§ 3 : Connaissance eidétique de la perception, à partir de perceptions imaginaires.

Le “ Je ” est pour Husserl une donnée phénoménologique. La perception spéciale exprimée par le “ je ” ne peut être arrachée à l'étude des particularités essentielles d'un regard dont le “ je ” est apte à faire non seulement l'expérience, mais aussi l'objet d'étude d'une donnée qualifiée d'absolue. Le “ je ” est un phénomène qui s'expose comme une donnée dans le cadre de ce regarder : un regard du monter de l'homme. D'ailleurs c'est la même idée que partage Heidegger avec Husserl lorsque le premier disait que l'homme est un "mons-tre" : capable de montrer, de porter les mots aux choses. Nous avons appelé cela : l'oeil à travers lequel l'homme met en forme le réel. Husserl nomme le “ je ” (qui est animé par l'acte du ce regarder), une perception séparée. “ ‘La perception séparée est regardée en tant que donnée absolue ’”, disait-il. Cela nous laisse penser à deux discussions à propos de Husserl et de sa philosophie :

1 : N'est-il pas un heideggerien avancé ? bien que Heidegger fut son disciple, lorsqu'il disait que “ ‘la chose est notre chose et nulle autre’ ” 780 .

N'a t-il pas inauguré un courant de pensée philosophique qui trouve son échos dans la philosophie de Lévinas qui disait : “ on peut tout échanger avec l'autre sauf la manière d'exister ” ?

Husserl fut responsable en effet de tout ce prolongement. Et c'est lui qui, en tous cas, pense que “ ‘La perception séparée est regardée en tant que donnée absolue, et elle est le fondement d'énoncés destinés à exprimer purement ce qui est donnée en elle, ou ce qu'on en peut tirer sur le mode génétique’ ” 781 .

Pour aborder l'analyse de la perception, Husserl commence par livrer aux lecteurs-auditeurs 782 , un exemple particulier, familier tout à fait frappant. D'abord on doit faire quelques remarques quant à la spécificité de ce cours.

  1. Il fut un cours destiné à des spécialistes en la matière de philosophie existentiale et phénoménologique. Car la prise de l'exemple laisse penser le problème de la fondation d'un monde ouvert à l'extension du pouvoir physique qu'il doit incarner.
  2. Il fut un cours qui prépara déjà à la sensibilisation des esprits et de la raison critique à ce qu'il est convenu d'appeler “ la question juive ”, déjà formulé par Marx. Pourquoi donc le choix de la maison ? Qu'est-ce que cela signifie ? Car en philosophie le choix des exemples n'est jamais arbitraire et fortuit. D'ailleurs lorsque Hassan Hanafi pense que la question juive est le fruit d'un grand travail et d'un grand débat qui a pris presque cinquante ans de réflexion et de recherche, il ne s'est pas totalement trompé. Car si l'on fait les calculs, on s'aperçoit que "la construction de la maison" fut d'abord dans le temps : de 1900 à 1954, il y a bien plus de cinquante ans.

La perception fortuite de la maison, prise par Husserl et d'une manière répétitive comme exemple privilégié pour l'explication de la Perception, est d'abord une métaphore qui s'astreint à mettre en forme l'extension du pouvoir physique et cognitif de l'homme. Dans la maison en effet, on élève des enfants, on y reçoit des amis, des familles, bref on y vie la vie tout en la dominant. La perception de la maison en tant qu'exemple pris par Husserl est enfin un procédé pour non pas expliquer le sens de la perception, mais pour l'affirmer, la légitimer. La définition est de l'ordre du juridique et non pas de l'ordre du scientifique. Elle est quelque chose qui cherche à déterminer le sens eidétique de la perception. La maison symbole de l'élévation : on y élève des générations futures, qui travailleront à la progéniture et au prolongement de l'histoire des sujets (des “ je ” séparés et percevant). La maison est prise ici au sens historial du terme.

La question essentielle de la perception de la maison est une question qui ne relève pas du psychologique mais du phénoménologique. Ce dernier détermine l'essence de la perception dans sa relation avec la conscience qui regarde, qui maintient et qui fixe l'essence de la façon eidétique. La perception séparée n'est pas une sorte de détermination de la singularité inhérente à la mise en forme d'une maison où l'on peut apercevoir des choses qui palpitent de la vie, mais elle est une sorte d'acquisition permanente, de construction étendue, sans cesse renouvelée. C'est ainsi que Husserl souligne à ce même propos :

‘“ Peut être ce qui aura été acquis ne saurait-il pas définitif dans la mesure où cela réclame maint approfondissement et entraîne avec soi des problèmes insoupçonnés qui devront être ensuite résolus ” 783 .

Les problèmes actuels engendrés par les théoriciens de ce qu'il est convenu d'appeler : “ la question juive ”, ne lui donnent-ils pas raison ? La perception de la maison est un exemple privilégié pour expliquer ce que Husserl nomme : la pénétration en profondeur des couches successives pour arriver à construire des maisons. Cela veut dire qu'il faut tirer des formes vivantes à partir des Rochers. Ce n'est rien d'autre que la transformation du désert en pays fertile et l'accommodation avec les rochers pour cultiver les terres oubliés, difficiles d'accès. Cela n'a pas été le cas malheureusement pour la naissance de l'État émanant de la question juive ! Car on a “ tiré ” des “ formes ” sur la base de la destruction d'autres formes déjà existantes. D'ailleurs Husserl ne cache pas la nécessité de “ purifier ” des produits existants, pour mettre en forme des maisons dignes d'intérêts. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘Des produits d'une première analyse ont besoin d'une nouvelle distillation purificatrice, les nouveaux produits à leur tour jusqu'à ce que l'on ait obtenu le dernier, tout à fait pur et clair’ ” 784 . Qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'est-ce que la purification des produits ? Et pourquoi cette description des autres produits existants ? L'autre est-il vraiment toujours un élément éminemment corruptible, impur etc.? Ou au contraire cela est une conception du peuple qui s'est toujours proclamé de l'élection. Sachant bien que cette élection n'a toujours pas durée dans le temps et dans l'espace. Que tous ceux qui s'en réclament doivent avoir cela présent à l'esprit. On peut nous objecter nos analyses provocatrices. Mais cela n'aura pas de sens car Husserl lui-même provoque tout en invoquant. Sa rhétorique philosophique nous force à penser que toute provocation est une convocation. C'est ainsi qu'il laisse entendre que les exemples qu'il prend peuvent être d'actualité : “ ‘Il peut bien se faire que nous prenions nos exemples sous formes de perceptions actuelles etc’.”, disait-il 785 . Cela laisse penser que même dans l'état actuel des choses, nous percevons effectivement et nous réfléchissons en même temps sur cette perception. Du point de vue de la psychologie de la perception, l'avis de Paul Fraïsse ne peut être ici réfuté. Car lorsque l'on s'astreint à formuler des hypothèses, on s'appuie sur nos expériences heureuses ou malheureuses pour les fonder. Toute hypothèse fait l'épreuve de ce qui l'anime comme un toujours-déjà-vrai, possible à acquérir dans le monde sensible.

Ce sont les présentifications imaginaires de perception qui nous renseignent sur la perception existentiale, dans la mesure où elles nous mettent en rapport directe avec des perceptions, où en fait nous voyons et saisissons ce qu'est l'essence de la perception. Dire que la présence de la chose est existantiale, cela sera hérité par le disciple de Husserl à savoir Heidegger pour qui la perception de la chose crée un espace possible. C'est dans la rencontre avec les choses que l'on s'aperçoit de l'idéalité rationnelle de l'être commun ((gemeinswesen), un idéal concret qui prolonge la série des vérités déjà acquises. (voir à ce propos la conférence de Heidegger portant sur l'origine de l'oeuvre d'art).

Pour Husserl, il est vrai que l'intérêt perceptif ne doit porter ni sur :

  1. La dignité de la donnée comme vécu actuel, (ni sur) :
  2. Notre intérêt qui porte en général sur la constitution des formations de conscience qui font l'évidence que nous accomplissons pas à pas.

L'intérêt perceptif doit au contraire porter sur :

  1. La recherche des particularités essentielles de la perception qui, dans l'évidence, dans la sphère de la pure donnation-en-personne, nous permet de chercher la pure évidence.
  2. Ce qui n'a pas à trait à la recherche de ce que dégage l'évidence elle-même.
  3. L'importance de l'étude de la constitution phénoménologique des évidences.

C'est pour cela que Husserl pense que les évidences dont nous disposons sont des évidences singulières. Cela va se prolonger par Heidegger pour qui, la chose est notre chose et nulle autre. Il est aussi vécu par François Guéry, qui pense que le paysage crée une atmosphère réflexive, un mode qui nous fait réfléchir : “ voilà de quoi nous faire réfléchir ” disait-il en parlant dans Heidegger rediscuté d'une esthétique du paysage. Cela est le fruit de la semence huserlienne qui a fait pousser et répandre l'amour de la singularité, l'amour du lieu de l'unité : quelque chose que l'on ne verra qu'une seule fois. Si l'on en croît l'extension de ce travail de Husserl, prolongé par Heidegger, et qui arrive dans notre période contemporaine, alors on peut laisser penser que c'est à des données singulières que se rapportent les généralisations d'essence évidentes de niveau supérieur. Nous en retirons l'essence générale de perception générale qui s'y singularise de telle et telle manière.

Notes
780.

Sur le rapport du maître et du disciple voir l'article : Husserl Heidegger les faux amis. Par Robert Maggiori. In Journal Libération du jeudi 3 février 1994. pp. : 19 a 21. Le Heidegger avancé que fut Husserl est une expression que nous employons pour montrer que l'influence qu'à eu le maître sur le disciple fut remarquable. D'ailleurs la reconnaissance du vieux professeur à l'égard de son élève en vue de le promouvoir fut grande. C'est ainsi que Hussel dira de Heidegger : “ Je n'ai jamais encore rencontré, dans la nouvelle génération, une personnalité d'une aussi entière et immédiate originalité (...) La spécificité de son enseignement (...) saisit l'auditeur dans la totalité de son être, et le captive uniquement par le sérieux de son esprit philosophique ”.

781.

Husserl 1907, op cit. p : 32 et 33.

782.

Nous parlons de lecteurs-auditeurs parce que ces cours de 1907 étaient d'abord professés a l'Université, et ensuite ils sont devenus aujourd'hui à la portée des lecteurs et des chercheurs qui se soucient du sens de la phénoménologie de la perception.

783.

Husserl (E.), Chose et espace, op cit.

784.

Ibid.

785.

Ibid. p : 34.