas objectivés : mis en forme par le processus social et systémique qui accompagne les êtres humains. A travers ce débat, l'état d'exception de la méthodologie expérimentale est une chose que l'observateur-expérimentateur d'espace doit cultiver tout en se mettant au travail de la reconstruction des faits. En tout cas cet même état d'exception ressort fort bien des prises de positions des textes de nos auteurs dont nous allons maintenant étudier l'argumentation distincte.

Pour commencer, on propose de reprendre la logique argumentative des textes. Si nous comprenons bien les propos de chaque auteur traitant du sens de la méthodologie expérimentale, on s'aperçoit alors qu'en plus de leur défense de l'application de cette méthodologie en psychologie et en pédagogie, ils se réfèrent à un lieu commun. Ce dernier est défini par Perelman comme faisant partie intégrante des lieux de la quantité. Ces lieux, qui ‘affirment que quelque chose vaut mieux qu'autre chose pour des raisons quantitatives’  ”, sont largement partagés par nos auteurs. Ces derniers s'inscrivent tous dans ce que M. Tardy appelle : “ le patronage de Claude Bernard ”. En effet, Claude Bernard a été cité à plusieurs reprises aussi bien dans les textes de transposition didactique que dans ceux de la vulgarisation scientifique.

De ce lieu commun surgit en tout cas un lieu du préférable. Ce n'est rien d'autre que l'expérimentation et l'ouverture aux choses-ci : une pratique qui a connu son extension pendant un temps. A propos de cette méthode, le débat et les recherches sont loin d'être épuisés. Cette pratique prend actuellement la forme d'un débat quant à l'ouverture sur ce qui se passe dans la tête des sujets. Le texte du Gorgias de Platon (que nous avons déjà cité), en témoigne fort bien. Ce même lieu du préférable est repris actuellement dans presque tous les domaines de la recherche scientifique. On parle en effet de la crise psychosociologique de notre médecine moderne et contemporaine, de la crise de l'Éducation dans le monde. Cette crise nous dit-on est due à une négligence, à un désintéressement vis à vis de la recommandation formulée par certains comme Th. Simon qui pense ‘“ qu'à l'étude des faits pédagogiques la pédagogie expérimentale devra donc appliquer les méthodes scientifiques ordinaires’ 636  ”. Cela signifie si l'on en croît par exemple U. Hannoun, que le manque de la réalisation de la synthèse du lien affectif et du lien intellectuel, est la crise de l'éducation depuis quelques décennies. Pour lutter contre l'asphyxiante culture dont parle Dubuffet, il y a donc lieu de penser à l'exception de l'ouverture et de l'expérimentation dans le domaine des sciences humaines. Cette exception qui doit être cultivée est celle de la possibilité d'agir – comme le disait déjà Kant – sur les exériorités des actions en vue de déclencher dans l'intériorité des consciences, un acte qui par exemple peut transformer la punition en un droit légitime pour amener l'autre à avouer qu'il n'a eu que ce qu'il méritait.

Puisqu'il y a chez nos auteurs une ouverture aux choses des êtres humains, une ouverture qui traduit une relation aussi bien d'altérité que de l'attention positive, alors les figures rhétoriques qui desserrent leurs arguments sont l'apostrophe et la prosopopée. La première qui consiste à faire parler l'absent, à s'adresser à l'homme dans son universalité, nous la retrouvons sous la forme d'une légitimation de la pratique expérimentale appliquée à tous les êtres vivants. Les auteurs de nos textes l'emploient pour renforcer par là-même le principe de l'éducabilité et de l'humanisation de la connaissance. Quant à la seconde, elle se présente sous le dilemme de la conciliation de l'homme et de l'animal. Cette tentative qui prend sa forme chez nos auteurs de la vulgarisation scientifique, s'exprime sous forme de l'argument de la double hiérarchie. Cette argumentation repose sur la reconnaissance des liaisons logiques reconnues dans les choses pour affirmer enfin – et surtout lorsqu'il s'agit de la perception – que l'homme est un animal. Au sujet de cette réconciliation, de cette comparaison, on retrouve la formulation : "l'animal humain", une formulation qui revient à plusieurs reprises dans le texte de Maurice Reuchlin.

Cela nous renvoie de nouveau à nous interroger sur la qualification des statuts de nos textes. Lorsqu’on possède uniquement que ces deux types de textes : ceux du Que sais-je ? de Paul Fraïsse, et ceux du Guide pratique de Maurice Reuchlin, alors des questions peuvent être posées. Qui est-il de la transposition didactique et qui est-il de la vulgarisation scientifique ? où est ce que le sens du texte originaire commece t-il ? et où finit-il celui du texte dérivé ? Est-ce que c’est bien le temps de la publication des textes, qui nous aidera dans cette tâche ? ou au contraire c’est la raison sociale à savoir le public auquel s'adresse le texte ? Est-ce la langue dans laquelle l'auteur pense ses notions peut détérminer un genre d’dentité ?

Lorsqu'on s'astreint à la qualification d'un texte, tant de questions peuvent resurgir en fonction des textes que l'on possède sous la main. Dans cette comparaison, nous pensons que seul le repérage de l'argument d'autorité pourra nous aider dans cette taxonomisation. En effet, dans tous les textes que nous étudions, seul celui de Claude Bernard nous paraît ancien puisqu'il date de 1865. Mais cela ne signifie pas qu'il échappe à l'argument d'autorité. L'auteur de l'introduction à l'étude de la médecine expérimentale n'a pas cessé en effet de se référer à d'autres auteurs pour légitimer sa technique d'expérimentation au cours de laquelle il s'est jeté à travers champs ! Si l'on en croît GrmeK M. Drazen, son commentateur, alors on peut laisser penser que Claude Bernard a prolongé une tradition qui était d'abord philosophique et ensuite physiologique. A la première sont liés les principes Kantien comme le caractère, l'intention, la disposition morale fondamentale en tant qu'acquis a priori, fondateurs de toute expérience possible. Quant à la seconde est liée la conception de Fechner qui a pensé l'expérimentation en relation avec un mouvement dialectique croissant qui lie l'énergie mentale et l'énergie physique. D'ailleurs cette même problématique va être prolongée chez Henri Bergson à travers sa recherche d'une relation aussi bien de connexion nécessaire que de connexion réciproque entre matière et mémoire. Pour cette raison, nous avons déjà détaillé et exposé l'argument Kantien auquel Claude Bernard se référait. Cet argument n'est rien d'autre que celui de l'argumentation fondée sur la structure du réel.

A travers cet approfondissement philosophique, nous voulons démontrer que la qualification d'un texte en terme d'originaire, d'authentique n'a de sens qu'en relation avec la recherche de la détermination de l'argument d'autorité dont il témoigne. A partir de là, on peut affirmer que le problème de la transposition didactique des contenus n'est guère un problème rhétorique comme nous l'avons affirmé prématurément avec Daniel Jacobi, mais au contraire un problème d'argumentation rationnelle.

La qualification du texte de Claude Bernard nous renvoie à le rapprocher du pragmatisme subjectif et objectif. On peut dire qu'il est pragmatique au sens subjectif du terme quand il ne maintient pas la mise en oeuvre de ses propres idées, de ses propres expériences. Car lorsqu'il se définit comme personnage d'exception, Claude Bernard ne fait pas allusion à la mise en forme de ses propres intentions. A partir de là, l'auteur de l’Introduction…reste fidèle à la direction du travail scientifique qui n'est pas celui de juger sur des faits, ou de mettre en forme des intentions. Car le travail du savant est celui de la mise en forme des réalités, des découvertes incontestablement savantes.

En plus de cela, Claude Bernard est aussi un pragmatique au sens objectif du terme. Ainsi, pour démontrer ces propos, la reprise de deux passages de l’Introduction à l'étude de la médecine expérimentale,peut nous guider dans ce que nous sommes entrain d'avancer. Le premier passage que nous reproduisons ici renforce le premier postulat, quant au second il reflète la seconde proposition. Pour ce qui est du premier passage, C. Bernard s'en explique en disant : “ ‘J'ai réuni...un certains nombre d'exemples qui m'ont paru les plus convenables pour atteindre mon but. Dans tous ces exemples, je me suis, autant que possible, cité moi-même, par cette seule raison qu'en fait de raisonnement et de procédés intellectuels, je serai bien plus sûr de ce que j'avancerai en racontant ce qui m'est arrivé qu'en interprétant ce qui a pu se passer dans l'esprit des autres. D'ailleurs je n'ai pas la prétention de donner ces exemples comme des modèles à suivre; je ne les emploie que pour mieux exprimer mes idées et mieux faire saisir ma pensée’ 637  ”. Quant à l'autre passage qui témoigne de la seconde proposition, il s'annonce comme suit : ‘“ Chacun suit sa voie. Les uns sont préparés de longues mains et marchent en suivant le sillon qui était tracé. Moi je sui arrivé dans le champ scientifique par des voies détournées et je me suis délivré des règles en me jetant à travers champs. Ce que d'autres n'auraient peut être pas osé faire. Mais je crois qu'en physiologie cela n'a pas été mauvais, parce que cela m'a conduit à des vues nouvelles’ 638  ”.

A partir de ce dernier passage, on pourrait laisser penser que l'auteur de l'introduction..., est pragmatique au sens subjectif du terme. Mais la réalité est contraire à cela, car pour Claude Bernard la subjectivité du sujet est confrontée à un fait, qui s'impose comme factice. On peut dire aussi qu'il y a là une autre définition complémentaire du travail scientifique, qui s'astreint à la mise en forme de tous ce qui travail le savant, comme un toujour-déjà-vrai. En effet, le savant ne fait pas toujours que de prouver, mais aussi il éprouve une épreuve construite comme idée vraie adéquate avec elle-même. A partir de là, on peut dire que le principe de l'adéquation d'une idée vraie repose sur deux principes. Le premier, est celui de sa validité à faire des preuves pour marquer des inédits jamais vues ; le second se traduit par la capacité que possède le sujet, à faire tromper le réel, le vécu et le sens commun, en vue de leur imposer ses intentions, ses degrés d'implications. Ainsi de 1843 à 1878, Claude Bernard a produit ses écrits méthodiques. Ceux-ci coïncideront avec la première période de la pensée de Nietzsche, datant de 1869 à 1876. L'exception des deux hommes était de briser – dans l'aventure et le risque gratuit à vivre dangereusement – la subsistance des traditions et des normes éthico-poltiques admises comme vérités, communes à un grand public large. Car si Claude Bernard parlait d'une attitude savante à travers laquelle, l'observateur expérimentateur d'espaces possibles, doit se jeter à travers champs, alors dès 1871 jusqu'à 1876, la même idée a été partagée par Nietzsche qui a été jusqu'à la contemplation du tragique tout en pensant – comme on l'a déjà souligné à plusieurs reprises – de s'ouvrir à l'égard des choses tout en apprenant d'elles ce que c'est que s'épanouir, ce que c'est qu'apprendre à vivre la vie, la dominer et l'affirmer.

Des deux passages précédant de Claude Bernard, surgit en tout cas l'argument pragmatique dans ses deux aspects objectif et subjectif. A nous lire sur ce point dans la case de notre tableau-texte qui résume les idées de C. Bernard quant à la méthodologie expérimentale, on s'aperçoit que le modèle de son argumentation est d'abord un modèle d'ouverture sur les choses et est le processus qui les accompagne. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous avons pensé dans notre tableau-texte au processus de l'inspiration et de la combinatoire qui se veulent le déterminant de la méthodologie expérimentale de C. Bernard. En plus, il y a aussi chez cet auteur une reprise de la méthode cartésienne de la relation de connexion nécessaire entre les faits et la personne qui les aperçoit. En revanche, C. Bernard (qui se veut un savant d'exception), privilégie une autre argumentation qui est celle de la liaison causale entre les fins et les moyens. Cela a échappé à Descartes. Mais il sera développé par Kant et repris par Claude Bernard. Si le problème Kantien est celui de l'unité entre la fin et le moyen, alors chez Claude Bernard, la fin repose sur l'extension de la pratique de la méthodologie expérimentale. Cette fin a permis de donner naissance à ce que M. Tardy appelle : Le patronage de Claude Bernard, une situation qui témoigne de l'extension du pouvoir physique de l'expérimentation, un pouvoir dont témoignent les travaux de nos auteurs. Cette même finalité emprunte une synthèse des expériences personnelles heureuses ou malheureuses des auteurs, une synthèse qui les a conduit à mettre en forme des situations expérimentales pour affirmer des faits. Cette affirmation entraîne chez Claude Bernard une argumentation explicite, qui n'est ni celle de l'illustration ni celle du modèle, mais celle de l'exemple. L'auteur en effet, se donne lui-même comme exemple, qui pourrait faire une règle exceptionnelle. Cette exception peut ressortir à plusieurs endroits de ses écrits. Nous pouvons la maintenir à travers ses propos que nous résumons comme suit :

  • le raisonnement expérimental doit être embarrassant : il doit marquer une continuité avec le passé et les observations aussi bien qu'avec les faits et les idées ;
  • le raisonnement expérimental ne doit pas s'exercer sur des observations. Il ne s'applique en fait qu'aux idées que l'observateur a éveillé en notre esprit ;
  • la logique de la découverte scientifique n'est rien d'autre qu'un rattachement de l'idée au fait découvert. La conséquence se résume à la connexion nécessaire entre les faits et les idées ;
  • le raisonnement expérimental reflète un pouvoir sur la nature ;
  • dans le raisonnement expérimental, l'hypothèse occupe une place prépondérante. Elle est une idée a priori qui est crée a posteriori d'un fait et à propos de lui ;
  • l'idée expérimentale se trouve dans le sentiment.

Comme on peut donc le remarquer, plus on avance dans la paraphrase de Claude Bernard, plus le sens de la méthodologie expérimentale se compliquent davantage. En réalité, on a du mal à situer cet auteur lorsqu'on fait appel au principe de la taxonomisation des différents courants dont témoigne sa propre pensée. Est-il donc matérialiste ou idéaliste ? Est-il quelqu'un qui fait l'éloge de la pensée réflexive, de la pensée spéculative ou un empiriste et un rationaliste ?

De ces citations que nous avons recueilli de son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale et du commentaire de son oeuvre réalisé par GrmeK Micro Drazen, nous retenons deux choses. D'une part la référence à Kant, et d'autre part la date charnière : 1865 qui correspond à la publication de son Introduction. De ces deux aspects découle une conclusion d’ordre général. En effet, nous pensons que les travaux de C. Bernard, ont été imprégnés par le débat qui a eu à son époque entre les rationalistes d'une part et les empiristes de l'autre. Ce débat a donné en effet une discussion philosophique quant au sens de l'apport significatif entre la science de la nature et celle de l'esprit. Un même ouvrage publié à la même date (1865), peut en tout cas confirmer notre propos. Il s'agit de l'ouvrage d'Otto Liebmann qui s'intitule : Kant et les épigones , A cet endroit, l'auteur conclut chaque chapitre par la phrase : “ Il faut donc revenir à Kant ”. On doit aussi rappeler que la période datant de 1869 à 1888, est une période marquée par un nouvel type du philosopher, que représentait – comme nous venons de le voir – le philosophe Nietzsche qui faisait l'éloge d'une ouverture aux choses, d'une relation de connexion nécessaire entre les idées et les faits. “ Apprenons de la plante et de la fleur ce que c'est que s'épanouir ”, disait Nietzsche.

A force d'avancer dans l'analyse, on se rend compte que les arguments qui dominent les écrits et les propos de C. Bernard, sont ceux qu'assigne Ch. Perelman à sa deuxième catégorie d'arguments à savoir ceux qui sont fondés sur la structure du réel. Dans cette même perspective, on ne peut pas nous empêcher de mentionner ceux de la liaison symbolique. La définition qu'en donne Chaïm Perelman et qu'on retrouvera fortement présente chez Claude Bernard est la suivante : ‘“ Alors que dans les liaisons de succession, les termes confrontés se trouvent sur un même plan phénoménal, les liaisons de coexistence unissent deux réalités de niveau inégales, l'une étant plus fondamentale, plus explicative que l'autre. C'est le caractère plus structuré de l'un des termes qui distingue cette espèce de liaison, l'ordre temporel des éléments est tout à fait secondaire : nous parlons de liaisons de coexistence non pas pour insister sur la simultanéité des termes, mais pour opposer cette sorte de liaisons du réel aux liaisons de succession où l'ordre temporel est primordial. La liaison de coexistence fondamentale est celle qui rattache une essence à ses manifestations. Il nous semble cependant que le prototype de cette construction théorique se trouve dans les rapports qui existent entre une personne et ses actes’ 639  ”.

Essayons d'appliquer cette définition aux propos de C. Bernard que nous avons résumé dans notre tableau-texte. Pour commencer tenons à reprendre cette citation par sa fin. Il est vrai – comme C. Bernard lui-même le laisse entendre – qu'un homme d'exception peut mobiliser le monde, peut imposer ses propres idées dans le monde sensible. Cela témoigne en effet de la véritable liberté de l'homme-savant qui se retourne contre l'ordre établi. Il y a en réalité un rapprochement entre les idées de Nietzsche et celles de Claude Bernard. Car du point de vue de la philosophie politique, la liberté est une pratique de l'homme. En ce qui concerne le sens de la démarche expérimentale, Claude Bernard part d'une idée, d'un principe à savoir le sens qu'il donne lui-même à son essence propre, un sens qui se rattache à son action. C'est lui qui a légitimé la démarche expérimentale en disant : ‘Pour aborder les difficultés de la critique expérimentale... il faut avoir tâtonné longtemps, avoir été trompé longtemps, avoir été trompé mille fois et mille fois, avoir, en un mot vieilli dans la pratique expérimentale’ 640  ”. De ce procédé argumentatif dont témoigne la répétition en tant que figure de style, on glisse à une figure rhétorique frappante à savoir l'hyperbole. Cette figure d'exagération, qui se manifeste à travers le vieillissement, Claude Bernard en use pour mettre l'accent sur la notion du temps des études, du temps de l'expérimentation. Il veut aussi faire allusion à une notion d'ordre épistémologique à savoir l'usure du savoir. Cette expression sera reprise par Thomas Kuhun, pour affirmer que le savoir lorsqu'il se met en mouvement à travers des procédés publicitaires, il perd d'une part son sens authentique, mais il donne d'autre part la possibilité à une tension essentielle qui met en place d'autres découvertes et d'autres principes scientifiques. De ce fait, lorsque Claude Bernard propose de donner le temps pour étudier des phénomènes tout en vieillissant dans leurs études, on peut laisser penser qu'il s'inscrit dans la même ligne que celle de Rousseau. Car pour celui-ci le temps en Éducation il vaut mieux en perdre que d'en gagner.

Puisque dans la conception bernardienne de la méthodologie expérimentale il y a une référence explicite à Kant, et puisque le souci fondamental de cette philosophie est un problème d'unité, de la substitution, et de la coexistence des actions qu'incarnent les couples philosophiquestels que : a priori / a posteriori ; pur / pratique ; intelligible / sensible ; noumène / phénomène ; personne / acte ; transcendantal / transcendant, alors il y a lieu de soutenir dans le texte de Claude Bernard l'argumentation fondée sur la structure du réel dont font partie l'argumentation des liaisons de succession et des liaisons de coexistence. Entre le texte de Claude Bernard et les autres textes dérivés que nous lui comparons, il y a une différence. Cette spécificité montre fort bien le sens de la logique argumentative poursuivie dans chaque texte. La divergence porte en effet sur la spécificité de la démarche expérimentale qui est d'abord – si l'on en croît Claude Bernard – une démarche non une méthode. Elle est née d'une nécessité et non pas d'un simple hasard. De ce fait, le texte de son Introduction... représente une différence par rapport aux autres textes qui tentent de le reprendre comme modèle de référence. Cette remarque nous aidera à comprendre le sens de la transposition didactique entre le hasard et la nécessité. Cette même argumentation dont témoigne ce texte que nous qualifions de scientifique, d'originaire, sera maintenue dans les autres textes dérivés, à savoir, celui du Traité de psychologie expérimentale de Paul Fraïsse, un texte pseudo-scientifique. Nous le qualifions ainsi car cet auteur a fondé sa psychologie sur le modèle des sciences exactes, tout en maintenant l'exception de la méthodologie expérimentale dans le domaine des sciences humaines. Cette distinction sera aussi maintenue dans son texte qui se présente sous forme de cours magistraux destinés aux étudiants de D. E. U. G de psychologie, un texte qui témoigne d’une transposition didactique. Par contre dans le texte de la transposition didactique et pédagogique d'Antoine Léon, il est question de la construction de la situation expérimentale, et non pas de la recherche du sens d'une action, car l'auteur se propose déjà comme acteur de l'expérimentation.

Cette classification a été claire lorsqu'on a mis en forme la comparaison des différents contenus des textes. Cette construction de la méthode expérimentale est aussi présente dans les textes de vulgarisation scientifique aussi bien chez Paul Fraïsse à travers son Que sais-je ? que chez Maurice Reuchlin dans son Guide pratique . Mais la forme de la construction est différente. Elle diffère du point de vue théorique et du point de vue pratique. En effet, si le texte scientifique de Claude Bernard et celui de Paul Fraïsse, parlent de vues théoriques, alors il n'en va pas de même pour ceux d'Antoine Léon et de Maurice Reuchlin qui avancent des pratiques aménageant un accès adéquat à la construction de situations didactiques en vue de la gestion et de l'administration des preuves diverses. Ces preuves sont construites et évaluées concrètement. Elles ne sont pas avancées d'une manière spéculative et réflexive. Pour mieux nous faciliter la tâche d'une étude comparative et de l'analyse des différents types d'arguments, nous avons précédemment mis en forme un tableau-texte à travers lequel nous avons relevé les différents types de reformulations qui correspondent aux formulations du texte de Claude Bernard, devenu si l'on en croît nos auteurs, un texte originaire. Mais les auteurs didacticiens et vulgarisateurs de ce texte de l'Introduction , auteurs que nous avons qualifié avec Michel Tardy de patronage de Claude Bernard, oublient que cet même auteur a été influencé par d'autres points de vue qui ont constitué et légitimé son autorité spéculative du schéma expérimental. Pour plus de précision et de clarté, on doit dire qu'on est face à des textes traitant de la démarche ou de la méthodologie expérimentale tantôt appliquée à l'homme et tantôt comprise comme démarche qu'il faut généraliser à l'étude des phénomènes de la vie et appliquer à tous les êtres vivants.

Comme on l'a constaté à travers les différentes formulations des textes, une seule formulation peut avoir plusieurs reformulations. Cette technique est baptisée en linguistique : la polysémisation. De ce fait une question s'impose : l'effort de la transposition didactique est-il celui de la polysémisation ou au contraire celui de la monosémisation ? Autrement dit : faut-il lors de toute transposition didactique passer du concept clair-précis au ressemblant ? ou procéder par la voie inverse ? C'est à cette question que nous tenterons de répondre à près discussion et analyse des faits et des vérités qu'avance la transposition didactique de chaque texte. Mais on peut déjà avancer quelques éléments de réponse, en vue de montrer que l'effort didactique a toujours été celui du passage de la monosémisation à celui de la polysémisation. En effet, enseigner n'est rien d'autre que de répéter des contenus clairs et précis sous différentes formes. Cette reformulation n'altère pas le sens d'une proposition puisque celle-ci en se reformulant ne sera pas une chute dans l'oubli, ni même destinée à un public minoritaire. Elle sera en revanche partagée par des différents esprits qui la soumettront à d'autres, tout en la mettant en mouvement. Une langue s'enrichit, lorsqu'elle est en rapport avec son autre et est le processus qui l'accompagne.

Notes
632.

Perelman (Ch.), op cit.

633.

Tardy (M.), Considération épistémologique, op cit.

634.

Ibid

635.

Ibid

636.

Tardy (M.), op, cit.

637.

Repris par G Micro Drazen, op cit.

638.

Ibid.

639.

Perelman (Ch.), op , cit.

640.

Repris par GrmeK Micro Drazen, op cit