Chapitre V : L'appréciation des différentes formes de transposition didactique des étapes de la méthodologie expérimentale entre ouverture et achèvement.

Ce chapitre représente en réalité la phase de l'appréciation de la légitimité ou de l'illégitimité des différentes formes de reformulations que subissent les textes dérivés prescriptifs, pédagogiques, exotériques et didactiques, aux textes sources qualifiés d'originaires, de descriptifs, d'ésotériques et de scientifiques. Ces transformations sont aussi celles qu'incarne le passage du processus de la vulgarisation de la transposition didactique, à celui de la transposition didactique lui-même. La place qu'occupe le texte de la vulgarisation par rapport à celle de tous les autres, est une place remarquable, car parfois cette technique est nécessaire pour l'humanisation du savoir et pour l'extension du pouvoir cognitif.

En réalité cette phase de l'appréciation des travaux de nos différents auteurs est pour nous une prise de position à travers laquelle on laisse dissimuler notre point de vue quant aux altérations (que nous avons déjà avancé), survenues lors du passage du savoir-savant au savoir à être enseigné. En plus de ce que nous avons souligné à son propos dans nos analyses précédentes, on a pensé qu'un chapitre était nécessaire pour débattre de la question de la falsification qui use lors de la fabrication d'un objet de savoir, des différentes méthodes pour transposer le sens d'une proposition, d'un contenu ou d'une notion.

Bien que toutes les transpositions didactiques se réfèrent à un même auteur : Claude Bernard – dont le texte de l'Introduction à l'étude...est devenu leur lieu commun – , elles sont malgré cela toutes différentes. Cette différenciation didactique traduisant l'écart entre les notions et les propositions, est due à la diversité du public auquel s'adresse chaque auteur. Pour nous, il n'est pas une raison de tomber dans ce que Roland Barthes appelle : l'asémisation sous prétexte que l'on s'adresse (comme le font les auteurs de nos textes) à des auditoires différents. Il n'est donc pas légitime d'altérer des propositions uniquement parce que le statut d'un texte est déterminé en fonction du public auquel il s'adresse. Cependant du point de vue didactique, on peut dire que toute information émanant du monde du ouï-dire et du sens commun est une déformation. Mais nous venons de montrer que cela n'est pas toujours vrai. D'ailleurs des philosophes comme Descartes et Spinoza ont pensé l'information en terme d'utilité et non pas en terme de nécessité. Par conséquent, dans le domaine de l'éducation et de la didactique, ce qui est utile n'est pas toujours nécessaire. Voilà ce qui nous laisse penser que le texte de Fraïsse en s'adressant à travers le Que sais-je ? à un grand public et en cultivant l'utilité de l'apparaître, est un texte qui incarne la visée des comportementalistes qui pensent que l'ouverture sur les aspects apparents de l'environnement des sujets, est une technique utile pour comprendre des faits ; alors que le texte de Reuchlin en s'adressant à des physiologistes, en vulgarisant la science dite psychophysique-subjective, est un texte qui s'adresse à des spécialistes de la physiologiste bien que ses propositions soient en apparence simplistes. Si le premier s'adresse à des gens du pôle de l'exotérique, alors le second s'adresse à ceux du pôle de l'exotérique.

Lorsque le texte prescriptif parle du constitutif de la psychologie expérimentale, il tombe dans la décontextualisation. Pour élucider cela reprenons l'exemple de l'hypothèse. Si cette dernière est aux yeux de Reuchlin éprouvée, alors on peut laisser penser que la vie psychique anime tous les êtres vivants y compris les corps physiques. Il y a ici un changement de modèle de référence qui rend la transposition didactique illégitime, car nous pensons que les caractéristiques de la psychologie expérimentale soulignées par le texte de Maurice Reuchlin, ne sont pas en réalité celles de la psychologie expérimentale. Ces caractéristiques sont celles de la physiologie, qui prend en compte uniquement l'activité de l'organe. Elle ne s'intéresse à vrai dire qu'aux corporels. La psychologie expérimentale est au contraire une science des activités intentionnelles des sujets. Cette activité se dévoile à travers leurs acquis antérieurs qui sont au fond des incorporels, qu'on ne peut comprendre que dans une perspective d'ouverture globale sur ce que Husserl pense en terme de “ Conscience donatrice, distinctive de l'objet ” 737 . Cette vision avancée par le texte pseudo-scientifique de Maurice Reuchlin n'est pas une vision nouvelle. Si l'on remonte plus loin dans la tradition philosophique, on peut alors retrouver cette pensée animiste issue d'un monisme vitaliste, dans la pensée des Stoïciens pour qui – comme nous venons de le voir – , la nature peut nous donner des modèles de connaissance, puisqu'elle palpite de la vie. Les Stoïciens ont traduit cela par le vivre conformément avec la nature, dont le sens le plus large du mot. Car l'ouverture aux choses peut parfois nous servir pour “ Apprendre de la fleur et de l'animal ce que c'est que s'épanouir ”, comme Nietzsche l'avait déjà laissé entendre.

Cette perspective physiologique qu'incarne le texte prescriptif de Maurice Reuchlin, nous renvoie à penser avec cet auteur que la physiologie intègre en elle-même la psychologie expérimentale. Mais si l'expérimentation est dans ce champs généralisée d'une manière indifférenciée et que les résultats sont à la portée d'une minorité, alors il n'en va pas de même dans le domaine de la psychologie expérimentale là où l'on s'astreint à classer les faits à expérimenter pour mettre en forme des expériences-pour-voir. De ce fait, on peut dire que le domaine du possible n'est pas toujours celui du réel, car il existe des cas où l'on ne peut guère transposer l'expérience physiologique dans le domaine psychique. C'est la raison pour laquelle le texte descriptif de Paul Fraïsse insiste sur une éthique de l'expérimentation. Cette approche est absente dans le texte du Guide pratique de l'étudiant...de Maurice Reuchlin, un texte de la vulgarisation scientifique de la transposition didactique. Nous le qualifions ainsi puisqu'il s'adresse à un public possédant déjà quelques notions psychologiques et physiologiques.

Cette construction de l'auditoire comme tâche commune aux textes du Que sais-je ? et à ceux du Guide..., engendre un changement de modèle de référence. Bien que tous les textes soient publiés chez un même éditeur, ils ne s'adressent pas pour autant à un même public. Ils ne construisent pas les mêmes auditoires. En effet, le texte prescriptif se veut éducatif et didactique. D'ailleurs l'expression : Guide pratique de l'étudiant en psychologie en est un exemple probant. Cependant, on est en droit de nous poser la question suivante :

Est-il vraiment un guide pratique ou simplement un codage de problématiques théoriques ? C'est la question centrale que nous posent quelques formulations de ce texte. Dans une perspective didactique l'auteur du Guide pratique de l'étudiant en psychologie souligne : ‘(....), On procède à la vérification au cours de l'expérimentation et le chercheur construit une situation lui permettant d'observer les conséquences de la manipulation d'une ou plusieurs variables indépendantes sur une variable dépendante. Toute chose étant égale par ailleurs’  ”. Il y a à travers cette simplification un codage théorique d'idées et de pensées. A travers ce codage on rencontre le slogan des Alchimistes qui ont pensé que “ Toute chose étant égale par ailleurs ”. Cela signifie que le sens d'un concept, d'un contenu ou d'une proposition ne peut être établi qu'à travers l'ouverture sur le sens de son opposé. Par conséquent, la vraie transposition didactique n'a de sens que lorsqu'elle se heurte à l'intransportable : à tous ce qui s'oppose au concept initial, car c'est à partir de là, que le pédagogue devient conscient de sa tâche, de son pouvoir et de ses limites. La formulation de l'auteur du Guide..., qui s'inspire du propos des Alchimistes, nous montre que l'auteur est un actant, agissant dans la sphère de la transposition didactique. Il n'est pas un acteur, observateur de ses propres actions et de celles des autres. Il est actant, car il prolonge l'action prise par d'autres savants. Il s'ouvre sur des processus et non pas sur des états. De ce fait, on peut dire que Mauice Reuclin prolonge la même méthode que celle qu'emprunte le savant des sciences exactes, qui manipule dans son laboratoire des corps organiques. C'est ainsi que Reuchlin pratique une chronothèse du sens, du moment qu'il est poseur, donateur du sens à partir de son ouverture à l'égard des faits observables, à l'égard des connaissances acquises dans le passé. La formulation : “ Observer les conséquences de la manipulation ”, avancée par Maurice Reuchlin nous laisse penser à un autre sens de l'acte d'observer. Ce sens n'est rien d'autre que celui de la relation de connexion nécessaire, une relation qui existe entre le faire et le dire. Ce n'est rien d'autre que la définition nominale et arbitraire de l'observation. Cette dernière est définie ainsi parce que le savant est un actant qui s'efface devant son expérience personnelle et devant celle des autres lorsqu'il manipule des corps ou des produits : lorsqu'il est en situation didactique ayant pour tâche uniquement l'assimilation des contenus scolarisables.

Le contenu de l'ouvrage de M. Reuchlin duquel nous avons extrait certains passages que nous avons reproduit dans notre tableau-texte, est incontestablement un "guide". En réalité, il est un guide théorique, puisqu'il s'adresse à un public de spécialistes qui ont déjà des notions en physiologie, en biologie et en physique. Nous pensons qu'un étudiant en première année du D.E.U.G de psychologie, est incapable de bien comprendre la visée de la quasi-totalité de certaines formulations, de certains concepts, dont témoignent certains passages. A partir de là, on peut dire que cette transposition didactique est illégitime, du moment qu'elle ne prend pas en considération le degré d'implication de l'auditoire auquel elle s'adresse. Mais si l'intention de l'auteur (en tant que pédagogue) porte sur la construction d'un auditoire nouveau, alors la légitimité dans ce cas est valable, car le souci de toute transposition didactique réussie (qui s'oppose à l'accomplissement de la notion service), est l'innovation des contenus. Cette même légitimité se heurte à un autre problème philosophique : celui de la distinction entre éducation et manipulation. De quel droit le texte didactique s'astreint-il à inculquer aux étudiants de psychologie l'approche physiologique pour comprendre les processus supérieurs de la personnalité ? Sachant bien que la conduite humaine est une conduite spécifique, génératrice de symboles et de mythes. La réponse à la question précédente se situe au niveau de la tâche de la didactique, qui n'est pas une occasion privilégiée pour rendre service à autrui dans ses apprentissages. Le souci de la didactique est de se retourner contre tout ordre déjà établi d'une manière arbitraire par les apprenants. Cette action cherche à mettre en forme des vérités conventionnelles qui échappent au doute et qui résistent à la critique.

Parmi les autres changements des répertoires lexicaux, on peut relever le but que les deux auteurs assignent à leurs objets de savoirs : la psychologie expérimentale. En effet Paul Fraïsse dans son Que sais-je ? pense que ‘La tâche de la psychologie expérimentale, a gardée le souci de l'étude des processus supérieurs de la personnalité, souci particulièrement sensible dans l'oeuvre de P. Jannet et de A. Binet’  ”. Cette visée va se traduire dans le texte didactique par une reformulation voisine qui consiste à mettre l'accent sur la démarche expérimentale en psychologie, une démarche qui devrait – à en croire le texte didactique – ‘“ s'appliquer avec beaucoup de rigueur très souvent dans le cadre du laboratoire ”’. Pour Maurice Reuchlin, les travaux de cette démarche expérimentale concernent les grandes fonctions. Est-ce que la reformulation : "grandes fonctions" signifie la même chose que celle des "processus supérieurs de la personnalité" ? Telle est la question que l'on se pose quant aux conséquences des changements des répertoires lexicaux.

La réponse à cette question sera l'objet de la dernière partie de notre travail, une partie qui sera consacrée à la transposition didactique des processus supérieurs de la personnalité en particulier la sensation et la perception. Mais avant d'aborder les différents chapitres de cette partie élucidons d'abord les différents enjeux épistémologiques que traduisent – directement ou indirectement – les différentes transpositions didactiques de la méthodologie expérimentale entre ouverture et achèvement.

Notes
737.

Husserl (E.), Chose et espace Leçons de 1907 , Edit. P. U. F. Introduction, traduction et notes par Jean-François Lavigne. 1989. pp. : 60 à 64.