3.1. L'invention : heurésis.

Dans le texte du Traité (Histoire et méthode) ainsi que dans celui de La psychologie expérimentale qui est publié sous forme d’un Que sais-je ?, Paul Fraïsse s'inscrit dans la perspective de la transposition didactique, puisque son souci dans la quasi-totalité de ces travaux est de valider voire de transposer la méthodologie expérimentale, avancée par Claude Bernard dans le domaine des sciences humaines. Il s'inscrit aussi dans la perspective de la vulgarisation scientifique lorsque (à travers son Manuel pratique de psychologie expérimentale), il emploie des images figuratives pour montrer des séquences du déroulement de l'expérimentation au sein d'un Laboratoire : la classe. Cela n'est présent ni dans son Traité ni dans son Que sais-je ?.

Toutes les prises de positions de l'auteur s'inscrivent dans une optique de l'inspiration. Par exemple dans son Que sais-je ? ce qu'il a produit provient de la combinaison d'une série de connaissances qui lui sont propres ; comme elles proviennent aussi et de celles de ses pairs. Cependant, pour comprendre le sens de la psychologie expérimentale, lieu commun dominant cette étude, l'auteur emprunte une approche pluridisciplinaire.

L'invention qui est en réalité la phase de la conception, a pour thème central la recherche du sens de “ la psychologie expérimentale ” . L'important dans cette étude sont les différents types d'arguments qui servent ce thème central et essentiel, devenu le noyau dur de tous les travaux de nos auteurs. L'argument d'autorité qui domine toutes leurs inventions gouverne tout les textes. Cette autorité qui est au fond une autorité savante, est à son tour dominée par un autre argument qui est le Lieu (Topos). Ce dernier bien qu'il soit si courant en rhétorique, il est par là-même tout à fait ambigu. Dans un sens très répandu, il signifie un type d'argument, une prémisse très générale, comme par exemple lorsqu'on dit : qui peut le plus peut le moins. Le lieu est le moyen technique de trouver une prémisse à une conclusion qu'on veut imposer. Pour ce qui est du sens du schéma O. H. E. R. I. C, le texte de P. Fraïsse veut légitimer l'expérimentation dans le domaine des sciences de l'homme tout en partant de la médecine et de la biologie comme lieux communs à l'action humaine. Il arrive à partir de là, à soutenir d'une part, l'impossibilité de différencier l'expérimentation de la pratique du raisonnement expérimental. Cette idée est chère à Claude Bernard. D'autre part, Paul Fraïsse arrive à légitimer ce même raisonnement en vue de l'étendre à tous les domaines du vivant y compris celui de la psyché, qui est un lieu latent, invisible. On a donc reconnu le raisonnement par l'analogie. Si l'analogie est fondée sur la ressemblance des rapports, alors entre le psychique et le biologique il y a aussi ressemblance des rapports du moment que dans les deux disciplines l'imprévu, l'inconnu, l'emportent sur ce qui est donné dans l'immédiat. C'est d'ailleurs ce que nous venons de voir dans le texte de Claude Bernard, là où l'auteur tout en se lançant à travers champs, part d'une liaison logique reconnue dans les choses, pour arriver à une situation possible, jusqu’alors inconnue. Cette situation est celle de la maîtrise du vivant en vue de l'extension du pouvoir de la médecine. Vieille technique antique connue depuis jadis, comme en témoigne le texte du Gorgias de Platon, que nous avons déjà cité. L'ouverture sur ce qui se passe dans la tête du malade, est une composante de la psychopathologie qui partage avec la psychologie l'aspect du questionnement en direction de la chose latente du sujet. Car le contenu manifeste – comme Freud l'a déjà laissé penser – est une traduction du contenu latent. De ce fait, on constate que le texte de Claude Bernard en traitant d'une synthèse possible entre l'idée et le fait n'échappe en aucun cas à l'argumentation d'autorité.

Dans les textes du Que sais-je ? de Paul Fraïsse, l'auteur procède à la définition du fait expérimental de la même manière que Claude Bernard conçevait la tâche de médecine expérimentale. Mais cette définition est anoncée différemment. Ainsi Paul Fraïsse veut prouver l'omniprésence de l'expérimentation à partir de la référence à d'autres disciplines plus ou moins proches de la psychologie. C'est ainsi que la biologie, la Chimie, la Physique deviennent des lieux d'inspirations pour la psychologie.

Si les lieux et les arguments sont nombreux, cela n'est pas pour autant impossible de chercher à les repérer et à les classer dans un texte. L'intérêt de ce classement, et de pouvoir repérer les différents arguments dans un discours ou dans un texte. Ce repérage est utile, car il permet de contre argumenter, de comprendre les manières à travers lesquelles un texte contribue à l'affirmation d'un fait ou à son infirmation. En général, les lieux du préférable sont de trois types :

  • les lieux de quantité ;
  • les lieux de qualité ;
  • les lieux de l'unité.

En argumentation, on peut aussi mentionner d'autres lieux comme par exemple :

  • le lieu de l'ordre ;
  • le lieu de l'essence ;
  • le lieu de l'authenticité.

Dans les textes scientifiques du Traité de psychologie expérimentale (Histoire et Méthode) ainsi que dans ceux du Que sais-je ? et du Manuel de psychologie expérimentale , Paul Fraïsse part d'un lieu commun, d'un lieu de l'ordre, et il arrive à un lieu de l'unité, à un lieu de l'authenticité. Pour lui en effet, l'expérimentation, comme lieu commun pour certaines disciplines dont l'homme est l'objet d'étude, ne doit pas être appliquée d'une manière globale et indifférenciée. C'est pour cette même raison que l'auteur affirme une hiérarchie dans l'expérimentation. Si l'on en croît Paul Fraïsse, alors on ne peut pas expérimenter là où l'expérimentation risquerait de blesser, de choquer où de mutiler des personnes humaines. Par conséquent on constate qu'en plus de la définition descriptive que l'argumentation du distinguo donne d'un fait, celle-ci contribue à travers les propositions de Paul Fraïsse à un enrichissement du schéma expérimental bernardien. Paul Fraïsse, préfère finalement parler plus de raisonnement expérimental que de méthode expérimentale. Cependant, l'auteur s'aligne sur la même conception de Claude Bernard, qui propose lui aussi de parler de raisonnement expérimental plus que de méthode expérimentale, d'une attitude d'arraisonner les choses plus que de celle qui s'astreint à questionner en leur direction. Les deux propositions des deux hommes ont le même but : l'aventure savante.

Si Claude Bernard a proposé de se jeter à travers champs, Paul Fraïsse propose dès lors de mener un dialogue, une rencontre permanente avec les idées, et les faits humains. C'est ainsi qu'il met indirectement en forme une didactique différenciée. Cette dernière puise son fondement dans le texte dérivé d'Antoine Léon qui, lui aussi, se réfère à Paul Fraïsse. La distinction des étapes de la méthodologie de la recherche avancée par Antoine Léon est une traduction de la divergence des situations psychopédagogiques auxquelles l'enseignant se heurte dans sa relation avec les apprenants. Par conséquent, on peut laisser entendre la non altération de l'acte méthodique lors de cette transposition didactique. On assiste même à un enrichissement du schéma du texte "originaire" de Claude Bernard auquel Paul Fraïsse ajoute l'argumentation du distinguo, lorsqu'il distingue l'expérience qui est provoquée, de celle qui est invoquée, l'hypothèse qui est prouvée de celle qui est éprouvée. Il va même plus loin pour distinguer des niveaux différents d'observations à savoir la fortuite, l'organisée et la systématique.

L'invention, phase de la conception de l'auteur, est marquée par des lieux de l'ordre, qui servent à confirmer les différents niveaux de l'expérimentation, les différentes étapes de la méthodologie scientifique. A partir de cette hiérarchie, l'auteur arrive à un lieu du préférable qui est celui de l'authenticité. Cela est le propre de l'expérimentation dans le domaine de l'homme lieu de la rencontre avec d'autres idées factices auxquelles se heurte l'expérimentateur de la même manière qu'un savant se heurte à un étant, à un fait factice.

L'important dans les textes de la transposition didactique de Paul Fraïsse, (aussi bien dans son Traité que dans son Manuel), est sa disposition (taxis). Cette dernière repose sur la mise en ordre des matériaux de l'invention. L'auteur y est fidèle à l'ordre, à (lordo-cognoscendi) : à la taxonomie de l'objet de savoir. Il expose en effet la provenance de l'objet de savoir qui est la psychologie expérimentale ainsi que sa méthode. Au départ, en particulier chez Fechner et chez Claude Bernard, cette méthode était amoncelée dans les pratiques savantes des physiologistes. De ce fait, Paul Fraïsse va chercher à mettre de l'ordre en vue de la construction de l'objet du savoir de la psychologie expérimentale. Cette seconde phase de la disposition de l'objet de savoir a pour fonction d'instruire les auditoires et les lecteurs des textes didactiques, des textes scientifiques et même du texte de la vulgarisation scientifique dont témoigne parfois le Que sais-je ? et souvent le Manuel. La disposition n'a pas pour objectif d'émouvoir mais d'instruire. Cet effort d'instruction puise son fondement dans le choix de l'approche pluridisciplinaire tracée par l'auteur Paul Fraïsse, pour comprendre l'objet de savoir. En effet, cela va ressortir dans les étapes de la disposition de l'objet de savoir, étapes dont l'auteur ainsi que les membres de son équipe de recherche, vont centrer leurs intérêts sur le choix de leurs actes verbaux, sur la manière de rendre le lecteur de leurs travaux attentif à des propos plutôt qu'à d'autres. C'est la raison pour laquelle Paul Fraïsse part d'un acte locutoire, à travers lequel par le biais d'une définition descriptive, il décrit la méthodologie expérimentale tout en insistant sur le lien de la relation de connexion nécessaire qu'elle possède avec des contenus psychologique comme la perception et la sensation. Ce lien signifie au fond que la bonne application de la méthodologie expérimentale finit tôt ou tard par l'étude des processus supérieurs de la personnalité. Cet effort descriptif sera poursuivi par Antoine Léon qui lui aussi va décrire les étapes de la méthodologie de la recherche tout en s'éloignant de l'étude des processus supérieurs de la personnalité. A partir de là, Paul Fraïsse va arriver ensuite à une autre action différente de la précédente et qui la complète à savoir l'acte illocutoire. Cet acte surgit de son initiative à pouvoir décrire les étapes de la méthodologie expérimentale tout en énonçant sa propre conception d'un fait. Il y parvient avec sa force psychologique, et ce en cherchant des exemples, en énonçant des mots et en mettant en forme des images. En réalité, toutes ces démarches témoignent de la disposition.