§ 1 : Le monde de l'expérience naturelle et de la théorie scientifique :

Dans l'introduction de son cours portant sur la relation entre Chose et espace , Husserl reconnaît au préalable l'existence d'un monde d'expérience : un monde dans lequel les connaissances expérimentales issues de l'observation phénoménologique du monde naturel immédiat, construisent un système à vocation scientifique. Cependant, il est possible, (si l'on en croit Husserl) de constituer l'objet de la connaissance dans la connaissance : dans la réduction phénoménologique, qui signifie, la possibilité d'une observation organisée du monde, constitué par les premiers immédiats et par les premiers éléments. La relation de la méthode phénoménologique avec la méthodologie expérimentale est donc une relation si large, car l'une et l'autre pensent l'expérience – comme Husserl le laisse entendre – “ ‘en terme d'une élucidation future de l'essence de la donation empirique, au moins dans ses formes et à ses niveaux inférieurs, commençant par les immédiats et premiers éléments’ ” 763 .

Cela signifie que la théorie de l'expérience est une conception utilisée par la conscience de la raison humaine, pour pénétrer au fond des choses immédiates, qui s'imposent à nous comme un fait fortuit, dont on ignore parfois – sinon dans la plupart des cas – le vrai sens. Par conséquent, le sens de l'expression : “ toute conscience est conscience de quelque chose ” qui fut celle de Husserl et qui sera reprise par Merleau-Ponty, commence désormais à se préciser pour nous. Ce sens peut en effet être interprété selon d'autres manières. Parmi celles-ci, on peut citer la chosiété de la conscience qui s'ouvre aux choses de la vie pour en extraire des modèles cognitifs transcendantaux. C'était d'ailleurs la visée de Claude Bernard qui a laissé entendre que la conscience subjective devrait se jeter à travers champs, devrait se poser tout en distinguant le domaine de l'exposition et celui de l'auto-position. Si ce qui est posé (comme le pensait déjà Aristote) l'est en vertu de ce qui a été déjà posé dans la conscience, alors la phénoménologie est amenée à coïncider avec la méthodologie expérimentale lorsqu'il est question d'ouverture sur le monde physique marqué par l'extension du pouvoir cognitif, un pouvoir incarnant des relations logiques fondées sur la structure du réel. Voilà ce qui a laissé Husserl (dans sa paraphrase de la théorie nietzschéenne 764 ) penser que “ ‘l'attitude de l'esprit naturel, un monde existant se tient devant nos yeux, un monde qui s'étend sans fin dans l'espace, est à présent, a été auparavant, et sera à l'avenir ; il se compose d'une inépuisable profusion de choses, qui tantôt durent et tantôt changent, se rattachent les unes aux autres et se séparent à nouveau, produisent des effets les unes sur les autres, et en subissent les unes de part et d'autres ’”. 765 .

On peut donc dire que la méthodologie expérimentale a en commun avec la méthodologie phénoménologique, cette reconnaissance de la vérité des choses, comme étant des données objectifs, saisissables, maîtrisables et manipulables. On voit bien que la paraphrase qui sera celle de Husserl par Heidegger est présente à travers ce passage, car pour Heidegger la méthodologie de l'ouverture à l'égard des choses qui, elles, palpitent de la vie, est une caractéristique de l'expérimentation de la chose, qui est notre chose et nulle autre. Dire que la chose est ainsi, cela revient enfin de compte à penser que la conscience humaine du "je" sujet en tant que chose parmi les choses, s'inscrit lui aussi dans le cadre de cette étude qui est la possibilité de l'arraisonnement de ses pouvoirs concrets sur la chose. C'est-ce que Husserl a voulu penser en disant : “ ‘C'est dans ce monde (celui de la rematérialisation, de la décomposition et de la transformation des choses) que nous nous inscrivons nous-mêmes ’” 766 . Si dans l'acte de la rencontre du monde, d'une part on y impose nos idées et nos idéaux les plus hauts, et d'autre part on s'y reconnaît nous-mêmes, alors le monde est notre monde dans lequel se réalise notre projet, projeté par un oeil qui le détermine. La position qui est tout à fait particulière que nous réalisons dans ce monde n'est pas celle d'une action à travers laquelle on se heurte aux étants de ce monde comme on se heurte à une tâche, un fardeau de l'Etant, mais elle est celle du statut central que nous occupons en tant qu'hommes dans le monde pour en définir à la fois la destinée et les objets qui le constituent et qui l'environnent. La maîtrise du monde passe donc par la mise en forme de notre idéal rationnel : un être commun à tous les hommes. C'est ainsi que Husserl souligne à ce propos : “ ‘Les objets environnants, avec leurs propriétés, changements, rapports, sont ce qu'ils sont, en eux-mêmes, mais ils ont par rapport à nous une position, tout d'abord spatio-temporelle, puis aussi “ spirituelle’ ” 767 .

La perception du monde et d'abord fondée sur notre acte de concevoir ce monde. Nous portons la parole aux faits, de la même manière que nous sentons et désirons les choses du monde, qui nous entourent. Voilà la raison pour laquelle Husserl dit : “ ‘Des perceptions effectives se trouvent là en connexion avec des possibilités de perception, avec des intuitions présentifiantes....’ ” 768 . Les expériences pour-voir, sont donc celles que réalise le sujet dans le monde sensible. Elles sont des étants déjà acquis dans la temporalité passée, des êtres que nous rapportons dans le monde présent. Tout être-souvenu est un être tout-juste-avoir-été-perçu. Le sens des hypothèses est ici avancé d'une manière philosophique. Il consiste à dire que si toute théorie scientifique est hypothético-déductive, alors l'homme dans sa mise en forme de la valeur scientifique des faits ne peut cesser de penser sans la référence à sa propre histoire. Voilà ce qui a laissé Paul Fraïsse dire que dans toute expérience nous nous appuyons sur nos expériences personnelles heureuses ou malheureuses pour fonder des hypothèses. Cela veut dire et d'une manière philosophique si l'on en croît Husserl, que l'homme ne peut en aucun cas penser d'une manière ana historique. C'est-ce que Husserl ne cesse de rappeler à la page 25 de Chose et espace en disant : “ ‘Le souvenir ressemble en outre, en tant que ressouvenir prolongé, à un fil conducteur ; il nous conduit en arrière dans le temps pas à pas, et ainsi des lignes toujours nouvelles de l'effectivité spatio-temporelle , de l'effectivité passée s'entend, entrent en relation avec nous dans cette relation particulière du souvenir et de l'avoir-été-perçu. L'avenir du monde entre en relation avec nous à travers l'attente prospective’ ”.

Dans ce monde, Husserl pense que le processus perceptif est aussi un processus qui se déroule dans l'accompagnement avec d'autres "Je", sujets et acteurs dans ce monde. Leurs actions – dit Husserl – sont semblables aux nôtres. Cela veut dire que les "Je" sujets sont finis du moment qu'ils “ ont leur propre environnement dans ce monde ”. Cette finitude est pensée par Husserl positivement, car il n'a pas hésité de faire remarquer aussitôt que bien que les Je sujets se heurtent à ce monde comme on se heurte à un étant, cela n'est pas pour autant une raison pour marquer la finitude entre les êtres humains. C'est d'ailleurs pour cette même raison que Husserl dit (en parlant d'autres individus qui ne partagent pas sa culture ni même sa foi), que “ ‘Dans ce monde nous trouvons aussi d'autres Je , qui comme nous ont leur environnement dans ce même monde, qui eux aussi tirent des donées plus éloignées, et qui se comportent, en tant qu'êtres sentant et voulant, d'une façon semblable à la nôtre’ ” 769 . Il y a là à la fois un retour au Kantisme et un dépassement de celui-ci. Il y a retour parce que Kant lui-même a laissé entendre qu'il n'y a aucune finitude à l'égard de l'autre lorsqu'il s'agit du respect, mais on peut dire qu'il y a dépassement lorsque Husserl ajoute aussitôt que : “ ‘D'autres Je ont dans le monde une autre position que nous, et conformément à cela un autre environnement immédiat et d'autres liaisons de la médiateté. Qu'ils échangent avec nous, ou nous avec eux, cette position, et voilà échangés environnement proche, perceptions et possibilités de perception, pour parler en général’ ” 770 . Le sens de ce passage doit être lié à la note n°4 de la page 441 de Chose et espace , une note qui stipule le sens de la finitude que constitue non seulement la parole en action, mais aussi les "vécus de connaissances". Cela laisse présupposer – comme le pensera Lévinas dans Difficile liberté , et dans le temps et l'autre , que l'on peut tout échanger avec l'autre sauf la manière d'exister. Ce sont donc les manières de la constitution de la connaissance en tant que condition de possibilité de l'intentionnalité, qui sont difficiles à partager. Voilà comment en passe du rejet de la finitude lorsqu'il s'agit du respect, à l'affirmation de celle-ci lorsqu'il s'agit de la possibilité de l'intentionnalité auto-positionnelle. La finitude repose donc sur la manière non seulement d'être mais de concevoir une volonté se déchargeant en mouvements corporels en déclenchant des effets concrets dans le monde sensible. Par exemple certains acceptent le pouvoir du sacrifice, d'autres au contraire, s'opposent à cette initiative en s'attachant à la vie simple, évitant le risque gratuit et le vivre dangereusement. Si les valeurs varient en effet d'une communauté humaine à une autre, cela seul suffit pour expliquer davantage la finitude entre les êtres humains. L'expérience que nous faisons de nos manières de voir, repose sur la possibilité intentionnelle que l'on dégage dans le monde sensible. Par exemple, notre liberté n'est exprimée, expérimentée que lorsqu'elle est vécue et dégagée à travers des pratiques extériorisées de l'intérieur de l'intentionnalité, dans le dehors et l'extériorité des actions sensibles.

A partir de cette volonté qui se donne à l'extériorisation, le monde s'expose à l'appréhension naturelle. C'est à partir de là aussi que la méthodologie phénoménologique dépasse à certains égards la méthodologie expérimentale. Car avant qu'il ait une technique d'observation (avec ses différents niveaux : directe, indirecte, fortuit, organisé ou systématique), il faut qu'il ait au préalable un phénomène chosique observable. Car le fait d'appréhender une conception est un acte a priori par rapport à la technique de l'expérimentation des choses de l'univers apparent. Voilà la raison pour laquelle Husserl (et à propos du mode de l'appréhension) souligne : “ ‘Ainsi s'expose le monde à l'appréhension naturelle, de prime abord, avant la science. Et c'est à ce mode que se rapportent ensuite toutes les sciences empiriques. Les sciences physiques de la nature s'occupent des choses sous le rapport de leur constitution physique, tandis que la psychologie et la psychophysique ont affaire aux phénomènes dits psychiques, aux vécus et aux êtres vivants, en considération du fait qu'ils vivent’ 771  ”. Bien que la science soit une activité qui s'éloigne du domaine pseudo-scientifique ou pré-scientifique pour n'enseigner que des qualités sensibles ayant des significations objectives, il n'empêche qu'elle reste prisonnière de la simple expérience de la perception immédiate, du souvenir immédiat, qui, lui, est d'abord conçu avant toute expérience, avant même la manière habituelle de penser. C'est aussi ce que pense Husserl en laissant entendre que le savant finit tôt ou tard peu ou prou par s'ouvrir sur les manières intentionnelles de la mise en forme des idées et des projets scientifiques. A ce propos Husserl souligne : “ ‘Tous les jugements d'effectivité que fonde le scientifique en étudiant la nature se réfère à de simples perceptions et souvenirs, et se rapportent au monde qui accède à une première donation dans cette simple expérience’ 772  ”.

Le connaître scientifique ne doit pas donc ignorer la part des souvenirs perceptifs qui puisent leur fondement dans l'expérience première que fait le sujet pensant de ses désirs effectifs. Cette expérience de désirer qualifiée par Husserl "d'inférieure" 773 témoigne de l'existence d'un autre monde où se constitue le domaine de l'affectivité dont le vouloir reste l'invariant fonctionnel de toute conduite. Cependant on ne peut comprendre l'effectivité d'un vouloir qui ordonne (ainsi je veux ainsi j'ordonnes) que si l'on s'astreint à mettre en place une méthodologie qui s'ouvre aux manières de la constitution de l'effectivité scientifique dans le connaître scientifique. Cette méthodologie qui fut pratiquée depuis la nuit des temps, est celle de l'ouverture d'altérité radicale à l'égard des choses et est le processus qui les accompagne.

Notes
763.

Husserl (E.), Chose et espace , 1907, op cit. p : 23.

764.

Nitezsche a laissé entendre que “ les grands problèmes courent les rues ”.

765.

Husserl (E) Chose et espace op. cit. p : 24 et 25.

766.

Husserl, op. cit. p : 25.

767.

Ibid.

768.

Ibid.

769.

Ibid. p : 26.

770.

Ibid. p : 26.

771.

Ibid. pp : 26 et 27.

772.

Ibid. p : 27.

773.

Le mot est de Husserl. Voir Chose et espace op. cit. p : 28.