5.1.3. L'homme met les mots en contact avec les choses.

Comme le rapporte Emile Benvéniste dans ses cours de problèmes de linguistique générale, l'homme porte la parole (qui est d'ordre symbolique), aux faits factices. D'ailleurs lorsque Benvéniste se réfère à l'exemple de Frisch, cet américain qui a observé la communication des abeilles, il a voulu par là-même démontré de la même manière que Frisch, que le dépassement du langage des abeilles par celui de l'homme, est un dépassement qui repose sur le symbole, et non pas sur le mécanisme naturel. Car dans la communication humaine, la discussion n'est pas toujours soumise à la nécessité d'une rencontre factice, du moment qu'il existe des situations où les hommes peuvent, d'une part se rencontrer sans l'être physiquement, et d'autre part, ils peuvent communiquer leurs valeurs sans passer par un médiateur physique. Par contre dans la communication des animaux comme le montre fort bien l'exemple de Frisch, on peut dire que cette communication est basée sur le mécanisme naturel du moment que les abeilles doivent transmettre un message tout en passant par d'autres abeilles. Si dans le cas des animaux le message est codé mécaniquement, alors il est dans le cas de la communication humaine codé symboliquement. L'homme peut porter en soi le fardeau de son propre histoire proche et lointaine. Cette histoire est factice de la non-facticité. C'est-à-dire qu'elle porte en elle l'ordre du symbolique. Le souvenir est inhérent à l'homme de la même manière que l'oubli. Pour pouvoir oublier l'homme doit travailler au service du souvenir pour enfin mettre son propre passé devant le tribunal de la raison. Cela est l'une des formes d'un oubli actif, positif que l'homme seul en tant qu'être raisonnable peut accomplir.

Si la liaison logique existante dans les choses renvoie l'homme (dans son ouverture sur le réel) à s'en inspirer et à y combiner ce qu'il observe d'une manière fortuite pour le transformer en observations organisées et systématiques, alors on peut penser que cette même liaison logique, nécessite une reconnaissance par l'homme des différentes combinaisons. Par conséquent, l'homme donne sens à toute combinaison nécessaire, qu'il rencontre comme un frisson de sens duquel il cherche à extraire du sens par excellence. Dans cette perspective le sens de la vie est une tâche de l'homme, qui met en forme des informations pour former, informer et parfois même pour faire voir. L'homme – disait Heidegger – est un mon-stre, capable de montrer, de démontrer qu'il est un "je", qui engage le "tu" à entamer la controverse.

Cet effort "monstrueux" au sens positif du terme, est présent dans l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, de Claude Bernard, car l'auteur incite implicitement à cultiver l'exception en vue d'accompagner des situations irréelles dans la vie réelle. Le sens que cet auteur attribue à l'effort trouve probablement son origine dans la conception qu'Aristote en a déjà faite. Nous avons montré à travers nos commentaires de sa Physique que le mouvement incarne l'effort que l'homme se donne pour mettre en forme un pouvoir concret qu'Aristote a nommé le nombre croissant du mouvement. L'intervalle nombré du temps du mouvement est un espace où l'action et la passion de l'homme sont unies. La relation de connexion nécessaire entre l'idée et le fait est une conception chère à Claude Bernard, qui a parfaitement compris que l'effort de l'homme repose sur l'arraisonnement des idées hypothétiques et des faits factices. Cette conception purement aristotélicienne a été prolongée par Félix Ravaisson 744 qui a pensé (de la même manière que Claude Bernard) que l'effort est comme un lieu où se rencontre toutes les actions antagonistes de l'homme. C'est la raison pour laquelle l'Introduction....est à nos yeux animée par des antagonismes et des antinomies latentes.

Dans les textes de transposition didactique et de la vulgarisation de la transposition didactique, l'effort n'a pas la même tendance qu'elle possède dans le domaine scientifique là où les savants dans la plupart des cas, ne prennent pas en compte le problème des valeurs. La science ne se souci pas du jugement esthétique et artistique qu'elle peut subir de la part des moralistes. Les textes didactiques et pédagogiques ont tendance à éviter une didactique de la blessure du nom propre. Ils ne traquent pas l'humanité de l'homme. D'ailleurs Paul Fraïsse et Antoine Léon ont largement insisté sur ce point.

Le symbolisme dont témoigne la nature humaine montre que l'homme porte en lui-même son propre sens. Par conséquent, être homme veut simplement dire être quelque chose de sacré. Sacré, au sens où l'émancipation de ses idées à travers la formation 745 , est à la fois un droit est un devoir que l'être de l'homme doit acquérir. Sacré parce que le danger a toujours été aussi dans sa soumission à une relation verticale : Le danger serait dissipé si la relation était horizontale, car en cette dernière, l'homme peut espérer et penser d'aller vers l'avant ou vers l'arrière. Ce qui s'inscrit réellement est de renverser la premièe relation pour affirmer que toute théologie est une anthropologie renversée. Car le danger, n'est pas et n'a toujours pas été dans l'existence ou la non existence d'une force suprême qu'on peut appeler : Dieu, mais au contraire, le danger fût dans l'extension du pouvoir de l'ignorance, de la misère engendrées par une relation d'alerte permanente où l'homme fût prêt à sacrifier sa vie pour une cause aussi abstraite. Ce qui s'inscrit réellement est de penser au renversement de la relation verticale (Dieu, le monde), en une relation plutôt verticale (vers l'avant, vers l'arrière). C'est à travers la seconde relation qu'on arrivera à la réalisation de la paix civile, à instaurer la position du coucher, du repos au lieu de celle du debout et de l'alerte permanente. Cette même position du debout est inactive, immobile. Elle ne connaît pas les rencontres et les voyages dont R. Barthes disait d'ailleurs qu'il n'y a rien d'important dans les voyages que le rendez-vous, c’est-à-dire la découverte de l'autre, dans la mobilité et l'effort du mouvement, car lorsqu'on se perd on arrive toujours à nous retrouver.

Le mouvement de l'ouverture, dont témoigne la relation verticale, est en revanche une position contraire à celle qui ne craint pas l'autre. L'homme y est désormais en position de repos. Il s'en dort en amant du hasard tout en se jetant à travers champs. On peut se demander : y a t-il lieu de penser que dans notre période moderne et contemporaine la technique du se jeter à travers champs est encore vécue malgré les exigences protectrices des sociétés organisées ?

Pour surmonter les obstacles auxquels se heurtent la rencontre et la communication humaine, la transformation du désert en pays fertile est une nécessité qui – si l'on en croît Nietzsche de l'attitude critique – s'impose. Cela traduit le principe de l'éducabilité, de l'humanisation de la connaissance et de l'extension du pouvoir du connaître, qui sont chères à tous nos auteurs didacticiens et vulgarisateurs, car ils travaillent tous (à des degrés différents) sur ce même terrain. Il y a en effet, dans leurs écrits des différences de degré mais pas de nature.

Du point de vue didactique et pédagogique, cela signifie que l'homme, dans son intervention et dans son rapport à l'égard de la nature factice et de la nature humaine, est capable d'une organisation des différentes séquences d'activités rituelles, sociales, économiques, éthiques, politiques etc. Cette organisation n'implique pas un seul engagement qui serait uniquement subjectif. Elle n'implique pas non plus une situation où l'homme est tourné uniquement envers soi-même. Cet agir pour qu'il puisse changer le monde, il doit se faire en collaboration avec l'autre ainsi qu'avec tout le processus qui peut accompagner cette collaboration. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour laquelle les travaux de transpositions didactiques, de la vulgarisation de la transposition didactique ainsi que ceux de la vulgarisation de la vulgarisation, on été l'oeuvre d'un travail d'équipe. De ce fait, on est forcé dans cet ordre d'idées de corriger l'argument cartésien que nous avons déjà soutenu au départ à travers lequel Descartes a privilégié dans toute création et dans tout travail, le lieu de l'unité et non pas celui de la quantité. C'est ainsi qu'il a souligné : ‘“ Il n'y a de perfection que dans les oeuvres sur lesquels Un a travaillé’ ”. La réfutation que nous proposons laisse la place au lieu commun qui est le popre de l'éducation et de la formation à travers sa méthode : la transposition didactique. Le lieu de l'unité n'est pas adéquat avec l'apprentissage, l'enseignement, la formation voire avec l'acquisition du savoir. Cela étant l'une des raisons pour laquelle des philosophies du pactum social comme Rousseau et LocKe ont mis l'accent sur les échanges sociaux et sur le contrat social qui n'est rien d'autre que cet engagement entre les êtres humains dans la nature, pour organiser en toute liberté leurs rapports à eux-mêmes et à la nature. Ce même contrat va se traduire en éducation et en formation par le contrat didactique. Cet engagement organisationnel qui éclate des écrits de Claude Bernard sous le principe de la programmabilité et de l'organisation, nous ramène au point suivant :

Notes
744.

Ravaisson dans un travail intitulé : De l'Habitude , qu'il a présenté en 1838 sous forme de thèse de doctorat, avait déjà avancé la nécessité de l'arraisonnement par l'homme des actions et des passions, qui sont des faits naturels factice. Son effort d'arraisonnement et d'analyse dont témoigne ce travail qui se présente sous forme d'un poème philosophique, sera apprécié par Heidegger. Puisque l' Introduction... publiée en 1865, attribue aux idées hypothétiques un certain équilibre, alors on doit rappeler que dès 1838, le débat sur la place qu'occupe l'homme dans sa relation à l'égard des choses de la nature avait déjà été évoqué par Ravaisson. A propos de l'effort celui-ci souligne : “ L'effort est en quelque sorte le lieu d'équilibre où l'action et la passion, et par conséquent la perception et la sensation, se balancent l'une l'autre. C'est la limite commune de ces contraires, le moyen terme où se touchent ces extrêmes... ”, Ravaisson, op cit. pp. : 59 & 60.

745.

La tâche de la formation est aussi l'enseignement de la vertu. Celle-ci doit avoir le souci de rendre compte de l'humanité de l'homme, de sa capacité à aimer et à haïr. La volonté du vouloir qui réside dans l'âme humaine est toujours animée par des sentiments ambivalents. C'est la même remarque que faisait déjà Ravaisson tout en imputant à l'éducation une grande responsabilité dans la contribution à la formation d'une autre nature. C'est ainsi qu'il a laissé entendre que : “ (...) dans l'activité de l'âme, comme dans le mouvement, l'habitude transforme peu à peu en un penchant involontaire la volonté de l'action. Les moeurs, la moralité, se forment dans cette sorte. La vertu est d'abord un effort, une fatigue ; elle devient par la pratique seule un attrait et un plaisir, un désir qui s'oublie ou qui s'ignore, et peu à peu elle se rapproche de la sainteté de l'innocence. Là est tout le secret t de l'éducation. Son art, c'est d'attirer au bien par l'action, et d'y fixer le penchant. Ainsi se forme une seconde nature. ”. Ravaisson, op cit. pp. : 100& 101.