3.3. La transposition didactique et la mise en mouvement des connaissances et des savoirs de la méthodologie de l'ouverture et de l'achèvement.

En poursuivant la trajectoire du schéma OHERIC en tant qu'objet de savoir à être enseigné, on constate que plus on avance dans l'analyse des textes didactique et des textes de vulgarisation qui en discernent le sens, plus on s'éloigne davantage du sens authentique que voulait Claude Bernard à ce schéma méthodologique.

Dans le texte de la transposition didactique de Paul Fraïsse, l'argumentation du distinguo se transforme en celle de la substitution. L'auteur substitue l'observateur à l'expérimentateur, comme si la différence précédante (avancée par Claude Bernard) est vouée à la dissolution. Paul Fraïsse généralise en effet l'expérimentation à tous les domaines de la vie de l'homme. En plus de son optimisme, cet auteur est réservé quant à l'expérimentation, bien que celle-ci puisse nous aider à étendre l'observation à des domaines variés. Cela laisse la possibilité à Paul Fraïsse de marquer le doute en expérimentation. Cette idée est une exception analogue à celle du texte scientifique de Claude Bernard. Pour ce dernier, le doute est méthodique. Il se caractérise par l'ouverture du travail scientifique à d'autres domaines de recherche non scientifique. Par conséquent, le doute n'est pas un doute dogmatique qui appelle par là-même à l'arrêt de l'activité scientifique, il est au contraire une incitation de la part de Claude Bernard à accroître les expériences dans le domaine de la recherche biologique et physiologique. Cela n'est pas le cas dans le Que sais-je ? et dans le Manuel de Paul Fraïsse, où l'on assiste à une ironie, à un renvoi. En effet l'auteur n'explique pas clairement les situations dans lesquelles l'expérimentation est impossible. Il nous confie à nous même, à notre imagination créatrice. Soit ! Mais on peut aussi laisser penser qu'il nous implique à fournir un effort d'analyse pour chercher à comprendre la raison pour laquelle dans le domaine de la psychologie expérimentale, l'important est de distinguer ce qui est honorable de connaître de ce qui est honorable de l'enseigner. L'auteur vise par là-même son attachement à l'état d'exception : à ce que nous ne pouvons pas faire. Peut-on dire qu'en psychologie expérimentale, il est – par exemple – honorable de connaître la sexologie, mais pas honorable de l'enseigner ? Ce silence du texte de Paul Fraïsse quant à la question des normes éthiques et morales est certainement significatif. Car dans le Que sais-je ? il ne s'agit pas de développer, il s'agit d'instruire. A partir de là, on peut laisser penser l'absence de l'objectif de la formation qui est une situation propre au texte du Manuel,qui traduit des situations didactiques. Par contre dans le Traité incarnant des débats d'idées entre pairs, l'absence des objectifs de l'information laisse la place ouverte au débat entre pairs. D'autre part, le petit ouvrage(Que sais-je ?) qui est moins chère, est accessible à un grand public que l'auteur cherche, à informer et à former, est un ouvrage qui vise à ne pas mutiler et blesser la sensibilité humaine. De ce fait son contenu s'inscrit dans ce que Michel Henry pense en terme d'une “ Science jugée par les critères de l'art ”, domaine de la sensibilité.

A partir de là, le doute méthodique se transforme donc en doute principièl. Si l'on en croît Paul Fraïsse, aussi bien dans son texte du Que sais-je ? que dans celui du Manuel, alors la seule chose dont on ne doit pas douter est l'impossibilité et l'incapacité de n'importe quel pouvoir à mettre fin à l'observation. Cela peut être soutenu mais à condition à ce que l'on distingue les différents nivaux d'observation. Cette distinction est réussie dans le texte de Paul Fraïsse aussi bien dans le Traité que dans le Que sais-je ? Elle est partant, une distinction qui demeure absente dans la Manuel didactique, là où elle est substituée dans le chapitre intitulé : “ observation et expérimentation ”, à l'expérimentation. De ce fait, l'écart mentionné entre le texte scientifique et le texte didactique, trouve son sens dans le renvoi à la substitution de toutes les étapes de la démarche scientifique entre elles. L'argument de la définition est au coeur du problème de notre discussion car c'est lui qui gouverne tous les textes de nos auteurs.

La définition normative est celle qui impose l'usage d'un mot. Elle est nominale. Elle est purement conventionnelle. Le tout est de s'y tenir une fois admise. L'enrichissement de cette méthodologie surgit de la polysémisation de son sens. Voilà la raison pour laquelle nous pensons que le sens est une construction du passage de la monosémisation à la polysémisation. C'est d'ailleurs ce qui ressort des textes dont nous étudions la transposition didactique. En effet, avec les textes didactiques du Manuel de l'étudiant en psychologie de Paul Fraïsse et avec ceux du Manuel de psychopédagogie expérimentale d'Antoine Léon, la méthodologie expérimentale est tantôt une démarche pour marquer les étapes de la recherche (A. Léon), tantôt en relation avec l'observation (Manuel de Fraïsse). De l'ouverture de cette méthode à tous les domaines de la psychologie comme le pense le texte du Manuel de Reuchlin, on retient sa difficulté, son ambiguïté voire son impossibilité dans le domaine des sciences humaines, en particulier dans celui de la science pédagogique. C'est pour cette même raison que M. Tardy parlait de “ fantasmagorie expérimentale en pédagogie ”.

A nous maintenir à la discussion de cette première étape (l'observation) de la méthodologie scientifique, qui trouve son sens polysémique à travers les textes de nos auteurs, on doit avouer notre perte du sens de cette étape. On commence à ne plus comprendre ce qu'elle est réellement, ce qu'elle doit être. Il en va de même pour toutes les autres étapes de la méthodologie expérimentale.

Nous tenons à mentionner un autre phénomène épistémologique lors de la transposition didactique du schéma O. H. E. R. I. C. Celui-ci est baptisé par certains didacticiens : la dépersonnalision. Ce concept signifie que lorsque une proposition passe d'un domaine à un autre, elle emprunte avec elle d'autres états de faits propres à son domaine d'origine. Cette proposition est ouverte sur le système social qui, lui, n'est pas un état mais un processus. C'est d'ailleurs ce que nous avons déjà avancé en nous référant à Michel Foucault qui a laissé entendre qu'au dessous des propositions il y a des cris, des actes, bref des fonctions phatiques. La dépersonnalisation du savoir est donc l'ensemble des processus d'actions vécues par le savoir dans son advenir. Cette dépersonnalisation est légitimée par le mouvement auquel participent toutes les activités spéculatives et réflexives de la pensée savante. Comme on peut le remarquer, nos auteurs parlent tous d'une même chose mais différemment. Cet accord, est dû à l'esprit de l'anonymat dont parlait déjà Wöfflin. Il n'y a pas en effet que les savants des sciences de la nature qui doivent se donner le droit de parler d'expérience et d'expérimentation. On doit rappeler dans cette perspective de recherche méthodologique que pendant ce que certains appellent : les temps de la nuit pour qualifier le désastre d'après guerre, il y a eu les efforts de certains psychologues (comme ceux Piaget) qui se demandaient s'il fallait investir une énergie pour éduquer les enfants que les divers effets de la guerre, ont rendu irrécupérables. La nécessité de l'expérimentation et des observations furent imposées par les contraintes de la réalité, d'où l'accroissement des foyers d'accueils dans le monde, la réflexion sur le développement des techniques d'observations des pathologies ; tout cela avait un même but qui fut celui de l'éducabilité de l'intelligence. Il y a donc lieu de légitimer l'extension du pouvoir cognitif quant à ce même schéma devenu polysémique qu'on peut appeler désormais soit “ démarche de la recherche ” (A. Léon), soit “ étape du raisonnement ” (P. Fraïsse), soit “ démarche ” (C. Bernard) soit encore “ mode de connaissance ” (A. Léon).

De la définition descriptive avancée par Claude Bernard pour le schéma expérimental par C. Bernard, en passant par sa définition nominale avancée par P. Fraïsse, et en arrivant à sa définition condensée et complexe maintenue par A. Léon, on est forcé de soutenir la légitimité du procédé d'Edgar Morin pour qui le passage du complexe au simple est en soi un passage si complexe. Pour s'en expliquer reprenons l'analyse des textes didactique et des textes de vulgarisation quant au sens du schéma O. H. E. R. I. C, tout en passant à l'étape suivante : celle de la mise en forme des hypothèses.

Cette étape (celle de l’hypothèse) est marquée par un taux de figuratif, d'analyse plus élevé. Elle trouve son fondement dans le texte d'Antoine Léon et dans celui de Maurice Reuchlin. On doit d'abord justifier deux aspects à propos du statut de ces textes. Le premier consiste à expliquer les raisons pour lesquelles celui du premier (Léon) est si long en le comparant à celui du second (Reuchlin). Pour le texte d'Antoine Léon, l'argumentation de sa transposition didactique est dominée aussi par l'argument de définition. Ce texte est long parce qu'il présente d'une manière détaillée les étapes de la méthodologie de la recherche en psychopédagogie. On sait en effet que dans une recherche le temps des études est un temps long dont il faut certainement rappeler le procédé rousseauiste : le temps en éducation il vaut mieux en perdre que d'en gagner. Les analyses que présente ce texte sont celles des étapes de la recherche en psychopédagogie et non pas celles de l'expérimentation comme méthode du raisonnement. Ces analyses (on doit le rappeler) sont celles d'hommes de terrain. Je dirais même qu'elles sont l'oeuvre de ceux qui ont des tâches propres à leurs pratiques de recherche-action. C'est la raison pour laquelle le sens y est organisé autour des paradigmes nomothétique et pragmatique puisque d'une part les auteurs apportent des preuves et des possibilités à acquérir. Voilà la raison pour laquelle nous maintenons avec Kant la définition problématique du fait éducatif et pédagogique. On doit ajouter que ce texte d'Antoine Léon est un approfondissement des différentes notions déjà résumées aussi bien dans l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard, que dans le Traité de P. Fraïsse. Il est une transposition didactique qui se différencie de celle de Paul Fraïsse, car il se veut un texte de transposition pédagogique qu'il est par là-même un guide pratique, non pas de l'étudiant à l'université, mais du chercheur confronté à des situations psychopédagogiques. C'est un texte qui a pour finalité l'approfondissement des domaines de recherches et d'applications. Nous constatons cela à partir des différentes formulations inscrites sur la couverture de l'ouvrage. Antoine Léon et Maurice Reuchlin, tentent en effet d'expliquer le sens du schéma O. H. E. R. I. C, appliqué à des situations didactiques et pédagogiques, tout en s'inscrivant par là-même dans la désycrétisation du savoir. Ils montrent que dans leurs pratiques spécialisées, ils rencontrent cette même pratique qu'est la désycrétisation mais sous une autre forme. De ce fait, on peut penser qu'on est devant deux sens du schéma expérimental. Le sens général, qui peut correspondre à l'expérimentation générale par analogie avec ce que l’on a appelé avec Averroès : la métaphysique générale et par analogie aussi avec l'expérimentation spéciale qui dicte l'analogie avec la métaphysique spéciale dont le sens et la visée ont déjà été avancés avec le juriste de Kourdou.

L'important dans le discours d'Antoine Léon, est l'argumentation de sa transposition pédagogique. Malgré sa simplicité, l'argument qui gouverne ce texte est celui de la définition condensée ou complexe. On sait que l'argument de définition est un argument quasi-logique. Dans ce texte, bien que l'auteur puisse partir d'une définition descriptive, (renforcée par l'argument d'autorité qui surgit de sa double référence à Fraïsse et à Claude Bernard), il finit par un glissement dans une définition condensée de laquelle surgit des sens qu'Antoine Léon attribut aux différentes étapes de la recherche. Ces sens sont arbitraires. Il est vrai que dans le domaine de la recherche, les procédés méthodologiques diffèrent d'un auteur à l'autre, et d'un chercheur à l'autre selon la diversité des domaines de recherches. Mais Antoine Léon oublie la règle principièlle qui pense que la méthodologie de n'importe quelle transposition didactique finit tôt ou tard de s'inspirer de la méthodologie de la discipline correspondante. On peut remarquer cette négligence à partir des conceptions que Léon a fourni de la méthodologie expérimentale en psychopédagogie. Cette conception biaise complètement à la fois le sens de l'hypothèse et celui de la vérification. Cet argument quasi-logique affirme certes des faits, mais on ne doit pas ignorer que par là-même il infirme l'argument d'autorité fondé sur l'accord et la convention des savants et des spécialistes de l'objet de savoir.

A côté de ces deux arguments présents dans ce texte, il y a d'autres arguments à travers lesquels l'auteur tente de légitimer ses propos pour instruire ses lecteurs. Les finalités de la simplification, des altérations positives ou négatives sont en elles-mêmes des transpositions pédagogiques des manières d'agir lors d'une recherche, et non pas des manières de concevoir une expérimentation. Ainsi de la méthodologie expérimentale à la méthodologie de la recherche, l'égard sémantique et sémiologique sont significatifs. Cette reformulation marque un diffèrent avec le texte scientifique de Claude Bernard qui incite à la manipulation des faits, à la taxonomisation des situations et à la décomposition d'un ou de plusieurs faits. Cela n'est pas avancé dans le domaine de la recherche psychopédagogique, là où il est question d'agir pour enfin arriver à une preuve à caractère de paradigme nomothétique en vue de l'administrer. Dans ce domaine de recherche, le discours porte sur une autre pratique de l'objet de savoir originaire devenu en mouvement et en relation avec le pour autre chose. Ce savoir se naturalise, se dépersonnalise lorsqu'il est en mouvement d'un domaine de recherche à autre. D'une manière vulgaire, on peut dire que dans cette état de fait, le savoir à être enseigné change de visage, d'état d'apparition. Dans ce changement y a t-il enrichissement ou appauvrissement du concept ?

Pour répondre à cette question tenons à discuter de la valeur du concept de l'expérimentation en relation avec ressemblance.

Bien que les auteurs que nous étudions parlent de la même chose, cela n'est pas pour autant une raison de penser qu'ils traitent des mêmes notions. Nous venons de voir en effet, que l'observation, l'expérimentation, ne se déroulent pas de la même manière dans le domaine des sciences de la nature, dans celui des sciences psychologiques, et dans les sciences psychopédagogiques. Les auteurs traitent en effet des notions ayant seulement des ressemblances des rapports. Le sentiment de la ressemblance est d'abord un sentiment qui se produit chez l'homme soit par habitude soit par l'éducation. Dans les textes que nous avons présentés jusqu’alors, on constate que la ressemblance est due à la similitude des notions diverses au cours de la construction et de la fabrication du savoir à être enseigné, par les auteurs que nous étudions. Par exemple les textes de Maurice Reuchlin ainsi que ceux d'Antoine Léon, dans leur ouverture sur les systèmes de pensée et sur les manières d'être et de voir des sujets, ont été amené à imiter le langage ordinaire et le sens commun. A partir de là, on peut dire que la méthodologie expérimentale, dans son ouverture d'altérité radicale sur la totalité de l'être là, n'est rien d'autre qu'une technique qui s'astreint à mettre en forme des expériences pour-voir. Elle procède ainsi pour mettre en forme des contenus par le biais de l'imitation du réel sensible. Mais lorsque par exemple Claude Bernard ainsi que Paul Fraïsse insistent sur la limite de l'expérimentation, cela signifie que dans les faits, l'expérimentateur ne doit pas seulement imiter le réel, mais elle doit au contraire s'en inspirer en vue de le dépasser. Car si l'effort pédagogique est celui de l'imitation et de l'illustration qui (en tant qu'actions puisent leur sens dans l'altérité radicale à l'égard des faits), alors il n'en va pas de même pour l'effort didactique qui est celui de la preuve ayant son fondement dans la relation de la finitude, de la limitation des jeux de rôles qu'impose la temporalité didactique dont les objectifs implicites et explicites, sont en fait à chercher atteindre.

Ces textes bien qu'ils aient le même objet d'étude, ils sont en réalité si différents. On peut légitimer cette différenciation à condition à ce que l'on prenne en compte le sens du procédé de R. Barthes qui laisse penser que le sens ne commence ni ne finit d'autant plus il ne fait que semblant ! C'est ainsi qu'il souligne : ‘“ Le sens c'est un mot général peu précis, mais on ne peut dire qu'on sait assez bien ce que c'est que le sens, selon un schéma extrêmement élémentaire auquel il faut toujours revenir : le sens est l'union d'un signifiant et d'un signifié. Les caractères de l'un et de l'autre sont assez bien connus, assez bien classés, en tout cas ceux du signifiant, ce qui est encore moins claire c'est le "signifié’" ” 659 . Cette problématique avancée par R. Barthes traduit la difficulté du sens de l'expérimentation en psychologie et en pédagogie, un sens qui varie selon la diversité des domaines de recherche. Cette difficulté qui traduit la différenciation sémiologique n'est pas du tout mentionnée dans les textes didactique et pédagogique de Maurice Reuchlin et d'Antoine Léon. Pour ces auteurs, on a l'impression que les actions méthodiques se produisent d'une manière ordinaire et sans obstacle. Par exemple si l'on se réfère à ce que Maurice Reuchlin pense de la démarche expérimentale en psychologie, on est forcé de remarquer que cet auteur commence par restreindre son objet de savoir à un domaine unique bien déterminé. Ainsi l'argument sous-jacent est celui du lieu du préférable : le lieu de la qualité. L'auteur affirme en effet que la psychologie expérimentale doit s'appliquer avec beaucoup de rigueur dans le cadre du laboratoire seulement. En plus dans le texte d'Antoine Léon, on a l'impression que même le vécu aussi bien de la vie privée que de la vie d'une classe, peut faire l'objet d'étude au sein d'un laboratoire. A partir de là, on peut comprendre que le lieu du préférable dans ce texte n'est pas du tout le même dans le texte précédant de Paul Fraïsse, où la distinction entre psychologie du laboratoire et psychologie expérimentale est nécessaire et évidente pour comprendre ce qui est honorable de connaître de ce qui est honorable d'enseigner. Dans son texte de psychopédagogie expérimentale, Antoine Léon avance un nouveau sens pour l'École. Cette dernière doit désormais à ses yeux faire partie d'un laboratoire dont il faut penser la réalisation, que l'auteur nous invite à imaginer, à développer et à créer. On ne sait pas si vraiment tout les enseignants par delà les contraintes politiques, économiques et sociales qui leurs sont imposées, ont le temps ou le souhait de prendre en compte l'histoire personnalisée des apprenants, ou de tenir compte de ce que Antoine Léon pense en terme “ des acquis antérieurs des apprenants ”. Sur ce point précis, on peut dire que le laboratoire de la psychopédagogie reste encore à imaginer. Car dans le milieu universitaire, on a plus tendance à suivre une didactique de l'immanence qui impose la logique de la découverte de nouveaux programmes, de nouvelles connaissances, qu'une didactique de la transcendance qui puise son sens dans la psychologie de la recherche qui s'interroge sur les recherches réussies et non réussies par le professeur et l'étudiant. Dans une pratique d'enseignement comme le pense Gaston Bachelard, “ Les enseignants ne reviennent jamais sur les mêmes problématiques dans un même cours ”. Ils ne reviennent jamais sur l'enseignement des erreurs, sur les leçons à tirer des échecs, surtout lorsque ceux-ci sont successifs et répétés. Dans une telle situation, la tâche de l'acte d'enseigner repose sur la mise en forme de l'extension du pouvoir cognitif, une idée chère à l'humanisation de la connaissance qui se traduit par un acte permettant qui rend le désert de l'ignorance – dont parlait déjà Nietzsche – , un pays de connaissance fertile. L'exemple de la violence qui anime la situation de nos Écoles d'aujourd'hui, (un exemple si récent) et inquiétant. Il marque l'échec du sens de l'activité de l'enseignement, qui reste encore inachevée et ouverte à d'autres applications possibles. A ce sujet, l'effort de la transposition didactique doit contribuer à la maîtrise de ce phénomène inquiétant et méconnu. Cette maîtrise ne peut en aucun cas être directement le travail de l'enseignant. Car cela transformera la tâche de l'enseignement défini en terme de transmission des connaissances et des recherches réussies, en une autre action opposée qui s'astreint à accomplir la fonction de service. Si l'enseignement est défini comme tel, alors le désert dont parlait déjà Nietzsche sera de retour surtout lorsque la société se désintéresse de la formation permanente, de l'extension du pouvoir cognitif tout en préférant seulement les savoirs utilitaires : (manières de remplir les fiches d'impôts, des imprimés divers etc.). Car au lieu de s'intéresser aux savoirs nécessaires pour vivre la vie et la dominer, elle remplit uniquement cette fonction de service. C'est d'ailleurs le reproche que l'on peut diriger à l'encontre de l'École obligatoire d'aujourd'hui, qui au lieu de contribuer activement à l'extension du pouvoir cognitif, elle se laisse envahir par les problèmes cruciaux du système politico-économique. A ces problèmes sont liés la réduction du nombre des postes d'enneigements, le manque les constructions de nouvelles Écoles, le chargement des classes, la réduction des postes universitaires et la diminution croissante chaque année, des postes réservés aux concours (C.A.P.E.S et Agrégation). Nous pensons dans cette situation que le cri de Nietzsche : ‘Le désert croît malheur à celui qui protège le désert’  ”, est encore d'actualité qu'il n'a pas encore eu d'échos.

Le texte d'Antoine Léon dépourvu de toute amplification, sans métaphore, sans hyperbole, se veut au contraire sombre, objectif, et recourant autant que possible au langage des sciences humaines, est un texte écrit par un spécialiste français. Bien qu'il recouvre une absence apparente de la rhétorique, il est en lui-même profondément rhétorique et argumentatif à la fois. A partir de là, on peut réfuter l'idée de Daniel Jacobi, pour qui le problème de la vulgarisation scientifique est un problème rhétorique. Cette réfutation repose sur le fait qu'en éducation la tâche de la vulgarisation didactique et pédagogique est une tâche double : rhétorique et argumentative. Cela ressort d'ailleurs du texte d'Antoine Léon, un texte marqué par un effort rhétorique vue la simplicité de son style. Il est aussi marqué par le renvoi permanent auquel contribue ce texte à travers le silence qui revient à plusieurs reprises, comme si l'appel apostrophé est conçu pour émouvoir les esprits à la recherche du caché dont témoigne la réalité éducative, didactique et pédagogique. Celles-ci sont en effet imprévisibles, mystérieuses. On est en droit de se demander si ce silence n'est pas dû à l'incapacité de l'auteur à traiter les problèmes faute du manque d'une culture globale discursive et générale. On est en droit aussi de penser si ce silence n'est pas simplement une technique pour justement faire parler le déjà-là, la culture apparente-réalité de tous les sujets. De ce fait, cette seconde hypothèse est plus proche de la réalité qu'incarne le texte puisqu'il témoigne de la présence de figures rhétoriques à savoir l'apostrophe à travers laquelle il veut simplement s'adresser à un absent, qui est ici un pluriel-singulier. En effet, l'auteur veut sensibiliser tous les pédagogues à la recherche pédagogique, à la mise en forme d'une méthode de recherche des solutions à des problèmes concrets comme ceux de la violence. D'ailleurs le titre d'un chapitre intitulé : étapes de la recherche, de l'ouvrage d'Antoine Léon, explique fort bien la nécessité de la mise en forme de la méthode de recherche pour comprendre le sens des choses de l'éducation. A travers cet ouvrage de la vulgarisation pédagogique, on ressent un degré d'implication par l'auteur, qui nous implique dans son objet de recherche pour nous inciter d'une part à briser le silence et pour d'autre part, se taire à temps en vue d'interpeller la situation pédagogique et éducative, qui, elle n'est pas silencieuse. Car comme Ph. Meirieu le laisse entende : ‘“ En pédagogie contrairement à beaucoup d'autres domaines il faut en dire trop mais pas assez, il faut lever un coin seulement pour ne pas démobiliser ou déstabiliser le sujet.... ’ . Si la pédagogie est un art, alors le contenu latent ne peut être manifeste qu'à partir d'une intervention qui s'oppose à toute attente. Cette technique, est une méthode de la recherche du sens de l'action du sujet. Elle oriente le sujet de la recherche la pensée et le motif du chercheur. L'aspect rhétorique surgit de cette ironie cachée qui se dissimule à travers le recul et la pratique du chercheur quant à des situations expérimentales données. D'ailleurs cette ironie et ce recule peuvent ressortir d'un double constat qui est contradictoire quant au sens de la méthode expérimentale elle-même. En effet, l'auteur (Antoine Léon) affirme d'une part que ‘La méthode expérimentale est insuffisante’  ”, et d'autre part, malgré cette insuffisance, il va plus loin pour affirmer “ qu'elle est nécessaire ”. On voit mal comment donc quelque chose d'insuffisant pourrait-elle être nécessaire ? Le procédé de l'auteur est analogue au langage courant à travers lequel on dit : “ si mauvais mais c'est bon ” ! Voilà une figure rhétorique cachée qu'on nomme d'habitude : l'oxymore. Cette dernière consiste à associer deux termes tout à fait contradictoires. Tel est le cas pour le propos d'Antoine Léon qui souligne : ‘“ L'expérience c'est mauvais mais elle est bonne, c'est insuffisant, mais c'est nécessaire’  ” ! De ce fait, on peut laisser penser que le texte de transposition didactique et pédagogique de cet auteur, procède lui aussi par l'argumentation de la substitution. Cette dernière, n'est pas par une substitution de notions, elle est au contraire une substitution d'actes méthodiques. Cela nous renvoie finalement à notre procédé du départ qui légitime ce processus de contradiction, de substitution des antagonismes, car – comme Kant l'avait déjà pensé – l'éducation est par essence problématique : elle nécessite un effort de compréhension des antinomies latentes. On peut remarquer cela fort bien dès que l'on compare le texte d'Antoine Léon avec celui de Claude Bernard et avec les autres textes de Paul Fraïsse et de Maurice Reuchlin. A tire d'illustration, commentons les conceptions de chacun quant au schéma O.H.E.R.I.C et plus précisément, quant au sens de l'hypothèse, seconde étape de la méthodologie expérimentale.

A partir de la comparaison du sens de cette étape, qui prend des sens différents chez chaque auteur, on pourra comprendre la légitimité ou l'illégitimité des différentes reformulations qui engendrent des trames conceptuelles, des différentes formes d'altérations du sens habituel que l'on assigne à l'hypothèse. Cette altération est d'abord l'oeuvre d'une transposition didactique du schéma O.H.E.R.I.C, transposition qui nous laisse penser ce concept problématique comme étant le passage de la monosémisation à la polysémisation, le passage du clair-précis au ressemblant. Le problème auquel on est désormais confronté est celui de savoir si lors de ce passage il n'y a pas de l'asémie : du non sens. On peut même pousser notre questionnement plus loin pour chercher s'il n'y a pas de l'ordre dans le désordre, car Hegel avait déjà laissé penser que le sens peut surgir du frisson du sens. La réponse à ces questionnements problématique traduit la thèse de notre thèse qui consiste à penser que le passage du sens ésotérique, difficile d'accès d'une notion, à sa version didactique est un passage qui ne s'effectue pas sans risques. Parmi ces risques, il y a la falsification des concepts. Parfois (sinon dans la plupart des cas), un même concept qui désigne et qui explique une chose quelconque se trouve aliéné sous les effets de sa relation avec le pour-autre-chose. Ainsi, on peut penser (tout en empruntant à Karl Popper la notion de falsification), que toutes nos connaissances sont soumises au renversement, à la falsification et à l'abandon. De ce fait, le sens originaire d'une proposition ou d'un concept n'est qu'une illusion, car dans tous les domaines du savoir rien n'est donné, tout est construit. C'est dans l'usure massif des connaissances et des savoirs que l'on progresse dans la connaissance des choses, dans la mise en forme d'autres lois, d'autres avis et d'autres propositions.

La différenciation cognitive est un fait qui s'impose, auquel on se heurte comme on se heurte à un étant. Nous avons déjà en effet souligné que les présomptions des savants et des didacticiens sont totalement opposées. Il est vrai que chaque auteur possède ses propres prémisses, disons – pour employer le langage de Heidegger – que chaque philosophe a sa propre tâche. Si la conception de l'être n'a de sens pour le philosophe que lorsqu'il s'astreint à définir l'être en tant que tâche, alors il en va de même pour nos auteurs, car chacun poursuit son but et sa propre tâche en fonction du public auquel il s'adresse. Or on découvre parfois des détournements de sens, des maladresses lorsque par exemple les textes didactique et les textes de vulgarisation scientifique s'adressent au public des spécialistes en vue de leur faire comprendre des questions éducatives et didactiques. Observons par exemple de près leur sens quant à l'hypothèse comme étant la seconde étape déterminante pour le déroulement de toute une recherche.

Pour le texte scientifique de Claude Bernard, l'hypothèse est d'abord une idée scientifique anticipée ou préconçue. Elle occupe une place intermédiaire entre l'observation et l'expérience. Cela n'est pas le cas pour Antoine Léon, pour qui l'hypothèse n'est plus une idée, mais au contraire, elle est insaisissable, marquée par une polysémisation. Elle occupe une place qui par là même la rend incompréhensible. Ainsi comme l'auteur du Manuel de psychopédagogie expérimentale le souligne fort bien, l'hypothèse est en relation intime avec des questions que se pose le chercheur. Ces questions font l'oeuvre de son imagination créatrice. En effet, et comme le souligne Antoine Léon : ‘C'est au niveau de la formulation des questions et des hypothèses qu'interviennent l'imagination ou l'originalité du chercheur, son expérience personnelle, sa culture théorique et son information méthodologique et technique’ 660  ”.

De ce passage, on comprend que l'hypothèse peut être à la fois tout et n'importe quoi ! C'est d'ailleurs la même idée qu'avance Paul Fraïsse tout en disant qu'elle est à la fois prouvée et éprouvée. Mais l'hypothèse est en réalité différente de l'opinion. Pour comprendre le sens de cette différenciation, seule la pratique du procédé : “ la critique de la provenance du concept ” (avancé par G. Bachelard), peut nous aider à l'élaboration du sens de l'hypothèse et de celui de l'opinion. Dans la perspective de cette différenciation, on peut dire en ce qui concerne le lieu de la provenance de l'hypothèse, qu'il y a une différence entre le texte scientifique de Claude Bernard et celui d'Antoine Léon. En plus de cette différence qui traduit la décontextualisation du sens de la méthode, on peut ajouter d'autres. Il y a en effet celle du principe de classification des différentes étapes de la méthode expérimentale. Dans la terminologie bernardienne il est question du sens de la méthode et des étapes de la méthodologie expérimentale, alors qu’avec Antoine Léon, il s'agit des étapes de la recherche. Ces deux visions sont à nos yeux si différentes. Pour mieux saisir cette différence qui traduit l'altération du sens du concept originaire, on doit rappeler qu'Antoine Léon est resté fidèle à la forme de la taxonomisation. C'est ainsi qu'il présente trois étapes de la recherche, de la même manière que Claude Bernard présente trois niveaux de la méthode expérimentale. En effet on peut présenter cette équivalence comme suivant :

Pour ces deux auteurs, on remarque à première vue que l'hypothèse est un invariant fonctionnel, un lieu commun. La différence entre eux, réside dans la destinée à laquelle ils soumettent le schéma, la méthode ou le raisonnement expérimental. Pour Claude Bernard, le temps est venu pour renforcer une argumentation du distinguo au sein même de son argumentation de coexistence et de substitution. Si d'après Claude Bernard on doit distinguer ce qu'il appelle les sciences d'observations et les sciences d'expérimentation, alors cela n'est pas le cas avec Antoine Léon, pour qui ‘entre observation est expérience il n'y a aucune différence de nature, mais une différence de degré’  ”. Cet auteur jusqu’alors ne mentionne pas la spécificité de cette différence de degré. Cela nous laisse encore devant un nouvel renvoi, qui à nouveau, métamorphose les résultats et infirme les faits de la recherche ou de la méthodologie scientifique. Même si l'auteur tente d'être crédible au sujet du sens de la méthode, en se référant au texte du Traité de Paul Fraïsse, on voit à nouveau qu'il affaibli même ce texte tout en évoquant uniquement deux niveaux de l'acte d'observer : l'observation occasionnelle et l'observation systématique. A propos de cette référence, Antoine Léon oublie que le même auteur Paul Fraïsse a présenté une autre classification à trois niveaux. Il y a en effet 1 : observation fortuite, 2 : observation organisée, 3 : observation systématique. Pourquoi donc l'auteur du Manuel pédagogique ne s'est-il pas donné la peine de citer toutes ces trois observations tout en les analysant ? Est-ce-que cela a pour but de faciliter l'accès à quelques concepts et à quelques niveaux seulement pour ne pas déstabiliser le sujet pensant ? Si telle est la raison, cela n'est pas légitime car nous avons déjà souligné que la partie n'est pas toujours égale au tout et surtout lorsqu'il s'agit d'un sens à caractère paradigmatique. Ainsi le triple acte pédagogique qui consiste à dire qu'il faut lors d'une méthode préparer, élaborer et construire, n'est pas en réalité une méthode scientifique, car et à en croire Claude Bernard, la méthode scientifique est si complexe que l'on peut le croire. Elle consiste à :

  • constater un fait ;
  • à propos duquel une idée doit naître dans l'esprit du chercheur ;
  • et en vue de cette idée l'auteur ne formule pas que des hypothèses, mais il raisonne, il institue une expérience qu'il image, dont il réalise les conditions matérielles ;
  • de cette expérience résultent de nouveaux phénomènes qu'il faut observer est ainsi de suite.

Cela signifie au font que le raisonnement expérimental n'est jamais achevé, il est au contraire achevé dans l'ouverture. Son sens est à l'opposé de celui qu'Antoine Léon assigne à la méthodologie de la recherche qui est ouverte à l'achèvement. L'ouverture inachevée est donc nécessaire pour la pratique de la méthodologie expérimentale, car chaque discipline ainsi que chaque sujet nommé chercheur, possède sa propre méthode. C'est pour cette même raison que nous pensons que la méthodologie de chaque transposition didactique finit tôt ou tard de s'inspirer de la méthodologie de la discipline correspondante.

Dans cette transformation on assiste donc à un changement des répertoires lexicaux. Ces changements sont d'ailleurs dus à un changement du public auquel chaque auteur tente de s'adresser. Mais il arrive que des étudiants ou des chercheurs peuvent avoir accès à ces publications qui ne sont pas à la portée de tous les chercheurs. Cet aspect, l'ouvrage d'Antoine Léon ne le mentionne pas clairement. Il nous annonce simplement que le classement des étapes de la recherche peut être “ plus ou moins ” de trois niveaux. La question qui se pose dans cette classification est celle de savoir si les étapes de la recherche en psychopédagogie expérimentale, sont de la même nature que les étapes de la démarche ou du raisonnement expérimental. A la lumière de l'opposition qui réside entre les conceptions de nos auteurs quant à l'étape de l'hypothèse, on peut commencer par apprécier l'illégitimité de cette transposition didactique de la méthode.

Dans le texte scientifique de Claude Bernard, il ne s'agit pas de la préparation d'un objet de travail encore moins d'une élaboration d'un plan de travail, comme l'est le cas avec le texte d'Antoine Léon. Il s'agit au contraire de l'appréciation d'un fait, de son interrogation à la lumière des idées que l'on possède sur son état d'apparition. Le fait dont il est question chez Claude Bernard est un fait d'ordre général, alors que pour Antoine Léon il est un fait particulier : il fait partie intégrante de l'idée de la recherche, de la préparation du projet de la recherche documentaire. On peut légitimer en revanche l'appréciation par l'auteur des faits pédagogiques, car l'apparence en pédagogie peut parfois devenir une réalité. Ce qu'il faut mentionner dans cette affirmation c'est l'absence de la part de l'auteur d'une démarche qui cultive l'exception. Tous les faits n'ont jamais la même valeur. Le plus important pour nous est de souligner les effets de la naturalisation du message que le texte véhicule. Il est vrai que même si en psychopédagogie l'expérience vécue peut être érigée en modèle de recherche, il n'empêche que cela reste aujourd'hui du domaine du possible, du domaine du rêve, car il n'y a pas à ce que je sache pour l'heure une École à ciel ouvert : ouverte sur la vie. Si tel est le cas, le processus d'enseignement (le teacheing)) sera réifié pour laisser sa place au processus de l'apprentissage (le learning). Il est vrai que cela reste aujourd'hui du domaine du rêve, du domaine du possible, non pas de celui de la réalité. Dire avec Antoine Léon que le chercheur doit s'appuyer sur les expériences vécues, est en-soi une transposition didactique du principe du sentiment, déjà avancé chez Claude Bernard. Il est aussi une vulgarisation scientifique du principe avancé par Paul Fraïsse, un principe qui consiste à dire que le chercheur dans sa formulation des hypothèses s'appuie sur ses expériences heureuses ou malheureuses pour fonder des hypothèses. Celles-ci sont aux yeux de Paul Fraïsse à la fois prouvées et éprouvées.

Cette distinction n'est pas mentionnée dans le texte de la transposition pédagogique d'Antoine Léon, qui est aussi un texte de la vulgarisation de la transposition didactique. On peut légitimer cette évacuation surtout lorsque Léon mentionne deux niveaux d'actions susceptibles de mettre en œuvre des hypothèses. Le premier niveau est celui de la lecture, de la rencontre avec d'autres hommes dans des congrès, ou encore à partir de la prise en conscience de certains problèmes lors de lectures d'articles spécialisées. Quant au second niveau, il est celui où l'hypothèse peut naître chez un chercheur à partir de contradictions assignées à l'éducation et aux réalités pédagogiques. Dans tous ces cas, l'hypothèse est analogue à l'opinion qui anime le sens commun, le monde du ouï-dire, bref celui de l'information qui est à nos yeux le monde de la déformation et non pas celui de la formation. Il y a ici à nos yeux deux sortes d'argumentations qui se dépassent. La première dont témoigne le travail de Paul Fraïsse est celle du dépassement, un texte qui tente de dépasser Claude Bernard ; la seconde est celle du dépassement du dépassement, que reflète le travail d'Antoine Léon qui a eu l'audace et le courage de dépasser aussi bien l'argumentation de Claude Bernard et celle de Paul Fraïsse. Mais de cette même argumentation surgit le célèbre argument de la direction qui repose sur le choix inéluctable d'une démarche soumise au principe de l'ouverture sur le déjà-là et sur le toujours-déjà de ceux qui apprennent ou de ceux qui savent. Voilà certainement la raison pour laquelle en pédagogie, en éducation contrairement à d'autres domaines le chercheur doit et à en croire Ph. Meirieu : ‘“ Entrevoir le futur en questionnant le déjà-là, construire le future en s'appuyant sur le déjà-là. Ce n'est rien d'autre au fond, qu'une "situation problème": un ensemble de données que l'on maîtrise – ce que l'on sait – un jeu de présence / absence, de connaissance / ignorance, qui crée une aspiration, suscite un désir. Un jeu sans cesse inachevé, tant il est vrai que plus on sait plus on désire savoir, et que la solution contre toute attente, agrandit toujours l'énigme’ 661  ”. A partir de ces lignes (que nous avons avancé à plusieurs reprises), il ressort une méthode de recherche qui est à l'instar de celle que voulait Antoine Léon aux étapes de la méthodologie expérimentale en psychopédagogie. Cette méthode qu'on avait qualifié (dès le début de ce travail) d'ouverture, est à l'opposé de celle de l'achèvement. Si l'on comprend bien ces propos de notre maître, directeur de ce travail, ainsi que ceux de notre auteur (Antoine Léon) que nous critiquons, on doit alors soutenir le poids de la didactique de l'interventionnisme. Cette didactique s'oppose à toute attente. Elle intervient pour renverser les opinions admises et les obstacles qui luttent contre le progrès scientifique. Mais cela ne va pourtant pas sans difficulté et sans ambiguïté. En effet, le temps en éducation est un temps si court, d'autant plus qu'il est celui de l'achèvement et non pas celui de l'ouverture. Les tâches imposées par ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui le temps des études, sont si bien déterminées d'avance. En transposition didactique, il y a des programmes à respecter, des horaires à tenir en compte. Il n'y a pas de synthèse possible entre l'aspect affectif et l'aspect intellectuel, car l'École et l'Université ne sont pas ouvertes sur la vie. Parfois le pédagogue et le didacticien sont dans l'impossibilité de finir leurs programmes. Sont-ils donc apte à mettre en pratique le principe de l'ouverture pour finir leurs programmes ailleurs : dans des cafés philosophiques ? A notre connaissance cela n'est pas encore dans la littérature de la programmation des programmes d'études ! De ce fait, on a raison de croire en le mensonge intellectuel des textes de vulgarisation et de la transposition didactique, qui se présentent comme étant à la fois la racine et le fruit des pratiques éducatives et pédagogiques.

A cette pénurie du temps, il serait commode aux textes de la transposition didactique et de la vulgarisation pédagogique (dont témoigne l'ouvrage d'Antoine Léon), de suivre le conseil que nous livre aussi bien le texte du Traité de Paul Fraïsse que celui de Claude Bernard, qui distinguent les sciences d'observations des sciences d'expérimentations. Dans cette distinction, ils nous invitent à nous tracer le procédé heideggerien : la technique de l'effacement, devant les choses que l'on peut apercevoir. Si Heidegger pensait que l'acte d'enseigner est plus difficile de celui d'apprendre, alors il en va de même pour toute transposition didactique. En effet, le plus important dans une recherche expérimentale comme le pense le texte de Paul Fraïsse, est que le chercheur puisse s'effacer devant ce qu'il aperçoit. L'observateur expérimentateur d'espaces possibles, doit s'effacer devant les apprenants, devant ce qu'il aperçoit. Autrement dit, nul maître ne doit se donner le droit de créer son élève, son étudiant ou son disciple à son image, sinon on est plus dans l'acte d'enseigner mais dans celui d'endoctriner. Heidegger s'est forcé à plusieurs reprises de mettre en place une didactique de l'immanence, qui fait l'éloge d'une logique de la découverte et non pas d'une psychologie de la recherche. Il a ouvert – du moins indirectement – la voie à ce que nous avons déjà nommé avec Karl Popper une épistémologie sans le sujet pensant. Heidegger, qui fût vivement critiqué dans la postérité de son sillage philosophique, a pu mettre en place une approche correspondante à celle de Karl Popper qui n'est rien d'autre qu'une esthétique de l'effacement. En effet, l'artiste à ses yeux doit s'effacer devant l'oeuvre d'art, car l'oeuvre en elle-même n'a rien avoir de près ou de loin avec l'artiste, son créateur. L'oeuvre n'est pas historique, elle est au contraire historiale. Elle ouvre une histoire qui est déjà ouverte dans l'ouvert : dans la manière de mettre en forme le réel.

Sans vouloir exposer ici le contenu global de la méthodologie de l'ouverture et de l'achèvement de toute la philosophie de Heidegger, on veut simplement affirmer que cette attitude de l'effacement est très parlante en didactique. Elle est significative puisqu'elle nous révèle le vrai sens de l'action didactique qui n'a rien avoir ni avec la pédagogie ni avec la vulgarisation scientifique ni même avec l'éducation. Elle est dirons-nous une approche centrée sur le travail de l'apprenant, sur le savoir qu'il produit ainsi que les sentences de sa création. Elle est aussi une critique des chemins de la mise en oeuvre de la connaissance. En transposition didactique, l'attitude de l'effacement est un concept nouveau, qui n'a pas encore trouvé son champs d'investigation pour fonder un champs de recherche tout à fait autonome et indépendant par rapport aux autres disciplines. Car dirons-nous les grandes connaissances scientifiques ne se font plus à l'intérieur des universités, au sein d'une organisation systémique, mais elles se font dans un travail à travers lequel les chercheurs se jettent à travers champs.

Sur cet aspect de l'effacement devant l'histoire personnalisée des apprenants, la transposition didactique des étapes de la méthodologie scientifique connaît (à travers les textes de nos auteurs) une divergence remarquable. Ainsi par exemple pour Paul Fraïsse, “ L'observateur expérimentateur doit voir sans être vu ”, dit-il. Il y a ici un sens très proche de celui dont parlait Michel Tardy tout en critiquant cette attitude en laissant penser qu'en psychopédagogie “ on fait de l'expérimentation en trompe l'oeil ”. Au sujet du sens de l'effacement (en tant que technique incarnant un achèvement ouvert), on peut soutenir l'idée de notre directeur de cette thèse tout en rappelons les conséquences qui en découlent. Celles-ci éclatent des propos de Ph. Meirieu qui souligne : ‘“ (...), Nous croyons rendre service à autrui on le privant de ce temps de recherche en lui donnant ce qu'il devrait tenter de trouver par lui même. Nous pratiquons alors une pédagogie bavarde qui, au lieu de suspendre l'explication et faire naître le désir, anticipe la demande et tue le désir dans l'oeuf avant même son éclosion. En pédagogie contrairement à beaucoup d'autres domaines, il faut toujours en "dire trop et pas assez’ 662  ”. Cela signifie en fait que la technique de l'effacement n'est pas du même ordre que celle que voulait Heidegger. Si l'effacement est celui du maître à l'égard de son élève, alors c'est là tout le problème du sens de la transposition didactique qui en tant que méthode, n'est pas justement celle de l'effacement, mais celle de l'intervention. Car l'art ne réside pas dans l'imitation du savoir de ses auditoires présumés (qu'ils soient élèves ou hommes ordinaires), l'art est au contraire une activité susceptible de se retourner contre les opinions admises, contre ce que les élèves savent déjà. Et pour reprendre la formulation de notre maître directeur de ce travail, on dira que le maître artiste doit ‘“ S'appuyer sur ce que les élèves savent et savent faire et suggérer à partir de là ce qu'ils pourraient savoir. Faire de l'énigme avec du savoir, et faire du savoir avec de l'énigme’  ”, disait Ph Meirieu.

Dans la quasi-totalité de ces formulations on constate un poids de la rhétorique. Dans la première citation qui incite à l'effacement, on peut noter un argument de l'analogie : une ressemblance des rapports entre les éléments du thème et ceux du phore. En effet, la liberté d'un poussin se trouvant dans l'oeuf n'est réalisable qu'à partir du temps de la liberté. Cela veut dire que le sort des élèves ne serait vraiment libre que si on leur laisse le temps de s'exprimer, de s'émanciper tel qu'un poussin dans l'oeuf qui évolue dans le temps et dans l'espace. On doit donc laisser les apprenants exprimer ce qu'ils savent déjà, même si ce qu'ils savent est déjà faux. Car une chose est sûre est que la vérité est dans l'erreur, et que nous pouvons parfois apprendre de nos erreurs.

Dans la seconde formulation puisqu'il il y a présence d'une figure rhétorique qu'on nomme le chiasme : un renversement de l'ordre de la phrase (faire de l'énigme du savoir, faire du savoir de l'énigme), alors ce renversement témoigne de la possibilité d'une réconciliation des antagonismes en pédagogie. Voilà ce qui fait de la pédagogie d'une part un art, et d'autre part – comme le pensait déjà Kant – une activité qui est par essence problématique.

Cette contradiction apparente surgit de la transposition didactique de notre schéma O.H.E.R.I.C que nous sommes entrain d'étudier avec nos auteurs, un schéma qui répond de près à certaines démarches suscitées par notre maître Ph. Meirieu. C'est pour cette même raison que nous avons tenu à le citer à plusieurs reprises.

Quant à la seconde étape de ce schéma, à savoir l'hypothèse, son sens nous pose problème. Car lors de sa transposition didactique, de sa mise au point et de sa communication, elle est tantôt en relation avec l'opinion, tantôt en relation avec le sentiment. De ce fait, (vue son incommensurabilité), elle devient pour nous incompréhensible et insaisissable. Les auteurs auraient dûs se restreindre à son sens claire et précis, au lieu de l'étendre à la polysémisation qui engendre un sens ressemblant, et par là-même des différentes trames conceptuelles. Pour s'en expliquer, on doit revenir au commentaire de quelques formulations déjà mentionnées dans notre tableau-textes. Par exemple si dans le texte scientifique, à plusieurs endroits on constate que Claude Bernard souligne qu'il ‘“ n'y a pas de règles à donner pour faire naître dans le cerveau, à propos d'une observation donnée, une idée juste et féconde...’  ”, alors il n'en va pas de même pour le texte didactique et pédagogique d'Antoine Léon pour qui l'important dans les étapes de la recherche sont les démarches, les idées à travers lesquelles le sujet tente d'une part de mettre en forme les étapes de la motivation, et d'autre part, à préparer sa recherche. Autrement dit, pour le texte scientifique, il est donc impossible de discerner d'une manière exhaustive les motifs d'une recherche, les motifs de l'oeuvre d'art (si l'on considère la pédagogie ou la didactique comme étant deux activités artistiques), car ces motifs et ces degrés d'implications échappent au discernement. En plus le doute quant à la démarche expérimentale n'est pas fortement et ouvertement souligné chez Antoine Léon. Ce doute nous le retrouvons aussi bien chez Claude Bernard que chez Paul Fraïsse. Pour le second, le temps est venu pour souligner sa spécificité. L'important dans une observation pour Paul Fraïsse est le recul que doit faire le chercheur quant à toute observation fortuite. Autrement dit, le chercheur psychologue-expérimentaliste ne doit pas suivre d'une manière continue et fortuite les intentions sensibles des apparences des sujets. Cela n'est pas le cas pour Antoine Léon pour qui l'apparence est une réalité. Comment donc trancher dans la difficulté argumentative qui anime le débat philosophique sous jasent des textes que nous commentons ? Autrement dit : qu'en est-il du schéma O.H.E.R.I.C entre l'argumentation de la substitution et de la coexistence et l'argumentation de la dissociation des notions ? La réponse à ces questions n'est possible qu'à partir d'une analyse rigoureuse du sens de la transposition didactique soumise aux couples philosophiques à savoir le couple apparence / réalité, connus dans la pensée occidentale.

Dire que l'apparence n'est pas une réalité, signifie en fait que l'intention, que l'intuition subjective sensible des sujets, n'enfante rien. Car ce qui se passe dans la tête des sujets, est toujours soumis au changement à la réification. Nul ne peut en fait savoir avec exactitude les intentions intellectuelles des sujets. Celles-ci, sont dans la plupart des cas sujette à l'imprévu. C'est d'ailleurs Marx qui soutenait l'impossibilité de prévoir des faits dans le domaine des sciences humains. Il a été même plus loin pour dire que les imprévus ne font que de multiplier les imprévus. Tout ce qui est donc de l'ordre de l'intention ou du caractère, est toujours objet d'innovation. Il serait donc difficile de l'ériger en loi universelle de la recherche en didactique, voire de principe de recherche scientifique, puisqu'il fait l'objet de l'imagination créatrice dont on ne peut en aucun cas discerner les motifs exactes. Kant avait déjà laissé entendre que toute intuition, toute intention est de l'ordre du sensible, qui change à travers le temps et l'espace. Le fait de penser que la réalité n'est pas celle de l'apparence, nous renvoie à admettre une autre sorte de réalité qui n'est pas celle du psychologisme, celle de la facticité des faits, mais la varie réalité est celle de la vérité scientifique. Celle-ci n'est pas une donnée immédiate. A son propos E. DurKheim disait : “ Il n'y a d'une science que du caché ”. A l'en croire sur ce point précis, il y a donc quelque chose qui peut non seulement être caché derrière la réalité apparente, mais qui peut se dissimuler à travers elle. Du point de vue didactique, on peut dire par exemple que le comportement d'un élève, sa sensibilité à un domaine de recherche plutôt qu'à un autre, est une réalité qui s'impose. Elle est factice de la non-facticité. Elle s'impose à nous comme un fait. Elle nous demande de l'interroger, de l'apprécier, de l'admettre ou de le renverser. C'est sur ce temps des études, (un temps de comportement aussi bien de l'individu que du groupe dans une classe) que la transposition didactique se propose d'agir.

Reste maintenant à discuter l'autre niveau dont nous traitons dans ce travail, à savoir la communication des résultats et des contenus réussis et scolarisables. Cette communication des contenus qui a pour but l'extension du pouvoir cognitif, peut – comme on le constate à travers les travaux de nos auteurs – se présenter sous forme de manuels didactiques et de vulgarisations.

A nous maintenir à la relation de continuité, à la relation d'ouverture sur le déjà-là, sur le toujours-déjà des apprenants et de nos auditoires présumés, on peut dans ce cas et dans ce ca seulement, légitimer le propos d'Antoine Léon dont nous n'avons pas cesser de proclamer la nécessité d'une critique fulgurante. Il est vrai que si un concept – comme nous l'avons déjà mentionné avec G. Bachelard – désigne et explique et que même si la désignation est la même, il n'en va pas de même pour l'explication, qui prend avec Antoine Léon une autre dimension qui est ni celle de transmettre, ni celle de transposer, mais celle qui prescrit une ligne de conduite à suivre dans un domaine particulier qui est celui de la psychopédagogie. Ces démarches ne peuvent en aucun cas être généralisées à d'autres domaines de recherche. Elles sont au contraire un exemple privilégié de la falsification du schéma originaire auquel se réfère d'habitude tous les savants. Mais on peut aussi laisser penser la légitimité du propos de notre auteur surtout lorsqu'il s'astreint à cultiver l'exception. Car bien que l'auteur (Antoine Léon) en tant que psychopédagogue n'ait pas connu de près les propos de Nietzsche, on s'aperçoit qu'il les met en oeuvre d'une manière indirecte et hasardeuse. Sa définition de l'hypothèse comme étant une idée en relation de connexion nécessaire avec ce qu'il appelle : “ faits variables ”, nous laisse réfléchir à la différentiation et à la variation des faits que Nietzsche (en tant que philosophe du droit à la différence) a déjà avancé. En effet, la vraie hypothèse en sciences humaines est celle qui admet le mouvement et la variation des conduites humaines. De ce fait, avant de faire une hypothèse quelconque, il faut d'abord se rassurer de la variation, de la différenciation des contenus et des conduites humaines.

Lorsque par exemple Nietzsche faisait l'hypothèse d'un apprentissage possible qui est extrait de la nature sensible, il savait déjà que dans la nature sensible les faits sont vitaux. Il savait déjà – comme Aristote – que toute chose palpite de la vie. Il savait déjà aussi comme il le disait lui même : ‘“ qu'il est possible d'apprendre de l'animal et de la fleur ce que c'est que s'épanouir ’”. Il en va de même avec notre auteur Antoine Léon, qui ne doute pas d'une relation de connexion nécessaire entre ‘“ Le temps de la préparation du projet, entre le temps de la formulation des hypothèses et entre le temps de la préparation du sujet’  ”. Si l'on pousse l'analyse un peut plus loin, et si l'on s'astreint à la taxonomisation de son savoir pédagogique et didactique, on dira que notre pédagogue-didacticen est typiquement nietzschéen. Car il parle comme Nietzsche d'un seul temps : “ le temps du présent ”. Nietzsche en effet, a laissé entendre qu'il n'y a qu'un seul temps : le présent du passé, le présent du présent et le présent de l'avenir. C'est à lui que revient le mérite de faire l'éloge d'une relation d'ouverture à l'égard des choses, d'une technique qui fait parler les choses-ci aussi bien les oeuvres d'arts (les pierres, les métaux, etc.) que les végétaux (le désert, le sable, les plantes, les fleurs etc.). Cette ouverture aux choses a été reprise par Heidegger pour définir l'acte d'enseigner, d'ailleurs les conférences qu'il a professé dans différents lieux et temps peuvent en témoigner. Il faut rappeler que l'ouverture aux choses puisant son sens dans la manière de les faire parler faute d'attitudes muettes de l'homme, est une technique didactique si ancienne. Mais on ne doit pas oublier que cette technique fût vivement critiquée, car elle insère l'être humain dans les catégories de marchandises, dans les catégories des choses parmi les choses. C'est là tout le problème qui se pose pour nos auteurs de la vulgarisation scientifique et de la vulgarisation de la transposition didactique. Si nous lisons bien et nous comprenons bien les propos de Claude Bernard, de Paul Fraïsse et d'Antoine Léon, alors on s'aperçoit que leurs écrits sont en apparence tout à fait contradictoires. Ainsi et pour éviter de tomber dans un tel jugement prématuré, on préfère dire que la quasi-totalité de leurs écrits sont antinomiques. A l'antinomie latente : l'hypothèse entre la conviction intime et l'explication rigoureuse, tous nos auteurs dont nous étudions la transposition didactique tentent de faire leurs choix. Il faut reconnaître qu'ils ont fourni un effort de précision et d'argumentation considérables pour faire valoir leurs propos et leurs opinions. Cependant ce qu'il ne faut pas surtout sous estimer est leur capacité et leur maîtrise parfaite de l'acte méthodique ainsi que leur sensibilité à la méthodologie expérimentale. On peut donc désormais dire que leurs discours sur la méthode est pour nous aujourd'hui ce que fut le même discours de Descartes pour le XVIIème et le XVIIIème siècle. Quelque soit l’incohérence de nos auteurs quant au sens qu'ils ont donné du schéma O.H.E.R.I.C, on peut soutenir désormais leur conséquence, car il est rare que des chercheurs cherchent d'abord à mettre en forme une méthode pour valider leurs écrits. Dans la pensée occidentale moderne et contemporaine, rares sont ceux qui cherchent à valider leurs pensées par la voie de la méthode. Si l'on cherche à trouver quelques penseurs modèles de la priorité méthodique, on peut mentionner par exemple Descartes dans le doute méthodique et hyperbolique, Hegel dans la dialectique, et Husserl dans la phénoménologie. Il en va de même pour nos auteurs qui cherchent à délimiter le sens de leurs actions méthodiques, comme s'ils étaient conscient de l'histoire de leur sujet.

Pour Claude Bernard, la nécessité de la méthode repose sur la compréhension du vivant. Le souci méthodologique de ce savant expérimentateur d’espaces possibles est celui de l'extension du pouvoir de l'expérimentation dans les sciences biologiques. Cette approche tente de contribuer activement à l'extension du pouvoir de la médecine, à la maîtrise du vivant, à la prolongation de l'espérance de vie et à la maîtrise des maladies infectieuses. Il y a ensuite la nécessité de la méthode expérimentale en psychologie, approuvée par nos auteurs psychologues et psychopédagogiques. Cette méthode complète la précédante, car les expériences qui contribuent à la maîtrise corporel du vivant, ne suffisent pas pour réaliser la tâche de l'extension des pouvoirs cognitifs du vivant, une tâche à laquelle aspire la méthode expérimentale en biologie. Il faudra que la méthodologie expérimentale puisse en biologie savoir s'appuyer sur la psychologie pour trouver des soins, des remèdes à ce qu'on peut appeler dans le langage médicale : les psychogènes. Cette même méthode de la maîtrise expérimentaliste ne suffit pas, car il y a bien des moments où il faudrait chercher à accompagner le malade souffrant non pas pour lui donner délibérément la mort, mais au contraire pour l'aider à mourir. Cette aide repose sur l'instauration d'une technique expérimentale à travers laquelle on peut engager avec le malade une relation affective, d'altérité radicale pour lui apprendre (comme le disait Olivier Reboul à la fin de sa vie : “ à mourir pour arracher à la mort sa victoire ”. Car lorsque un homme libre médite sur la mort, à vrai dire c'est sur la vie qu'il médite. De même que l'expérimentation en tant que technique d'accompagnement, d'arraisonnement des faits factices peut nous libérer de l'attente et de l'incompréhensible, de même lorsqu'elle prend en compte l'accompagnement du malade et de l'inadapté. Elle peut en fait nous aider à comprendre les raisons à travers lesquelles un sujet part d'un état de moindre d'équilibre à un état d'équilibre supérieur. Tous ces propos sont en relation intime avec la transposition didactique de la méthode expérimentale telle qu'on l'entend dans le domaine des sciences de la nature et dans le domaine des sciences humaines.

Malgré les différents sens que le schéma expérimental a subi à travers les avis des auteurs que nous venons d'exposer, il demeure en tout cas objet d'appréciation et d'exception. Car son sens a évolué et s’est enrichit dans son rapport avec d'autres pratiques propres à des champs disciplinaires variés. Dans le texte d'Antoine Léon, on assiste à une tentative de cultiver l'exception de l'exception. C'est ainsi et dans une perspective du dépassement, que Antoine Léon a ajouté au texte de Claude Bernard et à celui de Paul Fraïsse quelque chose de très important qui demeure significative et lourd de sens. En effet, si l'exception qu'on doit cultiver est – aux yeux de Claude Bernard – celle d'une relation de connexion nécessaire entre les faits (les choses) et les idées (la pensée), alors pour Antoine Léon “ ‘on ne doit en aucun cas chercher dans les faits une tentative pour d'étayer une opinion ou une position enthousiaste’  ”, disait-il. Cela veut dire implicitement, que l'extension du pouvoir physique, ne garantie en rien l'extension du pouvoir de la connaissance et de son humanisation. Car tout progrès n'est pas toujours de la progression. D'autre part, Antoine Léon dépasse (selon sa manière de cultiver l'exception de l'exception), le texte de Paul Fraïsse, car si pour celui-ci, l'hypothèse peut être éprouvée, alors Antoine Léon se force à résumer cette double opposition en une conception d'une teneur explicative notable. C'est ainsi qu'il souligne : ‘Une hypothèse n'est pas une conviction intime qu'il faut à tout prix chercher à tenir pour véridique et à défendre, car un point de vue personelle n'est pas toujours établi et expliqué par l'expérience. Il ne faut donc pas chercher dans les faits uniquement ceux qui peuvent servir à étayer une opinion enthousiaste. Une telle démarche est piégée elle ne peut que refléter un point de vue arbitraire’ 663  ”. Il est donc claire à partir de ces propos, que notre auteur cherche une double réponse pour se démarquer aussi bien du texte scientifique de Claude Bernard, que de celui de transposition didactique de Paul Fraïsse. Dans le sillage de ce dépassement l'auteur reste fidèle à sa direction de recherche pour annoncer l'aspect interventionniste, propre à toute action didactique et pédagogique réussie. Mais ce qu'il faut préciser dans cette perspective est que l'intervention didactique se distingue de l'intervention pédagogique du fait que la première cherche les motifs, les motivations intrinsèques ou extrinsèques d'une conduite ou d'un comportement, alors que la seconde cherche à véhiculer des savoirs, des connaissances réussies scolarisables tout en mentionnant celles qui sont non scolarisables et non réussies. La première a un caractère purement ontologique, la seconde a un aspect gnosiologique. Elle cherche à connaître et à reconnaître les opérations mentales d'un apprenant à travers les connaissances, les savoirs-faire ou être, produits comme tels. Cette technique n'est rien d'autre que le bon sens qui sert à distinguer le vrai et le faux.

Pour comprendre le lieu de la provenance des hypothèses, Antoine Léon procède par une transposition didactique inversée. C'est ainsi qu'il part non pas des faits (comme faisait Claude Bernard qui disait pour légitimer le sens des prémisses que “ tout est là : un fait ! ” ) , mais d'une correction du sens du fait. Voilà la raison pour laquelle Antoine Léon s'astreint à donner un sens à ce que Kant nommait déjà : factum(fait de la raison). A la question implicite : qu'est-ce qu'un fait ? posée par Antoine Léon, celui-ci répond par une argumentation du distinguo qui surgit de son argumentation de la substitution. En effet l'auteur substitut l'erreur à la vérité sous prétexte que la vérité est dans l'erreur. Il distingue l'accumulation des faits bruts, que le chercheur ne doit en aucun cas mettre en forme dans une recherche et la position théorique de la loi, qu’il doit démontrer. C'est donc au sein même de l'argumentation de la substitution qu'il faut prendre en considération une argumentation du distinguo. Cela est une nouveauté dans ce texte, une nouveauté qui demeure d'ailleurs très difficile à faire apparaître sous les effets de la simplicité du discours. Il est vrai que cette simplicité esthétique cache derrière elle la complexité d'un discours qui est par essence un discours à haute densité discursive. C'est la raison pour laquelle Edgar Morin a soutenu la thèse de la complexité de la simplicité, comme étant une thèse qui peut à tout moment surgir de situations, qui en apparence demeurent simples et fortuites. C'est la raison pour laquelle nous pensons d'emblée que la distinction entre l'être-apparent et l'être-réalité est a repenser.

L'altération du texte originaire de Claude Bernard n'est pas anticipée de la part d'Antoine Léon du moins au niveau de ce que ce dernier nomme : positions théoriques et lois démontrées. A travers cette formulation Antoine Léon ne fait que de reformuler sans altérer le propos de Claude Bernard, un propos qui s'astreint à démontrer des lois et non pas à apprécier de simples faits. Car un fait par lui-même, comme le disait Claude Bernard, n'enfante rien. Il faut si l'on en croit l'auteur de l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, que le fait soit interrogé par une idée et une théorie. Antoine Léon renforce cette même idée par une argumentation d'autorité lorsqu'il fait référence à Travers pour qui l'activité scientifique doit reposer sur le passage du statut folKlorique d'une théorie à son statut scientifique. C’est-à-dire on doit passer de l'anti-modèle au modèle véritable, d'une esthétique du faux qui traque le vrai à une interrogation sur le sens de la vérité comme étant une démarche d'un travail sur les obstacles. Pour corriger le sens d'un fait, Antoine Léon procède par une argumentation d'autophagie qui consiste à retourner un argument contre son auteur. De ce fait, et d'une manière implicite, il s'adresse à Claude Bernard et à son patronage, qui se proposent de se jeter à travers champs pour arriver à produire des lois scientifiques. Cela est pour Antoine Léon un risque, du moment que les hypothèses scientifiques – comme il le laisse entendre – ne peuvent en aucun cas se réduire à “ un amas de faits inorganisés mais à des connaissances organisées sur les faits ”. De ce fait, on passe d'une argumentation fondée sur la structure du réel à une autre qui la fonde. C'est d'ailleurs tout le procédé de l'Éducation et de la transposition didactique qui, en tant qu'activités artistiques, ne doivent pas se laisser aller avec l'ordre du déjà établi. Elles doivent au contraire se retourner contre celui-ci. Cela nous laisse penser que la transposition didactique est un procédé méthodologique qui marque aussi une tentative de créations d'espaces possibles : une déstabilisation d'opinions admises, bref un passage du domaine de l'information à celui de la formation qui n'est rien d'autre que celui de réalités objectivées. Ces réalités ne sont pas du même ordre que celles qui sont objectives. L'hypothèse scientifique en éducation – si l'on en croît Antoine Léon – ne peut en aucun cas se construire à travers une observation fortuite. La rencontre fortuite d'un homme n'est pas uniquement le seul moyen pour affirmer son identité originaire. Car l'homme n'est pas toujours susceptible (comme le voulait Lavater à travers sa physiognomonie), d'être reconnu à son visage. Cela est l'une des critiques que l'on peut diriger à l'encontre de la physiognomonie de Lavater, qui pense que les traits du visage d'un homme peuvent déterminer son identité. L'homme peut certainement être reconnu aux traces physiques qu'il peut laisser apparaître sur un plan, surtout lorsque l'on a programmé ses empruntes végétales, mais ces mécanismes techniques peuvent répondre à ce que Antoine Léon pense sous l'expression de postulats de mécanismes, qui sont directement observables puisqu'ils nous renseignent directement sur l'être de la main de l'individu. Or cela n'est pas suffisant pour la détermination de l'identité originaire d'un individu lorsque l'on se jette à travers les champs des découvertes humaines. Il existe d'autres postulats de mécanismes qui sont non observables directement. Ceux-ci n'ont pas la même réalité que les faits factices.

En plus des expériences personnelles qui peuvent – si l'on en croît Paul Fraïsse – être à l'origine des hypothèses, il existe d'autres qui peuvent être heureuses ou malheureuses, sur lesquelles l'expérimentateur en sciences humaines s'appuie pour fonder des hypothèses de recherche ou de travail. Ces intentions sont insaisissables et incommensurables. Elles traduisent le degré d'implication, le degré de la sensation et de la sensibilité d'un chercheur quant à des situations données. Mais si l'on en croît Antoine Léon, le chertcheur-expérimentateur d'espaces possibles, ne peut mettre en forme une situation expérimentale que lorsqu'il abandonne pour un temps le domaine de l'opinion, le domaine de l'épreuve. Cette thèse sera approfondie de la part d'Antoine Léon pour qui “ L'expérience personnelle peut être à l'origine de l'hypothèse mais à condition de faire un effort spéculatif sur les situations observées ”. Qu'est-ce que cela veut dire ? si ce n'est qu’une ouverture à l'égard des choses ! Car toute situation observée nous renvoie à une attitude à travers laquelle on procède suivant la technique de la prosopopée à faire parler les choses de la même manière que le texte de Claude Bernard incite tous les chercheurs à l'aventure en se jetant à travers champs. Mais ce qui est nouveau à travers les textes d'Antoine Léon, est l'emploi par celui-ci d'une terminologie typique, qui va par là-même rendre son texte atypique. Cette terminologie est celle de “ l'auto-observation ” qui à l'en croire, laisse dissimuler un autre genre d'hypothèse suite à un questionnaire écrit ou oral, au cours duquel “ L'expérimentateur-observateur doit fournir une réponse à interpréter ”, disait-il. On ne sait pas vraiment ce que cela concrètement pourra t-il signifier, car d'une part, le texte scientifique de Claude Bernard – comme nous l'avons déjà avancé – distingue “ Les sciences ou les principes d'observations ” des “ Sciences d'expérimentations ” ; et d'autre part, il distingue aussi “ La technique du questionnaire ” qui n'est pas vraiment celle qui légitime “ L'auto-observation ”. Pour renforcer notre propos, on doit faire valoir cet argument d'autorité à travers lequel G. Bachelard – dans le passage que nous avons déjà cité et que nous reproduisons ici – s'oppose à l'interprétation personnelle des réponses des interviewés lors d'un questionnaire. C'est ainsi qu'il souligne: ‘“ L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit. ’” 664 Si l'on en croît G. Bachelard, on doit donc réfuter le propos d'Antoine Léon qui pense que “ L'auto-observation doit fournir une réponse à interpréter ” et non pas à poser des problèmes. En réalité c'est toute “ La situation problème ” qui se trouve ici visée, car celle-ci peut devenir non pas une pensée mais une contre pensée, surtout lorsqu'elle est soumise à cette espèce d'imagination créatrice qui est au fond inconnaissable et insaisissable.

L'auto-obseravation est en réalité un concept pédagogique nouveau qui incarne une étape méthodologique en pédagogie, qui devrait en réalité signifier autre chose que ce que l'auteur lui assigne. En philosophie en tout cas, l'auto-obseravation repose sur la solitude : un comportement où le philosophe se trouve en relation intime avec le savoir, avec sa conscience qui est toujours consciente de quelque chose. Car – comme Husserl ainsi que Maurice Merleau-Ponty l'avaient laissé penser – “ Toute conscience est conscience de quelque chose ” 665 . L'auto-observation philosophique présuppose donc un engagement, une intervention dans l'ordre des choses pour enfin en décider le sort et la destinée. On doit rappeler dans cette perspective ce que Nietzsche pensait sous l'expression : amor Fati (amour de la destinée) qui n'est rien d'autre que l'amour de ce toujours-déjà, un destin qui anime le sujet qui s'astreint à mettre en forme et en mouvement sa tâche : ce qui le travail comme toujours-déjà-vrai, un sentiment historique que l'on maîtrise et que l'on dépasse pour penser le rapport à l'autre tout en nous traçant une attitude critique à l'égard des sentiments historiques. Sans vouloir continuer à angoisser le lecteur avec des considérations d'ordre philosophique, on doit maintenir le rejet de cette forme qu'est “ l'auto-observation ” voulue par Antoine Léon. Ce rejet repose sur la substitution de deux ordres d'auto-observation. Si l'on en croît donc l'auteur du Manuel de psychopédagogie expérimentale l'auto-observation peut avoir alors deux formes. L'une qui est orale, l'autre qui est écrite. Les deux ordres sont-ils semblables et de même nature ? Ce qu'il faut avoir présent à l'esprit et pour répondre à la question, est que la manière dont laquelle on s'exprime oralement n'est pas la même lorsque l'on s'astreint à le faire par écrit.

A partir de là, l'auteur nous met dans un problème purement philosophique, car le fait de se poser la question : qu'est-ce que l'expression ? nous renvoie à des problèmes de philosophie du langage les plus obscurs ! On peut même aller plus loin pour dire que l'auto-observation n'a de sens qu'en sciences de l'évaluation là où l'évaluateur doit désormais se rendre compte de sa capacité non seulement à tenir une classe, mais à faire acquérir des notions, des contenus et des concepts d'autant plus qu'il est lui-même évalué par ses auditoires-apprenants. L'auto-observation peut avoir un sens chez celui qui est devant une copie anonyme dont il doit évaluer avec rigueur et avec responsabilité le contenu cognitif. Elle peut aussi avoir un sens pour celui qui surveille un groupe de candidats concourant dans une salle, tel que par exemple cet incident que nous avions vécu ce matin du mardi 14 Avril 1998, lorsque l'auto-obseravteur, a distribué les sujets d'agrégation de philosophie à 09h 05, alors qu'il nous a refusé (sous les conseils de certaines administratrices technocrates du Rectorat) de composer au concours sous prétexte que nous arrivions précipitamment à 09h 07. Voilà à quelle limite l'organisation des études, la programmation et la rigueur peuvent conduire un chercheur à ne pas composer au concours d'agrégation de philosophie, sous les effets d'une auto-obsravation mal assimilée, mal conçue, non responsable. Voilà aussi comment la loi est appliquée avec beaucoup de rigueur lorsqu'il s'agit dans une Démocratie moderne de freiner l'espoir de ces pauvres étudiants aspirant à un meilleur avenir possible, alors que l'auto-observation incarnant le sentiment de la responsabilité (si l'on s'exprime dans le langage philosophique) est bafouée lorsqu'il est question de la gestion de l'économie de l'éducation, lorsqu'il est question d'enjeux politiques et économiques de grande taille. Nous regrettons que l'attention portée lors des concours à des détails minutieux, à des particularités (comme celle que les administrateurs du temps des concours portent à ce retard de deux minutes) , ne soient pas poursuivis lorsqu'il s'agit de donner le temps pour comprendre le retard pédagogique, l'extension du désert de l'ignorance dont parlait déjà Nietzsche, un désert causé par l'attention minutieuse que le système éducatif attache à l'évaluation des acquis antérieurs des candidats. Cette évaluation de toute une vie d'étude qui prend forme en espace de quelques heures est-elle vraiment adéquate pour la bonne organisation des études ? Nous ne pensons pas en effet que ces deux minutes de retard que nous avions eu, qui sont d'ailleurs dues à la mauvaise indication de la salle où les déroulements des épreuves avaient lieu, peuvent réellement déstabiliser “ l'égalité des chances ” devant la réussite de tous les agrégatifs de France ! D'ailleurs la quasi-totalité de nos collègues qui commençaient à peine (en deux minutes) à prendre connaissance du sujet, n'avaient pas apprécié l'action de cet administrateur, auto-observateur, qui n'a pas compris que le sens du sujet de la composition qui porte ce jour là sur la notion philosophique qui est l'action, n'est pas seulement d'agir de telle sorte en obéissant à des lois, en venant en aide à l'ordre établi, qui de plus en plus réduit les postes d'enseignements, mais de se retourner contre celui-ci, tout en cultivant l'exception d'un retard de deux minutes qui est due à notre recherche désespérée de la salle du concours. Sachant bien que nous étions deux candidats déjà dans l'enceinte des locaux des I. U. F. M. de Lyon Croix-Rousse, à la recherche du lieu choisi pour le déroulement des épreuves. Voilà comment l'égalité des chances reste un phénomène à repenser, car ce n'est pas en deux minutes qu'un sujet de dissertation de philosophie doit faire l'objet d'une angoisse qui animera et pour toute une vie l'esprit d'un chercheur. L'avenir de l'extension du pouvoir cognitif ne se joue pas en la perte ou en le gain d'un espace temps de deux minutes. Nous jugeons grave ce type de refus, obéissant à l'administration du temps des concours, à l'esprit de la rigueur temporelle lorsqu'elle dépasse les deux minutes du retard. Actuellement, nous dit-on, que tous les moyens, toutes les initiatives sont les biens venus pour diagnostiquer et soigner la pathologie sociale et éducative, alors qu'on refuse en revanche à des candidats ayant deux minutes de retard de se donner le temps pour tenter leur chance à concourir, en vue de contribuer à dissiper les maux qu'impose l'extension du pouvoir de l'ignorance à la société. Ce refus est un acte tout à fait contradictoire avec l'idée de l'extension du pouvoir cognitif chère à l'École dite obligatoire, à l'égalité des chances, à la Démocratie moderne. De ce fait, nous pensons que cet incident hasardeux et imprévu, qui nous a donné à réfléchir sur le temps de la programmation des concours, nous renvoie à penser la nécessité d'une révision du temps des études. Cette hypothèse surgit comme on peut le constater, de notre propre expérience. A partir de là, on peut dire que toute hypothèse est animée par une action qui puise son sens dans la variable (P) personnalité des sujets vivant, pensant et agissant. Cela étant d'ailleurs le postulat de Paul Fraïsse qui a laissé penser que le chercheur, qui vie la rechercher s'appuie sur ses expériences heureuses ou malheureuses pour faire des hypothèses de recherche. De ce fait, on doit avouer que nous ne regrettons pas ce malheur, du moment qu'on a pris le temps de le cultiver en tant qu'état d'exception, un état qui témoigne de la crise de la programmation du temps des études.

L'aut-observation, qui s'astreint à satisfaire des intentions, ne peut donc même pas répondre à la relation du feed-bacK, car en celle-ci, la loi du dialogue l'emporte sur celle de la conformité à la légalité de la norme. Car la loi dont témoigne l'organisation des études ne laisse aucun libre-jeu aux partenaires de l'éducation, de la formation et de l'enseignement à vivre leurs pratiques cognitives, et à mettre en forme leurs idées. Cette loi n'est pas toujours appliquée avec rigueur dans différents lieux, et par les différents acteurs de l'autro-observation. D'ailleurs tous les observateurs ne pensent pas toujours à accomplir les intentions de la loi de la programmation des études, et du temps des concours.

Le sens de l'auto-observation avancé par Antoine Léon, nous a conduit à cultiver notre propre expérience pour montrer à quelle limite ce sens est une infirmation du sens d'un fait. Claude Bernard et Paul Fraïsse tenaient à rappeler qu'en sciences humaines, ce sens est complexe, inconnaissable et insaisissable, du moment que le sujet ne sait pas parfois comment agir, qu'il ne sait pas toujours comment sa propre causalité nouménale produit-elle des effets dans le monde sensible.

A lire le texte pédagogique d'Antoine Léon, on a l'impression qu'on est soumis au langage du : "il est préférable". C'est-à-dire qu’on est appelé à un ensemble de conseils que l'on doit suivre, alors que la méthode expérimentale dans les sciences de la nature voire en sciences humaines, n'est pas celle du langage du préférable. Claude Bernard vient en effet de le souligner en disant : “ Il n'y a pas de conseil ou de démarche à suivre pour instaurer des idées dans le monde sensible ”. De ce fat, on doit donc objecter contre Antoine Léon qui pense le contraire de Claude Bernard. A vrai dire pour ce dernier l'auto-observation n'a pas de place lorsqu'il s'agit d'une méthode véritable qui s'astreint à trouver le diagnostic des pathologies. C'est ainsi que Claude Bernard pense que la méthode n'est pas un conseil. Elle n'est pas un service qu'il faut à tout prix rendre à autrui dans ses apprentissages à travers une méthode qu'il doit s'auto-créer. Mais la méthode véritable est en soi un chemin qu'il faut chercher à instaurer avec lui. Elle n'est pas un conseil soumis à vérification et aux choix. Elle est au contraire imposée par la réflexion, la discussion rationnelle et la rencontre pour arriver à des résultats dignes d'intérêts.

Dire que la méthode est un chemin, cela présuppose donc l'intervention pour déblayer les terrains, pour enfin tracer les chemins. Car il peut y avoir – selon des situations – des chemins qui sont longs, d'autres qui sont très courts, certains difficiles, d'autres faciles etc. On voit donc bien que la question de la méthode en didactique en éducation n'est pas si simple que l'on peut la réduire à une simple auto-obsrvation d'ordre arbitraire où chacun peut agir à sa guise. De là, on peut même penser que le bon sens n'est pas toujours la chose du monde la mieux partagée. Tel est le cas par exemple dans notre expérience que nous venons de vivre aujourd'hui le mardi 14 Avril 1998, car certains auto-obsrvateurs avaient bien laissé concourir au C.A.P.E.S, de philosophie des candidats qui avaient plus de 10 minutes de retard. L'auto-observation peut donc varier selon les sensibilités de chacun, qu'il n'y a aucune raison de faire d'elle un invariant fonctionnel pour l'action éducative. Car bien que l'on tente de l'administrer en tant que preuve, elle ne saura jamais valable pour tous les sujets, pour toutes les situations. Dans le domaine de la vie pratique, cela peut être fortement démontré. En effet, il existe des nations, des peuples, qui pensent mal, qui raisonnent faux, mais qui au contraire vivent bien, du moment qu'ils sont en paix avec eux-mêmes. Ils ne cherchent pas à faire des stocKs et des surplus, Car ils croient en la prodigalité de la nature. Par contre il y en a d'autres qui vivent en planification permanente, qui s'astreignent à chercher à gagner du temps en le programmant, alors que le temps en éducation il vaut mieux en perdre que d'en gagner. Il en va de même pour la programmation de l'économie qui nécessite le dépaysement des banquiers, qui sont obligés de se mouvoir à la quête des marchés financiers. Ce mouvement nécessite aussi une intervention inhumaine, injustifiée dans les affaires intérieures des nations à conquérir économiquement. Cette économie qui fut d'ailleurs à l'origine de la seconde guerre mondiale est une économie que décrit M. Sahlins 666 , d'économie de la jungle. Elle déshumanise plus qu'elle n'humanise. A l'opposé des nations qui croient en la prodigalité naturelle, il existe d'autres qui cherchent à accroître leurs intérêts, à faire des surplus, à se créer une place au sein de l'économie de la jungle, à subjuguer – comme disait Nietzsche – l'étranger pour lui vendre des marchandises (nos emplettes ce sont nos emplois) crient certains.

De cette comparaison que l'on retient de K. Polanyi 667 et de M. Sahlins (qui pensent que l'ouverture de l'économie de marché sur les autres économies de la cueillette est le seul moyen pour humaniser l'économie), on peut donc laisser penser que l'économie du marché n'est pas vraiment humaine. A partir de ce constat, on peut laisser penser aussi que la question de la méthode en sciences humaines (et particulièrement dans l'économie), reste encore à repenser, puisque l'effort de l'éducation économique ne doit pas être toujours celui que Nietzsche assigne à la générosité qui comme il le laisse entendre fait l'objet d'une âme noble qui donne comme elle prend. Cet effort de l'éducation économique reste encore à repenser puisqu'on ne sait pas encore ce qui est adéquat et efficace pour le progrès de l'humanité. D'ailleurs au début de ce siècle, des savants comme G. Bachelard, ont fait remarquer que le progrès n'est pas toujours de la progression. La méthode expérimentale doit être soumise – comme le suggère Claude Bernard sous son idée du doute – à une critique permanente. Cela n'est pas souligné ouvertement dans les textes didactiques que nous étudions. Les textes du Que sais-je ? et du Manuel de Paul Fraïsse, ainsi que ceux d'Antoine Léon sont optimistes quant à la possibilité de l'extension du pouvoir de l'expérimentation. Mais cet optimisme reste en tout cas modéré. Ces auteurs ont même été plus loin pour penser qu'une simple initiative suffit pour déclencher le pouvoir des idées, le pouvoir du connaître. Cela est l'une des insuffisances de l'action pédagogique, car à l'aide d'un seul point on ne peut pas toujours faire grand chose. Sans vouloir trahir notre maître, on dira que la méthode en sciences humaines et plus particulièrement en pédagogie, ne doit pas se réduire à ce que Ph. Meirieu nomme : “ Le voile ”. Car dans ce domaine il n'y a pas qu'un seul voile à lever par le biais de la technique de l'auto-observation. Il y en a tant d'autres que nous devons chercher à connaître, à dissiper, au lieu de les garder caché et de les sauvegarder d'une manière relique. Ce n'est donc pas le lieu de l'unité qui domine la relation éducative et pédagogique, c'est au contraire celui de la quantité. Pour la réalisation de cette tâche, qui s'astreint à arraisonner les voiles et les obstacles, on doit comme – J. Derrida 668 le laisse entendre – nous donner le temps. Belle initiative qui reste fidèle à l'argument de Rousseau – auquel nous avons déjà fait allusion. En effet Rousseau dans l'Emile disait : “ Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l'éducation ? Ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre ”. Cela ne va pas à l'encontre de ce que propose Ph. Meirieu qui pense qu'en éducation et en pédagogie : “ Il faut lever un coin de voile, mais un coin seulement pour ne pas démobiliser le sujet ”. L'art méthodique en pédagogie et en didactique n'est pas de rendre service à l'apprenant en le laissant dans sa propre imagination créatrice, sous prétexte de protéger sa motivation intrinsèque, mais au contraire, il faut une motivation extrinsèque pour placer dans son coeur ce qu'il devrait savoir et faire. Car le fait de le sensibiliser nécessite une action énonciative dirigée envers son coeur pour le sensibiliser en vue de le mobiliser. D'ailleurs comme Pascal l'a laissé penser “ Le cœur à ses raisons que la raison n'en a point ”.

La méthode de l'ouverture et de l'achèvement est aussi en relation avec l'art de retenir. En effet, pour retenir des contenus il faut instaurer une méthode. Cette dernière est aussi le propre de la transposition didactique qui a en permanence le souci de la recherche du sens d'un concept et des contenus. D'ailleurs le sens du verbe parler, présuppose la recherche de celui qui parle, de ce dont il parle, de ceux à qui on s'adresse et la manière dont on parle ou on s'exprime. Car après tout, chaque énoncé présuppose une énonciation. Lorsque par exemple dans le texte didactique et pédagogique d'Antoine Léon on lit d'une part que “ L'hypothèse est un instrument et non une idée ”, et d'autre part que “ Le chercheur doit s'attacher aux faits et non pas aux idées ”, cette méthode à double aspects nous laisse réfléchir au principe de la contradiction qui anime la recherche pédagogique et toutes les recherches ayant l'homme comme objet d'étude. S'agissant de l'aspect d'outillage, on doit dire que la méthode peut parfois refléter une direction de pensée : une idée directrice conséquente, et non pas un simple outil. Mais le texte d'Antoine Léon ne s'arrête pas à cette métaphore, il va plus loin pour dire que dans une recherche, on ne doit pas attacher un intérêt aux idées. Cette affirmation ne va pas à l'encontre ni de l'extension du pouvoir cognitif, ni de l'humanisation de la connaissance et du savoir. Elle est au contraire soumise à ce que l'auteur lui-même pense sous l'idée de “ l'administration de la preuve ”, une idée à laquelle nous avons déjà fait allusion et que nous avons vivement critiqué.

Au sujet de cette administration de la preuve, l'auteur en veut pour preuve le principe de l'inspiration. Ce dernier principe repose sur la rencontre pour renforcer – d'une manière implicite – la possibilité du partage du savoir. Mais comme Ph. Roqueplo le laisse entendre, le savoir n'est pas toujours effectivement soumis au partage. Bien que Antoine Léon insiste sur le contact entre les membres du groupe pour nous faire comprendre qu'un contrat didactique ne peut avoir lieu qu'à partir du contacter pour contracter, il n'empêche malgré tout que cette même notion d'inspiration n'est pas toujours valable dans le domaine des sciences humaines, là où chacun possède ses propres finalités, ses propres compétences et ses propres sensibilités. On voit mal en effet comment on pourrait coopérer ou collaborer avec des gens avec lesquels on ne peut rien avoir de commun ! Il y a en effet quelque chose d'exception à savoir le mystère inhérent aussi bien à la conduite humaine : à sa manière de voir qui fait la différence et qui enrichie le processus de l'inspiration. Car l'homme a l'oeil, il est – comme disait Heidegger – un mons-tre : il possède une capacité de mettre en forme le réel, une capacité de montrer, de porter les mots aux choses. Car la parole – comme Hegel l'a laissé entendre – est d'abord aux faits. Cela signifie en réalité que le fait humain ne peut se réduire qu'à l'activité de parler, de nommer les choses. Chaque être vivant nomme les choses à sa manière. L'inspiration ne peut aboutir en aucun cas à un seul nom propre pour nommer des faits, pour instaurer une langue universelle : une sorte de Latin du XXème siècle pour rapprocher les peuples et les nations, en vue de communiquer avec des nations si lointaines. On doit rappeler d'ailleurs que toutes les tentatives de Jean Effel 669 (qui a proposé aux Nations Unis de travailler dans une direction de l'instauration d'un langage universel à caractère mathématique, de signe conventionnels), ne sont qu'un simple rêve qui est possible mais non réalisable dans l'immédiat. Car l'inspiration au sens strict du mot, doit s'ouvrir sur toutes les langues des Nations. Cela n'est pas impensable, mais il reste encore, du domaine du rêve que les chercheurs doivent peut être chercher à réaliser tout en se jetant à travers champs, tout en se donnant suffisamment le temps sans pour autant chercher à le programmer, de minutes en minutes tel le cas pour la programmation actuellement des concours. De ce fait on peut dire que les crises que traverse l'humanité actuellement ainsi que celles qu'elle a traversée jadis, sont dues à des crises de communication. C'est pourquoi le principe de l'inspiration n'est pas un principe que l'on doit tenir de l'activité de tous les membres du groupe. L'inspiration (en tant que principe conceptuel) est propre à chaque individu du groupe puisque à chacun son exception. C'est d'ailleurs ce que R. Barthes a souligné d'une manière philosophique en disant : “ ‘Bien que toute création soit nécessairement une combinatoire, la société en vertu du vieux mythe romantique de l'inspiration ne supporte pas qu'on le lui dise !’ ”.

Si l'esprit de la rencontre auquel Antoine Léon nous invite, est le seul moyen pour mettre en forme des pratiques pédagogiques ou didactiques, alors il n'en va pas de même pour R. Barthes qui admet cette possibilité, à condition à ce que l'on cultive l'exception individuelle de chaque sujet pensant. On peut donc dire que le texte de Léon est opposé à celui de Claude Bernard qui se voulait lui-même un homme d'exception. Si l'on veut prendre la défense de Claude Bernard en vue de légitimer ses propos, on sera alors amener à nous contredire surtout lorsqu'on admettra que la véritable exception (à laquelle il faisait allusion) est la capacité d'unir des êtres différents : l'homme est l'animal. D'ailleurs lorsqu'on dit parfois que l'homme est un animal, cela est pour nous une raison supplémentaire pour penser le manières dont lesquelles l'homme serait capable de communiquer avec l'animal. Mais l'important dans toute communication ce n'est pas de chercher à cultiver le rapport de l'homme à l'animal, ce qui est oeuvre de la transposition didactique sont les manières à travers lesquelles des individus peuvent apprendre en groupe. Cela nous mène enfin à penser non seulement l'unité du genre humain, mais aussi l'universalité de l'acte de penser. Car comme Adorno le laisse entendre : “ ‘Ce qui a été pensé peut être réprimé, oublié, effacé. Mais on ne peut nier qu'il en survive quelque chose. Car la pensée a un aspect d'universalité. Ce qui a été pensé d'une façon pertinente devra être pensé en d'autres lieux ; par d'autres. Cette confiance accompagne encore la pensé la plus solitaire et la plus impuissante’ ” 670 . Pour légitimer avec A. Léon le travail du groupe, on doit prendre la citation d'Adorno par sa fin. Il est vrai que dans une situation de détresse et de solitude, on cherche à espérer de l'aide pour sortir du chaos. Sans évoquer ici les expériences des guerres qui avaient eu lieu entre les Nations, là où des Nations affaiblies demandaient de l'aide auprès d'autres nations en paix, on doit simplement répéter ce proverbe Africain qui dit : “ On applaudit pas d'une seule main ”. Ce proverbe veut dire que la victoire pour la paix se fait à l'aide de plusieurs acteurs, actants, soucieux de l'idée de la paix perpétuelle. Puisque Aristote a tenu à mettre en valeur la teneur sémiologique des proverbes, alors on est en droit de dire que la paix ainsi que l'extension du pouvoir cognitif sont à l’œuvre d'un travail de groupe, et non pas d'un travail de l'un. D'ailleurs même Aristote avait déjà pensé cela sous son expression : “ le bonheur de vivre ensemble un certain bien ”.

Ce qui est universelle à toute pensée impuissante, est aux yeux d'Adorno, l'espérance. Cette dernière est un sentiment individuel qui ne peut devenir fort et concret qu'à travers le poids des idées mises au service de toute l'humanité et de tous les membres d'une Nation. Voilà la raison pour laquelle on est amené à revoir la position d'Antoine Léon, position concernant le travail de groupe, pour en apprécier la légitimité. En effet, l'éducation d'aujourd'hui est en crise, d'autant plus qu'elle n'est plus l'affaire d'individus, mais celle de toute une Nation voire de toute la communauté humaine à travers le monde ; le seul moyen pour en dissiper les maux et les pathologies est d'en discuter, d'en débattre avec tout le monde pour en trouver du moins une issue ou un espoir. Lorsque Jean Houssaye disait que l'École est malade, elle nous rend malade et que nous sommes tous malades de la maladie de l'École, cela est un cri d'alarme non pas contre l'École, mais un cri pour trouver d'une part le diagnostic de la pathologie éducative, et d'autre part pour en discerner le sens et l'action qui peuvent remédier à ses maux. Cela ne peut en réalité avoir lieu qu'à travers un travail de groupe. Ainsi et pour renforcer notre légitimité d'un apprentissage en groupe, on doit compléter le schéma de notre auteur (Antoine Léon), tout en insistant sur cette initiative du travail en groupe. Pour nous, cette méthode a un autre sens. Elle signifie l'accroissement de la conscience collective quant à une situation donnée. Elle peut être définie à partir de là en terme de tâche. Cette notion de groupe doit répondre à ce que les anglais nomment : le collège invisible. Cela veut dire que le groupe ne peut être creé qu'à partir d'un acte de sensibilisation. Dans toute relation éducative, on doit d'abord en effet sensibiliser pour mobiliser tous les individus autour d'une idée qui sera un principe, un invariant fonctionnel à défendre. Il est un principe auquel il faut parfois se préparer à admettre le courage du sacrifice. C'est à partir de là que le groupe sera crée. Car nous venons de voir avec G. Bachelard que tout est objet de construction et de création. L'appel par Antoine Léon à une rencontre factice, emphatique entre les membres du groupe, n'est pas toujours de l'ordre du possible. On peut remarquer cela fortement dans les différents laboratoires de recherches et notamment dans celui qui nous est proche à savoir le Laboratoire des sciences et pratiques d'éducation et de formation. En celui-ci, la quasi-totalité des chercheurs sont absents à l'exception de la première rencontre du début de l'année. Cette absence est dûe à des contraintes sociologiques diverses, que nous ne cherchons pas à justifier ici. On évoque cette situation pour affirmer simplement que la notion de groupe est un mythe, une métaphore qui se transmet au fur et à mesure que l'humanité avance. Car même au sein d'un groupe lié par un accord principal ou principièl, il y a des situations d'exception qui se retournent contre le cadre établi, contre des conventions imposées par la règle de justice commune à tous les membres du groupe. Après tout, la vraie liberté est celle qui déborde le cadre. Elle est celle qui se construit dans le risque gratuit à vivre dangereusement. Elle n'est même pas celle qui se réalise dans la contrainte, la coercition, l'obéissance à des règles, à des lois de programmation et d'organisation du temps des études et des concours. Jusqu'au là, la réponse à la question : qu'est-ce qu'un groupe ? n'a pas été posée. Le groupe est donc l'ensemble des individus vivant ensemble autour d'un principe claire et précis, non ressemblant, autour duquel tous les membres forment et baptisent leur cohérence, leur conséquence pour agir ensemble contre une menace externe et non pas intérieur à eux. Car d'une part tous les membres du groupe sont porteurs d'instincts contradictoires, et d'autre part ils sont voués à contracter puisque par essence ils ont l'esprit d'ouverture, de la rencontre et du contact.

A travers ce débat sur la notion du groupe, une question se pose concernant le sens de l'hypothèse. Celle-ci est-elle donc un sentiment ou un moment de la pensée ? Cette question ressort explicitement de la comparaison du texte scientifique et du texte didactique, une comparaison qui incarne la problématique de l'idée hypothétique entre le sentiment et le moment de pensée. Pour le texte scientifique, l'hypothèse est un sentiment. Cette définition n'est valable qu'à condition de prendre en compte l'idée factice qui déclenche le sentiment, alors que pour le texte didactique (qui est à l'opposé de toute condition), l'hypothèse est simplement un moment de la pensée. Elle n'a de conditions que ce bref moment insaisissable et incompréhensible. Y a t-il donc dans ce changement des répertoires lexicaux une altération du sens de l'hypothèse ou un enrichissement ? Autrement dit, l'hypothèse est-elle un moment de pensée, un sentiment ou l'un et l'autre à la fois ? Si l'on en croît le texte de Claude Bernard, duquel tous les auteurs que nous présentons dans ce travail se sont inspirés, on doit alors avoir présent à l'esprit que pour Claude Bernard l'hypothèse ne peut en aucun cas se réduire uniquement à un simple sentiment. Car le sentiment même s'il est susceptible de créer des idées, il ne peut guère les vérifier. Il y a à travers cette affirmation une référence à Kant mais aussi un dépassement de celui-ci. La référence peut ressortir de ce que Kant pensait sous l'expression de la faculté du juger et du jugement du goût. En effet, le plaisir pour Kant est en lien intime avec une finalité subjective pour laquelle on ne peut trouver de règles communes pour juger du beau. Le dépassement de Kant par Claude Bernard ressort de ce que cette même idée Kantienne est aux yeux de celui-ci insuffisante car d'une part elle ne permettra pas la sanction des théories hypothétiques par l'expérience, et d'autre part, elle reste incapable de fonder le principe de la vérification chère à ce que Bernard Claude appelle : “ Le critérium expérimental ” qui est le modèle par excellence du savoir en physiologie.

Cette confrontation à propos de la philosophie Kantienne, pose le problème épistémologique de la critique de la provenance du concept. D'ailleurs, la fabrication de l'objet du savoir passe par ce que Thomas Kuhn appelle : la tension essentielle. Cette proposition correspond à ce que Chaïm Perelman pense en terme du passage de l'argumentation du précédant à celle du dépassement. Il y a dépassement, car d'une part on trouve une familiarisation de Claude Bernard, avec ce que tous ce qui l'ont précédé à savoir par exemple Kant ainsi qu’avec ce que certains physiologistes connaissaient déjà sur le sujet : les théories hypothétiques. Comme ces théories sont à la fois la racine et le fruit des idées ou encore (et pour parler le langage Kantien), du caractère, Claude Bernard a cherché à marquer un certain dépassement à l'égard de ce modèle pour pouvoir inaugurer par là-même une argumentation de l'anti-modèle qui portera sur la nécessité du retour à ce que David Hume nomme : la connexion nécessaire. Vieille idée aristotélicienne chère à Claude Bernard, qui est celle qui croit en la possibilité du retour à la nature sensible pour en extraire des modèles de vie didactique.

Pour légitimer cette affirmation, la métaphore de l'hirondelle avancée dans l'Ethique à Nicomaque était un exemple probant. Ainsi et pour répondre à la question du sens de l'hypothèse posée d'en haut, on doit retourner à la confrontation des deux points de vues différents : celui de Thomas Kuhn et celui de Karl Popper.

Pour le premier, l'hypothèse doit se comprendre en relation de connexion nécessaire avec l'individu et le groupe, qui en décident la pensée et le pouvoir. Cela signifie qu'il existe chez tout individu (d'une manière arbitraire ou conventionnelle) une idée factice dont nul ne doit douter. Cette idée est un là, elle se manifeste à partir du principe de l'adhésion non pas au groupe, mais du groupe à une idée principièlle. Cela signifie au fond (et dans l'optique de Karl Popper), qu'il y a un invariant fonctionnel qui – si j'ose parler le langage de Heidegger – continue à exister sans cesse, tout en fondant l'idée hypothétique comme un il y a dont le sens est ouvert par la variable personnalité définie en terme de tâche du sujet. Heidegger a laissé entendre en effet qu'un certain X (qui témoigne d'une fidélité au groupe), a ouvert une voie, moi seul capable de poursuivre. Cela veut dire que l'idée hypothétique est historiale : un être du "Je" transcendant les faits tout en y pratiquant des expériences inédites. Cette conception sera aussi celle de Karl Popper qui (dans un passage repris et commenté par Th. Kuhn) souligne : “ ‘Les hypothèses de l'individu sont mises à l'épreuve en présupposant les adhésions de son groupe, en revanche, ces adhésions ne sont pas testées, et le processus par lequel elles se modifient, diffèrent radicalement de celui sur lequel se fonde l'évolution d'une hypothèse ; des termes tels que "erreur" sont à l'oeuvre, sans problème, dans le premier contexte, mais peuvent ne pas l'être dans le second...’ ” 671 .

Cette définition des idées hypothétiques est contestée par Thomas Kuhn. Si pour Karl Popper, la logique de la découverte scientifique ne repose pas sur une ouverture sur les idées en tant que toujours-déjà, oubliées, difficiles d'accès, qui ne peuvent même pas être testées, et si l'hypothèse n'est en aucun cas un simple sentiment, du fait que celui-ci n'est qu'une opinion vulgaire, alors cela n'en va pas de même pour Thomas Kuhn, qui pense qu'il est parfois possible de prouver une hypothèse par la simple référence à l'idée du groupe. Mais sur ce point précis, Popper pense que le groupe est une réalité effective dont on peut prouver l'existence et non pas la manière d'exister. La manière d'être, d'agir ou d'exister est une chronothèse du sens des actions des individus d'un groupe, dont on peut prouver le développement, et non pas l'énonciation, car l'ouverture adéquate sur les intentions des êtres humains, n'est pas toujours possible. Dans le domaine humain – comme Marx l'avait en effet déjà pensé –, les imprévus multiplient les imprévus. Cela ne va pas à l'encontre de la pensée de Thomas Kuhn. Ce dernier pense en effet que l'ouverture sur les idées des hommes est d'abord une occasion pour aboutir au véritable sens de la science. Puisque celle-ci est une activité humaine, alors on doit penser le sens de l'humanisation de la connaissance, car les êtres humains-savants, sont des sujets soumis à l'erreur, à la vérité et à la fausseté. De ce principe, la psychologie de la recherche est nécessaire pour comprendre tous les moments du déclin ou du progrès des idées scientifiques. Cela est la raison pour laquelle l'idée scientifique hypothétique peut être considérée comme un moment de la pensée.

Si avec K. Popper, on peut prouver une hypothèse dont on ne peut pas éprouver le développement ni la manière dont laquelle elle est mise en oeuvre, alors cela ne va pas de même pour Th. Kuhn, pour qui l'hypothèse peut être cachée sous des valeurs partagées par les membres d'un groupe. L'hypothèse valorisée détermine le choix du groupe qui la partage. Car comme Kuhn le laisse entendre, ces mêmes valeurs partagées qui inaugurent l'accord préalable à toute discussion, à toute rencontre entre les membres du groupe, sont des valeurs-vérités. Elles peuvent créer un champs d'expérimentations d'espaces possibles. Autrement dit, elles peuvent affecter le domaine de l'art et de la science. La logique de la recherche actuelle doit – aux yeux de Th. Kuhn – être soumise à une initiative qui s'astreint à mener des comparaisons supplémentaires accompagnées d’innombrables recherches documentaires et plus systématiques, sur les différents systèmes de valeurs qui gouvernent les praticiens des différentes disciplines. A partir du débat qui anime les positions épistémologiques de Popper et de Kuhn, quelques questions légitimes peuvent être posées. De quel côté sont-ils donc nos textes didactiques, scientifiques et de vulgarisations ? Est-ce du côté d'une psychologie de la recherche, de la didactique de la transcendance ? (Th. Kuhn), ou du côté de la logique de la découverte, de la didactique de l'immanence ? (K. Popper). Ces deux questions présupposent en effet un effort de taxonomisation des savoirs de nos auteurs, une taxonomisation qui répond à la classification des tâches de chacun.

Il est-certainement prématuré de vouloir classer (sans l'avoir démontré), dans la perspective de la psychologie de la recherche, le texte didactique de Paul Fraïsse et le texte d'Antoine Léon, que nous avons qualifié de la vulgarisation de la transposition didactique ainsi que celui de Maurice Reuchlin qui est un texte de la vulgarisation de la vulgarisation de la transposition didactique. Comme il est aussi prématuré de qualifier de logique de la découverte, le texte scientifique (Introduction à l'étude de la médecine expérimentale) de Claude Bernard ainsi que celui du Traité de Paul Fraïsse. Les deux approches sont en effet parfois présentes dans un même texte . A nous maintenir par exemple au texte d'Antoine Léon qualifié de la vulgarisation de la transposition didactique, on s'aperçoit en fait qu'il synthétise les deux approches épistémologiques qui sont au fond contradictoires. En effet, d'une part ce texte souligne que l'hypothèse est déduite (psychologie de la recherche), et d'autre part, il annonce qu'elle est induite (logique de la découverte).

Il y a à partir de là un point très important qui nous incite à problématiser notre problématique du départ tout en légitimant l'aspect antinomique, "contradictoire" du travail d'Antoine Léon ainsi que le notre. Cette légitimation repose sur le fait de soutenir l'idée même de la contradiction comme étant incontournable en didactique et en sciences humaines. Elle est en effet une technique susceptible d'être orientée au lieu de chercher à s'en écarter. La contradiction traduit le problème des antinomies latentes en sciences de l'éducation, car – comme nous l'avons déjà fait remarquer avec Kant – l'éducation est par essence problématique. Le sens que le texte scientifique de Claude Bernard attribut à l'hypothèse est en relation avec ce que Claude Bernard nomme : l'idée générale. Cette définition trouve une altération dans le texte d'Antoine Léon qui repense et reformule la formulation du texte scientifique tout en affirmant que l'hypothèse valide la théorie. Pourquoi donc ce renversement dans l'ordre des termes ? Pour donner une réponse exhaustive, on doit revoir l'idée des trames conceptuelles. A travers les deux expressions : “ L'hypothèse est une idée générale ” (Claude Bernard) et “ L'hypothèses valide la théorie ” (Antoine Léon), on s'aperçoit que le sens de l'hypothèse est enchevêtré. En réalité il y a dans ces deux expressions une différence au niveau du registre et non pas au niveau du degré de l'implication de l'idée dans l'engagement hypothétique.

Pour ce qui est de la première, on est en effet dans le registre de la recherche fondamentale, dans l'ordre des généralités, dans l'ordre de la lecture de tout un ensemble d'énoncés qui sont en relation de connexion réciproque, formant par là même une unité à caractère paradigmatique. D'ailleurs Claude Bernard lui-même le souligne fort bien en disant : “ ‘De l'expérimentation chez les êtres vivants, de l'application de la méthode expérimentale à l'étude des phénomènes de la vie’ ”. Cela veut dire que la relation entre l'homme être raisonnable et la nature sensible, est une relation de connexion nécessaire, puisqu'il existe une ressemblance des rapports entre la nature humaine intelligible et la nature sensible. Cette relation est fondée sur l'extension, la perfection et l'organisation. Voilà pourquoi dans la perspective physiologique Claude Bernard s'est proposé de "se jeter à travers champs". L'organisation à caractère paradigmatique repose donc sur le processus de la classification et de la taxonomisation des faits. Car – comme le disait Claude Bernard – “ Tout est là  : un fait ” ! Par contre à travers l'autre expression (celle d'Antoine Léon), on est dans l'ordre d'une logique spéciale, d'une logique d'exception qui repose sur la recherche d'une légitimation d'une théorie, d'une proposition, d'une énonciation, d'un acte bref d'un cri qu'il faut chercher à mettre en forme : à en expliquer le contenu et la vision. Cela est-certainement légitime si l'on en croît le procédé pédagogique dont parlait déjà Michel Foucault qui disait : “ Au dessous des propositions il y a des cris ”. Celui-ci en visitant les prisons, en distribuant (selon des diverses circonstances) des tractes en vue de l'extension du pouvoir cognitif, a défini le sens de la transposition didactique en terme d'action. On peut dire dans le registre pédagogique que l'hypothèse est d'abord une pratique parce qu'elle valide la théorie. Car en pédagogie le travail hypothétique consiste à intégrer les concepts de certaines disciplines à travers un travail du remodelage, de reformulation, de falsification et de combinatoire. Car l'important pour le pédagogue est de valider (après avoir maîtrisé) une théorie qui a fait ses épreuves dans divers domaines de recherche, en vue de la transposer ensuite dans le champ de la didactique et de la pédagogie pour marquer enfin ce que Antoine Léon appelle : “ L'administration de la preuve ”. Il y a donc à travers les deux formulations précédentes concernant le sens de l'hypothèse, un passage d'une logique conceptuelle, paradigmatique à une logique de l'action qui pratique l'énonciation, en mettant en forme des sons et des cris. Ce n'est rien d'autre qu'un passage de l'organisation paradigmatique à l'organisation syntagmatique pour mettre en forme à travers la fonction phatique du discours ce que nous appelons l'extension du pouvoir cognitif des théories, dont le principe de publicité est à repenser.

Ce débat quant au sens des positions théoriques et de la théorie, est aussi au centre du rapport entre le texte scientifique, le texte didactique et le texte de la vulgarisation scientifique. A nous maintenir à la comparaison des différentes formulations et reformulations quant au sens de la théorie scientifique, on s'aperçoit que le langage change d'un registre à l'autre. Si pour Antoine Léon, l'important dans toute théorie n'est pas la théorie elle-même mais la position théorique, alors il n'en va pas de même pour Claude Bernard, qui pense que nous devons accepter une idée bien que celle-ci ne soit pas en parfait accord avec les conséquences logiques d'une théorie. Pour lui, la relation de connexion nécessaire entre l'idée et le fait est évidente. Mais pour Paul Fraïsse cette relation (entre l'idée et le fait) est une relation de continuité entre la variable personnalité de l'individu et l'hypothèse théorique. Cependant, la différence entre le texte de Claude Bernard et celui de Paul Fraïsse repose sur le principe de la relation de connexion nécessaire chère à David Hume.

Si le texte scientifique de Claude Bernard attribut cette relation à celle qui anime le fait et l'idée, alors il n'en va pas de même pour le texte d'Antoine Léon qui insiste sur la relation de connexion réciproque, nécessaire entre l'hypothèse et la théorie. De ce fait l'auteur du texte psychopédagogique se rapproche beaucoup plus du texte de Paul Fraïsse (qui pense la relation de l'idée avec la variable personnalité de l’apprenant et du chercheur), que du texte scientifique de Claude Bernard, qui pense la facticité des faits. Par conséquent, ce n'est donc plus le problème des trames conceptuelles qui se pose dans cette transformation, mais c'est au contraire celui de la décontextualisation du message du sens authentique de la théorie. Nous voilà donc devant la question : qu'est-ce qu'une théorie scientifique ? Si l'on maintient la définition de Karl Popper qui pense que toute théorie est successible d'être falsifiée ou renversée, alors on doit accepter avec Antoine Léon le sens "de vues cohérentes" qu'il se propose de donner à la théorie. Car une vraie théorie scientifique n'est pas une feuille d'automne qui tombe par hasard. Et même celle-ci que nous croyons voir tomber ainsi, ne tombe jamais selon les fruits du hasard. Il existe en effet de multiples conditions qui la font tomber. Cette métaphore peut légitimer le sens que Louis Althusser attribut à la théorie scientifique comme étant le primat de l'idéologique sur le pouvoir du connaître. C'est-à-dire que l'idée adéquate, animée par une cohérence interne peut – même si elle ne suffit pas toujours à mettre en forme le réel –, nous éclairer sur les manières dont l'apparence se donne à nous comme un phénomène factice. A partir de là, on doit dire que le texte de la vulgarisation de la transposition didactique d'Antoine Léon, se rapproche plus du texte didactique de Paul Fraïsse, qui insiste sur le primat du poids de variable P : (personnalité) sur toute théorie scientifique. Par contre, le texte de Maurice Reuchlin, de la vulgarisation de la vulgarisation de la transposition didactique, est proche des causeries physiologiques qui se dissimulent dans la référence en trompe l'oeil au texte scientifique de Claude Bernard. Cette decontextualisation est-elle donc légitime ou illégitime ?

Sans pouvoir tenter de "jouer ici l'avocat du diable", on doit dire que la conséquence, la cohérence de chaque discours sont en relation intime avec la tâche qu'ils se proposent d'accomplir. En effet dans la quasi-totalité de ces travaux les rôles sont trop inversés. On assiste en effet à des pratiques sociales de références à travers lesquelles l'objets de savoir n'est plus objectif, mais objectivé : mis en forme par un oeil qui le détermine. Le rôle du savant est de poser une définition nominale, indiscutable de son objet de savoir, qu'est la méthode expérimentale. Celle-ci si l'on en croît l'auteur de l'introduction à l'étude...doit être "ceci et cela" et non pas autre chose, alors que pour les textes didactiques et les textes de vulgarisations, la méthode expérimentale peut être "ceci, cela ou d'ailleurs autre chose". On passe donc d'une définition nominale à une autre qui est descriptive. Cette dernière pense le problème scientifique en terme de relation conventionnelle entre les membres du groupe de recherche qui travaillent ensemble pour prendre des décisions à l'égard des faits. Elle ne pense pas le travail scientifique en terme de relation arbitraire, comme cela est vécu par le psychologue et le psychopédagogue qui dans leur singularité imposent aux faits leurs propres vues dites d'expériences-pour-voir. Mais on doit noter que dans les textes psychologiques cette singularité se dissout lorsque les savants-psychologues ou psychopédagogues prennent l'initiative de travailler en groupe, en équipe pour décrire les faits tout en proposant des vues multiples pour l'étude des problèmes scientifiques dans une perspective globale loin de toute neutralité. C'est d'ailleurs tout le problème de l'approche systémique que poursuit à la fois le texte de Paul Fraïsse et le texte d'Antoine Léon qui mettent en évidence l'ouverture sur le système sociale tel que S. Nadel 672 en a décrit la structure. La réalisation de ce projet passe par la prise en compte de trois niveaux relationnels :

  • la prise en compte des attitudes et des rôles sociaux ;
  • la mise en place d'outils et de matériels intellectuels correspondants à chaque tâche et à chaque attitude ;
  • la reconnaissance de la trajectoire au cours de laquelle l'activité dont l'énoncé permet de répondre au problèmes étudiés.

Ces trois niveaux font en réalité la richesse du texte d'Antoine Léon qui en apparence apparaît facile, mais demeure complexe puisqu'il demande plus de clarification. A partir de là l'hypothèse d'Edgar Morin qui pense que toute complexité surgit de l'effort de la simplification est ici validée. En effet, à nous maintenir par exemple à la formulation d'Antoine Léon qui souligne : “ Les hypothèses doivent être déduites du niveau théorique du départ ”, cela apparaît si simple à soutenir, mais il est en réalité une provocation intellectuelle qui consiste en ce que l'acte de provoquer est en soi un acte de convoquer. De ce fait, l'auteur du texte pédagogique ne trahit pas le texte de Claude Bernard qui, lui, se réfère à une philosophie de la connaissance très contestée aujourd'hui à savoir la philosophie Kantienne. On doit rappeler que Kant fut aussi un philosophe de la provocation intellectuelle voire de l'endoctrinement, car il cherchait – de la même manière que le fait ici Antoine Léon – à inciter ses lecteurs à une lecture globale et exhaustive de sa philosophie. Filons à titre d'exemple ce qu'il a souligné dans la Critique de La Raison pratique en disant : ‘“ (...) La volonté d'un être raisonnable, qui, en tant qu'appartenant au monde sensible, se reconnaît, comme les autres causes efficientes, soumis nécessairement aux lois de la causalités, a cependant aussi en pratique, d'un autre côté, c'est-à-dire en tant qu'être en soi, conscience de son existence comme pouvant être déterminée dans un ordre intelligible des choses, non, à vrai dire, par une situation particulière d'elle même, mais en vertu de certaines lois dynamiques qui peuvent en déterminer la causalité dans le monde sensible; car il a été suffisamment démonté ailleurs que la liberté, si elle nous est attribuée nous transporte dans un ordre intelligible de chose’ 673  ”. Qu'en nous permettes ici un long développement explicatif de ce passage. Cette explication va nous servir pour mieux comprendre d'une part le sens de la référence du texte scientifique de Claude Bernard à la philosophie Kantienne, et d'autre part l'expression d'Antoine Léon qui incite à l'étude globale du modèle théorique du départ, qui est au fond une expression polysémique à haute densité discursive. On doit donc avoir présent à l'esprit ce que cette référence à Kant veut signifier, car elle n'est pas un simple hasard, et d'ailleurs nous l'avons déjà expliqué du point de vue historique. On doit maintenant essayer d'expliquer le sens de cette référence du point de vue de la connaissance. En effet, ce que Kant pense sous l'expression : “ Le fait de la liberté ”, est envisagé comme une déduction, qui nous autorise à comprendre toutes les catégories comme ayant une signification dans le monde intelligible. Mais Kant ne s'arrête pas à cette analyse. Il poursuit en disant : ‘Cette analytique, montre que ce fait est inséparablement lié et même identique à la conscience de la liberté et de la volonté, et c'est par là que la volonté d'un être raisonnable qui en tant qu'appartenant au monde sensible se reconnaît nécessairement comme d'autres causes efficientes, soumises aux lois de la causalité ; a cependant aussi dans le domaine pratique, d'un autre côté à savoir comme être en soi la conscience de son existence en tant que déterminable dans un ordre intelligible de choses, non certes en vertu d'une intuition particulière de soi, mais en vertu de certaines lois dynamiques qui peuvent déterminer sa causalité dans le monde sensible, car que la liberté nous soit attribuée, nous transporte dans un ordre intelligible de choses, c'est là ce qui a été suffisamment démonté par ailleurs’ 674  ”.

Filons quelques considérations d'ordre générales sur la forme de ce passage. Kant si j'ose dire est un provocateur, mais pas à la manière de Nietzsche. On peut définir la provocation (du point de vu philosophique) comme étant une convocation. Du point de vue didactique et pédagogique on peut la définir comme étant proche de la situation problème, qui (dans son sens positif) s'astreint à émouvoir, à sensibiliser pour mobiliser. La provocation est une incitation qui pousse l’autre à entamer la controverse. Elle est aussiune occasion pour l'inviter à prendre sa défense. Ce qui s'inscrit nécessairement, à notre avis, est que toute provocation est une convocation. Dans le passage d'en haut, Kant se veut un provocateur intellectuel. Cette formulation est importante du point de vu didactique puisqu'elle incite le lecteur de la Critique de la Raison Pratique qu'il le veuille ou pas – à jeter un regard sur toute la critique, voire sur toute l'oeuvre de Kant. Voilà la raison pour laquelle nous pensons que pour comprendre l'unité philosophique des écrits Kantiens, on doit lire Kant dans sa totalité. Un projet difficile pour un étudiant débutant ! Peu importe la situation, Kant se veut un didacticien accompli. Ses réflexions sur l'éducation et sur lapunition en sont un exemple probant. Puisque Kant souligne : ‘La liberté nous transporte dans un ordre intelligible de choses cela a été déjà suffisamment démontré ailleurs’  ”, alors où a t-il vraiment démontré cela ? dans quel partie ? dans quel ouvrage ? Il est difficile de répondre pour quelqu'un qui ne connaît pas vraiment pas bien Kant. Cela est l'un des handicaps de sa philosophie qui s'expose discursivement. Ce même problème auquel Kant faisait allusion est en réalité un problème que l'on ne peut retrouver que dans la troisième section des Fondements de la Métaphysique des Moeurs là ou justement il y a une argumentation utilisée par Kant pour expliquer la synthèse de l'impératif catégorique, et ce tout en montrant que l'homme est un être raisonnable, doué d'une raison, qui est par essence spontanéité. Cette raison introduit, par là-même l'homme dans un ordre intelligible de choses. Par conséquent, l'homme appartient donc à la fois au monde sensible et au monde intelligible. Ainsi la synthèse de l'impératif catégorique devient une synthèse du sensible et de l'intelligible. C'est donc dansles Fondements de la Métaphysique des Moeurs que Kant a démontré que : “ ‘La liberté nous transporte dans un ordre intelligible de choses’  ”. Ainsi le fait de la liberté a un sens positif, du moment que c'est à lui que revient la distinction entre le monde sensible et le monde intelligible. Cela nous conduit par conséquent à aller plus loin dans l'analyse pour penser que la simple distinction qui est faite dans le chapitre III de l'analytique des principes de la Critique de la Raison Pure à savoir simplement la distinction des objets en phénomènes et en noumènes, est une distinction qui se présente sous une forme qui est positive. Car le noumène n'est plus compris comme un concept négatif d'une limitation du sensible. Il implique en réalité une explication positive. Mais comment cela se présente t-il dans les faits : dans l'action et dans l'ordre moral ? Cette conscience qu'à l'être raisonnable de son existence en tant que déterminable dans un ordre intelligible de choses d’où provient-elle ? Autrement dit, comment la conscience de la liberté fonctionne t-elle ? Que signifie t-elle ? Ce sont des questions dont les réponses peuvent être soulevées implicitement dans notre lecture de Kant. Ces réponses, en vue de la clarté discursive Kantienne méritent des élucidations et des explications. Elles vont nous éclairer sur le sens de l'idée hypothétique, de l'expérimentation dont traitent tous nos auteurs.

Le sens attribué par Kant à la conscience est particulier. En effet Kant annonce que la conscience doit appartenir au monde intelligible tout en laissant entendre qu'elle ne vient pas ‘“ D'une institution particulière de soi, mais vient de certaines lois dynamiques qui peuvent déterminer sa causalité dans le monde sensible ”’. A partir de cette réponse à laquelle Claude Bernard, Paul Fraïsse, Antoine Léon et Maurice Reuchlin vont rester fidèle, on peut laisser penser que l'expérimentation comme technique d'ouverture aussi bien aux choses factices qu'aux idées des sujets, avait déjà été largement discutée par Kant. Celui-ci a en effet pensé que l'expérience que le sujet fait de sa liberté est une expérience nécessaire pour la mise en forme du développement, du progrès et de la progression. L'expérience de la nécessité est une action qui traduit la reconnaissance de certaines vérités déjà acquises dans l'âme, dans la raison en tant que fait, en tant que projet qui projette des actions dans le monde sensible. La reconnaissance de la vérité est aussi une action qui, d'une part reconnaît les liaison logiques dont témoignent aussi bien les faits sensibles que les idées intelligibles, et d'autre part elle admet l'existence des possibilités imaginatives mettant en forme des espaces possibles de l'expérience.

Cette reconnaissance puise son fondement dans l'expérience de la nécessité comprise en relation intime avec la nécessité de l'expérience. Mais dans cette même perspective Kantienne quelques questions s'imposent. Premièrement, en quoi la conscience de la liberté n'est-elle pas une intuition ? Deuxièmement, en quoi est-elle associée à certaines lois dynamiques ? Troisièmement, qu'elles sont ces lois dynamiques qui peuvent déterminer la causalité dans le monde sensible ?

Dans la perspective Kantienne, ce n'est donc pas par une forme de conscience de soi que l'être raisonnable s'élève au monde intelligible. Ce n'est pas qu'en se retournant envers les phénomènes, et envers nous mêmes, que le Moi-sujet, prend conscience de sa liberté. Kant a affirmé cela dans la critique paralogique de la Critique de la Raison Pure , notamment dans la dialectique transcendantale. A cet endroit, il a en effet affirmé ‘“ Qu'aucune intuition ne peut me permettre d'accéder à une chose en soi ”’. C'est-à-dire : aucune intuition ne me permet d'appréhender mon propre Moi en tant que libre. Cela veut dire en effet que je ne me perçois pas comme être libre, parce qu'aucune intuition n'a portée à une cause nouménale. Car pour Kant toute intuition est de l'ordre du sensible. Cependant, il n'y a donc pas aux yeux de Kant d'intuition intellectuelle puisque le sensible est lié aux phénomènes.

De ce fait le caractère intelligible de ma participation à un monde intelligible demeure totalement inconnaissable tant qu'il ne ma pas été révélé par un fait de la liberté. C'est pour cela qu'il faut un "factum":un fait de la raison. Cela signifie que la raison doit se manifester, parce que ma réceptivité, ma sensibilité ne sont jamais adéquates à la pure rationalité. On peut laisser penser à partir de là que la sensibilité est toujours dépendante des phénomènes.

A partir de ces propos, Kant marque une opposition à l'égard de toute philosophie réflexive telle que celle de Descartes, qui accorde au sujet le privilège d'une saisie de soi. Dans l'optique de Kant, la liberté a un rôle qui n'est rien d'autre que l'autonomie de la volonté. La liberté ne peut en aucun cas être comprise comme une autosuffisance du sujet. Ce dernier ne se suffit pas à lui-même comme le conçevait Descartes parce que la propre liberté du sujet ainsi que son autonomie doivent lui être révélées comme un fait de la raison. Ce fait est reçu par le sujet, qui, lui, est incapable de se donner à soi-même sa propre liberté. Le sujet de la loi n'est sujet que dans la mesure où il est soumis à la loi qui est la sienne. Il y a donc un élément de soumission, qui est une dépendance et non pas une autosuffisance. Voilà la raison pour laquelle le sujet Kantien ne se donne rien. C'estau contraire la loi qui lui donne forme. Le sujet Kantien n'a rien a voir avec le sujet cartésien. Le sujet Kantien n'a pas le pouvoir de se donner à soi-même sa propre loi, combien même cet objet serait sa liberté ! Si ce n'est donc pas l'intuition qui est à l'origine de cette conscience de mon existence en tant que déterminable dans un ordre intelligible de chose, alors qu'en est-il de cette origine ? Kant répond que ce sont certaines lois dynamiques qui sont à cette origine. Elles peuvent déterminer ma causalité dans le monde sensible. Pour comprendre le sens de ces lois dynamiques, on doit d'abord chercher leur sens opposé, car si l'on en croît les Alchimistes, rien n'a de sens qu'en relation avec son opposé et que toute chose n'étant égale que par ailleurs. A quoi les lois dynamiques s'opposent-elles ? quel est le sens du terme : "dynamique" ?

Le terme "dynamique" signifie : "physique". Il s'oppose au terme "mathématique". Dans le sillage de cette opposition, Kant distingue dans l'analytique des principes de la raison pure les “ principes mathématiques ”, qui sont les axiomes de l'intuition, de l'anticipation et de la perfection. Quant aux “ principes dynamiques ”, ils sont (aux yeux de Kant) ceux de l'action. Si les premiers principes ont pour objet la schématisation des concepts mathématiques par l'espace et le temps, alors les seconds nous font accéder (non pas à l'essence des phénomènes), mais à leur existence comme phénomènes en tant qu'objets de la science physique. Parmi ces principes dynamiques, on peut citer les analogies de l'expérience, et parmi ces analogies de l'expérience, il y a la seconde analogie, à savoir le principe de la causalité selon lequel on peut affirmer que tout phénomène à une cause. Ainsi, les lois dynamiques auxquelles Kant faisait ici allusion sont celles de la causalité. On peut à partir de là, reformuler la phrase Kantienne – en prenant en compte les conséquences de notre reformulation ainsi que les trames conceptuelles qui en découleront. Cette reformulation ne doit pas à vrai dire altérer le sens de la phrase Kantienne. Cependant, on peut donc dire que : c'est aussi bien en vertu de certaines causalités qui peuvent déterminer ma causalité dans le monde sensible que je reconnais ma liberté d'action ! Mais cette formulation : “ Une causalité qui détermine la causalité ”, ne peut rien signifier. Cela est en soi un pléonasme, une répétition et du non sens ! On ne peut comprendre l'introduction d'une causalité qui est déterminée par une autre causalité, ou par des lois dynamiques, que lorsqu'on analyse la raison pour laquelle une pareille causalité est pratiquée dans le monde sensible. Car s'il y a un fait de la liberté, un fait de la raison c'est au contraire dans le monde intelligiblequi devrait nous transporter. S'il y a une causalité libre, c'est dans le monde intelligible qu'elle devrait s'exercer ! Mais Kant parle ici de certaines lois dynamiques qui déterminent l'être raisonnable dans le monde sensible. Il y a donc à partir de là deux questions qui se posent :

Quel est le sens qu’on peut donner à la formulation : “  ‘La causalité qui détermine ma causalité dans le monde sensible ?’  ”

Pourquoi cette seconde causalité est-elle perçue dans le monde sensible ?

A vrai dire, Kant devrait affirmer que : ‘Certaines lois dynamiques déterminent la causalité de l'être raisonnable dans le monde intelligible’  ” ! Car c'est justement ce qu'il veut montrer dans toute la Critique de la Raison pratique . Il veut montrer que la liberté nous introduit dans le monde intelligible, alors qu’il vient de souligner que l'être raisonnable en tant qu'appartenant au monde sensible se reconnaît comme soumis aux lois de la causalité naturelle. Il aurait dû confirmer que l'homme est soumis à la loi morale qui transforme le principe de la causalité en s'exerçant dans le monde intelligible. Mais cela n'est pas évoqué.

Pour résoudre cette opposition qui n'est qu'apparente, Kant va affirmer que la loi morale me demande de vouloir certains effets dans le monde sensible. Car en principe la loi morale n'annonce rien sur la façon par laquelle elle produit ses effets dans le monde sensible. Par conséquent, la loi morale n'est pas une loi théorique. Elle est pratique. De ce fait, les lois de la liberté sont des lois proprement dynamiques parce qu'elles présupposent une causalité libre. Cette dernière est celle par laquelle la loi morale détermine ma volonté dans le monde sensible. Elle est libre parce qu'elle ne dépend pas de mon libre sensible. La loi commande à ma volonté, mais une fois que ma volonté fut convertie à l'impératif morale, elle détermine à son tour des effets dans le monde sensible. Ces effets ont donc une double intervention. Ils traduisent une causalité à double sens :

  • une causalité libre à l'égard du monde sensible ;
  • une causalité libre à l'égard de ma volonté.

Cette double causalité est ainsi parce que la loi morale me demande de devenir une cause pour le monde sensible. Par conséquent, et dans ce cas, ma causalité dans le monde sensible, ne s'explique pas en définitif par mon appartenance au monde sensible lui-même, elle ne s'explique pas, par des motifs qui sont eux-mêmes sensibles, elle s'explique en dernier ressort par la manière dont laquelle ma causalité a été déterminée par la causalité libre dans le monde sensible. Il n'y a donc pas de contradiction dans cette définition qui concilie le dynamique et le mathématique. D'ailleurs, si l'on se réfère à la définition que donne Kant (dans le texte de la troisième antinomie de la Critique de la Raison pure) à la liberté au sens cosmologique, on peut constater que la manière d'être synthètise les principes mathématiques et les principes dynamiques. En effet, à travers cette définition Kant définit la liberté comme étant : “ ‘Le pouvoir de commencer par soi-même à produire des effets dans le monde sensible qui n'ont pas de causes antécédentes’  ”. Il est légitime, à partir de ce qui vient de précéder, de parler de la causalité intelligible dans le monde sensible, de la causalité de l'être raisonnable dans le monde sensible. Cela signifie en fait que, les effets de la morale doivent avoir lieu dans le monde des phénomènes. Car s'ils sont dans l'ordre des noumènes cela signifie qu'on ne les voit pas, puisqu'ils ne sont pas manifestés. S'ils sont ainsi, alors la morale (au même titre que la liberté) ne peut avoir aucune existence. Mais Kant n'a jamais pensé cela. D'ailleurs son texte : Qu'est-ce-que les Lumières (là où il a pensé que la vraie liberté est celle où l'homme est sous la tutelle de la raison) est un exemple qui explique de la mise en forme de idées pratiques. Cette loi de la raison repose sur la mise en forme des idées en vue de marquer le développement, le progrès, la progression et l'émancipation.

Mais sur ce sens précis de la causalité, nous avons quelques doutes. Lorsque l'on s'astreint en effet à la recherche de la signification exacte du principe de la causalité, on rencontre une difficulté qui est due d'une manière générale au fait que le principe de causalité ne se distingue en rien de ce qui est attribué exclusivement à la causalité libre. Cependant, le principe qui annonce que tout effet à une cause, nous renvoie à penser que la seule chose que nous puissions connaître est que l'effet n'est autre chose que ce qui est de l'ordre du déjà-là : du donné. Pour utiliser le vocabulaire de Hume on dira que l'effet est la seule chose qui soit l'objet d'une : “ Impression ”. Donc la question de savoir la provenance de la cause : la cause est-elle possible ? sont des questions relativement secondaires, car ce qui nous importe dans l'usage du principe de causalité, ce n'est pas de savoir si la cause elle-même est possible. Ce n'est pas l'effet, ni même la cause qui puissent nous intéresser, l'important pour nous est le rapport entre la cause et l'effet. Car ce rapport n'est pas de l'ordre du sensible. Il n'est pas phénoménal, il n'est pas l'objet de la sensibilité. C'est d'ailleurs l'une des raisons qui ont laissé Kant dire : ‘“ Nous ne connaissons la causalité qu'à son effet, et nous ne connaissons donc que l'effet et non la cause elle-même, ni les déterminations pour lesquelles elle produit son effet. Nous ne connaissons pas comment la cause produit son effet ”’. Par là, Kant maintient la même chose que Hume en ce qui concerne le statut de la causalité en disant : ‘Nous ne connaissons pas comment la cause produit son effet’  ”. Comment donc avoir l'audace dans ce cas d'utiliser le principe de causalité, le principe qui annonce que tout effet a une cause ? Le principe – comme Kant le laisse entendre – ne vient pas de la chose même, il ne vient pas du phénomène, mais au contraire il nous provient de l'entendement. Ce dernier donne des lois à la nature, bien que l'on fasse un usage empirique du concept de la causalité, bien que l'on s'en tienne à la causalité naturelle pour la distinguer de la causalité libre. Malgré tout cela, on est obligé de remonter à un concept pur qui ne peut pas être un produit naturel. La valeur objective de ces concepts purs de l'entendement vient précisément de ce que ces mêmes valeurs doivent être reconnues comme conditions a priori de la possibilité de l'expérience. A partir de là, on peut affirmer que toute causalité relève de l'ordre intelligible, de l'ordre de l'entendement. Mais qu'a t-elle de particulier cette causalité libre par rapport à la causalité morale ? Pourquoi faut-il avoir recours au fait de la liberté pour être transporté dans un ordre intelligible de choses ? Kant en guise de réponse à cette question a laissé penser que la causalité naturelle nous transporte déjà dans le monde intelligible. Si Kant dans la Critique de la Raison Pure avait déjà affirmé que l'usage des catégories est limité à l'expérience, bien que l'origine de ses catégories soit l'entendement, alors pourquoi aurions-nous exception à cette règle générale dans la mesure où la causalité libre n'est ni plus ni moins que la causalité naturelle intelligible ?

L'objectif Kantien est de permettre l'extension de l'ensemble de toutes les catégories du monde intelligible et de faire basculer toute la table des catégories du côté du suprasensible. Par conséquent l'enjeu de tout ce passage dépasse le cas particulier de l'être raisonnable et de la liberté pratique. Car cet enjeu n'est rien d'autre que la liberté cosmologique. Dans la Critique de la Raison Pratique, et plus précisément dans le passage précédent, le rapport à la liberté pratique est ici inversé par rapport à celui que nous pouvons rencontrer dans la solution de la troisième antinomie de la Critique de la Raison Pure . Dans cette dernière, la liberté pratique est envisagée comme un exemple privilégiéde la liberté transcendantale, alors que dans la Critique de la Raison Pratique, ce n'est pas la liberté pratique qui vient se subsumer sous le concept plus général de la liberté transcendantale, c'est au contraire la liberté pratique qui fournit une preuve de la possibilité de la liberté cosmologique. Par conséquent, la liberté pratique ne joue pas simplement le rôle d'une liberté pour l'être raisonnable. L'être raisonnable a aussi le privilège de pouvoir prendre conscience dans son cas particulier d'une liberté qui part au-delà de l'enjeu pratique. Elle n'est rien d'autre que la liberté de la chose à l'égard du phénomène. On pourrait comprendre la distinction entre causalité libre et causalité naturelle; comme si d'une part, le principe de causalité s'appliquait uniquement à l'ordre des phénomènes, alors que d'autre part, il s'appliquait uniquement à l'ordre des noumènes. Ainsi, on est devant une distinction :

  • un niveau phénoménal où s'applique le principe de la causalité ;
  • un niveau nouménal où également s'appliquerait le même principe de causalité.

Mais dans l'optique de Kant – comme nous venons de le voir – on est ramené d'une manière générale à remettre en question cette dualité : à dissoudre la distinction entre phénomène et noumène. Kant affirme en effet que c'est laphénoménalité de l'effet, qui prime sur son intelligibilité. Ainsi, si on part de l'effet – qui est selon Kant toujours phénomène –, alors il y aura tant de manière d'envisager la cause. C'est-à-dire soit la cause sera absurde comme le sont les autres objets, soit, elle sera en définitif un noumène. Ainsi, il y aurait donc deux causes possibles du même phénomène. C'est-à-dire la cause possible selon le caractère intelligible du phénomène, et la cause selon son caractère sensible, sachant bien que pour Kant le caractèreest la loi de la liberté. Par là, la loi de la causalité peut se ramener à un phénomène en soi, que ce soit intelligible ou sensible. Le même phénomène peut avoir une loi de causalité intelligible ou une loi de causalité sensible. Comment donc un phénomène peut-il avoir deux causes ? Telle est la question qui demeure posée ? En réalité, il y a quelques éléments de réponse pour comprendre ces manières. La première réponse est celle que fournie la troisième antinomie et sa solution dans La Critique de la Raison Pure . Elle montre que la causalité du caractère intelligible n'est pas compatible avec celle du caractère sensible. Kant ne dit pas et il n'annonce pas le fonctionnement du caractère intelligible. Il annonce simplement que la distinction des phénomènes et des noumènes nous permet d'entretenir la dualité du caractère du phénomène. Mais cela est très vague et indéterminé ! Dans ce cas, le fait de la liberté, lui seul nous apprend dans le cas de l'homme qu'une double causalité puisse exister. Ainsi, on est en droit de distinguer dans le cas de l'homme,une causalité de la volonté dans le monde sensible et une causalité de la morale à l'égard de cette volonté.

Si l'on considère la première causalité comme ayant son fondement dans l'ordre phénoménal, alors la volonté en tant que volonté peut produire des effets dans le monde sensible. Cette causalité première dite aussi hypothétique, agit par là-même selon une causalité phénoménale qui produit des effets qui sont dans les phénomènes. Mais si la volonté dans le cas particulier de l'homme, peut parfois être déterminée, (non pas par elle-même selon des motifs sensibles), mais par obéissance et soumission à un fait de la raison, alors intervient dans le cas de l'homme une détermination de la volonté qui n'est pas elle-même soumise (suivant la loi de la nature), à une autre cause qui la détermine à nouveau. Ainsi, à nous en tenir au seul cas de l'homme, on peut laisser penser dès lors qu'il y a intervention d'une double causalité : une causalité de la volonté et une causalité de la détermination de la volonté. C'est-à-dire, la volonté (si elle existe et si elle est morale) peut être déterminée par une loi de la raison. Mais la morale ne peut en aucun cas être mêlée au souci de la recherche du bonheur pour la réalisation de notre intérêt heureux. Cet argument qui fut d'ailleurs le propre des Stoïciens n'est pas un encouragement à la moralité. Il est la ruine de celle-ci.

Nous devons donc retenir de la dualité (intelligible // sensible), l'aspect moral de la vie qui est une donnée de l'être raisonnable. Mais on peut dans cette perspective se poser la question suivante :

Est-ce que tout ce qui vaut pour l'homme vaut-il aussi pour toute causalité ? La réponse est affirmative, car la moralité nous révèle quelque chose qui concerne l'ordre du connaître. Par là, toute forme de causalité est davantage extrinsèque à l'effet. La cause est fondamentalement libre par rapport à l'effet. Le fait de maintenir cela, revient enfin de compte à mettre en évidence le noumène, qui est insaisissable dans toute cause. Car nous, êtres humains nous sommes soumis à cette dualité. Bien que nous n'y soyons pas, elle demeure valable pour toute forme de causalité. Si l'on poursuit l'analyse de ce qui est au-delà de laconstitution, de ce qui est au-delà des conditions de possibilités de l'expérience, pour aller jusqu'à la question du fondement, alors à partir de là, on tombe en plein problème métaphysique. Deux questions s'imposent désormais.

Qu'est-ce qui fait que ce qui est, est ?

Pourquoi vouloir ceci ou cela dans le monde sensible ?

La réponse à ces deux questions est en quelque sorte un complément d'information sur la question : qu'est-ce qu'une connaissance métaphysique ? Si le fondement de l'être a pour base la liberté, alors, on n'est plus dans l'ordre de l'être mais dans l'ordre du devoir être. L'enjeu de la philosophie pratique Kantienne est donc un enjeu métaphysique. Cet enjeu ne doit pas être méconnue parce que le seul rapport à l'être qu'il préconisait est celui de la constitution de l'être. C'est-à-direla manière dont l'expérience est constituée par rapport à lui.

Cette longue digression philosophique est à nos yeux légitime même si à première vue, en apparence elle n'a pas de relation directe avec ce dont nous traitons. Elle nous permet par contre de comprendre le sens de l'expression que GrmeK Micro Drazen a tenu à attribuer aux travaux de Claude Bernard. Ce sens consiste à dire et d'une manière simpliste que : “ ‘Les principes de Bernard sont des catégories Kantiennes de la connaissance’ 675  ”. Il est si facile d'avancer ce constat mais est-il encore facile de le comprendre ? Notre procédé philosophique marque fort bien le rapport que Kant préconisait quant à la relation entre la cause et l'effet, entre le sensible et l'intelligible. Ce rapport n'est pas de l'ordre du sensible. Il est celui que GrmeK MiKro Drazen nomme : le déterminisme absolu.

La légitimation de ce développement philosophique, est due au sens de l'unité systématique qui anime les textes que nous étudions. Cette unité systématique dont le fondement est le principe de la volonté, n'est rien d'autre que le retour (tantôt implicite, tantôt explicite) à Kant. A ce principe Kantien de la volonté, peut correspondre en effet le sens que Claude Bernard ainsi que Nietzsche attribuèrent à la technique expérimentale. Cette technique est résumée par la métaphore bernardienne du “ se jeter à travers champs ”. Elle est aussi exprimée par l'aphorisme nietzschéen qui nous incite à “ apprendre de la plante et de l'animal ce que c'est que s'épanouir ! ”. A vrai dire,Kant est à nos yeux indépassable lorsqu'il s'agit du sens qu'il a attribué à la volonté. Ce sens est celui de la mise en forme et de l'idée et du fait.

La relation de connexion nécessaire entre l'idée et le fait est une composante de la conscience de soi du sujet qui reconnaît à travers son factum (son fait de la raison) l'essence des choses. L'être de l'homme est dit raisonnable par sa capacité d'arraisonner, de pénétrer avec force les choses du monde sensible. En paraphrasant Kant, Heidegger dira plus tard qu'il fallait se mettre au travail. La volonté du vouloir-vivre dont parlait aussi Schopenhauer, est une composante de la volonté du se jeter à travers champs, en vue de contribuer activement à l'extension du pouvoir cognitif et du pouvoir physique de nos manières d'être, de voir et de faire. Au sujet de ce vouloir vivre, de cette technique d'expérimentation de nos valeurs subjectives qui mettent en forme nos états d'âmes et nos libertés, les psychopédagogues – Paul Fraïsse, Antoine Léon et Maurice Reuchlin – ont proposé un travail de réflexion sur les manières d'être que l'on peut apercevoir lors des actions des apprenants-acteurs de la relation pédagogique et didactique. Ces aperceptions sont soit d'ordre de l'écrit ou de l'oral. A partir de là, on doit laisser penser leur fidélité à Kant, qui dans ses Réflexions sur l'Éducation (bien qu'il fût opposé au principe empirique), avait déjà laissé penser la nécessité de l'expérience. On est donc en mesure de comprendre la nécessité de l'expérience lorsqu'il s'agit de contribuer à l'extension du pouvoir cognitif qui puise son fondement dans l'extension du pouvoir physique des obstacles qui luttent contre l'accroissement des fonctions expressives et phatiques des divers discours. Si l'on maintient avec les psychopédagogues que l'expérimentation est une expérience pour-voir, alors cela relève d'une vision philosophique que Kant ne faisait que prolonger. Celle-ci pense que la liberté au sens large du terme est une action qui est en lien intime avec le processus de la pensée et de la parole. Etre libre est la conclusion d'une action qui lie la spontanéité des idées à celle de la pensée. Ce sont là les catégories de l'énonciation qui trouvent leur pratique dans l'énoncé. Par conséquent, l'égalité entre les actes de la pensée et ceux de la parole, se traduit par l'égalité entre la manière d'être et la liberté. Dans cette perspective, on peut dire que les avis des psychopédagogues qui ont cherché à débrouiller un écheveau, ou à voir sans être vu, sont des avis proches de ceux de Kant qui prolonge aussi la tradition aristotélicienne, une tradition qui concevait l'être raisonnable en terme d'incommensurabilité. L'effort dont parle Ravaisson 676 en se référant à Aristote, est aussi la tâche de nos psychopédagogues. En effet, cet effort se traduit chez Paul Fraïsse ainsi que chez Antoine Léon par la nécessite de puiser la généralité des causes efficientes qui engendrent les manières de voir et d'être des acteurs de la situation expérimentale et des étapes fondamentales de la recherche. La nécessité de la prise en considération de cette généralité, correspond en effet à ce que Kant pensait en terme de la prise en compte de la relation qui lie la cause et l'effet. Car cette relation n'est pas de l'ordre du sensible c'est-à-dire elle n'est pas une donnée. Elle est l'objet d'une construction que le psychologue et le pédagogue doivent chercher à arraisonner et à reconstruire. En terme épistémologique, cela a un sens chez Gaston Bachelard. Ce dernier a proposé en effet le changement de la culture expérimentale préétablie puisqu'elle est pour lui un obstacle, une situation problème et une contre pensée. Voilà la raison pour laquelle Claude Barnard a laissé entendre que rien n'est donné, tout est construit. L'objet de cette construction doit – si l'on en croit Kant – se poursuive au niveau des idées et des faits.

Cette même idée est partagée par tous nos auteurs dont nous venons d'étudier jusqu’alors la transposition didactique de la méthodologique de l'ouverture et de l'achèvement, appliquée à l'expérimentation dans le domaine des sciences humaines. Cependant, si Kant avait mis l'accent sur la nécessité de la prise en considération de la relation qui réside entre la cause et l'effet (une relation sur laquelle Hegel reviendra en la valorisant), alors il en vas de même pour nos pédagogues : Antoine Léon et Maurice Reuchlin qui ont valorisé les relations existantes entre les faits sensibles et intelligibles 677 . Il faut rappeler que la philosophie hégélienne de même que celle de Kant sont animées par la tâche relationnelle. Dans leur méthodologie de la recherche, tous nos auteurs ont été fidèle à l'argumentation Kantienne qui valorisait l'aspect inédit, insaisissable et incommensurable de la causalité libre qui médiatise la cause et l'effet. Voilà la raison pour laquelle Antoine Léon et Maurice Reuchlin parlent de l'aspect général des idées hypothétiques. Ils vont même plus loin pour affirmer que les idées hypothétiques sont prouvées et éprouvées, invoquées et provoquées. Cela n'est rien d'autre que la définition de l'idée de la liberté des sujets en terme de tâche. Dans leur ouverture sur le système social, sur les normes et les buts, les sujets sont en effet en relation avec d'autres processus, d'autres états qui déclenchent leurs actions.

Le fait de mettre l'homme au centre de toute expérience est un geste de la part de nos auteurs (Paul Fraïsse, Antoine Léon, Maurice Reuchlin et Claude Bernard) pour marquer l'esprit de la rencontre avec les choses des hommes, avec leur pensée ainsi que le mouvement qui l'accompagne. Par l'expérience de ses idées, l'homme être raisonnable (animal politique, ou créature éducable) use de sa manière d'être, de sa liberté pour mettre en forme des pouvoirs concrets. Définir l’homme ainsi, est en soi un acte proche de ce que Spinoza appelle : “ La perfection de l'entendement de notre souverain bien ”. Ce n'est rien d'autre qu'un principe philosophique à travers lequel Spinoza s'est en effet interrogé sur la place de l'homme entre l'activité de son action et la passivité apparente du monde qui l'entoure.

Cependant, on doit affirmer que Spinoza est l'un des cartésiens qui ont eu le mérite d'asseoir notre responsabilité au centre de la perception du monde des choses en vue d'en déterminer l'étendue et la perfection de nos manières d'être et de raisonner. Filons à titre d'exemple un passage qui légitime fortement ces propos. Dans le Traité Théologocio-politique, Spinoza souligne : ‘(...), Par loi humaine j'entends une règle de vie servant seulement à la sécurité de la vie et de l'État ; par loi divine une règle ayant pour objet seulement le souverain bien, c'est-à-dire la vraie connaissance et l'amour de Dieu. La raison pour laquelle j'appelle une telle loi divine, tient à la nature du souverain bien, que je vais ici même montrer en quelques mots aussi clairement que je pourrai.
L'entendement étant la meilleure partie de notre être, il est-certain que si nous voulons vraiment chercher l'utile, nous devons par dessus tout nous efforcer de parfaire notre entendement autant qu'il est possible, car dans sa perfection doit consister notre souverain bien. De plus toute notre connaissance et la certitude qui exclut réellement et complètement le doute, dépendent de la seule connaissance de Dieu, tant parce que sans Dieu rien ne peut être ni être conçu, que parce que nous pouvons douter de tout aussi longtemps que nous n'avons pas de Dieu une idée claire et distincte. Il suit de là que notre souverain bien et notre perfection dépendent de la seule connaissance de Dieu, etc. En outre puisque rien ne peut être ni conçu sans Dieu, il est-certain que tous les êtres de la nature enveloppent et expriment l'idée de Dieu à proportion de leur essence et de leur perfection ; par où l'on voit que plus nous connaissons de choses dans la nature, plus grande et plus parfaite est la connaissance de Dieu que nous acquérons, autrement dit (puisque connaître l'effet par la cause n'est autre chose que connaître quelques propriétés de la cause), plus nous connaissons de choses dans la nature, plus parfaitement nous connaissons l'essence de Dieu (qui est cause de toutes les causes) ; et ainsi toute notre connaissance c'est-à-dire notre souverain bien, ne dépend pas seulement de la connaissance de Dieu, mais consiste du tout en elle. Cela suit encore de ce que l'homme est plus parfait à proportion de la nature et de la perfection de la chose qu'il aime par dessus tout et inversement ; celui-là donc est nécessairement le plus parfait et participe le plus à la souveraine béatitude, qui aime par dessus tout la connaissance intellectuelle de Dieu, c'est-à-dire de l'être tout parfait, et en tire le plus de délectation. C'est donc à cela, je veux dire et à la connaissance et à l'amour de Dieu, que se ramène notre souverain bien et notre béatitude. Par suite les moyens que nécessite cette fin de toutes les actions humaines, à savoir Dieu lui-même en tant que son idée est en nous, peuvent être appelées commandements de Dieu, puisqu'ils nous sont prescrits en quelque sorte par Dieu même en tant qu'il existe dans notre âme ; et ainsi une règle de vie qui a cette fin pour objet est très bien dite loi divine. Quels sont maintenant ces moyens, quelle règle cette fin nécessite -telle ? Comment rattacher à cette fin les principes du meilleur gouvernement et régler par sa considération les rapports des hommes entre eux ? Ces questions rentrent dans l'Ethique universelle. Je continuerai ici à parler de loi divine seulement en général’  ”. 678 .

Ce texte donne une légitimité à l'extension du pouvoir cognitif. Cette idée que nous avons soutenu tout au long de ce travail. Du point de vue de la transposition didactique, ce texte est aussi significatif de la nécessité de la mise en forme d'une technique du questionnement envers les choses des hommes. Il est un texte qui témoigne de la possibilité de l'arraisonnement des choses factices et sensibles. D'ailleurs ce n'est pas un hasard que ce texte ainsi que son auteur soient destinés aux candidats au concours externe de recrutement de professeurs agrégés en philosophie. Ce n'est pas un hasard non plus que nous soyons maintenant en mesure de le commenter dans le cadre de la problématique qui nous occupe, car nous le jugeons intéressant et riche du point de vue de la taxonomisation des savoirs et de la nécessité de l'extension du pouvoir physique de la connaissance.

On doit rappeler que Spinoza distingue trois catégories de populations : ceux qui savent, ceux qui ne savent pas encore et ceux qui ne savent pas du tout. Il ne traite pas non plus de la ressemblance des rapports entre ceux qui connaissent et ceux qui ne connaissent guère. En effet, le souci de Spinoza fut celui de la recherche de la non opposition entre le pôle de la formation et celui de l'information. Il a contribué à la mise en place d'une situation qui (malgré les oppositions entre les deux pôles en question) a permis l'extension du pouvoir cognitif et le bonheur de l'amour de la connaissance intellectuelle de Dieu (Amor Erga Deum). A partir de là, nous retrouvons l'idée de la sacralisation de l'extension du pouvoir cognitif du savoir être, faire et dire. Cette idée nous l'avons déjà avancée avec le procédé Coranique dont le verset incite à la lecture tout en contribuant (par le biais de la conjugaison à l'impératif du verbe lire) à la mise en place et en mouvement des connaissances et des savoirs. Car l'information philosophique ou scientifique (du point de vue Coranique) doivent être soumises à la circulation. Ce n'est rien d'autre qu'une générosité cognitive, qui se déploie à l'instar du déploiement de l'hospitalité à travers les foyers.

Dans une perspective didactique, on peut donc laisser penser que si ce texte de Spinoza a été choisi pour être destiné à des futurs professeurs agrégés, cela avait alors pour but de les sensibiliser à la lecture, à l'extension du pouvoir cognitif et à la mise en mouvement des motivations qui peuvent déclencher (chez ceux qui ne savent pas encore) l'amour de la connaissance intellectuelle de Dieu, compris ici (et à travers ce texte) en terme d'immanence, en terme du bonheur de la lecture. Ce bonheur, Nietzsche l'avait pensé en terme de gai savoir. Cette approche que Spinoza a pensé sous l'idée de l'amour intellectuel de la connaissance, est quelque chose de sacré, si ce n'est pas Dieu lui-même ! Cela aura d'ailleurs un impact sur la pensée de Feuerbach, qui a laissé penser que toute théologie est une anthropologie renversée. Cette conception de Spinoza aura aussi une influence sur la pensée de Schopenhauer qui a laissé entendre que toute chose physique est par essence métaphysique.

Pour mieux saisir ces explications et ces comparaisons, nous proposons dans un premier temps une explication rigoureuse de ce texte pour enfin (et dans un second temps) démontrer son intérêt dans la postérité de l'histoire de la philosophie et de l'histoire des doctrines didactiques et pédagogiques.

Comme on peut le constater, Spinoza prolonge l'effort de Coménius qui a souhaité l'éclatement, l'extension des Écoles dans chaque Cité (ville) et dans chaque village de n'importe quel pays de la communauté humaine. Ce texte, n'est rien d'autre que le prolongement de la grande didactique dont parlait déjà Coménius. Le sens de celle-ci trouve ses traits spécifiques à travers ce texte de Spinoza, comme si l'esprit de celui-ci avait déjà été travaillé par l'idée de l'École obligatoire.

Dans ce texte, Spinoza commence par introduire à une distinction entre deux types de règles considérées comme des lois. La réciprocité entre la règle et la loi est posée (à travers ce texte) en terme de tâche. Dans la mesure des possibilités de l'extension de son pouvoir cognitif, Spinoza tente (comme il le souligne), d'élucider cette réciprocité ainsi que le vrai sens de cette loi. En réalité, dès l'introduction de ce texte, on s'aperçoit qu'il existe un lieu commun auquel participent aussi bien la loi divine que la loi civile humaine. Ce lieu commun est-ce que Spinoza appelle : le souverain bien qui (à ses yeux) possède un sens particulier. De ce fait, on peut donc laisser penser l'existence d'une ressemblance des rapports entre le souverain bien (que nous procure la loi divine qui s'explique par les commandements dictés par Dieu) et par la loi humaine dont témoignent les actions des êtres humains dans leurs relations réciproques aussi bien à l'égard de l'État politique organisationnel des pouvoirs concrets, qu'à l'égard des choses sensibles données comme déjà-là. Dès l'introduction de ce texte, Spinoza tente de nous faire comprendre que l'action humaine est définie en terme de tâche puisqu'elle est au cœur de la relation qui médiatise la règle et la loi. C'est-à-dire : que l'homme est un être raisonnable, responsable de l'organisation de sa vie privée et de la vie collective dans la Cité et l'État politique. Cependant, Spinoza cherche donc à mettre en forme une sorte de religion civile. Par conséquent, dès l'introduction, on constate que l'homme est au coeur de la question métaphysique, comprise ici en terme didactique par la reconnaissance de l'extension du pouvoir cognitif inhérent à l'homme. Kant avait aussi repensé cela en terme d'éducabilité de l'intelligence, car (et à l'en croire) l'intelligence humaine est la seule créature qui doit être éduquée. Par conséquent, l'Éducation en tant qu'art de la reconnaissance et de la construction des vérités, est (à travers ce texte de Spinoza) comprise non seulement en terme de problématique – comme Kant l'a laissé entendre – mais en terme de tâche. Le contenu de cette tâche repose sur la reconnaissance d'une véritable loi qu'il faut (aux yeux de Spinoza) chercher à construire. Cette loi est avancée sous forme des rapports analogiques entre, d'une part l'extension du pouvoir divin et l'extension du pouvoir de la connaissance humaine ; et d'autre part, entre l'extension du pouvoir physique de la nature sensible et l'extension du pouvoir cognitif de l'entendement humain en tant que nature intelligible.

Si la transposition didactique est comprise en terme non seulement de mise en oeuvre des savoirs et des connaissances, mais en terme de réflexions permanentes sur le sens des savoirs à mettre en oeuvre, alors on peut dire que la grande didactique (qui ressort d'une manière implicite des propos de Spinoza) est celle qui puise son fondement dans l'ouverture permanente aux choses de la vie. Car toute chose palpite de la vie et du sens et que le sens peut résider dans le frisson du sens. D'ailleurs Spinoza a laissé entendre que lorsque l'homme s'interroge et médite sur la mort, ce n'est pas sur la mort qu'il médite, mais sur la vie. Cela veut dire que l'entendement humain est incommensurable, capable – comme Olivier Reboul l'avait laissé penser – de méditer sur la mort pour arracher à celle-ci sa victoire. De ce fait, l'homme possède une possibilité pour occuper une place analogue à celle de Dieu. Cette place (si l'on en croît Spinoza) est légitime par ce que l'homme et Dieu peuvent avoir en commun. Pour élucider ce lien à travers ce texte, Spinoza va construire deux analogies que l'on peut traduire comme suivant :

  1. “ L'homme est à la nature intelligible, ce que Dieu est la nature divine ”.
  2. “ L'homme est à la nature sensible, ce que les choses factices sont à l'Univers ”.

Si dans la première relation, la ressemblance des rapports est fondée sur l'étendue de la perfection, alors dans la seconde, cette même ressemblance est fondée sur l'incommensurabilité organisationnelle, sur la reconnaissance de la logique de la combinatoire et de la complexité, qui animent aussi bien la nature humaine (qui est à la fois sensible et intelligible) que la nature des choses sensibles. Pour mieux faire admettre ces relations si complexes, Spinoza va (dès les premières lignes qui suivent son introduction du problème de la relation qui réside entre la loi et la règle), avancer dans le premier paragraphe une méthode, une technique proche du sens de l'expérimentation qui sera poursuivie plus tard par Claude Bernard et par les auteurs que nous avons mentionné. Cette technique se résume par la première phrase où Spinoza souligne : “ ‘L'entendement étant la meilleure partie de notre être, il est-certain que si nous voulons vraiment chercher l'utile, nous devons par dessus tout nous efforcer de parfaire notre entendement autant qu'il est possible, car dans sa perfection doit consister notre souverain bien ’ ”.

Après avoir reconnu (de la même manière que Descartes) que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, Spinoza (par l'emploi de l'expression : “ par dessus tout ”), va inciterl'esprit et la raison humaine à surmonter les obstacles qui peuvent lutter contre l'extension de leur pouvoir cognitif lorsqu'il est question de parfaire notre entendement. Cela veut dire au fond, que le sujet pensant n'est sujet véritable que lorsqu'il est acteur de son propre action. L'homme en tant que sujet ne s'auto-suffit pas seulement, il ne se retourne pas uniquement envers soi-même pour se donner sa propre Loi, il se donne aussi le temps de la méditation de l'au-delà de l'être pour accéder à des vérités définies en terme de nécessité. De ce fait, l'homme est un sujet qui s'auto-détérmine, un sujet qui s'autonomise tout en mettant en forme ses idées, ses projets qu'il projette dans le monde sensible tout en les partageant avec autrui par le biais d'une argumentation rationnelle. Car lorsque le sujet pensant cherche à mettre en forme et en oeuvre, ses projets et ses idées, il classe les situations, les degrés de son implication dans des états de faits. A partir de là, le sujet pensant est donc soumis au pôle de l'information qui lui sert de support pour mettre en valeur ce qui le travaille comme étant un toujours-déjà ayant des effets dans le déjà-là. Voilà la raison pour laquelle Spinoza pense que notre pouvoir cognitif n'a de valeur que lorsqu'il est mis en forme nécessairement : lorsqu'il est annoncé. C'est d'ailleurs pour cela que Spinoza distingue les principes de la nécessité de ceux de l'utilité. L'information est simplement utile lorsqu'elle sert à quelque chose, lorsqu'elle procure le bien le plus grand, bref lorsqu'elle est un souverain bien. Car bien qu'il existe parfois des connaissances, des vérités adéquates, cohérentes et nécessaires, elles ne valent rien si elles ne sont pas utiles. Ce sont donc l'utilité de notre savoir faire ainsi que sa mise en oeuvre, qui aux yeux de Spinoza, font l'objet de notre perfection.

Du point de vue didactique, on peut laisser penser que Spinoza voulait mettre en valeur une philosophie politique qui puise son sens dans la liberté humaine. Cette dernière n'est véritable que lorsque l'homme met en forme ses idéaux, ses actes, qui ne doivent pas être pensés seulement dans le monde des choses-en-soi : dans le monde des noumènes comme le disait Kant. Ils doivent aussi être mis en forme dans le monde des choses-ci : dans le monde des phénomènes. De ce fait, on peut dire que Spinoza a dépassé Descartes, car si pour le second (Descartes) le sujet se donne sa propre loi dans l'autosuffisance et l’auto-réflexion, alors il n'en va pas de même pour le premier (Spinoza) pour qui le sujet n'est libre que lorsqu'il s'auto-détérmine, que lorsqu'il s'autonomise dans son rapport et son mouvement avec son autre et est le processus qui l'accompagne.

Le mouvement visé par Spinoza n'est pas celui du sujet à l'égard de soi, il est au contraire celui où l'homme est ouvert à l'étendue du pouvoir physique de la nature et à l'extension de son pouvoir cognitif. D'ailleurs lorsque Spinoza emploie l'expression : “ parfaire notre entendement ”, il veut simplement marquer la nécessité du contact, de la mise en mouvement des connaissances et des savoirs. Car le verbe "parfaire", est en réalité synonyme d'un état de fait à savoir l'action du "faire part", dont il témoigne.

Dire que nous devons nous efforcer à faire part (en didactique, en pédagogie et en philosophie) de nos sentiments, de nos idées en tant que projets projetés, est en soi un geste qui témoigne de la possibilité que possède l'homme (être raisonnable ou animale politique), à nouer et à renouer des contactes avec autrui (son semblable) en vue de contracter avec lui. Cette idée est typiquement aristotélicienne puisque – comme nous l'avons déjà fait remarquer dans ce travail – Arsitote faisait l'éloge d'une philosophie de la rencontre et du rendez-vous avec les êtres humains pour vivre ensemble un certain bien, qui puise son fondement dans le toucher. Car si l'ignorance réside dans l'absence du toucher, alors la connaissance est un acte inhérent à l'extension de celui-ci. Voilà la raison pour laquelle Spinoza (après avoir avancé les caractéristiques de sa méthodologie de l'ouverture à l'égard des choses, une méthodologie qui diffère de celle de Descartes des Règles pour la Direction de l'Esprit) passe ensuite à la légitimation de la connaissance de Dieu, une légitimation qui puise son fondement dans l'accroissement des recherches, dans la donation du temps des études en vue d'éliminer le doute. A partir de là, le doute n'est pas posé en terme de postulat préalable et a priori à toute connaissance, il n'est pas un doute méthodologie ni même hyperbolique, il est celui qui vient a posteriori, c'est-à-dire après avoir puisé – comme le disait Nietzsche – au trèsfond des choses. De ce fait, Spinoza veut marquer une modestie qui, dans le domaine de la connaissance est proche de ce que Karl Popper pensera plus tard en disant que toutes nos connaissances sont soumises à la falsification et susceptibles d'être renversées.

Parfaire notre entendement est aussi une action proche de la jouissance artistique qui est dans le domaine pédagogique proche d'une action qui s'astreint à multiplier les essais et les expériences pour-voir. Spinoza veut à partir de là se démarquer de Descartes à deux niveaux. D'abord lorsque Spinoza souligne : “ ‘Il suit de là que notre souverain bien et notre perfection dépendent de la seule connaissance de Dieu, etc’  ”, il nous incite en effet à chercher le sens que Descartes a attribué au doute et à l'ouverture de l'esprit-vivant, à l'égard des choses. Pour Spinoza, avant de douter, l'important est la recherche des sujets sur lesquels le doute doit désormais porter. La chose dont laquelle nous ne devons pas douter est (aux yeux de Spinoza) la perfection humaine. Pour marquer cet état de fait, l'auteur du Traité Théologico-politique emploie quelques métaphores incarnant l'élévation comme principe anthropologique et ontologique. C'est ainsi qu'il répète à plusieurs reprises que l'homme qui se jette à travers champs (en amant du hasard pour découvrir l'utilité des choses) doit être "par dessus tout ". C'est-à-dire, qu'il doit apprendre avec les choses de la nature qui, elles, témoignent de ce qu'on peut appeler en pédagogie et en didactique : “ la situation problème ”. Si Descartes a pensé que la connaissance de Dieu passe d'abord par le "je pense donc je suis" : par la réflexion permanente sur l'état de soi, alors il n'en va pas de même pour Spinoza, qui pense que la connaissance de Dieu, passe d'abord par (L'amor Erga Deum) : par l’amour intellectuel de la connaissance. Si l'on en croît Spinoza, on peut alors dire que cet amour est fondé sur la joie de vivre et de connaître, sur ce que Nietzsche appellera plus tard : le Gai savoir. Cette joie est celle de la rencontre de l'esprit pensant, vivant, et travaillant au service non pas de l'oubli, mais du souvenir. L'homme se donne le temps possible pour reconnaître aussi bien les liaisons logiques reconnues dans les choses que l'extension de son pouvoir cognitif. Car c'est à travers cette étendue, que l'homme (créature parfaite), met en forme des inédits, des jamais vus, des impressions, bref des possibilités d'expériences. Cette mise en oeuvre trouve sa réalisation dans une relation dialectique qui n'oppose pas le pôle de la formation à celui de l'information. Car bien que ces deux pôles apparaissent opposés, cela n'est pas pour autant une raison pour les opposer.

Mais la vraie question posée par ce texte et à laquelle on n'a pas jusqu’alors répondu est celle de savoir en quoi vraiment Spinoza a t-il dépassé ou prolongé Descartes ? Car après tout, si l'on en croit Descartes dans la Règle VI, on peut laisser penser que Spinoza est encore cartésien lorsqu'il a proposé une méthodologie d'arraisonnement des choses, une méthodologie d'ouverture et d'altérité radicale à l'égard de Dieu compris en terme d'émanation, en terme de surgissement des choses rencontrées par l'esprit. Car Descarts dans les débuts de ses réflexions philosophiques consacrées à la mise en forme d'une méthodologie de la recherche, avait la même tâche que celle de Spinoza et d'Aristote. Le prolongement des idées cartésiennes par Spinoza, peut en effet se réduire uniquement à ces débuts où Descartes (de la même manière que Spinoza) a laissé penser que ce qui est important dans le domaine de la connaissance, est l'ouverture sur la facticité des choses de la nature en vue d'en apprécier d'une part, les formes combinées et organisées en séries et d'autre part d'en cultiver l'exception. Ces choses qui en apparence n'ont aucune importance, peuvent témoigner du frisson du sens. N'avons nous pas dit que l'art peut résider là où l'on ne se rend pas compte ? En effet, le fait d'apprécier par exemple l'oblique, le faux, auxquels parfois on n'attache pas d'importance, est en soi une technique didactique et pédagogique qui pense que la reconnaissance de la vérité des choses, passe d'abord par la maîtrise de celles-ci. Cette maîtrise est un fait dont nul ne peut douter. Elle témoigne de la perfection de l'homme qui est capable de donner un sens à la problématique de la relation qui existe entre l'acte qui protège la nature et celui qui la maîtrise, entre l'acte de la contre façon, de la falsification et celui de la mise en forme des vérités incontournables.

Dire que l'homme doit être maître et protecteur de la nature, traduit une problématique artistique qui relève par exemple de l'art du jardiner et du botaniste. Si le premier s'astreint à donner des formes à son jardin en vue de marquer le principe nietzschéen qui incite à un apprentissage de l'épanouissement à ciel ouvert, alors il en va de même dans le domaine de la connaissance, un domaine où l'on choisit (par le biais d'une technique didactique qui repose sur la taxonomisation des faits), des mots, des états et des processus d'actions. Si le botaniste s'astreint à faire ressortir d'une même plante (d'un même état de fait), d'autres formes, d'autres sortes de plantes, alors il en va de même dans le domaine de l'extension du pouvoir cognitif où le maître doit en effet mettre en mouvement les connaissances et les savoirs tout en cherchant d'autres formes expressives proches ou semblables de celles qu'il rencontre d'une manière fortuite lors de son ouverture à l'égard des choses des apprenants. Voilà la raison pour laquelle l'acte de comprendre les choses est défini en relation intime avec l'acte d'apprendre avec les choses. Cet apprentissage repose sur la continuité à l'égard de celles-ci. C'est d'ailleurs ce que rapporte un commentateur de Spinoza en empruntant à celui-ci quelques formules qui témoignent en effet de cet apprentissage à ciel ouvert. A ce propos, Alexandre Matheron souligne tout en se référant à Spinoza : ‘“ L'amour erga Deum est le sentiment qu'éprouve celui qui se comprend lui-même et comprend ses affects clairement et distinctement aime Dieu, et d'autant plus qu'il se comprend mieux lui-même et comprend mieux ses affects ’ 679 . Cet auteur commentateur et traducteur, veut par lâ-même rappeler le principe aristotélicien de la connaissance. Ce principe pense les choses en relation d'une part, avec ce que l'on y pose : notre manière de voir et de dire, et d'autre part avec notre capacité, notre perfection d'agir sur ces mêmes choses du moment que l'on reconnaît qu'elles sont incommensurables, c'est-à-dire qu'elles peuvent être prises en plusieurs acceptions mains pas en une simple homonymie. Si dans un premier temps cette action est aux yeux de Matheron, une sorte d'intellection de la chose, alors elle est pour lui et dans un second temps, une contemplation de la chose. A propos de cette contemplation, Spinoza souligne : ‘Quand l'esprit se contemple lui-même et contemple sa puissance d'agir, il est joyeux, et d'autant plus qu'il s'imagine et imagine sa puissance d'agir plus distinctement’ ” 680 .

On remarque que lorsque Spinoza propose une action sur les choses, il conçoit d'abord celles-ci “ plus distinctement ”. Cette dernière expression correspond parfaitement à la phrase qui pense que les choses peuvent être prises en plusieurs acceptions lorsqu'il s'agit de l'amour de la connaissance intellectuelle de Dieu. Cette phrase qui est avancée par le texte, on peut la rapprocher de celle d'Alexandre Matheron, qui rapporte tout en paraphrasant Spinoza qu'il ‘est-certain que tous les êtres de la nature enveloppent et expriment l'idée de Dieu à proportion de leur essence et de leur perfection’ 681  ”.

Du point de vue de la transposition didactique du sens de l'amour de la connaissance intellectuelle et de l'amour de l'extension du pouvoir du connaître et du savoir, ces conceptions spinozistes sont pour nous d'un grand intérêt. Elles mettent en évidence la vie des objets ainsi que l'extension du pouvoir physique de la nature. De ce fait, on peut dire que Spinoza est très proche de la conception coranique, qui est elle aussi proche de la conception aristotélicienne. Car l'une et l'autre, pensent que la nature sensible manifeste le contenu latent de la divinité. Pour mieux éclairer cela, on doit rappeler les différentes références d'Averroès à certains versets coraniques qui affirment clairement que l'amour de Dieu passe d'abord par l'amour de la vraie connaissance des choses de l'apparence qui cache l'état de l'apparition à savoir Dieu. Dire que Dieu est dans le monde immanent, est en réalité une affirmation proche de celle que certains théosophes (comme Al Farabi), ont qualifiés de "attajali" (manifestation). Cependant, si Dieu se manifeste à travers les choses, cela est alors une raison de plus pour que l'on puisse nous tracer une relation de connexion nécessaire réciproque entre nous et les choses. Si l'on suit le raisonnement d'Aristote ainsi que celui du Coran, on s'aperçoit donc que la maîtrise de la connaissance de Dieu ne peut être accomplie que par celle de la nature des choses. Voilà la raison pour laquelle on propose (de la même manière qu'Averroès) de rapprocher certaines conceptions coraniques qui engagent l'amour de la connaissance de la matière et des êtres apparents, de certaines autres conceptions aristotélicienne que nous avons déjà avancé lors de notre référence aussi bien à l'Ethique à Nicomaque qu'aux Topiques. Ces références vont se légitimer à plusieurs reprises par certains versets coraniques 682 qui nous forcent à considérer (à la manière de Spinoza) que même la parole de Dieu fut d'abord aux faits. Cela veut dire au fond que l'amour de la connaissance intellectuelle de Dieu est proche d'une action anthropologique qui cherche à jouir de la connaissance et de la maîtrise des choses qui nous entourent. Spinoza, dépasse à partir de là Philoppon qui n'a pas pris en considération l'espace et le contour des choses qui témoignent de la mesure d'un certain temps de mouvement dans son rapport avec un certain nombre. Ce nombre est celui dont Aristote disait qu'il doit être nombré à partir de la multiplication des expériences et des essais. Il est vrai que lorsqu'on est en relation de connexion réciproque avec les choses, on ne cesse pas de multiplier les expériences tout en se jetant à travers champs, tout en prenant en compte les choses ainsi que leur contour.

Du point de vue didactique et pédagogique, cela se traduit – par la prise en considération du système dans lequel le maître et les apprenants baignent. Car l'École, l'Université sont ouvertes sur le contour systémique qui règle, qui choisit, qui classe et distingue ce qui est gnosiologiquement connaissable de ce qui est scolarisable et enseignable.

L'idée du souverain bien est (selon Spinoza) une action qui s'astreint à arraisonner les choses. Comme il le laisse entendre, l'idée du bien ne dépend pas seulement de la connaissance de Dieu, mais aussi de la manière de connaître l'essence des choses qui témoignent de son existence.

Pour mieux comprendre le sens que Spinoza a attribué à l'acte du connaître, on doit partir de la relation que le sujet engage d'une part à l'égard de soi, à l'égard de son âme en tant qu'état, et d'autre part à l'égard de ce qui l'entoure en tant que processus : à l'égard de l'être en tant qu'être. L'ambiguïté de la définition que Spinoza a attribué à l'amour de la connaissance intellectuelle de Dieu est remarquable, surtout lorsqu'il avance dans ce texte comme ailleurs, la nécessité de l'ouverture aux choses, sans préciser le genre des choses en direction desquelles l'esprit vivant doit interroger. Si cet amour intellectuel ‘“ procède de l'idée adéquate de l'essence formelle de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l'essence des choses’  ” 683 , alors les choses ne sont pas précisées dans ce texte où l'on est renvoyé à la connaissance des choses de la nature. A travers ce renvoi, on ne sait pas vraiment s'il s'agit de la nature sensible factice ou de la nature humaine intelligible. Pour clarifier sa position, Spinoza va trancher dans son choix en faveur de la perfection de la nature humaine. D'ailleurs, il laisse entendre (dans ce texte comme ailleurs), que tout est d'abord conçu, imaginé et fabriqué par l'âme. Cette dernière pense dans la spontanéité tout en faisant parler les choses qu'elle rencontre. Il est donc claire à partir de là, que toutes les choses finies (y compris nous-mêmes), que nous rencontrons, que nous comprenons d'une manière claire, distincte et adéquate, sont déjà imaginées et pensées d'avance par nous en tant que sujets pensant et agissant. Du point de vue didactique cela légitime le processus de l'ouverture sur ce qui se passe dans les âmes des apprenants, dans leurs motivations intrinsèques. L'acte de penser qui est au fond un acte travaillant, prend des formes diverses : il peut avoir soit une forme imaginaire que véhiculent les signes et les gestes, soit une forme factice que les expériences ou les essais mettent en oeuvre. Du point de vue pédagogique, cela peut se traduire en terme du travail de la raison didactique qui s'ouvre sur la compréhension des formes et des contenus des actions spéculatives de ceux qui sont en situation d'apprentissage. Cette ouverture se traduit philosophiquement par ce que Spinoza pense en terme de prise en considération de la forme de l'âme : ses expressions et ses contenus. Comment donc peut-on faire ressortir cette relation de connexion nécessaire entre la forme et le contenu de l'âme ?

Nous venons de voir que celui qui se comprend lui-même et comprend ses affects clairement et distinctement est aux yeux de Spinoza un amateur de l'amour de la connaissance intellectuelle. Car plus il se comprend mieux et comprend ses affects, plus il devient apte à comprendre le monde des choses qui l'entoure. Cette joie de comprendre et de vivre, repose en effet sur des acquis antérieurs déjà inscrits dans l'âme. C'est pourquoi Spinoza laisse entendre que Dieu en tant qu'amour de la connaissance, existe en notre âme. Du point de vue didactique et pédagogique cela est révélateur du sens, car il laisse le débat ouvert à la théorie de l'effacement dans le domaine éducatif et didactique. Cette théorie pense que nous ne devons rien ajouter à l'âme d'autrui, à l'esprit vivant des initiés et des apprenants puisque la vérité est inscrite dans leurs âmes. Cela est un vieil argument socratique (connais toi toi même) qui repose sur la technique de l'accouchement des savoirs et des connaissances déjà inscrites dans l'âme. Cela veut dire aussi que l'homme disposant d'une âme, d'une sensibilité est programmé pour être ouvert à la formation permanente, à la soumission de ses arguments rationnels à autrui. Mais l'homme ne se connaît lui-même que par la donation du temps de la mise en forme de tous ce qui le travaille comme un toujours-déjà. Voilà la raison pour laquelle Spinoza, en tant que didacticien et pédagogue, pense que la joie de vivre le gai savoir, repose d'une part, sur la contemplation de la puissance de l'agir de l'âme, et d'autre part, sur la possibilité que doit avoir l'homme pour mettre en forme les affections de son corps en vue de prendre ses désirs pour des réalités. C'est pour cette même raison que Spinoza avait déjà pensé que l'homme n'est pas un univers dans l'univers.

Si l'âme contient donc un ensemble d'affects et de désirs, alors qu'en est-il donc de leurs formes ? Sont-elles des formes passionnelles ? actives ? ou joyeuses ? Ces questionnements nous renvoient à l'analyse de quelques propriétés de la cause. Car lorsque Spinoza pense que “ ‘Le fait de connaître l'effet par la cause, n'est rien d'autre que la connaissance de quelques propriétés de la cause’  ”, est en soi une incitation à l'ouverture sur le processus dans lequel se meuvent aussi bien nos états d'âmes que les formes de leurs contenus. L'ouverture sur nos états d'âme, sur la logique de la reconnaissance et de la découverte de la vérité qui nous anime, permet à la pensée travaillante au service de la mémoire, de reconnaître en l'âme une idée vraie. C'est ainsi que Spinoza pense que “ ‘Celui qui a une idée vraie sait en même temps qu'il a une idée vraie’  ”.

Cette argumentation qui fonde la structure du réel (tout en partant de la reconnaissance des idées vraies, claires et distinctes en vue de construire ensuite d'autres vérités à travers le processus d'acquisition et d'ouverture aux choses), est une argumentation qui puise son fondement dans une construction syllogistique que nous proposons de construire à la lumière de notre connaissance de la philosophie de Spinoza. Avant de passer à cette construction, on doit au préalable affirmer que Spinoza pense qu'à côté des désirs passionnels qui animent l'âme, il y a des désirs de joies et des désirs actifs. Seul le travail de la raison, qui cherche la clarté en distinguant et en classant les faits, peut finalement comprendre et maîtriser ces désirs. Voilà la raison pour laquelle la construction du syllogisme dont nous parlons s'impose maintenant d'elle-même. De ce fait, on peut donc dire que celui qui a une idée vraie sait en même temps qu'il a une idée vraie, surtout lorsque l'esprit se contemple nécessairement lui-même quand il conçoit une idée vraie, c'est-à-dire adéquate. Par conséquent l'esprit se réjouit aussi dans la mesure où des idées adéquates mettent en mouvement son activité. Cela veut dire au fond que notre esprit en tant qu'il possède des idées adéquates est nécessairement actif. Dans cette perspective, la place des affects (en tant que passion) cesse d'être une passion aussitôt que nous en formons une idée claire et distincte. On voit donc que la connaissance de quelques propriétés de la cause, repose sur le fait de remonter à l'origine de toutes les causes. Cette origine si l'on en croît Spinoza, puise son fondement dans une critique de la provenance des désirs ayant leur place dans l'âme. On a l'impression que Spinoza est ici proche de Platon qui a réduit toutes les formes de l'apparence de l'extériorité de nos actions, à celles qui animent l'intériorité de l'âme et de la variable personnalité des individus.

Mais Spinoza ne s'arrête pas là, il va encore plus loin pour marquer la perfection humaine tout en l'assimilant à celle de la nature. De ce fait, il va procéder (de la même manière qu'Al Farabi dans sa thèse sur la conciliation des opinions des deux sages : Platon et Aristote) à mettre en évidence l'aspect factice du corps. Si Platon avait laissé penser que le corps est un tombeau, alors Spinoza (tout en s'alignant sur ce procédé) va ensuite chercher à le dépasser en vue de définir le sens de l'ouverture sur le corps. Car pour lui, tous les corps, tous les affects ne sont pas dépourvus de sens. Evidemment cela ne va pas de soi, car Spinoza ne déclare pas ouvertement une philosophie du corps ayant pour objectif la manipulation, la rematérialisation du cristal ou encore l'effacement de la pensée devant la chose. Il ne déclare pas non plus la nécessité de se mettre au travail, de donner le temps du travail de la main pour sortir par exemple des formes vivantes du cristal et du rocher. Pour lui, l'âme est une chose pensante et agissante. Elle reflète la volonté de Dieu, une volonté inscrite en nous. Par conséquent, l'esprit peut faire en sorte que toutes les affections du corps, c'est-à-dire les images des choses se rapportent à l'idée de Dieu. A partir de là, il s'agit pour l'esprit d'une reconnaissance de soi et de ses propres affects à partir de Dieu. Ce dernier n'est rien d'autre que l'ensemble de nos idéaux, de nos affections et de nos désirs inscrits dans nos âmes.

Pour ce qui est du rapport entre la cause et l'effet, cela n'intéresse pas Spinoza en premier lieu. Ce qui l'intéresse est d'abord l'idée de la cause. C'est ainsi qu'il laisse entendre que l'amour est une joie qu'accompagne l'idée de sa cause. On ne doit donc pas douter de ce qui existe déjà dans notre âme, on doit chercher à le mettre en forme à travers le temps et l'espace. Cette mise en place de ce qui nous anime, est une vérité que l'on doit aimer. Car l'amour de soi, la satisfaction de soi, sont des réalités factices partagées par un plus grand nombre d'homme. L'humanisation du désir de l'amour de la connaissance est l'aspect concret voire matérialiste de la doctrine philosophique de Spinoza. Puisque nous sommes nous-mêmes l'une des causes de nos affects, il est évident alors que la connaissance que nous avons de nous-mêmes (en comparant ces mêmes affects) est une connaissance qui puise son fondement dans la valeur objective de notre manière d'être et de voir. Ces manières sont déjà inscrites dans notre âme, un lieu sûr de la valeur objective de notre subjectivité. D'ailleurs, Nietzsche 684 incitera plus tard sur la prise en considération de la valeur de l'objectivité par l'étendue du paysage et du contour où se meut la variable personnalité de l'artiste, du savant et de l'homme ordinaire. Cette valeur objective dont parlait déjà Nietzsche, est aussi en relation avec notre subjectivité devenue objectivée. Celui qui s'astreint à mettre en forme le réel, ne contraint pas la nature du moment que celle-ci se laisse forcer par ‘Une grande puissance créatrice, une manière féconde de dominer les choses, de s'enfoncer avec amour dans les données empiriques...’  ” 685 . Cette sorte d'amour avancée par Nietzsche fut le propre de Spinoza qui a avancé la non-opposition entre les objectifs de l'information et ceux de la formation. Il a avancé aussi la non-opposition entre le caractère de l'âme animée par l'étendue, l'incommensurabilité et l'extension qui animent l'aspect des choses.

Le problème de la vérité est posé à travers ces conceptions spinoziste en terme d'ouverture à l'égard de la chose de l'âme. Cette chose ne demande pas de présomption. Elle est une vérité factice, un lieu commun à tous les hommes. A partir de là, si l'on en croît ces analyses, on peut laisser penser que les présomptions ne rendent pas toujours service à la vérité, et que dans toute présomption il peut y avoir une part de pêché et de fausseté. Dire que les vérités sont déjà admises dans l'âme, cela est une affirmation de l'utilité des informations inhérentes au monde du ouï-dire et du sens commun. Du point de vue éducatif cela est important pour la mise en valeur du déjà-là, de ce que les apprenants, les initiés savent déjà faire. Car pour changer de culture expérimentale, la prise en considération des acquis antérieurs, du déjà-là, est toujours une action utile pour aller au-delà des apparences incarnant des obstacles et des situations problèmes d'ordre didactique et pédagogique. Ce sont donc ces manières d'acquérir la connaissance qui du point de vue épistémologique nous intéressent lors de notre lecture de la philosophie de Spinoza. Lorsque Spinoza affirme l'existence de Dieu dans notre âme, cela du point de vue anthropologique donne la possibilité à la sacralisation de l'homme pour penser enfin avec Feuerbach que toute théologie est une anthropologie renversée.

Dire que nous sommes entièrement la cause de Dieu du moment que celui-ci est dans notre âme, cela renvoie (du point de vue de la connaissance) à la définition de l'homme comme étant le possesseur de la question métaphysique : une définition qui s'annonce en terme de tâche. Si l'on en croit ce procédé qui est typiquement spinoziste, alors on peut laisser penser que la connaissance claire et distincte de Dieu passe d'abord par la connaissance intellectuelle que nous avons acquise de nos affects. Cette connaissance est aussi celle de nous-mêmes. Elle est une reconnaissance de la réalité objective dans sa forme et dans son contenu de l'acte de l'intellection qui est en soi un ensemble de volition de nos idées adéquates que seule la nature de notre esprit peut expliquer. Cette nature est celle de la perfection définie selon Spinoza comme une vertu et non pas comme une puissance et un vice, car pour lui, toute puissance passionnelle est due à l'ignorance, à l'absence d'idées claires et distinctes. Vieille conception socratique qui a conçu la bonté de l'homme en terme d'ouverture permanente sur les savoirs pratiques. Pour Socrate en effet, toute mauvaise action provient d'une méconnaissance du bien et du mal, car pour lui, personne ne fait le mal volontairement en connaissance de cause. Voilà donc ce que signifient la forme et le contenu de l'âme, un sens qui nous a intéressé en premier lieu dans ce travail.

Nous proposons maintenant d'arrêter notre réflexion philosophique à ce sens de l'âme tout en laissant de côté l'explication des trois dernières lignes de ce texte qui révèlent la philosophie politique de Spinoza. Car les questions qui y sont posées touchent de près à l'organisation de la vie des hommes, à la sécurité de la vie et de l'État. Ces préoccupations ne sont pas l'objet de ce travail. Elles relèvent de la transposition didactique de la philosophie politique de Spinoza. Mais on doit souligner au passage que ce philosophe faisait déjà l'éloge de l'extension du pouvoir cognitif qui puise son fondement dans l'idée de l'organisation des actions et des projets des hommes.

Cette organisation qui doit être soumise au changement et au mouvement est d'ailleurs ce que Spinoza voulait pour l'État en tant qu'École politique. Pour lui, aucun État n'est éternel. Par contre, un État qui est bien gouverné et bien protégé par des Lois, peut finalement durer plus de temps qu'un autre qui n'est pas si bien gouverné et protégé par des Lois. Cela signifie en fait que la durée d'un État, ou d'une École est fondée sur la donation du temps du travail. Ce travail qui marque la force du pouvoir étatique, est un travail des hommes, qui agissent selon l'ordre prédéterminé de la nature, c'est-à-dire du gouvernement et du décret éternel de Dieu. Mais le problème qui se pose dans cette perspective surgit du sens que nous venons d'avancer à propos de l'idée de Dieu, une idée anthropologique inscrite dans notre âme. A partir de là, le sens de l'État politique prend un sens proche d'une perpétuité bien déterminée. Celle-ci, n'est rien d'autre que la possibilité de la mise en forme d'un lieu, d'une École à ciel ouvert où les individus puissent parfaitement s'ouvrir à la nature des choses et aux lois de la nature tout en les interprétant sous forme de décrets éternels de Dieu. Voilà comment on peut rencontrer à travers cette même conception l'idée schopenhauerienne qui avance que toute chose physique est par essence métaphysique. Cette idée, n'a pas manquée (dans la postérité de l'histoire des idées) à enrichir le débat entre l'idéalisme et le matérialisme. D'ailleurs nous venons de le voir avec Averroès qui a pensé que l'idée de Dieu est aussi proche de la nature que l'on ne peut le croire. C'est pour cette même raison qu'Averroès a incité aussi à l'amour non seulement de la connaissance intellectuelle de Dieu, mais aussi à l'examen de la nature du savoir de ceux qui l'ont précédés : les Grecs.

Pour finir avec cette brève conception de l'État politique, on peut donc dire que Spinoza fut proche de la vulgarisation de la transposition didactique puisque pour lui le plus important fut la mise en forme des lois, des programmes permettant d'accéder à l'amour de la connaissance comme vérité éternelle. Evidemment cette vérité ne se construit pas dans des situations où les hommes s'entre-tuent. Elle se construit au contraire dans un lieu, dans une École où notre âme est en relation avec des vérités qu'elle connaît comme étant éternelles lorsque la connaissance s'inscrit dans le cadre des lois. L'État de Spinoza est donc un lieu d'organisation. Cette organisation n'est pas fondée sur un pacte intérieur, car celui-ci ne concerne que l'intérieur de l'âme et non pas l'extériorité de l'État. Le sens de ce dernier porte sur l'organisation de la paix et la sécurité. Cette organisation si l'on en croit Spinoza peut trouver son fondement dans les lois de sociabilité, dans ce que Aristote a déjà pensé en terme du contacter pour contracter en vue de marquer le bonheur de vivre ensemble un certain bien. Voilà la raison pour laquelle Pierre-François Moreau 686 pense au sujet du sens de l'État chez Spinoza, que ce dernier ‘N'hésite pas à ranger les principes fondamentaux de la sociabilité parmi les lois qui sont inscrites dans la nature humaine’ ” 687 . Cela n'est rien d'autre que l'inscription de Dieu dans l'horizon humain.

Le choix de ce texte de Spinoza est d'une importance capitale pour le sens de la transposition didactique définie en terme non seulement de mise en forme des connaissances et des savoirs, mais aussi en terme d'extension du pouvoir cognitif. Cette extension est avancée dans ce texte par le biais d'une mise en évidence de la perfection humaine qui se traduit par l'étendue de l'entendement humain.

Qu'on nous permette de saluer ici “ la malice didactique et pédagogique ” des membres du jury d'agrégation de philosophie qui ont choisi ce texte. Ce choix n'est pas un hasard, il est marqué d'efforts de transposition didactique. Ces efforts se traduisent par des degrés d'implications. Parmi ces degrés implicites on peut mentionner (à titre d'exemple seulement) l'engagement métaphysique des auteurs. Cet engagement se justifie certes par ce que nous enseigne l'histoire contemporaine où le débat sur les valeurs ainsi que le retour des sentiments religieux, animent les affaires individuelles et collective des hommes voire de l'État politique défini en tant qu'oeuvre d'art. De ce fait lorsque l'on se pose les questions : qu'est-ce qu'un texte ? qu'est-ce qui opère le choix de ses contenus ? On doit chercher le sens de ces questions tout en instaurant une technique d'ouverture permanente à l'égard des états et des processus complexes du temps et de son espace d'un texte.

Du point de vue de la transposition didactique, on peut laisser penser que ce texte a été choisi en guise de réponse à des problèmes vécus par les hommes de notre période moderne et contemporaine, à travers des différents espaces temps. En effet il y a quelques années, le débat du rapport entre la connaissance et le religieux a été évoqué et vulgarisé à travers un article qui s'intitule : La fin de l'histoire, de Francis FuKuyamaparu dans Revue Commentaire. Dans le chapitre : la religion et le nationalisme, FuKuyama est plus proche des thèses de Spinoza quant au sens que ce dernier a attribué à la sécurité de la vie. Dire avec Francis FuKuyama que nous vivons dans une époque où l'homme est prêt à accepter le courage du sacrifice, à risquer sa vie pour une cause abstraite, revient enfin de compte à craindre une époque où la joie de vivre se transformera en triste fin de l'histoire de l'humanité. Ce sentiment est en soi une position si proche de l'alerte que Spinoza avait déjà avancé en laissant entendre que l'extension du pouvoir cognitif ne doit pas mettre fin à l'amour de la vie, mais au contraire au prolongement de celle-ci. Voilà la raison pour laquelle FuKuyama souligne d'une manière simpliste l'échec des régimes théocratiques. C'est ainsi qu'il souligne : ‘Les sociétés fondées sur la religion qui ne peuvent se mettre d'accord sur la nature d'une bonne vie, deviennent incapables de créer des conditions, même minimales de la paix et de la stabilité’  ” 688 .

De prime abord, rien de moins spinoziste que cette thèse. Spinoza avait déjà déclaré que lorsque la mauvaise connaissance ainsi que l'extension du pouvoir de l'ignorance sont omniprésent, ils conduisent l'humanité aux désastres, aux troubles sociaux et à la misère. De ce fait on peut dire que la guerre n'est pas simplement l'absence de la paix, elle est due aussi à l'extension du pouvoir de l'ignorance, à ce que Spinoza appelle ici la méconnaissance du pouvoir de la nature des choses. Cette idée sera reprise par Nietzsche qui repensera le problème de la connaissance en terme de mise en mouvement et en pratique des différentes initiatives. Cela ressort d'une manière aphoristique à partir de la phrase nietzschéenne rendue célèbre par Heidegger dans qu'appelle t-on penser 689 . Cette phrase que nous avons à plusieurs reprises mentionné alerte l'humanité de la naissance d'une tragédie où l'on verrait, d'une part les morts enterrer les vivants, et d'autre part l'accroissement du désert de l'ignorance qui engendrera le malheur le plus grand à celui qui en protège l'étendue. Ainsi le fait de parler de l'École de la paix, d'une École qui prolonge la vie tout en assurant aux hommes le bonheur du vivre ensemble un certain bien au lieu de s'entre-tuer, est un fait qui engage (dans notre période moderne et contemporaine) la recherche et la réflexion quant aux moyens d'assurer la paix perpétuelle au lieu de faire croître la guerre civile. Ce débat qui s'impose à travers l'ouvrage : La paix ou la guerre civile , de : Ph. Meirieu, avait déjà des échos chez Spinoza. A partir de là, on peut dire que ce texte de Spinoza est une transposition didactique de la vertu, car il a pour fonction de sensibiliser les futures enseignants à des situations problèmes que chacun pourra certainement rencontré sur le terrain de son action didactique et pédagogique. D'ailleurs, si l'on se réfère à l'histoire du texte spinoziste, on s'aperçoit que Spinoza avait déjà rencontré cette situation lorsqu'il a critiqué d'une part l'élection des juifs et d'autre part le philosophe : Maïmonide (Moussa inbn Maïmoun). 690 .

En guise d'appréciation de cette transposition didactique, nous proposons de comparer certaines idées touchant à la divinité, à la nature et à la perfection humaine dont parlaient les Stoïciens, à d'autres conceptions philosophiques de Spinoza, pour enfin en apprécier la légitimité ou l'illégitimité de la transposition didactique du sens de certaines propositions. Avant de procéder à ces comparaisons, nous pensons que la transposition didactique qu'incarne le texte de Spinoza ne peut être comprise que par le fait de travailler au service de l'extension du pouvoir cognitif du texte spinoziste lui-même. Car si l'on se force à une analyse rigoureuse de son contenu (tout en l'inscrivant dans l'histoire des doctrines philosophiques, didactiques, pédagogiques et éducatives) on s'aperçoit en effet qu'il est un texte laborieux. Pour saisir l'élaboration taxonomique des systèmes philosophiques dont témoigne ce texte de Spinoza, commençons donc par les conceptions stoïciennes qu'il incarne d'une manière parfois largement explicite. Par exemple en ce qui concerne l'idée de la nature dont parle Spinoza, on doit d'abord rappeler qu'elle peut (dans l'optique des Stoïciens) être prise en plusieurs acceptions. Elle a d'abord un sens restreint qui porte sur l'étude physique des objets de la nature. Par exemple, pour les Stoïciens la plante (qui est une réalité factice) est à la nature physique ce que l'âme est aux réalités animées. Par conséquent, l'étude physique est aussi une partie de la philosophie qui a pour objet l'étude de la nature des choses. C'est à partir de cette même idée que Spinoza tentera de transposer l'idée de l'extension du pouvoir physique lorsque il souligne : “ ‘Plus nous connaissons de choses dans la nature, plus grande et plus parfaite est la connaissance de Dieu que nous acquérons .....’  ”

Il existe un second sens que les Stoïciens attribuent à la nature. Ce sens est celui de la nature propre ou de la nature particulière de chaque être particulier qui se définit en tant que qualité propre. Cela correspond dans le texte de Spinoza au sens de l'âme, qui possède des manières de voir, d'être et de faire que les Stoïciens n'ont pas négligé. Pour eux l'âme est-ce qui anime les réalités animées. De ce fait, l'homme en tant qu'être naturel est animé par une réalité physique. Cette réalité puise son fondement dans la systématicité stoïcienne incarnant des théories qui portent sur la morale, sur la communication et le langage.

Enfin, il y a un troisième sens que les Stoïciens, ont attribué à la nature. Ce sens porte sur l'ensemble des liens qui existent entre la nature propre, particulière et la nature commune.

Nous devons chercher si le sens de cette pluralité correspond vraiment à l'étendue, à l'extension du pouvoir physique dont parle Spinoza. Qu'en est-il donc du principe de l'inspiration et de la combinatoire dont témoigne cette transposition didactique des divers contenus, que reflète la philosophie de Spinoza ?

Si nous avons défini la transposition didactique comme étant une technique qui s'astreint à faire parler les choses via la vie des objets, alors notre propos peut être validé à travers le principe de la combinatoire et de l'inspiration. Ce principe puise son sens dans la richesse référentielle du texte spinoziste qui faisait allusion à d'autres doctrines philosophiques comme celles des Stoïciens. Ces derniers ont défini les corps comme étant des réalités factices qui témoignent de l'étendue. Pour eux, des qualités individuelles différentes peuvent être présentes dans un être unique. C'est d'ailleurs ce que souligne Plutarque en disant :‘ “ Dans un être unique il peut y avoir deux qualités individuelles ”. ’La caractéristique permanente d'un être est due à l'organisation en série, à la combinatoire dont Descartes parlera plus tard 691 . Cette appréciation d'une organisation de la chose irréductible à quelque chose d'autre qu'elle-même, confirme finalement le sens que les Stoïciens tenaient à attribuer à l'originalité des corps animés par une organisation à la fois inexplicable et irréductible à des principes transcendantaux préexistants. L'impact de cette affirmation sur le concept de la transposition, est avancé d'une manière partielle dans le texte de Spinoza à partir de la grandeur et de la perfection de l'amour de la connaissance des choses qui, elles, témoignent à ses yeux de l'existence de Dieu.

L'extension du pouvoir de la chose va aussi travailler Nietzsche et Heidegger, qui ont admiré (d'une manière parfois implicite et parfois explicite) les théories des Stoïciens ainsi que certaines conceptions de Spinoza. Pour les deux hommes en effet, le Da sein, l'étantité de l'être et de l'étant et la continuité de l'être, sont des principes immanent qui, d'une part doivent être définis par l'homme en terme de tâche, et d'autre part ils doivent être appréciés et mis en valeur par lui puisqu'ils témoignent de l'historialité de son propre être.

Mais cette existence puise aussi son fondement dans notre âme, car la matière s'offre à un agent qui la pénètre, qui l'arraisonne. Si Heidegger pense cet agent en terme du “ je-sujet ” chose pensante de toutes les choses-ci, alors les Stoïciens (dans la même direction) avaient déjà laissé penser que la perception compréhensive se distingue de l'acte de la compréhension. Dans le premier acte il s'agit d'observer les choses d'une manière fortuite. Cette observation est à l'instar de celle que poursuivit Aristote qui à travers sa méthode ne faisait que d'illustrer au lieu de prouver. Dans le second acte, il s'agit de comprendre l'interaction qui se déroule entre d'une part le motif de l'implication du pneuma (l'âme) qui aperçoit la chose, et d'autre part l'objet aperçu. Voilà la raison pour laquelle Spinoza n'a pas ignoré le travail de l'âme dans toute interrogation à l'égard des choses. Si Spinoza envisage le problème de la connaissance en terme d'ouverture de l'âme aux choses, alors cela n'a pas été étranger aux conceptions stoïciennes. En effet, pour certains Stoïciens (notamment pour Chrysippe), la connaissance se compose d'actes distincts d'appréhension. Cette appréhension est une espèce de contact entre l'âme et l'objet. A partir de là, on retrouve clairement le sens de la pédagogie dite aujourd'hui d'objectif, qui s'astreint à comprendre le sens de l'interaction entre les choses de l'apprenant et celles du système d'apprentissage. Ces deux choses de l'éducation sont des états de faits incarnant des divers processus. Si l'âme est donc capable de pénétrer, de changer la culture expérimentale existante tout en l'arraisonnant, alors, il résulte de cela que le travail du maître “ questionneur en direction des choses des répondants ” (si l'on parle le langage d'Aristote), repose – comme le pense les Stoïciens – sur la mise en forme des informations de chaque être individuel, en tant que matière. Dans cette perspective, on peut dire que les Stoïciens étaient de véritables maîtres, car ils ont laissé entendre que : “ ‘Chaque être individuel résulte de l'information de toute matière aptes à prendre toute forme, sous les effets d'un agent qui la pénètre et en maintient les parties’  ” 692 . Cela est la raison pour laquelle nous avons pensé que l'action d'un véritable maître est plus du côté de l'arraisonnement des choses, du côté de la pénétration avec force du sens des choses, que du côté de l'effacement à l'égard de celles-ci. Spinoza a voulu transposé cela tout en insistant sur la non opposition entre le pôle de l'information et celui de la formation et entre la nature naturante et la nature naturée. Pour lui, l'homme n'est pas en effet un univers dans un univers. L'homme à travers la perception compréhensive et la compréhension, ne fait que de jouir de son existence tout en lui donnant un sens par le biais de la contemplation objectivante des choses.

Mais cette contemplation voulue par Spinoza, ne s'est pas débarrassée de l'idée de Dieu, une idée qui est en nous, qui se manifeste dans l'étendue de la nature. Ce monisme vitaliste fut aussi le propre des Stoïciens, car si l'on en croit Emile Brehier, ceux-ci avaient déjà avancé l'opposition entre Dieu et la matière. Cette opposition Spinoza ne l'a pas pris en compte 693 .

Dans la perspective de la transposition didactique du sens de la divinité ou même de l'action divine, on peut donc dire que les Stoïciens ont appris beaucoup de choses à Spinoza et à Averroès avant lui. A partir de là, la thèse de l'inspiration qui anime la constitution de l'originalité de tous les savoirs, est ici validée en faveur d'une ouverture d'altérité radicale à l'égard de l'origine des savoirs. Nous devons comprendre cette origine en terme d'accumulation des différents états et des différents processus cognitifs, qui fondent l'unité du genre humain ainsi que celle de sa pensée. Comme on l'a déjà fait remarquer, entre Averroès et Spinoza, il y a une ressemblance des rapports cognitifs. En effet, les deux hommes se sont heurtés à des thèses qui n'allaient pas à l'encontre de celles de la divinité et de la religion. Pour ne citer qu'une seule à savoir l'éternité du monde, qui est principale, la référence implicite au Stoïcisme et à Aristote a conduit les deux philosophes (Averroès et Spinoza) à des contradictions, à des ambiguïtés difficiles à surmonter. En effet, il était pour Averroès – de la même manière que cela le saura pour Spinoza –, si difficile de faire admettre la conception des Stoïciens. Cette conception a été empruntée à Aristote. Mais Averroès (à travers l'intelligence de la pensée et de la malice didactique et pédagogique qu'il avait acquis dans sa confrontation directe avec le texte d'Aristote), avait dépassé ce clivage d'oppositions latentes tout en tranchant dans ses contradictions et ses ambiguïtés en faveur d'une logique de l'inspiration et du respect des deux structures philosophiques et théologiques. Sa tentative de la “ Conciliation de la philosophie et de la religion ”, fût fondée sur la rupture entre les deux structures. Par conséquent, la conciliation fut opérée sur la base de la rupture. Spinoza a écrit le T.T.P, sous l'inspiration des Stoïciens et d'Averroès, car étant parmi les écrits de circonstance 694 , Spinoza a voulu déclarer une rupture entre philosophie et religion. Mais il n'a pas été plus loin – comme l'avait déjà fait Averroès – pour mettre en place quelques pseudo-principes de l'École de l'État laïque 695 ! Il a au contraire fait l'éloge d'un monisme cognitif qui (dans sa liaison de l'idée de Dieu à la nature des choses), a laissé l'occasion à l'intervention de l'État théocratique dans l'organisation de la vie privée et publique de l'homme. Par conséquent, le fait de penser avec Spinoza l'agir de l'homme en terme d'obéissance aux commandements de Dieu, est une opposition à la mise en forme du sens de l'homme qui dans la plupart des cas aime sa destinée, ses désirs. Cet amour n'est pas forcement analogue à l'amour de Dieu, car si l'on s'astreint à le définir ainsi, alors cela n'est pas une véritable liberté dans la mesure où dans ce cas au lieu que l'homme puisse agir selon sa volonté, selon la tutelle de sa raison, comme le disait les Stoïciens, il agira selon l'amour de Dieu, selon ce que Spinoza appelle : les commandements de Dieu. Sur ce point précis, on peut laisser penser l'altération négative par Spinoza de certaines idées des Stoïciens. S'agissant par exemple des décrets éternels de Dieu, des caractères de l'État et du pacte et de l'inscription de la vérité dans l'âme humaine, l'altération négative et ou positive est pour nous une tâche difficile à discerner.

Nous ne comptons pas dans ce bref passage étudier d'une manière exhaustive la question du passage des conceptions stoïciennes à celles de Spinoza. Nous ne pensons pas non plus démontrer d'une manière générale les différentes formes d'altérations positives et ou négatives que le système stoïcien a subi par l'effort d'interprétation et de vulgarisation réalisés par Spinoza, car cela n'est pas l'objet directe de notre thèse. Ce travail relève d'une autre recherche à caractère philosophique. Mais on peut malgré cela apporter quelques éléments au dossier tout en mettant en forme d'abord un tableau récapitulatif de quelques différentes formes de formations des conceptions stoïciennes qui seront reformultées par Spinoza pour des fins bien déterminées. Ensuite, cela nous permettra de calculer la distance sémantique en terme d'éloignement ou d'approchement entre le monisme stoïcien et le monisme spinoziste tout en en appréciant la légitimité ou l'illégitimité.

Nous proposons d'intituler le tableau qui va suivre : Du monisme stoïcien au monisme spinoziste, formulation et reformulation des notions.

Lors de la construction de ce tableau, nous nous sommes heurté à une difficulté de grande taille. D'abord, on a été contraint de connaître les conceptions du stoïcisme ancien et moderne quant au sens de la Raison, de la Nature, du Souverain Bien, du Temps, du destin etc. Ensuite, nous nous sommes référés à nos travaux portant sur la philosophie de Spinoza, travaux que nous avons élaboré et étudié dans le cadre de la préparation aux concours du C.A.P.E.S, et de l'Agrégation de philosophie, tout en adaptant ces études et ses travaux à notre problématique de recherche.

Tableau : L'expérimentation est une ouverture inachevée aux choses. (les Stoïciens et Spinoza comme modèle)
Les Stoïciens Spinoza
Pour construire cette colonne incarnant quelques conceptions stoïciennes présentées sous formes de fragments, nous nous sommes référés à deux ouvrages dans lesquels nous avons repéré les différentes formulations correspondantes à celles de Spinoza. Ces fragments sont authentiques, car notre référence a toujours été suivie par la prise en considération des notes des traducteurs qui informent le lecteur de l'authenticité des fragments. Pour construire cette colonne incarnant quelques conceptions spinozistes, nous nous sommes référés aussi bien au T.T.P (Traité Théologico-politique), qu'aux références rapportées par les auteurs de la Revue : Les Etudes philosophiques dont un numéro d'Avril-Juin, fut consacré totalement à Spinoza.
Le premier ouvrage s'intitule : Chrysippe et l'ancien Stoïcisme, par Emile Bréhier ; quant au second, s'intitule : Le système Stoïcien et l'idée du temps par Victor Goldschmidt.  
1) “ L'impossible ne suit pas du possible. ” (...), “ Il y a des choses passées à l'infini. ” (...), “ Ce qui a été démontré du passé et du futur s'applique aussi nécessairement au pluriel et au passif : si les propositions exprimant le pluriel ou le passif sont elles-mêmes plurielles et passives, il faut comme dans le cas précédant (c'est-à-dire dans le cas des choses passées à l'infini) remonter à l'infini. ” “ Il n'est pas possible que dans ce dernier cas qu'il y ait infinité et que dans l'autre qu'il n'y en ait pas. ” (...) “ Il n'y a pas de jugements ou des attributs qui soient passés, futurs ou pluriels. Sinon il y a des pluriels de pluriels à l'infini. ” 1) La durée est indéfinie d'existence. Spinoza s'en explique en disant : “ Je dis indéfinie parce qu'elle ne peut jamais être déterminée par la nature même de la chose existante, pas plus que par la cause efficiente qui sans doute pose nécessairement l'existence de la chose, mais ne la supprime pas. ” 696
“ La partie de l'esprit qui subsiste, quelle que soit sa grandeur, est plus parfaite que l'autre. ” 697
2) “ Dans les représentations de la pensée, comme dans les représentations sensibles, il peut y avoir vérité et fausseté. ” (...), “ Il n'y a d'erreur qu'en apparence. ” 698 “ L'actif est identique à la matière, le passif est identique à Dieu. ” (...) “ Les astres et le soleil s'allument par suite du mouvement. ” (...), “ Le mouvement éternel du monde suivant lequel tout jusqu'aux plus petits détails arrive rationnellement. ” (...) “ Le monde est un être intelligent en rapport de société avec les dieux et les hommes. ” 2) “ Tout ce que l'esprit comprend sous un aspect d'éternité, il le comprend non de ce qu'il conçoit l'existence actuelle présente du corps, mais de ce qu'il conçoit l'essence du corps sous un aspect d'éternité. ” 699
3) “ La raison commune à tous les hommes, dont les notions communes sont également présentes chez tous, elles ne sont pas les mêmes que celles de la sagesse que partage un petit nombre. ” 3) “ Nous avons en effet l'habitude de ramener tous les individus à un genre unique que l'on appelle le plus général ; c'est-à-dire la notion de l'être, notion qui appartient de façon absolue à tous les individus de la nature. Aussi dans la mesure où nous ramenons à ce genre les individus de la nature, les comparons entre eux et trouvons que les uns ont plus d'entités ou de réalité que les autres, nous disons que les uns sont plus parfaits que les autres ; et dans la mesure où nous leur attribuons quelque chose qui enveloppe une négation, par exemple une limite, une fin, une impuissance, etc., nous les appelons imparfaits, parce qu'ils n'affectent pas notre esprit de même façon que ceux que nous appelons parfaits non parce qu'ils leur manque quelque chose ou que la nature a un péché. ” 700
4) “ L'acte spontanée n'est ni bon ni mauvais et l'acte raisonnable n'est pas bon en lui-même, puisqu'il renferme la possibilité d'une perversion. Le mal est inhérent à l'âme, et la lutte morale se livre dans l'intimité de sa substance. ” 4) “ L'idée imaginative exprime la manière dont le corps est affecté par les corps extérieurs et s'évanouit seulement quand une image plus forte vient la supplanter en excluant l'existence présente des choses que nous imaginons. L'imagination, par ailleurs n'est pas maîtresse de fausseté, car l'erreur ne lui est pas imputable, mais provient du fait que l'esprit est privé de l'idée excluant l'existence des choses qu'il imagine présente. ” 701 “ Si l'esprit, en imaginant présente des choses qui n'existent pas , savait en même temps que ces choses n'existaient pas réellement , il regarderait cette puissance d'imaginer comme une vertu de sa nature et non comme un vice. ” 702
5) “ La représentation n'est pas l'impression de l'objet dans l'âme, mais une altération produite en elle par l'effet d'une impulsion extérieure ; de même la qualité sensible se propage à travers l'âme par suite d'une tension du milieu psychique comparable à celle du milieu aérien. ” 703 “ La tension s'ajoute comme un épiphénomène, aux sciences et aux vertus, mais ne les constitue nullement, aux vertus qui sont des sciences s'en ajoutent d'autres telles que la force de l'âme qui consiste dans la tension. ” (...) “ La représentation est un état passif dont le point de départ est nettement sophistique. La réalité représentée est une qualité sensible, c'est-à-dire un principe substantiel et actif ; quant aux attributs des êtres à ses incorporels qui s'expriment dans les verbes, ils ne sont plus facteurs mais objets de la représentation. ” 5) “ Quand l'esprit se contemple lui-même et contemple sa puissance d'agir il est joyeux, et d'autant plus qu'il s'imagine et imagine sa puissance d'agir, plus distinctement ” (...), “L'homme ne se connaît lui-même que par les affections de son corps et leurs idées. Donc quand il arrive que l'esprit puisse se contempler lui-même, il est de ce fait même supposer passer à une perfection grande, c'est-à-dire être affecté de joie ” (...) “ Un affect qui est une passion cesse d'être une passion aussitôt que nous en formons une idée claire et distincte. ” 704
“ Le mieux donc que nous puissions faire , aussi longtemps que nous n'avons pas une connaissance parfaite de nos sentiments, c'est de concevoir une droite méthode de vivre, autrement dit de sûrs principes de vie, de les graver dans notre mémoire et de les appliquer
sans cesse aux choses particulières qui se raconteront dans la vie de façon que notre imagination en soit amplement affectée et qu'ils soient toujours à notre disposition. ” 705
6) “ Le savoir consiste non pas dans des lois générales, induites, mais dans des propositions singulières, portant sur les individus et enchaînées les unes aux autres. La loi universelle est elle-même un être sensible, le feu éternel. Toutes les propositions sont sans exception des propositions singulières, l'individu sujet étant ou non déterminé. ” (...) “ La représentation compréhensive est le critère de la vérité. ” “ Les représentations se distinguent en vraie et fausses ; les vraies, à leur tour, se distinguent en compréhensives et non compréhensives. Ces dernières sont, dès l'époque de Zénon, le critère de la vérité. ” “ La représentation compréhensive est opposée à la représentation seulement vraie et non compréhensive, ceci implique que la représentation opposée est active et a son origine à l'intérieur de l'âme. ” (...) “ Quand la représentation compréhensive a lieu, l'esprit s'attache aux remarques distinctives des choses, donc une activité de l'esprit simultanée ou postérieure à la représentation compréhensive, mais non pas que cette représentation soit elle-même active. ” (...) “ Dans les actes, l'assentiment transforme en action réfléchie l'impulsion spontanée. ” (...) “ La représentation compréhensive est si évidente, elle entraîne l'assentiment comme le poids entraîne la balance. ” 6) “ Les affects issus de la raison sont si l'on tient compte du temps, plus puissants que ceux qui se rapportent aux choses singulières que nous considérons comme absentes. Un affect qui naît de la raison se rapporte nécessairement aux propriétés communes des choses que nous considérons toujours comme présentes, car il n'y a rien qui puisse en exclure l'existence. Ainsi la puissance de nos images est proportionnelle à notre puissance cognitive. L'image la plus parfaite que l'on puisse former est alors celle de Dieu tel que nous nous le représentons à travers l'amor erga Deum. L'amor erga Duem est, rappelons-le, l'amour de Dieu en tant que nous l'imaginons présent. ” 706 “ L'éternité n'est pas acquise, elle est donnée et toujours déjà présente. Nous sommes éternels, nous ne le devenons pas au cours du temps. ” “ L'esprit possède éternellement ces mêmes perfections que nous avons supposé lui arriver. ” 707
7) “ Vivre conformément à la nature. ” Zénon.
“ L'homme par la raison a la faculté de discerner les représentations vraies des fausses, et de ne donner son assentiment qu'aux vraies ; d'autre part, l'homme a la faculté de ne céder à ses inclinations que lorsqu'il sait qu'elles sont conformes à la nature. La représentation devient alors perception, et l'inclination volonté réfléchie. ”
7) “ Qui observera le remède diligemment (ce n'est pas difficile) et l'exercera, assurément pourra dans un bref espace de temps diriger la plupart de ses actions d'après le commandement de la Raison, chacun pourra finalement voir facilement. ” 708 “ Si la joie consiste en un passage à une plus grande perfection, la béatitude doit assurément consister en ce que l'esprit possède la perfection elle-même, car même l'amour intellectuel de Dieu prend naissance dans l'esprit, (...). Il faut noter ici que bien que nous soyons maintenant certains que l'esprit est éternel en tant qu'il conçoit les choses sous l'aspect de l'éternité, nous le considérons cependant, pour expliquer plus facilement et mieux faire comprendre ce que nous voulons dire, comme s'il commençait maintenant à être et comme s'il commençait maintenant à comprendre les choses sous l'aspect de l'éternité ainsi que nous l'avons fait jusqu'ici. (...) Ce que nous pouvons faire sans aucun risque d'erreur, pourvu que nous prenions la précaution de ne rien conclure est de partir de prémisses parfaitement claires. ” 709
8) “ Le bonheur ne saurait résider dans une âme divisée contre elle-même, déchirée par des conflits chez ceux qui sentent des combats intérieurs. ” Zénon.
“ Les âmes errent comme des astres inférieurs autour de la terre ; elles prennent la forme sphérique et se nourrissent , comme eux, des émanations de la terre. ” “ L'homme doit imposer une cohérence à sa vie entière, qu'il s'applique à jouer un seul personnage. ” Zénon.
“ Entre l'essence qui existe réellement et la matière, il n'y a qu'une distinction de raison. ” Prosidonius.
“ La qualité individualisante est corporelle, l'es figures ainsi que les autres qualités sont corporelles, principe pneumatique. ” Plutarque.
8) “ Il est impossible qu'il nous souvienne d'avoir existé avant le Corps, puisque dans le Corps il ne peut y avoir aucun vestige de cette existence, et que l'éternité ne peut se définir par le temps ni avoir aucune relation au temps. Néanmoins nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels. Car l'âme ne sent pas moins les choses qu'elle conçoit en comprenant, que celles qu'elle a en mémoire. Les yeux de l'âme, en effet par lesquels elle voit et observe les choses, sont les démonstrations elles-mêmes. ” 710
“ L'imperfection est une forme de manque qu'il faut distinguer aussi bien de la négation que de la privation. “ Le mot "imperfection" signifie qu'il manque à un être ce qui cependant lui appartient par nature. ” 711
9) “ Aussi ce Phénicien avisé, voyant qu'il n'aurait pas gain de cause avec ses paradoxes si opposés au sens commun et à la nature, se mit à jongler avec les mots (verba versare coepit) ; et pour commencer, entre les choses qu'il avait déclarées indifférentes, qu'il se refusait à appeler bonnes ou mauvaises, il concéda que les unes avaient de la valeur, qu'elles étaient estimables et conforme à la nature, les autres caractère opposé ; d'autres enfin étaient absolument neutres. ” Cicéron.
“ Nous devons aller faute de certitude, où nous conduit la vraisemblance : (ire qua ducit veri similitudo). C'est dans cette voie que s'engage l'officium (le convenable)...(Sequimur qua ratio, non veritas trahit) : nous suivons la voie que nous montre la raison, à défaut de la vérité. ” Propos de Sénèque qui sont le commentaire de la théorie de l'officium (le convenable) par Zénon.
9) “ Le déterminisme naturel concerne tous les événements du monde, aussi bien dans l'étendue que dans la pensée. L'idée de la série infinie de ces événements autrement dit l'histoire de l'univers, ne peut pas être autre chose que ce qu'elle est effectivement, car les choses n'ont pu être produite par Dieu d'aucune autre manière, ni dans aucun autre ordre, qu'elle ont été produite. ” 712 “ L'effort par lequel chaque chose s'efforce de préserver dans son être n'enveloppe aucun temps fini, mais un temps indéfini. ” 713
10) “ Tandis que la simple représentation révèle seulement son objet, l'image compréhensive le révèle d'une façon particulièrement claire. ” “ Toutes les images sensibles ne mettent pas l'âme en état de percevoir les objets : seule l'image compréhensive renferme les conditions auxquelles l'âme comprendra. ” “ La perception extérieure des choses est la sensation. Les sensations sont toutes vraies, tandis qu'il y a des représentations vraies et d'autres fausses. ” “ La raison n'implique pas la réflexion est elle spontanée, la compréhension est, en même temps qu'un jugement, une perception immédiate des choses, elle ne discute pas la représentation ; elle se substitue à elle. Dans la compréhension il ne s'agit pas de juger des représentations, mais d'atteindre des réalités. ” “ La représentation compréhensive est le critère de la droite raison. ” 10) “ Par la seule connaissance de l'esprit nous déterminerons les remèdes aux affects, dont je crois tous ont l'expérience mais qu'ils n'observent pas avec soin ni ne voient distinctement, et nous en déduirons tout ce qui regarde sa béatitude. ” 714 “ Dans la nature des choses il n'y a rien de contingent, mais tous y est déterminé, par la nécessité de la nature divine, à exister et à opérer d'une manière précise. ” “ Celui qui se comprend lui-même et comprend ses affects clairement et distinctement aime Dieu, et d'autant plus qu'il se comprend mieux lui-même et comprend mieux ses affects. ” 715
11) “ Le sage est le pédagogue du genre humain. ” Sénéque.
L'âme possède des parties. Les fonctions du connaître sont liées à celles qui sont actives. ” Assentiment et impulsion impliquent la représentation, car “ Où se terminent les sensations, se trouve la représentation, où se trouve la représentation, l'assentiment, où est l'assentiment, l'inclination. ” “ Les deux principales puissances sont en effet la représentation qui se produit lorsque l'objet extérieur s'imprime dans sa substance, et l'inclination, mouvement de tension de la raison, par laquelle elle désir s'unir à l'objet représenté. Cette inclination, comme l'aversion qui peut se produire dans les mêmes conditions, sont adaptées par la providence à l'utilité de l'être. ” “ La représentation compréhensive est un sentiment ferme et constant. L'acte de comprendre ou de percevoir est postérieur à l'assentiment ; donc la représentation en tant qu'elle comprend, doit être également postérieure ; la représentation compréhensive est l'acte d'apprendre et de retenir avec force l'objet. ” “ La représentation compréhensive est un résultat de l'action de l'objet sur l'âme : comme mouvement d'abord, elle vient d'un objet ; comme image, elle est conforme à cet objet et la raison de cette conformité est qu'elle a été imprimée et gravée dans l'âme avec sa marque caractéristique qui rend impossible la confusion avec la représentation d'un objet différent. Cette représentation est une image fidèle d'un objet, et la ressemblance vient du mode d'action de l'objet sur l'âme. ”
“ La sensation est la prénotion sont deux espèces de la compréhension. L'acte de voir qui est la simple impression physique de la lumière est différent de l'acte de sentir qui implique un assentiment à l'impression, assentiment qui se fait dans la raison. Toute sensation est assentiment et compréhension. Les sensations sont toujours vraies, car la sensation se fait toujours d'une façon compréhensive. ”
11) “ La partie de l'esprit qui subsiste, quelle que soit sa grandeur est plus parfaite que l'autre. ” 716
12) “ L'âme est le principe du souffle vital. ” “ Le souffle pneumatique n'est pas un résultat de la matière, il est un être agent et patient. ” “ Le germe de l'être vivant contient un souffle vital, fragment de l'âme du générateur. ” “ L'individualité propre a été imprimée : l'âme contient à son tour une raison séminale qui est la loi régulière et fatale suivant laquelle elle se développe, lorsqu'elle rencontrera les conditions favorables. ” 12) “ Tout en étant déjà certain que l'âme est éternelle, en tant qu'elle comprend les choses sous l'aspect de l'éternité, cependant, afin d'expliquer plus facilement et de faire mieux comprendre ce que nous voulons montrer, nous la considérons comme si elle commençait seulement d'être et de concevoir les choses sous l'aspect de l'éternité ainsi que nous l'avons fait jusqu'ici... ” “ L'éternité, ne fait aucune différence, sinon que ces mêmes perfections que nous avons supposé (finximus) s'ajouter maintenant à celle de l'âme, les avait, éternelles, et ce avec l'accompagnement de l'idée de Dieu comme cause éternelle. Si la joie consiste dans le passage à une perfection supérieure, la béatitude assurément doit consister en ce que l'âme est douée de la perfection même. ”
13) “ La prénotion a pour objet la représentation rationnelle comme objet de la sensation est le sensible : de même que la sensation est l'acte de comprendre le sensible, de même que la prénotion est la perception rationnelle ou pensée pénétrée par la raison et compréhensive. ” “ La prénotion est comme la sensation un assentiment à une affirmation, la notion ne contient par elle-même aucune affirmation. L'objet d'une prénotion ce n'est pas une notion comme la notion des dieux, mais bien une affirmation : les dieux existent. ” (..) “ Parmi les prénotions, il y a les jugements, les affirmations sont contenues dans les sensations. Mais il y a des affirmations qui sont les conclusions d'un raisonnement. La prénotion est donc l'acte de saisir la conclusion d'un raisonnement, comme la sensation l'acte de saisissant d'une réalité sensible. ” “ La prénotion est une notion commune. ” “ La science est une compréhension stable. ” 13) “ L'effort par lequel chaque chose s'efforce de préserver dans son être n'enveloppe aucun temps fini, mais un temps indéfini. ” 717
“ La perfection des choses ne doit s'estimer que d'après leur seule nature ou puissance. ”
“ L'affect qui naît de la raison et le plus puissant et le plus durable de tous, ne disparaît qu'à la mort du corps. Il est à la fois plus vif, car il est produit par une cause libre n'agissant que par la nécessité de sa nature ; le plus courant, car il dépend d'une cause éternelle ; et le plus fréquent, car il revit perpétuellement dans la mesure où toutes nos images peuvent être associées et rapportées à l'idée de Dieu. ”
14) “ Le critère des choses réside dans une double voie : dans une évidence de l'image, indépendante de la raison, et dans l'activité raisonnable. ” “ Le critère de l'image est le signe distinctif de la vérité, le critère de l'activité raisonnable est les facultés par lesquelles l'on use de ce signe distinctif de la vérité. ”
“ Dans un être il existe des caractéristiques permanentes. ” Chrysippe. “ Dans un être unique, il peut y avoir deux qualités individuelles ” Plutarque. “ Deux qualités individuelles, ne peuvent se combiner dans le même être. ” Chrysippe, rapporté par Philon. “ L'individu existe en vertu de sa seule qualité essentielle inséparablement liée à sa substance. ” “ L'éternité, ne fait aucune différence, sinon que ces mêmes perfections que nous avons supposé (finximus) s'ajouter maintenant à celle de l'âme, les avait, éternelles, et ce avec l'accompagnement de l'idée de Dieu comme cause éternelle. Si la joie consiste dans le passage à une perfection supérieure, la béatitude assurément doit consister en ce que l'âme est douée de la perfection même. ”
14) “ La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même, et nous n'en gaudemus pas parce que nous pouvons contenir nos désirs sensuels mais au contraire, c'est parce que nous en gaudemus que nous pouvons les contenir. ”
“ Le déterminisme naturel concerne tous les événements du monde, aussi bien dans l'étendue que dans la pensée. L'idée de la série infinie de ces événements autrement dit l'histoire de l'univers ne peut pas être autre chose que ce qu'elle est effectivement... ”
15) “ Dans le monde Zeus est un être composé d'un corps et d'une âme, sa providence est un autre être identique à l'âme de Zeus ; dans la conflagration Zeus est réduit à sa providence, le corps à l'âme ; pourtant on ne peut dire qu'il périt, et l'être éthéré qui subsiste alors est à la fois Zeus et la providence. ” (...) “ Deux qualités individuelles ne peuvent coexister dans le même être. ” “ Zeus et sa providence sont incorruptibles ” (...) “ La connaissance se compose d'actes distincts d'appréhension, et cette appréhension est une espèce de contact entre l'âme et l'objet. ”
“ Chaque être individuel résulte de l'information de la matière qui apte à prendre toute forme par un agent qui la pénètre et en maintient les parties (...) l'action divine consiste essentiellement en une transformation qualitative de la matière. La matière est par elle-même privée de toute qualité ; elle change sous l'action divine et les quatre éléments se produisent. ” (Les éléments dont il est question sont : l'actif, le passif, l'agent et le patient).
15) “ Dans la nature des choses il n'y a rien de contingent, mais tous y est déterminé, par la nécessité de la nature divine, à exister et à opérer d'une manière précise. ” Le déterminisme naturel concerne tous les événements du monde, aussi bien dans l'étendue que dans la pensée. L'idée de la série infinie de ces événements autrement dit l'histoire de l'univers, ne peut pas être autre chose que ce qu'elle est effectivement, car les choses n'ont pu être produite par Dieu d'aucune autre manière, ni dans aucun autre ordre, qu'elle ont été produite. ” 718
16) “ L'être réside dans la copropriété pure et simple. ” “ La matière est nécessairement un corps, étendue dans l'espace et résistant, d'une réalité qui égale celle de l'agent divin. ” “ Tout agent est un corps et Dieu qui agit sur la matière est corporel. ” “ Le monde est un être ayant sa caractéristique individuelle, qualitativement indivisible. ”
Chaque élément contient une matière inerte et indéterminée, sujet des qualités qui sont appelées à s'y produire et à disparaître, et une qualité déterminée qui le caractérise. ” “ La qualité est un corps puisque toute qualité est active et qu'une action ne peut être que celle d'un corps (...) et le pneuma forme la substance de la qualité. ” “ Chaque être est caractérisé par un "esprit" qui lui est propre , et qui le fait ce qu'il est ”
16) “ Il est impossible qu'il nous souvienne d'avoir existé avant le Corps, puisque dans le Corps il ne peut y avoir aucun vestige de cette existence, et que l'éternité ne peut se définir par le temps ni avoir aucune relation au temps. Néanmoins nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels. Car l'âme ne sent pas moins les choses qu'elle conçoit en comprenant, que celles qu'elle a en mémoire. Les yeux de l'âme, en effet par lesquels elle voit et observe les choses, sont les démonstrations elles-mêmes ”
17) “ Le souffle pneumatique est une force, une énergie qui retient ensemble les parties de l'être pour les empêcher de se dissiper, par là, l'être reçoit la qualité particulière qui le constitue, sa dureté ou sa blancheur par exemple, et par là il reçoit son unité et sa substance. ” “ Le corps passif et le corps actif sont entièrement inséparables dans toutes leurs parties, qu'ils constituent un seul et même être ; le corps actif n'agit pas de l'extérieur mais de l'intérieur de la matière, il y est dès le début mélangé entièrement. ” “ Le principe du changement et du mouvement est tout entier dans la cause motrice. ”
“ Le mouvement n'est pas chose imparfaite, il est bien un acte, mais qui se renouvelle à chaque instant non pas afin de passer à l'acte mais pour produire autre chose qui le suit. ” “ Le mouvement n'est pas une chose en voie de s'accomplir, mais un acte complet en lui-même qui se reproduit aux divers instants du temps. ” “ L'action d'une cause est comme celle d'un corps mobile qui en pousse un autre. ” “ Le corps le plus mobile et qui a en lui-même la source de son mouvement, le souffle, est par excellence une cause. ” “ La cause première n'est pas immobile, mais mobile. ” “ Le mouvement est identique à la cause elle-même, la cause est identique à Dieu. ” “ Entre les cause il existe une coordination et non pas une subordination hiérarchique. ”
17) “ L'éternité, ne fait aucune différence, sinon que ces mêmes perfections que nous avons supposé (finximus) s'ajouter maintenant à celle de l'âme, les avait, éternelles, et ce avec l'accompagnement de l'idée de Dieu comme cause éternelle. Si la joie consiste dans le passage à une perfection supérieure, la béatitude assurément doit consister en ce que l'âme est douée de la perfection même. ” “ L'éternité n'est pas acquise, elle est donnée et toujours déjà présente. Nous sommes éternels, nous ne le devenons pas au cours du temps. L'esprit possède éternellement ces mêmes perfections que nous avons supposé lui arriver disait Spinoza. ” 719
18) “ La cause est une réalité substantielle, alors que l'effet est un mouvement, la cause est un corps, l'effet est un incorporel dont le sens est d'être exprimé par le verbe. La réalité de la cause ne passe nullement dans l'effet ; les effets ne sont que comme les activités de la cause et la cause ne se fatigue ni ne s'use à les produire, elle reste après ce qu'elle était avant. ” 18) “ La partie de l'esprit qui subsiste, quelle que soit sa grandeur est plus parfaite que l'autre. ” 720 “ La durée est indéfinie d'existence : Je dis indéfinie parce qu'elle ne peut jamais être déterminée par la nature même de la chose existante, pas plus que par la cause efficiente qui sans doute pose nécessairement l'existence de la chose, mais ne la supprime pas. ” 721 “ La partie de l'esprit qui subsiste, quelle que soit sa grandeur est plus parfaite que l'autre. ” La durée est indéfinie d'existence. Spinoza s'en explique en disant : “ Je dis indéfinie parce qu'elle ne peut jamais être déterminée par la nature même de la chose existante, pas plus que par la cause efficiente qui sans doute pose nécessairement l'existence de la chose, mais ne la supprime pas. ” “ La partie de l'esprit qui subsiste, quelle que soit sa grandeur est plus parfaite que l'autre. ”

Avant de passer à la comparaison du monisme stoïcien et du monisme spinoziste, notons quelques remarques:

1 : Ce tableau n'est qu'un bref aperçu sur le sens de quelques catégories philosophiques propres aux deux monismes. L'étude exhaustive de la transposition didactique des notions philosophiques des deux systèmes de pensée, est un vaste programme de recherche qui doit se tracer comme objectif la comparaison des catégories philosophiques avancées par Spinoza dans le Traité de la Réforme de l'Entendement, dans l'Ethique et dans le Traité Théologico-politique, et avec celles de l'ancien stoïcisme du moyen et du moderne. Ces trois deniers systèmes de pensée sont présents dans le monisme spinoziste. A titre d'exemple, on peut considérer le souci méthodologique qui puise son fondement dans le Traité de la Réforme, de Spinozacomme le prolongement de la problématique propre à l'ancien Stoïcisme qui cherchait aussi bien l'ordre de la matière que celui des choses de la vie éthique. En effet, dans les Ecrits logiques l'ancien Stoïcisme, (en particulier avec Chrysippe) a cherché à établir des définitions de certaines catégories comme le Destin et ce tout en distinguant le contraire, le contradictoire et la privation 722 . Dans cette distinction l'ancien Stoïcisme à poursuivi le même cheminement que celui d'Aristote dans ses Analytiques. Cette approche logique qui définit des notions, sera maintenue par Spinoza, qui va procéder dès le départ par une préparation méthodologique de sa doctrine. Cette méthode sera mise en place dès ses premiers écrits qui furent consacrés aux Principes de la philosophie de Descartes. Cette méthode sera présente aussi dans L'Ethique, là où Spinoza va procéder – de la même manière que dans les débuts de ses écrits –, à mettre en place un ordre géométrique, dit en Latin : "more geométrico demonstrata", un ordre qui consiste d'abord à poser des définitions, des axiomes et des propositions tout en les démontrant. Spinoza pense qu'en philosophie comme en mathématique, une fois des principes premiers sont posés, toutes les autres propositions en découleront. Cela veut dire en fait que le problème de la connaissance est d'abord posé : mis en forme comme vérité inébranlable qui ne peut devenir véritable que lorsqu'elle est d'une part, mise en mouvement, et d'autre part exprimée, annoncée à un grand public large. Car – si l'on en croît Spinoza à travers le texte précédant du T.T.P – , notre entendement ne peut être parfait que si l'on s'astreint à le parfaire dans le mouvement : à le partager (en faire part) avec d'autres. Cela correspond parfaitement à ce que les Stoïciens pensaient déjà de l'acte de parler qui n'est rien d'autre – si l'on en croît Chrysippe – que la production des propositions : “ Parler signifie produire une expression vocale qui signifie quelque chose de pensée ” disait Chrysippe. Cela Benviniste le pense en terme de relation de connexion réciproque entre les fonctions phatiques de paroles et des cris qui sont centrés sur l'action, dont témoignent l'organisation syntagmatique et les fonctions expressives du langage qui est-centré sur l'organisation paradigmatique des structures d'énoncés.
Les trois moments de pensée du Stoïcisme, qui correspondent à la définition de la nature, sont avancés par Spinoza. Si les Stoïciens ont défini la nature en plusieurs acceptions tout en maintenant son unité, sa cohérence, Spinoza a repris cette unité tout en affirmant que la nature naturante et la nature naturée sont une seule et même nature. Cependant, on peut dire que sur la question du principe méthodologique (la cohérence de la nature), il n'y a pas eu d'altération du système stoïcien par Spinoza, car l'unité systématique est maintenue non seulement au niveau du système de la pensée mais aussi au niveau de la nature. Cette dernière est prise en plusieurs acceptions aussi bien de la part des Stoïciens que de Spinoza. Elle signifie, l'âme, la raison, Dieu, et le souverain bien.

2 : Les formulations et les reformulations reproduites dans ce tableau sont parfois répétées. En réalité, cette répétition n'est pas un hasard. Elle a pour but de démontrer qu'une seule conception stoïcienne a connu des reformulations, des traductions, et des interprétations multiples aussi bien par les traducteurs, les interprètes que par les commentateurs. A une même conception stoïcienne, on peut par exemple faire correspondre plusieurs autres dans le système spinosien. De ce fait, la transposition didactique des notions philosophiques est proche de la polysémisation plus que de la monosémisation. Cette polysémisation que l'on peut extraire du rapport qui existe entre le monisme stoïcien et le monisme spinoziste, nous laisse penser que la transposition didactique du philosopher n'est pas le passage du ressemblant au clair-précis, ou inversement (du clair-précis au ressemblant), mais elle est au contraire le passage du ressemblant au ressemblant. Autrement dit, les notions philosophiques ne sont jamais neutres. Elles se construisent dans l'ouverture et dans le mouvement de la pensée, car la pensée est par essence travaillante au service de la pensée divergente. Dire que la pensée travaille, signifie au fond qu'elle se constitue son propre objet dans l'incommensurabilité de ses actions et de son mouvement. Elle est toujours en rapport avec le pour autre chose et est le processus qui l'accompagne. A partir de là, le sens adéquat de la transposition didactique, n'est pas toujours le passage du ressemblant, de la polysémisation, au clair-précis : à la monosémisation, elle est au contraire la mise en mouvement interrompue des connaissances et des savoirs. Car le passage du ressemblant au clair-précis s'opère d'habitude en religion. Ce domaine est celui où l'on ne discute pas les croyances imposées par un idéal transcendantal dit "rationnel", auquel chacun doit croire. En éducation, en pédagogie et en didactique, les efforts pour l'appropriation des concepts, des contenus (en vue de contribuer activement à l'extension du pouvoir cognitif des apprenants), prennent plusieurs formes d'une classe à une autre, d'un individu à un autre et d'une société donnée à une autre. Or si l'on en croit la psychologie de la recherche, on peut laisser penser l'existence des invariants fonctionnels sur lesquels l'effort didactique doit s'ouvrir. Certes, on ne peut guère douter de l'existence de ces invariants. Ceux-ci ne sont jamais clairs-précis. Ils sont au contraire insaisissables, incompréhensibles voire incommensurables. Ils relèvent de la liberté des individus à propos de laquelle nous avons noté avec Kant qu'elle reflète la causalité libre. La compréhension de cette causalité intelligible présuppose l'ouverture sur les acquis antérieurs d'autrui. Mais dans le domaine de la didactique et de l'apprentissage, cette ouverture s'astreint à transformer, à reformuler ces mêmes acquis en vue de changer la culture expérimentale préexistante, car pour mieux discerner la chronothèse du sens des propositions des sujets qui ne connaissent pas encore, la seule alternative possible est de comprendre (à travers une méthode d'arraisonnement), les manières dont lesquelles la causalité nouménale produit ses effets. Voilà la raison pour laquelle nous pensons avec les Stoïciens que la méthode est conforme au vivre avec la nature des choses qui, elles, se présentent sous diverses formes.
Si nous avons reformulé sous des formes différentes quelques propositions stoïciennes à travers nos paraphrases de la philosophie de Spinoza, cela est alors une occasion privilégiée pour rappeler ce que nous avons vu aussi bien avec Aristote, qu'avec Karl Popper. Si pour le premier en effet, l'être des choses, les propositions peuvent se prendre en plusieurs acceptions qu'elles ne sont pas une simple homonymie, alors il en va de même pour le second, qui a pensé que toutes nos hypothèses sont susceptibles d'être renversées. L'usure du savoir nécessite à vrai dire le remplacement de certaines théories scientifiques par d'autres qui sont plus efficaces et qui correspondent à la nécessité qu'impose la logique scientifique du moment. Par conséquent, la polysémisation qui puise son fondement dans la reformulation, dans la rematérialisation et dans la reconstruction, de la connaissance scientifique, l'emporte toujours sur la recherche de la monosémisation, sur la réduction de la ressemblance et de la polysémisation à la mise en forme de certaines propositions dites claires et précises. Ces propositions, nous ne pouvons les rencontrer que dans le domaine de la croyance religieuse.

C'est dans la perspective de ces remarques que l'on peut maintenant comprendre notre comparaison du monisme stoïcien et du monisme spinoziste. Qu'en est-il donc de la place de la méthodologie de la recherche des vérités à travers ces deux monismes ?

Pour commencer, on dira que la méthode dans le monisme Stoïcien est plus proche de ce que les Stoïciens eux-mêmes appellent : l'acte de vivre conformément à la nature. Encore faut-il comprendre ce que cela signifie ?

Dans l'optique des Stoïciens, la définition la plus originale de cette action est en réalité à chercher ailleurs. D'ailleurs même les Epicuriens ont pensé que la vertu est de vivre conformément à la nature. En règle générale – comme on peut le laisser penser avec Victor Brochard – 723 , le naturalisme est un caractère commun à toutes les morales de l'Antiquité. Celles-ci ne sont pas des morales de l'obligation, du devoir, – comme la morale religieuse ou la morale spinoziste voire celle de Kant – mais ce sont des morales du bien et du bonheur. Elles incarnent ce qui fut commun à toutes les philosophies antiques à savoir l'optatif. Elles proposent de conduire l'homme à la vie heureuse, une vie qui ne réside guère dans la division, dans le déchirement de l'âme humaine, mais dans le vivre conformément à la nature tout en étant en parfait accord avec elle. La satisfaction des tendances libérales de l'homme est une vie de nature que l'on doit chercher à mettre en forme tout en la mettant en mouvement. Dès l'ors, on peut donc dire que Spinoza, sur ce point méthodologique du départ n'a pas altéré la conception des Stoïciens. Et même si l'altération fut avancée, celle-ci doit à nos yeux être comprise désormais positivement. Car du point de vue méthodologique seulement, la nature peut nous donner un modèle d'analyse et de recherche de l'extension du pouvoir cognitif, du moment qu'elle est animée par l'étendue. A partir de là, le vivre conformément à la nature, est une expression que l'on doit prendre en plusieurs acceptions. Elle désigne en effet – et si l'on en croît par exemple Zénon – une action à travers laquelle le sujet doit contempler ses désirs, ses degrés d'implications dans la nature sensible pour qu'il puisse vivre d'accord avec soi-même. Si les Stoïciens ont pensé que l'âme conséquente, cohérente avec elle-même est donc l'une des conditions du bonheur du philosopher bien que cette condition soit l'une des conditions à laquelle on se conforme rarement comme le disait Kant, alors le bonheur ne peut en aucun cas résider dans une âme qui ne sait pas où elle va, dans une âme divisée, qui se retourne contre elle-même. Cette idée sera maintenue par Spinoza qui a (à plusieurs reprises) laissé entendre que la joie de vivre et le gai savoir, reposent sur une action où le sujet se donne suffisamment le temps de mettre en forme ce qui le travaille comme toujours-déjà. C'est ainsi qu'il souligne : “ Quand l'esprit se contemple lui-même et contemple sa puissance d'agir, il est joyeux, et d'autant plus qu'il s'imagine et imagine sa puissance d'agir plus distinctement ”. A partir de là, on peut dire que la représentation n'est pas seulement la représentation de l'objet, elle est aussi la présentation objectivée de ce qui est toujours-déjà acquis par l'expérience, de ce que le sujet fait de sa propre liberté d'agir. C'est ainsi que le passage de la représentation imaginative à la représentation compréhensive est opéré par l'acte de l'imagination créatrice qui puise son fondement dans l'extension de mon pouvoir cognitif issu de la reconnaissance de l'étendue de la nature des choses. Cette idée fut le propre des Stoïciens qui ont déjà laissé penser que : “ La représentation n'est pas l'impression de l'objet dans l'âme, mais une altération produite en elle par l'effet d'une impulsion extérieure ”.

Ce que le monisme stoïcien et le monisme spinoziste ont en commun est-cette idée de la méthode qui peut se traduire par l'acte du se jeter à travers champs. La méthode de l'interrogation en direction des choses de l'âme et de celles de la nature, puise son sens dans un travail constant, que les Stoïciens ont pensé en terme d'organisation rationnelle de la vie pratique et du sens commun. Cette organisation est d'abord rationnelle car pour les Stoïciens l'expression : vivre conformément à la nature, signifie aussi vivre selon notre raison. Cette vie raisonnable dont témoigne le Logos Stoïcien, pense le savoir comme étant l'objet d'une construction, d'une reconnaissance des liaisons logiques que l'esprit-vivant reconnaît dans les choses, car le savoir n'est pas construit quelque part, il n'est pas tout fait dans un Logos divin, ni même dans un Verbe, il est – comme le disait Bachelard – l'objet d'une construction permanente. Le savoir est à faire, tout en employant la raison et la lumière naturelle comme un moyen et comme un organe.

Le rapport entre le Logos stoïcien et le Logos spinoziste est un rapport qui risque de nous conduire à des conséquences chargées d'étonnements et de regrets. Cependant, on regrette l'altération négative que Spinoza à subit au système stoïcien quant à sa vision méthodologique. Si les Stoïciens ont incité la raison humaine à ne rien laisser sous silence et à s'appliquer à la réalisation d'un naturalisme éthique, alors il n'en va pas de même pour des morales de l'exigence rationaliste comme celle de Descartes, de Spinoza voire de Kant. La recherche (par les Stoïciens) d'une méthode adéquate pour le vivre conformément à la nature : selon la raison et en parfait accord avec nos inclinations sensibles, est une morale appliquée qui met en forme la théorie du souverain bien et de la valeur. Cette morale pratique exige en fait une adaptation de l'idéal rationnel, du sujet pensant aux possibilités de la réalisation de ses désirs, de ses affects qui cesseront d'être de simples affects passionnels lorsqu'ils sont vécus et mis en forme. Ainsi le fait de se laisser aller avec nos affects tout en étant en continuité avec le monde du ouï-dire et du sens commun, est en soi un acte positif incarnant une morale de l'optatif. Cette morale doit désormais être comprise dans la perspective stoïcienne en terme de tâche essentiellement pédagogique. D'ailleurs nous avons déjà défini la pédagogie comme étant une action qui partage avec la didactique cette tâche de la méthode d'ouverture inachevée, sur les manières de construire les connaissances et les savoirs. On entend le plus souvent sous le nom de pédagogie, une technique didactique, un ensemble de recettes pour faciliter à un grand public d'apprenants, l'appropriation des concepts et des théories difficiles d'accès, en vue d'accélérer les progrès et d'accroître le rendement de l'enseignement. Mais la pédagogie ne se réduit pas seulement à cet aspect technique. Elle est aussi une réflexion sur les fins de l'Éducation. Elle est une philosophie pratique des doctrines éducatives. Elle n'est pas une théorisation de la pratique éducative. Cet effort est celui de la didactique, qui s'astreint à classer les contenus et les concepts dans un espace d'enseignement bien déterminé. En réalité, la didactique n'est pas une technique d'altérité radicale à l'égard de toutes les connaissances et les savoirs, car son souci est d'enseigner, de former et non pas d'informer. Mais ce qui me parait le plus caractéristique de la pédagogie et de la didactique – si l'on en croît Jean Houssaye –, est que d'une part les deux disciplines de pensée ont un même terrain : celui de l'humanisation de la connaissance et des savoirs, car l'une comme l'autre ont souvent affaire à des êtres humains qui sont des êtres raisonnables, susceptibles de progresser ou de régresser dans leurs apprentissages. Et d'autre part, la pédagogie et la didactique sont animées par le souci de proportionner l'enseignement aux capacités de celui qui le reçoit. Cette méthode a déjà été avancée par les Stoïciens. Elle sera reprise par Spinoza. Ce dernier lorsqu'il parle en effet dans le texte du T.T.P d'une Ethique universelle, et dans la métaphysique de l'homme, de l'étendue et de la pensée, a voulu confirmer par là-même que ces attributs (l'éthique universelle, l'étendue et la pensée), sont des états de fait de la substance unique, que nous pouvons saisir. Ce monisme substantiel, est animé par un certain ordre à propos duquel Spinoza souligne ‘: “L'ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l'ordre et la connexion des choses’  ”. Cela veut dire en fait que toute connaissance doit saisir les attributs ordonnés tout en acceptant l'ordre des choses.

L'influence du stoïcisme est fortement présente dans le système philosophique spinosien, surtout lorsqu'il est question de la nature humaine, du sens de l'intervention de la raison dans le réel. L'apport entre les deux systèmes de pensée porte en effet sur l'humanisation de la connaissance. Spinoza a distingué – de la même manière que les Stoïciens – trois niveaux dans la connaissance. Cette trilogie est analogue à celle d'Averroès pour qui l'acte du connaître est un acte hiérarchisé. C'est ainsi que l'auteur du Discours décisif, avait pensé que pour accéder à la vérité des choses, il existe dans la société une différence, une hiérarchie entre les hommes. Il y a en effet ceux qui cherchent la vérité des choses en usant de la sagesse et du logos philosophique, d'autres qui emploient la méthode dialectique pour discuter et disputer des notions, et d'autres enfin qui, pour convaincre et satisfaire aussi bien leurs intentions que celles des autres, usent d'arguments rhétoriques et de leur pouvoir imaginatif émanant de leur sensibilité. Bien que cette distinction soit pour Averroès une distinction de méthode entre ces catégories de population, il ne peut y avoir de divergence quant au but à atteindre. Car aux yeux d'Averroès une vérité n'en contredit pas une autre mais s'accorde avec elle et lui rend témoignage. Cette vision averroècienne sera maintenue par Spinoza, car le but de l'auteur du T.T.P, est de substituer le pôle de la formation à celui de l'information tout en insistant sur leur continuité dans le domaine de la connaissance. Par conséquent, Spinoza (de la même manière qu'Averoès l'avait avancé) arrive à distinguer trois niveaux dans le domaine de la connaissance.

Le premier est celui de l'opinion ou l'imagination. Ces niveaux correspondent à l'information ou encore au premier sens que les Stoïciens ont donné à la Nature. Les opinions imaginatives qui animent les idées et les pensées des sujets sont aux yeux de Spinoza des affections qui produisent des notions générales confuses et désordonnées. Celles-ci sont au contraire pour les Stoïciens des notions communes que l'on doit prendre en compte puisqu'elles témoignent du domaine des possibilités de la nature humaine. Lorsque Spinoza pense qu'entre le pôle de l'information et celui de la formation il n'y a guère d'opposition, cela est important du point de vue de la continuité du système stoïcien dans sa pensée philosophique. Du moment que Spinoza laisse penser que du point de vue éthique, la connaissance de la vraie nature des affects consiste à explorer la possibilité de mener une vie constante et parfaite. Dès lors, cela est une manière de rappeler l'adage qui repose sur l'acquisition d'une vie parfaite et adéquate avec la nature des choses, dont les Stoïciens se proclamaient déjà. Vivre conformément à la nature, est donc un domaine des possibilités que l'être humain doit saisir pour mener la vie pleine. Vivre la vie c'est donc pour l'homme un acte de chercher à la dominer, à s'y sentir maître et possesseur de l'univers des choses, et non pas à s'y considérer comme un univers dans l'univers. Par conséquent, dans l'optique des Stoïciens comme dans celle de Spinoza, l'idéal du sage, du maître-questionneur en direction des répondants, doit être proportionné aux possibilités de la nature humaine. Ce domaine des possibilités ne peut être saisi, ni même compris qu'à partir du bon usage de la raison qui est – aux yeux de Spinoza comme aux yeux des Stoïciens – une faculté dont le bon usage est de joindre l'esprit au réel. Voilà ce qui nous amène au sens de la raison.

Le second niveau, est celui de La Raison. Ce niveau signifie pour Spinoza un lieu dans lequel on opère déductivement avec les choses. Pour les Stoïciens, la raison est un outil qui nous permet d'opérer un lien de solidarité de l'être pensant avec la nature, en vue de reconnaître les liaisons logiques inhérentes aux choses. Cette opération s'effectue par la nécessité d'une pratique qui s'ouvre sur les conditions empiriques de l'existence collective. Du point de vue pédagogique cela se traduit par l'instauration d'une approche systémique qui conçoit les connaissances et les savoirs en relation intime avec des processus scocio-cognitifs incommensurables, dont il faut discerner le sens par le biais de la calculabilité des écarts, des distances, des ressemblances et des similitudes existantes entre les notions, les actions et les propositions.

Les conceptions spinozistes et les conceptions stoïciennes quant au sens de la raison, témoignent en effet d'une convergence à haute densité discursive entre les deux systèmes de pensée. Lorsque les Stoïciens pensaient que le sens de la raison est proche de la mise en forme de nos idéaux et de notre liberté, à travers une action qui puise son fondement dans l'obéissance à nous-même : à la nature de la chose de notre esprit, cela sera repris par Spinoza qui a laissé penser que la vraie liberté réside dans la mise en forme des intentions du sujet pensant. C'est ainsi que Spinoza a fait remarquer dans la Préface du T. T .P, que du point de vue du droit naturel, L'État politique ne peut être défini en tant qu'oeuvre d'art que si l'on y pratique notre liberté. Cette dernière qui puise son sens dans nos manières d'être et de voir, doit être – comme le dira Kant – un fait de la raison : une pratique dynamique de nos jugements synthétiques a priori, ayant un caractère schématique et mathématique. Voilà la raison pour laquelle Spinoza souligne à cet endroit précis que la liberté est un acte qui consiste à “  ‘penser ce que (l'on) veut et de dire ce que (l'on) pense’  ”.

La véritable liberté consiste dans la connaissance intuitive de l'immuable et universelle nécessité de la mise en forme de l'aspect apodictique de notre pensée qui projette – par le biais de son action libre – des projets dans le monde sensible. Lorsque Spinoza pense que l'esprit est joyeux quand il contemple ses affects, cela est une reprise des conceptions stoïciennes qui ne remettaient pas en question le poids et la valeur de la raison contemplative des sensibles. D'ailleurs c'est à la suite de cette contemplation active que les affects cessent de devenir des passions lorsqu'ils sont vécus, mis en forme et jugés devant le tribunal de la raison. On peut dire sur ce point précis que le logos stoïcien fut fortement présent dans la pensée de Spinoza. Certains historiens de la philosophie ont été plus loin pour établir une continuité entre le Logos Stoïcien, le Verbe Chrétien et la raison Cartésienne. Cette continuité se traduit par la réflexion sur la place que peut occuper la raison pour accéder à la vérité des choses.

Puisque nous nous efforçons à établir une continuité de principe entre Spinoza et les Stoïciens tout en cherchant les altérations positives et ou négatives des premiers par le second, alors on doit noter au passage dans une perspective de l'histoire de la pensée, que le rationalisme du XVIIème siècle notamment avec Descartes et Spinoza, n'a pas résisté longtemps à renoncer au monisme stoïcien surtout lorsqu'il était question de la reconnaissance et de la reconstruction de la vérité. Cette affirmation peut être comprise lorsque l'on se réfère à l'histoire de la pensée philosophique du Moyen Age. En effet, l'esprit de cette époque ne voulait ni trop séparer l'entendement divin de l'entendement humain. Car cela serait une occasion d'isoler l'homme de la source de la vérité. Cet esprit n'a pas non plus cherché trop à réunir l’homme et la source de la vérité, ce qui serait une identification du fini avec l'infini, du naturel avec le surnaturel. L'esprit de cette époque a en revanche introduit la notion fort vague d'analogie, qui affirme qu'il existe un rapport entre raison humaine et raison divine, mais sans dire au juste titre en quoi il consiste. Le rationalisme du XVIIème siècle, marque en effet la rupture délibérée avec la philosophie antique. Nulle déclaration plus forte que celle de Spinoza, dans sa célèbre formule où il dénonce le caractère artificiel de tout rapprochement entre Verbe divin et raison humaine. C'est ainsi que Spinoza souligne : “ L'entendement humain ne ressemble pas plus à l'entendement divin que le chien, animal aboyant, au chien, constellation céleste ”. Dès ses premières réflexions philosophiques, Descartes avec une force singulière a affirmé la séparation la plus radicale qui puisse exister en disant que Dieu était le créateur des vérités éternelles, qui forment le contenu de la raison humaine, et que Dieu établit ces vérités comme un Roi établit ses lois en son royaume. Cette époque nous renvoie à penser que la vérité dans l'optique des spéculations philosophiques de ce moment, fut d'abord un objet de la raison humaine, et non pas une image même effacée de l'entendement divin. La vérité est de ce fait un produit de la puissance de la raison. Cette vérité est en revanche saisie en elle-même intrinsèquement sans aucune référence à une réalité supérieure, dont elle serait l'image. Par conséquent, cela fut une occasion pour affirmer l'autonomie et l'immanence de la raison à sa propre règle. Enfin, cette vérité est devenue dans l'esprit de l'époque de même niveau métaphysique que l'esprit humain. Elle peut être saisie par l'homme. Dans cet état de fait, on peut dire qu'il y avait à l'égard du stoïcisme une rupture dans la continuité. Si l'homme fut pour les Stoïciens responsable de son destin, alors il n'en était pas de même pour la pensée scolastique qui a tenue à isoler la raison, de tout ce qui peut la rendre suspecte et imparfaite, particulièrement en la détachant de la nature sensible tout en la rattachant à des réalités supérieurs, à une raison divine dont elle serait l'ombre. D'ailleurs cela ressort fort bien des propos de Spinoza, de ceux de Dsecartes et de ceux d'Averroès.

Le rationalisme du XVIIème siècle sous sa forme scolastique qui a débutée avec Averroès dès le XIIème Siècle, a empêché la raison d'aller au-delà de l'évidence. Cela est dû à la destinée de l'immensité divine qui a cherchée la source et le modèle des vérités des choses. Sur ce point précis, on peut donc dire qu'il y a eu une altération négative du stoïcisme par ce type du rationalisme qui a dissocié ce que la pensée antique (et notamment celle des Stoïciens) gardait uni, à savoir par exemple le Verbe divin et la raison humaine. D'ailleurs lorsque nous avons modestement critiqué Averroès à ce sujet, nous avons tenu à démontrer que l'ambiguïté de sa philosophie réside dans sa tentative de conciliation entre la philosophie et la religion. Cette tentative si riche fut-elle l'avait conduit à des contradictions insurmontables à l'égard de la religion et de la philosophie surtout lorsqu'il était question de l'éternité et de l'adventicité du monde sensible.

C'est grâce à l'exigence rationaliste de Descartes et de Spinoza 724 qu'il y a eu une altération négative, une décontextualisation du stoïcisme en tant qu'école de pensée systématique à caractère purement matérialiste. D'ailleurs comme on va bientôt le voir dans le troisième niveau, l'idée de Dieu et de Zeus chez les Stoïciens, était inséparablement liée à l'âme humaine.

Avant de passer à ce troisième niveau, discutons cette exigence rationaliste du XVIIème dans sa rupture et sa continuité avec le stoïcisme.

Sur la question du principe qu'est le vivre selon la raison en tant que nature, on peut laisser penser que le rapport entre les Stoïciens et Spinoza est loin d'être élucidé d'une manière exhaustive. La continuité qui nous mène à réfuter l'altération négative, repose sur ce que Spinoza a laissé penser en terme d'arraisonnement des choses de la nature, par la raison. Si le rationalisme cartésien fut proche d'un radicalisme intellectuel ou d'un conformisme pratique, alors celui de Spinoza fut l'idéal "surhumain" de l'homme être raisonnable qui impose sa raison dans le monde des choses pour vivre le convenable à travers une justification du vraisemblable. D'ailleurs le texte qui a été choisi à l'intention des agrégatifs de France, un texte que nous avons reproduit ici, témoigne fort bien de la mise en place de la part de Spinoza d'une ressemblance des rapports entre la nature sensible dite naturée et la nature divine dite naturante. Cette ressemblance est marquée par le principe de l'étendue et de l'extension. Sur cette question de principe, Spinoza est plus proche des Stoïciens que de Descartes. Si pour ce dernier l'essence de la chose n'est plus ce noyau opaque, inaccessible à l'entendement humain, qui n'en connaîtrait que les propriétés et les résultats, et pour qui la connaissance de l'essence serait comme une sorte de fiction insaisissable et que l'essence est en plus ce qu'il y a dans la chose de pénétrable à l'entendement et que sa connaissance n'est pas une fin, mais un préliminaire et un moyen d'aller plus loin, alors il n'en va pas de même pour les premiers (les Stoïciens) qui pensent que la chose n'a de sens que si l'entendement y trouve son extension et ses pratiques. Car la nature est une organisation mouvementée où s'exprime la raison souveraine. Par conséquent, il s'en suit que les tendances fondamentales de la nature, les conditions permanentes de la vie sociale, ne s'écartent qu'exceptionnellement des exigences de la raison. De ce fait, on peut dire que les Stoïciens sont omniprésents dans l'intention philosophique spinoziste surtout lorsqu'il s'agit du mouvement de la pensée spéculative qui s'inspire dans sa mise en forme d'une éthique universelle où toutes les raisons humaines sont conviées à s'écarter du probabilisme mathématique – qui ne peut se justifier qu'à titre d'une approche approximative de la vérité – , pour ne point s'écarter de la raison dans sa poursuite et son ouverture à l'égard de la nature des choses desquelles elle peut extraire des modèles de vie cognitifs tout en se jetant à travers champs pour parfaire son entendement : le mettre en forme, le partager avec d'autres tout en étant en mouvement. A partir de là, on peut dire qu'il y a eu un dépassement de Descartes par Spinoza lorsque celui-ci a pris connaissance des théories stoïciennes qui l'ont inspiré pour affirmer que la nature est une organisation où s'exprime la raison souveraine. Du point de vue didactique et dans une perspective de la définition d'un certain rationalisme nouveau, on peut poser la question suivante :

Les Stoïciens ont-ils donc quelques chose à nous enseigner aujourd'hui ?

La réponse affirmative à cette question nous renvoie évidement à une critique fulgurante du rationalisme d'aujourd'hui, de sa technique, de son intervention organisationnelle et programmatrice de toutes les connaissances humaines. Car au lieu de laisser la Nature au sens large du terme, s'autonomiser tout en témoignant de ses propres aspects, le rationalisme d'aujourd'hui, par le biais de l'extension de son pouvoir technique, se trouve devant la problématique antico-médiavale. Cette problématique est celle de la recherche d'une technique à travers laquelle l'homme peut devenir à la fois maître et protecteur de la nature. Cette technique que Nietzsche avait déjà appelé de ses voeux dans sa cinquième conférence portant Sur l'avenir de nos établissements d'enseignements, consiste en l'ouverture respectueuse à l'égard des choses de la nature. Ce respect n'est pas de l'ordre d'une morale d'aliénation que Nietzsche attribut aux faibles esprits, elle est au contraire de l'ordre d'une éthique de la communication, qui s'astreint à faire parler les choses tout en les organisant, en les repensant et en les rematérialisant.

La critique que l'on peut diriger à l'encontre du rationalisme de la pensée moderne, tout en nous appuyant sur la référence aux Stoïciens et à Nietzsche de l'attitude critique de l'homme face à son histoire, repose en effet sur le statut de la raison moderne. Il est vrai que la raison d'aujourd'hui cherche (à travers son caractère militant et rassurant) à élargir les possibilités du bien être de l'homme. Mais cet élargissement n'est-il pas (sous une forme ou sous une autre – comme disait Adorno) un rétrécissement ? L'art de raisonner est devenu incertain dans toutes les sociétés où l'humanité n'a pas encore pu se libérer de la barbarie de sa propre culture. L'histoire de la pensée humaine nous enseigne que les valeurs supérieures y compris celles de la raison, étaient devenues précaires dès lors que l'humanité a vécue une régression suite à une fatigue, à un abandon d'efforts d'extensions des pouvoirs cognitifs. D'ailleurs, il n'y a pas dans l'oeuvre rationnelle de l'humanité un acquis n'ayant pas été voué à la destruction, à la réification et au changement. Dans la perspective de la transposition didactique du sens de l'action rationnelle, nous devons donc maintenir la distinction entre les états du rationalisme, et les états de la raison. Dire que le rationnel doit primer sur le rationalisme, est une occasion privilégié pour nous de faire la distinction entre les deux aspects (rationnel et rationalisme) de l'action spéculative de la raison. Le rationnel (au singulier) est pour nous une sorte d'émancipation du sujet pensant qui s'astreint dans sa singularité à mettre en forme ce qui l'anime comme un toujours-déjà-vrai, alors que le rationalisme (incarnant un pluriel-singulier) repose sur une exigence programmatrice de ce qui est apte à être mis en mouvement. Au premier est lié le travail de l'individu singulier, quant au second est lié le travail de la collectivité et du groupe. Lorsque le savoir sous les effets du rationalisme, est administré, il devient par là-même asphyxié par la suite du rejet d'autres initiatives savantes qui n'appartiennent pas à l'acquis systémique. Cependant, la barbarie d'une culture se mesure lorsqu'elle considère tout ce qui est autre comme un élément éminemment corruptible. D'ailleurs c'est-ce que K. Polanyi et M. Sahlins ont déjà fait remarquer à propos de la comparaison de l'économie de marché et de celle de la cueillette dite : économie d'abondance. Le rationalisme qui puise son fondement dans le rationnel est une nouvelle conception du travail de la raison. Ce travail est en réalité celui de la construction permanente des acquis qui, eux, ne peuvent se maintenir ni s'augmenter que par des travaux renouvelés sans cesse inachevés, dont l'humanité doit être responsable devant elle-même en vue de classer ses intentions et ses actions à l'égard d'elle-même et à l'égard de la nature. Cette classification des faits seule, peut permettre à l'humanité rationnelle de clarifier ses objectifs mais à condition à ce qu'elle accepte sa propre perte en se jetant à travers les divers champs de la connaissance et des savoirs. Le rationnel fondant le rationalisme doit prendre en compte toutes les initiatives exceptionnelles des individus avant de les insérer dans une programmation à caractère systémique, car même le groupe en tant que tout, est l'ensemble des individus formant des parties.

La raison moderne qui s'astreint uniquement à l'étude et à l'appréciation du déjà-là, qui ne croit qu'à l'expérience objective, n'a décidément pas cette espèce de solidité métaphysique et surnaturelle que les Stoïciens avaient déjà lorsqu'ils prêtaient à leur Logos des qualités imprévisibles inhérentes à sa propre pratique. L'une de ces qualités est de s'interroger sur la manière de vivre en accord avec la nature et avec sa raison tout en dépassant les obstacles qu'impose la perception compréhensive à la compréhension. C'est-à-dire tout en mettant en forme des inédits à travers des schèmes expérimentaux et transcendantaux. Bien que les tentatives pour placer la raison dans les choses, ne manquent pas chez les philosophes modernes qui ont tendance à transformer les conditions de notre connaissance en conditions du réel, cela ne dispense pas pour autant la raison dans son "durcissement" et dans sa "solidification" d'une assurance précaire de son développement dans l'humanité. Voilà la raison pour laquelle nous avons déjà avancé que l'une des tâches de la transposition didactique est aussi la recherche de l'humanisation de la connaissance et des savoirs, à travers un travail inachevé de la raison qui doit être sans cesse renouvelée. Cependant, la valeur objective de la raison – comme nous venons de le voir à travers la réponse à la question : L'objectivité est-elle une valeur sûre ? – ne peut être accomplie qu'à partir du règne de la raison dans l'humanité. C'est-à-dire lorsque l'on s'astreint à parfaire notre entendement et à mettre en forme nos idées incarnant des projets factices, inhérents à nos propres connaissances. Lorsque la raison est affaiblie ou même fatiguée, c'est par le biais des travaux de la pensée qui ne cesse de penser son propre existence que l'homme puisse sortir de la nuit du chaos. Car bien que l'art soit voué à son caractère éphémère, cela n'empêche pas la raison de penser son propre déclin. L'art – comme Adorno l'a laissé penser – peut “ avoir son sens dans son propre caractère éphémère ”. C’est-à-dire lorsque la raison humaine s’ouvre d’une manière permanente à la formation et à l’éducation tout en admèttant la possibilité de penser et de questionner en direction de toutes les choses sans rien laisser sous silence, elle peut ariver à discerner le sens du frisson du sens. Car on peut penser dans la mort, on peut appendre – comme le disait Olivier Reboul à la fin de sa vie – à mourir pour arracher à la mot sa victoire.

Du point de vue du sens de la transposition didactique cela est significatif pour le travail de la raison. Celle-ci lorsqu'elle s'ouvre sur des situations problèmes, sur des états d'handicaps et de retard pédagogique, elle cherche à faire ressortir le sens du non sens. Elle cherche à mener l'apprenant d'un état de moindre équilibre à un état d'équilibre supérieur, elle participe à ce but tout en programmant les connaissances déjà acquises pour les remplacer par d'autres que l'apprenant doit acquérir en choisissant des méthodes pour atteindre des objectifs. Ce n'est rien d'autre que le chemin didactique à travers lequel l'activité de la raison pratique est posée tout en prenant sa suprématie sur la raison théorique. La défaillance de la volonté raisonnable est quelque chose de possible. D'ailleurs l'histoire de la pensée humaine nous l'enseigne. Cet enseignement se manifeste toujours à travers deux symptômes où la raison perd son effort de raisonner et d'arraisonner les faits.

Le premier symptôme est celui de rendre l'effort inventif à la portée de tous les êtres naturels, alors qu'il est en réalité à la portée de ceux qui sont en quelque sorte surnaturels : des gens d'exceptions – comme disait Nietzsche. Ces gens d'exceptions savent agir à temps tout en maîtrisant et en protégeant la nature. Etre à la fois maître et protecteur de la nature est un acte raisonnable difficile à accomplir pour les êtres humains vulgaires, qui raisonnent selon l'esprit du sens commun, selon l'utilité et la satisfaction de leurs intentions affectives. Ce que nous critiquons dans la tendance pratique de la raison moderne est son incapacité à chercher à penser l'action de la suprématie de la technique dite moderne. Lorsque par exemple Heidegger a laissé penser que la science ne pense pas, il a voulu par là-même inciter la raison à la pratique sauvage que lui procure son propre émancipation par le biais de l'extension du pouvoir de la technique. On peut se demander dans cette même perspective si l'on arrivera un jour à réifier (sous les effets de la technique) la relation maîtres-élèves (qui est une relation d'homme à homme, une relation chargée d'affections et de sensibilités), en une autre relation mécanique où l'humanisation de la connaissance et des savoirs serait vouée à la disparition et à la mise en forme d'une autre communication à caractère de symboles imagés et significatifs. Si par malheur ce projet (qui est en cours) verra l'extension, nous assisterons alors à une situation où l'écrit sera remplacé par l'image dont nous avons déjà pensé avec Michel Tardy, qu'elle est en elle-même “ Un luxe doublement condamnable ”. Ce procès d'intention que nous infligeons à la technique moderne, ressort d'ailleurs d'une prise de position d'un commentateur disciple de Heidegger à savoir Philippe Lacoue-Labarthe qui (en critiquant “ ‘les moyens d'éliminations des Juifs par des procédés techniques’  ” doute de la modernité telle qu'elle prend sa forme aujourd'hui. Un autre disciple de Heidegger (François Guéry) s'oppose à cette vision et pense la technique en terme d'une soumission à la raison critique 725 .

S'agissant du rapport de l'écrit à l'image, chacun d'eux possède ses propres fonctions qui sont autonomes et qui demeurent respectables. C'est-ce que R. Barthes voulait faire comprendre lorsqu'il a laissé entendre que l'image ne commente pas l'écrit, et que l'écrit ne commente pas l'image. Personne en effet ne peut douter de l'effort inventif de la technique. Le problème de cet effort se pose au niveau de son propre statut puisqu’il est devenu une chose parmi les choses. C'est-à-dire comme une partie de la nature. Si nous voulons dater cet effort sans chercher à remonter chez les Grecs à travers les Statues de Dédales dont parlait déjà Aristote 726 , on peut simplement nous référer au débuts du rationalisme dit moderne, un début qui commença par exemple avec Descartes. Si la raison cartésienne a voulu être efficace à travers ses intentions inventives qui se manifestèrent dans les automates mobiles, dans les inventions techniques qui se rapportèrent principalement à la médecine et à la morale, alors il nous est fort de constater que l'histoire de cette époque nous enseigne d'une part que ces techniques une fois inventées n'ont pas duré par elles-mêmes, qu'il aura fallu des esprits pensant pour les organiser, les sauvegarder à travers l'organisation que procurent les Musées. Et d'autre part, leur publicité est un acte qui fut suivi d'un effort inventif incontestable qui s'est manifesté en elles tout en les rendant accessibles à un grand public tout en devenant une partie de la nature. Par conséquent, ce premier symptôme traduit la défaillance du vouloir de la raison qui a soumis le savoir à l'abaissement par le biais de la pratique routinière de la technique. Certains comme Adorno 727 , ont compris que l'énorme supériorité technique qui a conduit les modernes à un élargissement des possibilités, ne doit pas nous dispenser de penser que si l'homme se contente uniquement de cette étendue, sans penser le sort de ses propres pratiques entre le progrès et la progression, alors le rétrécissement des possibilités ne sera qu'une question du temps, où l'on verra l'esprit et la raison opprimés sous leurs propres produits. Cet état de fait n'est-il pas la crise de la spiritualité de notre époque?

A propos de ce premier symptôme, de la fatigue de la raison, on peut dire que les Stoïciens ont encore quelque chose à nous enseigner lorsqu'ils ont pensé le sens de l'adéquation de la vérité que procure la raison en relation avec elle-même. Vivre selon sa raison, c'est aussi une action à travers laquelle la raison d'un sujet est susceptible de travailler au service de la pensée. Ce n'est rien d'autre qu'une éducation permanente de la pensée, qui se retourne parfois contre elle-même et conte tout ordre établi. Mais la question qui s'impose est celle de savoir si le vivre selon sa raison n'est-il pas la même chose que le vivre selon ses instincts ? Car c'était aussi la visée des Stoïciens, qui incitaient à la poursuite des inclinations sensibles du désir de l'âme. Lorsque l'homme cherche à vivre selon ses instincts, cela n'est pas pour autant un reproche, un procès que la raison spéculative doit diriger à l'encontre de la raison pratique, car – comme le disait Kant – la raison spéculative est pratique par elle-même. D'ailleurs dans une double référence aux Stoïciens et à Epicure, Kant a pris la défense de ces deux Écoles de pensée philosophique bien qu'elles s'opposaient à son principe philosophique de base 728 . De cette référence, nous voulons monter que la fatigue de la raison se fait sentir lorsque celle-ci n'apprécie pas les réalités saisies immédiatement par le sentiment. Car dans la plupart des cas, les exceptions sentimentales ainsi que celles du désir, peuvent être jugées plus solides que celles de la raison réfléchie et programmatrice des inédits et des prévisions. Les néoplatoniciens par exemple opposaient autrefois la raison humaine (qui procède par discours, tâtonnante, timide, hésitante, toujours embarrassante par ce qui lui est étranger qu'elle considère comme élément éminemment corruptible), à l'Intelligence parfaite où tout savoir est présent dans la raison du coeur qui ne connaît pas d'autres raisons que la solidité de l'inconscience de l'instinct. Ce danger est aussi celui de notre époque où l'on s'astreint à programmer, à administrer et à asphyxier les initiatives individuelles des sujets. Peu ont été aussi florissantes en doctrines irrationalistes qui jugent la raison incapable d'acquérir un savoir authentique. Le mépris de la nature propre de l'homme qui se traduit par des initiatives qui ont tendance à s'évader des obligations que nous procure et que nous impose la nature humaine ambivalente, est l'un des aspects du péril de la raison moderne. Faut-il chercher à nous évader de notre propre nature pour imputer la responsabilité de tout ce qui nous arrive à une cause transcendantale ? Cette solution est incertaine, car même le destin possède chez les Stoïciens comme chez Spinoza, un sens proche de l'immanence. Ce sens nous force à admettre avec Kant la responsabilité de la raison humaine dans la destinée du monde. Voilà la raison pour laquelle nous distinguons avec Spinoza et avec les Stoïciens un troisième moment de la connaissance, que Spinoza appelle : la connaissance intuitive et que les Stoïciens nomment: l'oiKéïosis.

Ce troisième niveau traduit enfin un sentiment constitué par un don qui anime l'âme. Ce sentiment est en lien intime avec la nature commune dont témoigne la perception de soi du sujet. Les Stoïciens ne distinguent en rien Zeus (Dieu) du souffle pneumatique dont témoigne l'âme divine. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Spinoza – à travers son texte portant sur la loi divine – ne fait aucune distinction entre l'âme et Dieu.

Examinons cependant le sens de cette articulation entre l'âme et Dieu, tout en nous efforçons à discuter la légitimité ou l'illégitimité de cette transposition didactique du sens de l'âme et de la divinité en tant que catégories philosophiques partagées par les Stoïciens et par Spinoza.

Lorsque les Stoïciens ont pensé la représentation compréhensive puisant son sens dans l'action de l'objet sur l'âme comme critère de la vérité, ils ont par là-même voulu affirmer que le mouvement venant des objets peut nous aider à comprendre quelques propriétés de la cause. Cela se traduit dans le langage de Spinoza par l'amour de la connaissance de l'essence des choses, une connaissance qui ne peut avoir lieu qu'à travers le fait de connaître l'effet par la cause. Cet acte n'est rien d'autre – aux yeux de Spinoza – que la connaissance de quelques propriétés de la cause. Ce mouvement venant de l'objet peut en effet traduire des échos, des images apparentes que les Stoïciens ont cherché à comprendre tout en usant de leur raison. C'est pour cela qu'ils ont d'ailleurs distingué la perception compréhensive de la compréhension. Cette dernière puise son fondement dans l'âme là où sont imprimées et gravées les images du monde extérieur. Cela va se traduire chez Spinoza par l'existence des vérités – notamment celle de Dieu –, dans l'âme. C'est ainsi que Spinoza souligne : ‘Les commandements nous sont prescrits en quelque sorte par Dieu même en tant qu'il existe dans notre âme’  ”. Si avec les Stoïciens il existe des modes d'actions de l'objet sur l'âme, alors il en va de même pour Spinoza qui pense que l'information objective est utile pour que l'entendement puisse connaître la vraie nature des affects. Cette connaissance consiste en effet à explorer la possibilité de mener une vie constante et parfaite que les Stoïciens ont pensé en terme d'une vie accordée, dans l'accord intérieur de l'âme. Cela sera repris et repensé par Spinoza qui définira le gai savoir et le bonheur de la connaissance, en relation avec d'une part, la transformation des affects passionnels en joie et en bonheur ; et d'autre part, en relation avec la joie de vivre le bonheur dont il a laissé entendre qu'il est ‘Une joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure’  ”. Si pour Spinoza la connaissance de la vraie nature des affects repose sur l'exploration de la possibilité qu'à le sujet pour mener une vie constante et parfaite, une vie accordée avec soi-même surtout lorsqu'il est actant de ses propres activités en projet, alors cela était déjà la visée des Stoïciens. Ces derniers ont en effet donné un sens particulier à ce passage de la perception compréhensive à la compréhension. Dans leur optique, la compréhension des affects passe par l'arraisonnement des passions par la raison. Les passions négatives – si l'on en croît les Stoïciens – naissent de l'inadéquation entre ce que croît l'individu et ce que la raison lui dicte. Pour résoudre cette inadéquation, les Stoïciens ont pensé l'acte de vivre selon la raison en terme d'une vie convenable et adéquate. La seule liberté extérieure qui reste à la portée de l'action humaine est celle de son adhésion à son propre destin. Ainsi, le fait de chercher à vivre selon l'amour de la destinée (Amor Fati) dira Nietzsche, n'est rien d'autre pour le stoïcien que le vivre conformément à la nature. Cette conformité, tient à plusieurs façons incarnant des savoirs faire. Les Stoïciens avaient d'abord le souci de vivre le bonheur qui repose sur l'harmonie conduisant à un “ déroulement heureux de la vie ”. Ensuite, pour atteindre ce bonheur, ils ont travaillé au service d'une purification de la personnalité. Cette purification puise son fondement dans la canalisation des affects pour que ceux-ci ne viennent pas troubler la paix de l'âme. C'est à partir de là, qu'ils ont interprété les affects comme des impulsions excessives nées d'une impression à laquelle est attribuée une valeur fausse, qui, par son effet, elle devient un pathos et une passion. Pour se libérer de tels affects, les Stoïciens vont donner un sens particulier à l'acte de vivre conformément à la nature. Ils vont cependant arraisonner les affects tout en les distinguant selon quatre catégories. Cet arraisonnement incarne le sens qu'ils ont donné à l'acte de raisonner, un sens proche d'une pensée qui agit, qui pense les choses dans la conformité de sa disposition à la nature. Parmi ces affects, les Stoïciens distinguent ceux du plaisir, ceux du déplaisir, ceux de l'envie et ceux de la crainte. La raison droite, seule peut arraisonner ces affects pour les comprendre et pour les éviter. Cette raison droite dont parlent les Stoïciens est proche de ce que Aristote pensait déjà en terme d'action droite, une action de la raison qui pénètre les choses factices pour en sortir des formes vivantes.

Le fait de chercher à vivre selon la raison droite, permet en effet de juger de la valeur juste des choses pour empêcher la raison de désirer des faux biens, ou de créer un dégoût. Pour les Stoïciens, les passions négatives naissent de l'inadéquation entre d'une part ce que croît l'individu et ce que la raison lui dicte, et d'autre part, entre ce qui dépend de notre capacité intérieure et ce qui l'amène à coïncider avec le cours du monde, qui, lui, est déterminé entièrement.

La relation entre le sens de la science intuitive que Spinoza attribut à la théologie, et celui de la raison qu'il a emprunté au stoïcisme, pose le problème de l'articulation entre l'idée de l'âme de Zeus et celle de l'entendement humain. Qu'en est-il donc de la divergence et de la convergence entre Spinoza et les Stoïciens quant à cette relation qui pose le problème de la divinité entre l'ouverture de l'âme aux choses, et l'achèvement des choses animées par le souffle pneumatique?

La convergence entre ces deux systèmes de pensée, se situe au niveau du sens que les Stoïciens et Spinoza attribuèrent à la raison. Les deux philosophies ont en effet considéré la raison comme étant capable de maîtriser et de connaître l'apparaître et l'apparence des choses. C'est ainsi que Spinoza souligne tout en paraphrasant les Stoïciens : “ ‘Les affects issus de la raison sont si l'on tient compte du temps, plus puissants que ceux qui se rapportent aux choses singulières que nous considérons comme absentes. Un affect qui naît de la raison se rapporte nécessairement aux propriétés communes des choses que nous considérons toujours comme présentes, car il n'y a rien qui puisse en exclure l'existence’ 729  ”. Le sens de la raison que l'on peut extraire de ces propos est un sens polysémique. Il correspond à celui que les Stoïciens ont pris en plusieurs acceptions lorsqu'ils ont défini le Destin. Pour eux, la Raison suprême, la Providence, l'Intelligence divine, expriment une seule chose à savoir le Destin qui est une liaison nécessaire des événements. Spinoza va considérer cette liaison nécessaire, comme étant la destinée du monde, que la raison humaine doit chercher à comprendre. Si le Destin avait chez les Stoïciens sa place, non plus la première mais la dernière dans la hiérarchie des êtres divins, alors Spinoza va procéder de la même manière que Plutarque dans le De fato, qui pense le destin comme une création divine du Dieu suprême, mais qui ne trouve sa place que dans la compréhension par l'homme de l'univers terrestre. C'est d'ailleurs ce que pense Plutarque en laissant entendre que le Destin a sa place percevable immédiatement dans la sphère supérieure de la terre. Cela se traduit clairement dans le texte , de Spinoza intitulé : de la loi divine par la présence d’une relation de connexion nécessaire entre l'immanence et la transcendance de l'âme et de Dieu. L'idée de la toute puissance cosmique n'écrase pas la vie humaine. Elle lui donne au contraire un étant de joie qui se traduit par l'émancipation de la connaissance et du savoir. C'est-ce que Spinoza pense en terme de l'amour de la connaissance intellectuelle qui se réalise dans l'ouverture au monde des choses. Mais la Raison est aussi l'âme, qui aux yeux des Stoïciens partage avec Zeus (dieu) la notion d'existence factice. En effet, Zeus est pour les Stoïciens un être composé d'un corps et d'une âme, et sa providence est un autre être, identique à l'âme de Zeus. Cela veut dire que Zeus a pour substance l'âme et le corps du monde. Par conséquent, on a ici deux individualités complémentaires : Zeus ou le cosmos d'une part, et son âme de l'autre. Cette complémentarité s'explique par le fait d'admettre que l'une de ces individualités comprend l'autre comme étant une partie d'elle-même. Cela va se traduire dans le monisme spinosien en plusieurs conceptions. D'abord en ce qui concerne le sens de l'âme, ensuite au niveau de l'universalité et enfin au niveau de l'organisation politique par la mise en place du sacré dans le monde.

Dans l'optique des Stoïciens, l'homme – est particulièrement son l'âme – est comme un microcosme reflétant l'univers où sont sympathiquement représentées toutes les forces qui animent le monde. Cette sorte de sympathie universelle dont parlera Spinoza est une traduction de l'idée de la perfection humaine qui lui est chère. L'idée de l'universalité dite sympathique puise son fondement dans ce que les Stoïciens pensent de l'âme. Pour eux en effet, les âmes sont placées par leur descente dans le devenir. Par leur substance, elles sont donc au-dessus de la nature, au dessus du monde et au-delà du destin. Ces conceptions nous montrent que Spinoza a été largement influencé par le stoïcisme. En effet, ses formulations : “ par dessus tout ”, “ substance de la nature ”, “ au-dessus de la nature et du monde ” etc., sont en effet des formulations déjà avancées par les Stoïciens pour désigner la capacité que possède l'âme humaine à acquérir les connaissance et les savoirs. Ceux-ci s’acquièrent aussi bien par le biais de la méthode de la réminiscence que par celle de l'acquisition dont nous venons d’exposer les grandes lignes. Si l'on en croit la paraphrase des Stoïciens par Spinoza, alors on doit considérer le processus du souvenir puisant son fondement dans le principe de la réminiscence, en relation si large avec ce que le sujet fait de son propre existence qui anime sa variable personnalité et son âme. Mais ce processus n'est pas simplement une sorte d'imagination créatrice du sujet pensant, il est aussi un acte qui aperçoit et qui cherche à comprendre le mouvement des choses pour en acquérir le sens du mouvement. Tout se joue finalement sur les expressions : “ par dessus tout ”, “ plus grande et plus parfaite ”, etc.., expressions qui traduisent en effet l'extension du pouvoir physique, que l'homme – tout en usant de son âme – cherche à y parfaire son pouvoir cognitif. Cependant, on peut dire que la sympathie universelle qui fut le propre de la cosmologie stoïcienne, se traduit chez Spinoza, par l'universalité de l'entendement de l'âme humaine surtout lorsqu'elle acquiert le sens et la connaissance des choses. Voilà la raison pour laquelle Spinoza donne une forme à l'esprit, compris dans une perspective anthropologique en terme d'ouverture de l'âme au choses. C'est ainsi qu'il souligne : ‘Par la seule connaissance de l'esprit nous déterminerons les remèdes aux affects, dont je crois tous ont l'expérience mais qu'ils n'observent pas avec soin ni ne voient distinctement, et nous en déduirons tout ce qui regarde sa béatitude’ 730  ”.

Peut-on aller plus loin dans notre comparaison entre le stoïcisme et le spinozisme pour affirmer la similitude entre l'ordre universel de l'âme et l'ordre universel de l'univers ? Ce qui a été pensé par les Stoïciens en terme de l'universalité du Logos établissant l'union entre les hommes et les dieux êtres raisonnables, sera repensé par Spinoza en terme de sympathie universelle que possède l'âme humaine dans son ouverture aux choses du monde. Seulement voilà le problème qui se pose : ce qui a été pensé en terme de dépendance entre les dieux et l'homme, ne sera pas maintenue par Spinoza, pour qui Dieu doit être au dessus de toutes les choses. A partir de là, l'altération est posée négativement suite à une indépendance de l'âme humaine. Mais cette altération ne peut être comprise que dans son interdépendance à l'égard des commandements de Dieu. Cela est un plus dans l'histoire de la transposition didactique du sens du divin. Cette transposition didactique est conçue à l'instar de celle d'Averroès qui a dépassé le texte aristotélicien des Topiques , lorsqu'il a ajouté dans son Discours décisif le syllogisme juridique, méconnu chez Aristote notamment dans ses écrits des Topiques . Si pour les Stoïciens toutes les parties du monde ont été faites pour être appréciées par le Logos qui les a mis en oeuvre, alors cela n'a pas échappé à Spinoza qui a pensé l'ordre universel. Cet ordre se manifeste à travers l'accord de toutes les choses entre elles, qui impressionnent l'âme humaine tout en s'accordant avec le partage de l'unité de chaque substance réelle dans la cohésion qui anime l'âme et la variable personnalité du sujet. Cette cohésion se traduit chez les Stoïciens par le passage de la perception fortuite des choses à leur compréhension organisée. Voilà la raison pour laquelle lorsque Spinoza parle d'organisation, il va chercher à organiser les confrontations et les différents, qui en apparence se donnent comme fortuits, mais qui sont en réalité à l'origine de la faiblesse d'un État politique devenu faible et précaire. Le fait de chercher à organiser les confrontations et les conflits par le biais d'une organisation étatique n'était pas directement le souci des Stoïciens. Mais l'analogie avec Spinoza repose sur l'idée de la conflagration traduisant une tension universelle, une idée que l'on peut extraire du stoïcisme. En effet, pour les Stoïciens l'origine de l'univers fut un feu issu d'une conflagration, d'un souffle pneumatique traduisant le mouvement et la sympathie universelle entre les êtres. La théorie du chaos pense que l'ordre qui anime l'univers est dû en grande partie au désordre issu de cette conflagration traduisant le mouvement conflictuel des contraires. Par conséquent, la doctrine philosophique qui pense l'origine de l'univers comme ayant son fondement dans les antagonismes mouvementés animant les contraires peut être validée du fait qu'aujourd'hui nul ne cherche à éviter, à ignorer ou même à éliminer les contraires et les différences. Car celles-ci sont devenues des invariants fonctionnels à toutes les disciplines de pensée. Dans l'optique de Spinoza, l'organisation des confrontations repose sur la mise en forme d'un État politique solide, qui procure sa loi de sa capacité à tenir l'ordre éternel de l'organisation étatique. De l'organisation de la conflagration avancée par les Stoïciens, on passe donc avec Spinoza à l'organisation des confrontations. Qu'en est-il donc de ce passage ?

Si les Stoïciens ont considéré l'harmonie du monde comme un fait de la Raison, alors sur ce point précis, on peut dire qu'ils ont préparé au monisme spinoziste. En effet, nous venons de voir que le vivre conformément à la nature signifie aussi l'acte de vivre selon la raison. Les Stoïciens diront encore que l'univers est régi par la Raison souveraine, que la raison humaine est une étincelle de la Raison divine. Par conséquent, vivre selon la raison est aussi être d'accord avec la nature universelle qui manifeste la Raison suprême. C'était la même vison de Spinoza, qui – comme on peut le constater à partir du texte de la Loi divine – , avait laissé entendre que Dieu est présent aussi bien dans la raison humaine (notre âme) que dans la nature raisonnable (extension des propriétés de la cause). Mais le problème de ce passage se pose au niveau de l'acte qui assure l'organisation. Si pour Spinoza cet acte doit être compris en relation avec les commandements de Dieu, alors pour les Stoïciens l'organisation est assurée par les actions des hommes qui à travers l'organisation de leur langage, de leur discussion communiquent avec le monde tout en lui imposant un sens et en en déduisant d'autres. Voilà la raison pour laquelle nous considérons la conception stoïcienne quant au sens de l'organisation du monde, comme une altération négative de la part de Spinoza. Car pour ce dernier même l'État politique doit obéir à une légalité transcendantale qui lui assure sa solidité et son éternité. C'est ainsi que Spinoza a laissé penser que l'État politique est perpétuel parce qu'il est solide, bien constitué par ce que les lois le protègent. Mais ce qui empêche le pouvoir politique d'être éternel est une mauvaise constitution issue d'une mauvaise Loi. Cette manière spinoziste de concevoir l'État politique n'est pas fondée sur une organisation d'ordre anthropologique, une organisation où les hommes peuvent se rencontrer pour se contacter et contracter ; cet État est fondé sur un pacte avec Dieu. Tout ce que l'homme fait – Comme Spinoza le laisse entendre – est déjà établi selon l'ordre prédéterminé de la nature, c'est-à-dire du gouvernement et du décret éternel de Dieu. Spinoza ajoute que l'éternité de l'âme et celle de Dieu sont des vérités éternelles que nous procure l'imagination en nous donnant accès à la reconnaissance de la Loi divine comme une série de commandements.

Tout le problème est de chercher maintenant si cela fut-il vraiment la visée des Stoïciens ? Il est vrai que l'altération négative du système stoïcien par Spinoza surgit du sens que l'on peut comprendre de l'organisation de la vie politique et sociale. Il existe en effet entre les deux systèmes de pensée une distinction portant sur les représentations de l'univers et de l'homme. Chez les Stoïciens comme chez Spinoza la notion de l'homme est subordonnée à celle de l'Univers, mais dans cette même subordination il y a des degrés de divergences. Ce que les Stoïciens pensaient en terme de totalité subordonnée au mouvement inachevé et marqué par des conflagrations permanentes de l'Univers (où chaque être marque sa place en y réalisant son destin), Spinoza le pensait en terme d'une donation survenue partiellement par la suite non pas d'une conflagration désordonnée et chaotique, mais suite à une chute qui n'est pas donnée d'un coup, mais organisée suivant les lois naturelles de l'émanation divine. Tout est fondé suivant les commandements éternels de Dieu, disait-il. Si chez le Chrétien, l'Univers n'est pas donné tout d'un coup, qu'il est en un sens subordonné au sens que l'on peut avoir de l'homme, alors l'Univers devient plastique. Il est vrai qu'en lui, il y a des risques, des possibilités de transformation, de chute, mais il y a aussi du progrès. L'homme se fait à lui-même son destin. Il a devant lui ses alternatives qui sont véritables et son choix a sur le cours des choses une influence réelle. Le temps n'est plus une image de l'éternité, il est au contraire durée créatrice et efficace. Voilà la raison pour laquelle Spinoza a laissé penser que l'Univers est animé d'événements véritables que seule notre âme est susceptible d'en discerner le sens. Mais cet âme n'est pas dissociable de la vérité de Dieu dont elle témoigne. L'éternité de l'âme se trouve donc équivalente à celle de Dieu, car il ne s'agit que d'une même nature animée par l'idée de l'éternité.

Ce monisme spinoziste est diffèrent de celui des Stoïciens qui ont conçu l'organisation sur la base de leur théorie du langage, de la communication et de la discussion. Cette théorie de l'organisation du langage a échappée à Spinoza, bien que l'esprit de celui-ci fut occupé par le souci d'une organisation politique. Pour les Stoïciens le langage ne peut en effet être organisé que sur la base de la discussion qui doit obéir à des lois anthropologiques et non pas à des lois théosophiques puisant leur fondement dans un ordre théocratique. Si Spinoza avait laissé penser que la force de l'État puise son fondement dans celle des lois divines, et ce lorsqu'il a pensé que les décrets éternels de Dieu sont les seuls garants de l'institution politique, alors cela n'en était pas de même pour les Stoïciens. On peut laisser penser que les volitions incarnant – aux yeux de Spinoza – des volontés éternels de la nature aussi bien naturante que naturée, correspondent à ce que les Stoïciens ont pensé en terme d'incommensurabilité des événements, des faits concrets et des processus qui les accompagnent. Mais ce rapprochement porte en lui-même un risque, car pour les Stoïciens les événements dans leur mouvement sont indépendant d'une volonté éternelle que Spinoza a qualifié de décrets éternels de Dieu. Si avec Spinoza, la création et l'adventicité du monde puisent leur fondement dans la reconnaissance de la loi divine, alors il n'en va pas de même pour les Stoïciens qui ont pensé le monde en terme d'adventicité-éternelle, lorsqu'ils ont pensé l'âme de Zeus (dieu éternel) en relation avec l'âme humaine puisque l'une et l'autre sont éternelles. Quant au sens de la parole, elle est définie par Spinoza en rapport avec les décrets éternels de Dieu qui, tout en faisant valoir (par le biais des lois divines) ses commandements, transforme le mouvement dynamique de l'âme humaine en soumission parfaite à ses lois-commendements. Le sens de la parole, chez les Stoïciens ne peut être compris que lorsque l'on compare leur vision de la méthode dialectique à celle de Spinoza. Pour ce dernier, la dialectique doit avoir affaire au mouvement des choses qui subsistent dans l'être, car “ ‘Chaque chose, autant qu'elle est en elle, s'efforce de persévérer dans son être ’ , disait Spinoza. Cela est proche en effet de la conception des Stoïciens qui ont pensé l'unité du monde et sa subsistance. Mais la différence repose sur la théorie du Verbe. Ainsi, comme nous venons de le voir à travers la différence entre le Verbe Chrétien et le Logos stoïcien, on peut dire que la théorie du Verbe chez Spinoza puise son fondement dans la substitution de toutes les propositions à la volonté éternelle de Dieu. Par conséquent, l'organisation événementielle se présente sous forme d'une succession de propositions qui dans leurs sonorités s'organisent autour d'un axe syntagmatique que reflète la perception compréhensive des décrets éternels de Dieu, conçus comme loi divine. Alors que chez les Stoïciens cette même organisation est en relation avec uniquement des événements, ou avec des suites d'événements actuellement perçus. Cette perception ne peut faire l'objet d'une compréhension que si l'on s'astreint à percevoir par la raison la différence entre deux ou plusieurs faits perçus par les sens. Par conséquent, l'organisation n'est plus syntagmatique, mais elle est au contraire paradigmatique, car les faits n'obéissent plus à une volonté extérieur à eux, mais à des volitions qui leurs sont intrinsèques. Si chez les Stoïciens les volitions sont en relation de connexion nécessaire les unes avec les autres, alors elles sont chez Spinoza en relation de connexion réciproque avec les décrets éternels de Dieu, car pour Spinoza, les choses manifestent cette volonté transcendantale à travers des schèmes cognitifs transcendantaux.

En plus de cette différence, on peut dire que le verbe chez les Stoïciens incarne d'abord des événements que l'on peut formuler et reformuler par le biais de la construction d'un discours. Le verbe n'est plus en relations avec des réalités, que l'on peut rapporter en décomposant le pôle de l'information. Le verbe est en relation parfaite avec les fonctions phatiques du discours d'un sujet qui est au préalable un actant mettant en forme des événements, des mouvements ayant des véritables effets dans le monde sensible. L'important chez les Stoïciens ce ne sont pas les accroissements des activités subjectives d'un sujet, mais le plus impotant est au contraire ce qui est nombré par l'activité corporelle des êtres. Cette activité du fait qu'elle possède un résultat, il est donc d'une importance capitale d'en apprécier la forme au lieu de chercher à en discerner les différents sens lors d'une décomposition par des parties. C'est la raison pour laquelle les Stoïciens ont (à l'opposé de Spinoza) considéré les résultats des activités des corps comme des incorporels, car ce qui était en premier lieu intéressant pour eux étaient les résultats des activités des corps, et non pas – comme chez Aristote – les différentes acceptions sous lesquelles une notion générale se présente. D'ailleurs si Aristote a laissé entendre que l'être se prend en plusieurs acceptions qu'il n'est pas une simple homonymie, les Stoïciens l'ont pas suivi dans cette conception car pour eux, l'unité, la cohésion de l'être étaient parmi les invariants fonctionnels de leur système philosophique. Les Stoïciens ignoraient en effet la distinction entre la proposition et l'attribut qui en découle. Ils ne faisaient aucune distinction entre les propositions universelles et les propositions particulières, car il peut en effet exister une homonymie entre la cause et ses quelques propriétés. Sur ce point précis, on peut laisser penser la réussite de la transposition didactique du monisme stoïcien par Spinoza, car nous venons de voir que la cause, pour lui, ne peut être comprise que par la compréhension de ses quelques propriétés. Cela veut dire aussi que Spinoza avait conçu – de la même manière que les Stoïciens – les faits dans leur rapport hétérogènes dans la perspective d'une relation de succession nécessaire entre deux ou plusieurs faits différents. Si les faits sont en rapport de causalité les uns avec les autres, alors l'homonymie spinoziste qui nous rappelle celle d'Aristote, sera repensée par les Stoïciens et par Spinoza plus tard en terme de synonymie surtout lorsqu'il s'agit de la relation de cause à effet. Dire avec Spinoza que le fait de connaître l'effet par la cause n'est autre chose que connaître quelque propriété de la cause, revient enfin de compte à reconsidérer la synonymie aristotélicienne qui annonce une identité de notion, une communauté de nom et une synonymie qui sa été traduit chez les Stoïciens dans la théorie du verbe, par la relation de connexion nécessaire entre les propositions et les cris : entre les actes événementiels qui ressemblent aux faits factices. D'ailleurs lorsque Michel Foucault dira plus tard qu'au-dessous des propositions il y a des cris, cela est en réalité un retour conscient ou inconscient au stoïcisme, un retour analogue à celui que Spinoza a voulu faire admettre lorsqu'il a annoncé (à travers son texte : De la loi divine), la nécessité d'une mise en forme de notre entendement, à travers l'énonciation de nos énoncés, de nos manières d'être et de faire. Car pour Spinoza ces mêmes manières incarnent une unité de notre comportement. Cette unité s'explique par la relation de connexion nécessaire entre l'incommensurabilité de nos volontés (volitions) et notre entendement, qui est la meilleure partie de notre être. Voilà la raison pour laquelle l'acte de comprendre est compris par Spinoza en relation de connexion nécessaire avec l'acte d'appréciation de soi. Car la joie de vivre la vie voire de la dominer, repose sur l'amour de notre destin en tant qu'êtres raisonnables capables d'apprécier nos manières d'être et de voir. C'est ainsi que Spinoza a laissé penser que ‘Celui qui se comprend lui-même et comprend ses affects clairement et distinctement aime Dieu, et d'autant plus qu'il se comprend mieux lui-même et comprend mieux ses affects ’ ”.

Cette conception de l'ouverture à l'égard de nous-mêmes, à l'égard de nos états d'âme n'est rien d'autre que celle qui occupe aujourd'hui le psychologisme moderne, qui conçoit le souffle pneumatique antique dans le "connais-toi toi même" de Socrate. Cet acte a déjà puisé son fondement le souffle pneumatique de l'âme conçut chez les anciens comme un acte purement physique qui se traduit par la mise en forme de l'oeil à travers lequel le sujet-agissant met en forme les faits. Cet acte de la visée est aujourd'hui compris (comme on le verra avec Hussel, Heidegger et Merleau-Pontyt) en relation avec l'acte subjectif du sujet qui à la fois comprend, aperçoit et met en mouvement les faits. Ce sens nous venons de présenter ses différents aspects avec les auteurs que nous étudions à savoir Claude Bernard, Paul Fraïsse, Maurice Reuchlin et Antoine Léon.

Comme on peut le constater à travers cette comparaison entre les Stoïciens et Spinoza, la transposition didactique du sens des catégories psychologiques était donc amoncelée dans les pratiques réflexives de l'effort philosophique. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle dans cette thèse, nos commentaires, nos analyses et nos réflexions n'ont pas échappé à des présupposés théoriques d'ordre philosophique. Cette vision est largement partagée par Paul Fraïsse qui a pensé que la quasi-totalité des processus supérieurs de la personnalité comme par exemple la sensation et la perception, ont une origine dans l'effort réflexif de la philosophie 731 .Voilà la raison pour laquelle dans la plupart des cas le sens des différentes étapes de la méthodologie expérimentale dans son ouverture aux choses, est controversé.

Notes
659.

René La Borderie, op cit.

660.

Léon(A.), op cit.

661.

Meirieu (Ph.), op cit.

662.

Meirieu (Ph.), Apprendre ...oui, mais comment ?op cit.

663.

Léon (A) op cit.

664.

Bachelard (G.), op cit.

665.

Merleau-Ponty (M.), op cit.

666.

Sahlins (M.) Age de pierre, âge d'abondance l'économie des sociétés primitives Paris 1984

667.

Polanyi (K.) La Grande transformation aux origines politiques et économiques de notre temps Paris. Edit. Gallimard. 1983.

668.

Derrida (J.) Donner le temps . Paris. Galilée. 1991

669.

René La Borderie, op cit.

670.

Revue esthétique, op cit

671.

Kuhn (Th.) La Tension essentielle tradition et changement dans les sciences . Paris. 1990.

672.

Nadel (S.), op cit.

673.

Kant (E.) Critique de la raison patique , op cit.

674.

Ibid. Dire que cela a été suffisamment démontré ailleurs est une povocation intellectuelle à travers laquelle Kant incite son lecteur à prendre connaissance de tout ce qu'il a écrit dans les Fondements de la Métaphysique des Mœurs .

675.

GrmeK Micro Drazen, op cit.

676.

Ravaisson (F.) De l'habitude . Paris. 1996.

677.

Si Kant avait laissé penser la nécessité de la prise en compte de la relation entre la cause et l'effet, entre les êtres humains qui ne sont pas finis lorsqu'ils agissent dans le respect les uns envers les autres, alors Hegel le reprit sur ce point précis tout en affirmant que l'absolu-liberté est une nécessité relationnelle qui puise son fondement dans la mise en forme des idéaux et des valeurs inhérentes à la pensée subjective des sujets. Celle-ci use d’une part du monde sensible pour se manifester et d'autre part elle cherche du sens dans le frisson du sens via la certitude sensible. Voilà la raison pour laquelle Hegel a laissé entendre que c'est dans l'art, (dans le monde sensible, dans les choses factices) que l'homme a déposé ses idées les plus hautes, et que le sens peut parfois résider dans le frisson du sens. Ces affirmations vont avoir un impact sur le sens de la relation entre les êtres humains, une relation qui prolonge le principe Kantien du respect qui délimite les relations humaines qui ont tendance à être animées par la finitude. C'est pour cela que Hegel note – comme nous l'avons déjà avancé en nous référant à sa pensée politique rapportée par Bernard Bourgeois – que “ l'identité absolue est à la fois l'identité de l'identité et de la non et identité ”, et que  “ tous ce qui est rationnel et réel et tous ce qui est réel est rationnel ”.

678.

SPINOZA, Traité Théologico-Politique. Chapitre VI : DE la loi divine Traduction de Ch. APPUHN. (Texte ayant été destiné aux candidats du concours externe de recrutement de professeurs agrégés, en section de philosophie année 1998).

679.

Voir l'article intitulé : L’amour intellectuel de Dieu, partie éternelle de l'amor erga Deum, par Alexandre Matheron, in, Revue : Les études philosophiques , Edit P. U. F Avril – Juin 1997 pp : 231 et suiv. Ce numéro est consacré au thème : Durée Temps, Eternité chez Spinoza.

680.

Ibid.

681.

Ibid.

682.

Les versets coraniques qui légitiment l'idée de la transcendance qui surgit de l'immanence sont nombreux. En plus de ceux qu'Averroès avait déjà mentionné, on peut ajouter certains qui se rapprochent de cette conception de Spinoza. Par exemple le verset qui souligne : "layouKalifou allahou nafsan ila ousaha", que nous proposons de traduire par : "Dieu ne contraint aucune âme que selon l'extension de ses propres capacités". C'est-à-dire que chaque âme est jugée, évaluée selon ce qu'il sait faire et dire. Cela est un exemple privilégié pour monter que dans la perspective coranique, la contrainte, la coercition sont en rapport avec ce que l'âme, le sujet pensant savent faire. Du point de vue didactique et pédagogique, cela est proche de ce que Spinoza pense en terme d'acquisition à la différenciation cognitive de Dieu dont témoignent toutes les choses de l'être. Autrement dit chaque être porte en lui sa propre connaissance de Dieu. Voilà la raison pour laquelle nous sommes forcé de nous référer à Aristote et au Coran, car dans la perspective de ces deux points de vue, même les oiseaux par exemple sont vénèrent Dieu. "N'ont-ils pas vus les oiseux au dessus d'eux, se déployant et se repliant tour à tour ? Qui les soutient, sinon le Très Miséricordieux ? Il est vraiment observateur de tout". Coran. Dans un autre verset, il est dit que même "les fourmilles, les oiseaux tous les êtres de la nature sensible exaltent et chantent les louages de Dieu". On peut rencontrer aussi et à plusieurs reprises cette conception à travers d'autres versets comme par exemple celui qui pense que "tout ce qui est dans les cieux et la terre a chanté pureté de Dieu" . Voire à cet égard SourateLe FerN°57, verset 1 ; ou encore, Sourate : La mobilisation N° 59, verset 1, là où ce même verset est rappelé. Ces conceptions sont si proches de celles de Spinoza qui pense aussi que "les êtres de la nature enveloppent et expriment l'idée de Dieu à proportion de leur essence et de leur perfection". Voilà ce qui pose problème en ce qui concerne le sens du statut de la chose entre sacralisation et désacralisation. D'ailleurs ce débat philosophique a connu une extension jusqu'à David Hume dans Dialogues sur la religion naturelle, qui soumet les preuves rationnelles de l'existence de Dieu à une critique essentielle. Ce n'est rien d'autre que ce que nous venons d'avancer en terme d'ouverture permanente à l'égard des faits pour en déduire la connaissance absolue.

683.

Citation de Spinoza rapportée par Alexandre Matheron, op cit.

684.

Voir : Nietzsche Sur l'histoire, seconde considération inactuelle , op cit, p : 58.

685.

Ibid, p : 61.

686.

Voir l'article intitulé : L'éternité dans leTraité théologico-politique, par Pierre-François Moreau, in Revue Les études philosophiques, op cit, p : 223 et suiv.

687.

Ibid.

688.

Voir Francis FuKuyama, op cit, p : 466.

689.

Voir conférences de Heidegger, op cit.

690.

Voir l'élection et l'éternité de l'Etat chez les juifs, une idée dont pale Spinoza tout en la dénonçant. Ce débat avait agité la communauté judéo-portugaise d'Amsterdam. Pour plus de précision quant à ces idées, lire le chapitre: l'éternité dans le Traité théologico-politique, par Pierre François Moreau op, cit pp : 223 à 229. Quant à la référence à Maïmonide, un philosophe Juif, elle porte sur l'éternité du monde que Spinoza ne mentionne qu'à partir du Chapitre VII, G, du T.T.P, pp : 113 – 114, voir aussi Pierre François Moreau, op cit p : 203.

691.

Voir à cet égard la règle VI des Règles Pour La Direction De l'Esprit , là où il est question de l'appréciation des lois de série. Op, cit.

692.

Brehier (E.), Chrysippe et l'ancien Stoïcisme , op, cit pp : 114 et suiv.

693.

Emile Brehier pense en effet que “ Le dualisme agent-patient apparaît d'abord dans l'univers considéré dans son ensemble ; c'est alors l'opposition entre Dieu et la matière. L'action divine consiste essentiellement en une transformation qualitative de la matière. La matière est par elle-même privée de toute qualité ; elle change sous l'action divine, et les quatre élément (c'est-à-dire agent, patient Dieu et matière) se produisent. Mais ce dualisme a deux aspects : La matière en elle-même ne présente certes aucune détermination qualitative ; pourtant elle n'est nullement assimilable à un non être. L'être chez les Stoïciens, ne réside pas dans la qualité, mais bien dans la copropriété pure et simple. Et la matière, puisqu'elle subit l'action d'un principe actif, est nécessairement un corps, étendu dans l'espace et résistant, d'une réalité qui égale celle de l'agent divin. Tout agent est également un corps, et Dieu qui agit sur la matière est corporel ”. Brehier (E.), Chrysippe et l'ancien Stoïcisme , op, cit p : 116 et 117.

694.

Le Traité Théologico-politique écrit en 1670, pour répondre à l'accusation d'athéisme. Chose que Ibnou Ruschd (Averroès) avait déjà vécu lorsque certaines autorités religieuses avaient décidé de brûler ses écrits en l'accusant aussi d'athéisme. (voir le film de Youssef Chahin : Almassir : Le destin).

695.

Spinoza n'a pas été très loin pour réaliser la rupture dont il rêvait. Car il a fondé une théosophie au lieu d'une philosophie. Il n'a pas réussi (de la même manière qu'Averroès) à réaliser la conciliation sur la base de la rupture. D'ailleurs on peut dire que les deux hommes : Averroès et Spinoza, ont mis en place une théosophie correspondante aux exigences politiques et spirituelles de leur temps, au lieu de mettre en place une philosophie pratique indépendante de toute engagement théologique. En effet lorsque par exemple Spinoza conclut que la nature naturante n'est pas identique à la nature naturée, il revient pour renvoyer cette identité à l'idée de Dieu en disant : “ Tout ce qui est est en Dieu, et rien ne peut sans Dieu être ni être conçu ”. A la question de savoir si cela ne confond pas Dieu et le monde, Spinoza répond : “ Mais s'il y en a qui pensent que Dieu et la nature (par quoi ils entendent une masse ou une matière corporelle) ne sont qu'une et même chose, ils sont totalement dans l'erreu ”. Cela signifie clairement que l'équation "Dieu ou encore la nature"(Deus sivenatura) signifie que Dieu est la nature créante (naturans) et que tout ce qui est advenu par lui (naturata) et est aussi par lui maintenu dans l'être. Toute connaissance doit donc saisir les attributs ou modes de Dieu, “ et rien d'autre ”. La coïncidence de l'esprit humain avec la substance donne une nouvelle dimension à la manière adéquate de vivre. Il s'agit pour Spinoza d'accepter l'ordre des choses, ou Dieu, comme choses déterminées. C'est-à-dire comme étant des manières d'être incarnant des liaisons logiques reconnues en elles.

696.

Spinoza Ethique II explication de la définition V, cité par Chantal Jaquet, op cit.

697.

Spinoza , Ethique V, corollaire de la proposition XI, voir Article de Chantal Jaquet, in Revue les études philosophique, Durée, Temps, Eternité chez Spinoza op, cit, p : 147.

698.

Chrysippe pense que dans les habitudes grecques des mots peuvent désigner à la fois le pluriel et le singulier. Ces erreurs peuvent s'étendre jusqu'au Sage. Voilà la raison pour laquelle Thomas Kuhn pense que la science puise son sens dans une critique de la provenance des concepts et des propositions, dans une ouverture sur les traditions, les habitudes et les cultures de ceux qui mettent en forme la science.

699.

Spinoza, op cit, p : 152.

700.

Spinoza, préface de la partie VI de L'Ethique , cité par Chantal Jaquet, op cit. p : 148.

701.

Spinoza Ethique, Scolie de la proposition XVII , cité par Chantal Jaquet, op cit. pp : 152 & 153.

702.

Ibid.

703.

Chrysippe emploie lui-même cette comparaison pour faire concevoir comment plusieurs représentations peuvent coexister dans l'âme : la tension de l'air dans la transmission de la lumière.

704.

Alexandre Matheron, op cit, p : 232.

705.

Ibid.

706.

Propos de Spinoza recueillis par Chantal Jaquet, op cit. p : 154.

707.

Spinoza, op cit.

708.

Ici Spinoza subordonne l'exercice de la Raison à la vision béatifique.

709.

Ibid.

710.

Voir Ariel Suhamy, in Revue les études philosophiques , op cit. pp : 201 à 221.

711.

Lettre à Hudde datant de Juin 1966, Cité par Chantal Jaquet, op cit.

712.

Spinoza, Ethique I. 14 et 15 , cité par Aristotélis Stilianou, in Spinoza et le temps historique, voir Revue Les Etudes Philosophiques , op cit. p : 192 et suiv.

713.

Spinoza Ethique V proposition III. Cité par Chantal Jaquet, op cit.

714.

Voir et observer, signifie une subordination de la vision théorique, à l'observation des règles de la raison.

715.

Spinoza par, Alexandre Matheron, op, cit.

716.

Spinoza , Ethique V, corollaire de la proposition XI, voir Article de Chantal Jaquet, in Revue les études philosophique  : Durée, Temps, Eternité chez Spinoza op, cit., p : 147.

717.

Spinoza Ethique V proposition III. Cité par Chantal Jaquet, op, cit.

718.

Spinoza, Ethique I 14 et 15, cité par Aristotélis Stilianou, in Spinoza et le temps historique, voir Revue Les Etudes Philosophiques , op cit. p : 192 et suiv.

719.

Spinoza, Scolie de la proposition XXXIII EV. Voir Chantal Jaquet, op cit.

720.

Spinoza op, cit.

721.

Ibid.

722.

Sur ce point précis, voir Emile Bréhier : Chrysippe et l'ancien Stoïcisme , op cit. pp. : 22 et 23.

723.

Brochard (V.), Etude de philosophie ancienne et de philosophie moderne, 2 ème Édition Paris Vrin 1926 pp : 489 à 503.

724.

L'exigence dont il est question ici, repose sur le fait d'abandonner les faits apparents en vue d'être en contact directe avec leurs états d'apparition. Pour ce qui est de Descartes, nous avons déjà fait remarquer qu'il a regretté (comme il l'a laissé entenbdre) “ d'être né enfant avant que d'être homme, et qu'il nous ait fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, en sorte que nos jugements ne peuvent être si purs ni si solide qu'ils auraient été si nous avions eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n'eussions jamais été conduits que par elles ”. Cette exigence rationaliste qui s'oppose évidement à l'optique des Stoïciens qui avaient pour but la prise en compte du sens commun, a conduit Descartes à rejeter toutes les opinions qu'il a reçu en sa créance, “ afin d'y en remettre par après ou d'autres meilleurs, ou bien les mêmes ”, lorsqu'il les auraient “ ajustées au niveau de la raison ”. Telle est la condition “ pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences ”. Mais Descartes ne va pas s'arrêter là, il va se tracer comme le fera Spinoza après lui, une éthique, une morale par provision. Si Descartes avait admis comme première maxime de sa morale provisoire “ d'obéir aux lois et aux coutumes de son pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu lui a fait la grâce d'être instruit dès son enfance, toute en se gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels il aurait à vivre ”, alors Spinoza le reprit sur ce point précis pour marquer l'utilité du langage du ouï-dire et du sens commun. Car bien que le pôle de l'information soit opposé à celui de la formation, cela n'est pas pour autant une raison pour les opposer, du moment que l'utilité de l'information sert à mener la vie pleine. C’est-à-dire à vivre le plus heureusement possible tout en contemplant les réalités intrinsèques et extrinsèques. Voilà la définition spinoziste du gai savoir qui s'opère dans la joie de vivre. Il est donc claire que Descartes est – comme Spinoza, malgré certains différents qui les opposent – du côté du dessein d'une vie heureuse qui s'opère dans la formation d'une morale par provision dans l'attente d'avoir des principes certains pour la pratique. Il est impossible pour la plupart des hommes d'atteindre les principes certains d'une vie meilleure et heureuse par la suite d'une élévation de l'esprit à l'autonomie rationnelle qui puise sa recherche dans l'autosuffisance et l'autoréflexion. Chose qui a conduit les Stoïciens à substituer à l'idéal absolu de la sagesse des maximes subsidiaires, expression d'une prudence pratique.

725.

Sur ce point précis voir ce que Philippe Lacoue-Labarthe a écrit en parlant de l'élimination massive des individus par la voie de la technique. (Cf : Lacoue-Labarthe (Ph.), in La fiction du politique Heidegger l'art et la politique, op cit. pp. : 33 à 39). Quant à la réplique indirecte, voir Guéry (F.) La société industrielle et ses ennemis, op, cit. pp. : 38 & 39.

726.

Ces statues sont rapportées, par Aristote dans sa Politique . Certains disent qu'elles étaient en quelques sortes des marionnettes mobiles se rendaient à la cérémonies des Dieux (Voir à ce propos, Jean Claude Beaune, in l' Automate et ses mobiles , d'autres disent qu'elles étaient des statues mobiles que les Grecs attachaient sous peine de les voir se sauver. Voir Tricot (J.) Aristote, La politique , op cit.

727.

Adorno dès les premiers lignes de sa Théorie Esthétique , décrit notre période moderne et contemporaine, par une sorte de barbarie inhérente à sa propre culture. C'est ainsi qu'il souligne : “ Il est devenu évident que tout ce qui concerne l'art, tant en lui-même que dans sa relation au tout, ne va plus de soi, pas même son droit à l'existence... ” Adorno (T.W.), op, cit.

728.

Dans un chapitre de La Critique de la Raison pratique , qui intitule : “ Du concept d'un objet de la Raison Pure ”, Kant fait référence aux Stoïciens en disant : “ Ainsi on pouvait bien se moquer du stoïcien, en proie aux plus violentes attaques de goutte, s'écriait : Douleur, tu as beau me tourmenter, je n'avouerai jamais que tu sois quelque chose de mauvais = elwas Böses (malum) ! il avait cependant raison ”. Op cit. pp. : 62 à 64. A cet endroit, la référence mentionnée par Kant aux Stoïciens, montre que la raison ne peut effectivement avoir raison que lorsqu'elle reconnaît (à travers les jugements du goût dont elle dispose), que la douleur est d'une part, un fait factice susceptible d'être reconnu, et d'autre part, cette même douleur n'est pas inhérente à la propre personnalité du sujet raisonnable. Elle est au contraire due à des causes empiriques extrinsèques. C'est en effet ce que Kant voulait faire comprendre lorsqu'il souligne : “ Il faut encore la raison pour ce jugement ”. C'est-à-dire, que la bonté de l'homme raisonnable, repose sur sa capacité à juger le vrai et le faux tout en usant de sa propre raison, tout en vivant comme disait les Stoïciens, selon sa propre raison. L'homme être raisonnable lorsqu'il est soumis à des maux venant de la nature sensible extrinsèque à sa propre personnalité, il doit donc faire bon usage de sa raison pour classer les faits. Car l'homme (à travers sa capacité de juger, de distinguer le vrai du faux, le mal du bien), est le seul être raisonnable à pouvoir user de son pouvoir, de détourner la douleur par le biais de la recherche de quelques propriétés de sa cause. Cela ne peut être établi que si l'homme a conscient du fait que la douleur qu'il ressent n'est pas due à sa propre personnalité intrinsèque. La disposition intentionnelle incarnant le jugement du goût, que la nature a prise pour l'homme, pour qu'elle soit compréhensible, elle doit être soumise au tribunal de la raison. Celui-ci juge du bien et du mal qui embrassent la raison. Cependant le fait d'affirmer avec Kant que la raison doit obéir à elle-même, nous rappelle en effet l'adage des stoïciens : vivre en accord avec soi même, avec sa raison. C'est d'ailleurs ce que pense Kant dans la première section des Fondements de la Métaphysique des Moeurs, là où il évoque la nécessité d'une bonne volonté qui n'obéit qu'à elle-même dont le caractère constitue la loi de sa propre liberté. On peut donc laisser penser que Kant est plus proche des Stoïciens aussi bien dans la première section des Fondements de la Métaphysique des Moeurs que dans ce chapitre de La Critique de la Raison Pratique, car pour lui, l'enjeu de la liberté pratique est la nécessité de la mise en forme par la raison de ses acquis antérieurs dont témoigne la disposition morale fondamentale. Cette dernière permet à l'homme d'agir d'une manière spontanée dès que le vouloir de la raison se fait sentir. A ce propos on peut dire que la raison stoïcienne et la raison Kantienne ont comme maxime commune : ainsi je veux ainsi j'ordonne ! S'agissant de la seconde référence portant sur l'École épicurienne, Kant fait référence à Epicure en disant : “ Si avec Epicure, nous admettons que la vertu ne détermine la volonté que par le plaisir qu'elle promet, nous ne pouvons ensuite le blâmer de considérer ce plaisir comme tout à fait de même nature que les plaisirs des sens les plus grossiers ; car on n'a aucune raison de l'accuser d'avoir attribué, uniquement au sens corporels, les représentations par lesquelles ce sentiment est excité en nous. Autant qu'on peut le conjecturer, il a cherché la source de beaucoup de ces représentations dans l'usage de la faculté supérieure de connaître ; mais cela ne l'empêchait pas et ne pouvait l'empêcher de considérer, d'après le principe indiqué, le plaisir que nous procurent ces représentations au reste intellectuelles, et par lequel seul elles peuvent être des principes déterminants de la volonté, comme tout à fait de même nature que les autres plaisirs... ”. (Cf. Critique de la Raison Pratique , op cit. p : 23). A travers cette référence à cette seconde École qui partage avec la précédante la doctrine matérialiste et rationaliste, Kant veut d'abord démontrer la nécessité de respecter ses ennemis lorsque ceux-ci sont conséquents et cohérents avec eux mêmes. Chose qu'il reproche en effet à la pensée de son temps. (Voir à ce propos la suite du texte). Ensuite, il fait l'éloge du principe d'Epicure qui fonde la liberté sur la mise en forme des jugements du goût qui animent la variable personnalité du sujet. Cependant la faculté supérieure de connaître qui puise avec les Epicuriens son fondement dans la faculté inférieure de désirer est repensée avec Kant en terme d'une bonne volonté qui agit à sa guise qui ordonne ce qu'elle veut et qui veut ce qu'elle ordonne. La règle pratique pour Kant comme pour Epicure, repose sur la mise en forme de ce qui anime la pensée de la raison qui s'astreint à arraisonner les corporels tout en mettant en forme ses représentations qu'elle projette dans le monde sensible.

729.

Spinoza, op cit.

730.

Ibid.

731.

Nous retenons cette remarque dans le Traité de la psychologie expérimentale T VI, consacré à la perception. (Cf : Paul Fraïsse, op cit.). Dans le chapitre XIX, consacré à la perception de la durée, Paul Fraïsse pense que la perception du temps et de l'espace ne peut être discernée que si l'on admette l'ouverture et du temps et de l'espace. Car ces deux notions ( tempset espace) sont d'une part, des milieux indéfinis où se déroulent les éléments envisagés dans leur succession et leur distance, et d'autre part, (comme le pense Paul Fraïsse) “ ils sont des concepts que la psychologie emprunte en une première démarche à la philosophie ”. Cela veut dire que la perception du temps et de l'espace est un concept discursif. Car le fait de se poser la question : qu'est-ce que la perception du temps et de l'espace ? nous renvoie à des problèmes philosophiques les plus obscurs ! Nous allons dans la troisième partie de ce travail essayer d’expliquer longuement cela.