Chapitre II : La possibilité méthodique de l'analyse de la perception :

§ 8 : La donnée absolue de la perception dans la réflexion phénoménologique. Elargissementphénoménologique. Elargissement du concept de la perception.

Aux yeux de Husserl, le vécu actuel est une donnée que nous prenons en soi. Nous mettons hors circuit toute opération de jugement qui nous conduit à son propos vers “ la transcendance ”. Le vécu est une donnée non pas psychologique, mais une donnée phénoménologique absolue, sur laquelle nous dirigeons notre regard, et qui est donnée dans le-regarder-à. Le vécu est une donnée absolue qui se tient là en chair et en os. Les choses sont là, elles ont de quoi se tenir debout. Le vécu est un LA. Il n'est pas quelque chose de simplement imaginé. Le vécu n'est pas pensé en image et de façon tout à fait symbolique et conceptuelle. Le vécu se tient là sous nos yeux comme quelque chose de donnée soi-même et en acte présentement. Sur ces considérations, on peut dire que la méthodologie expérimentale est nécessaire pour déterminer le sens et la destinée de ce qui est là présent. L'existence des choses, n'est pas toujours une existence fortuite. L'art parfois réside là où l'on ne se rend pas compte. Ces considérations husserlienne, seront largement travaillées et appréciées par Heidegger. Ce dernier, à plusieurs reprises et à plusieurs endroits de ses écrits et de ses conférences, a assigné à la méthodologie de l'ouverture à l'égard des choses, l'étude permanente et rigoureuse de l'Etre apparent des choses. La tâche du questionnement permanent de l'Etre est fondée sur la continuité de l'être des choses, sur leurs organisations en séries. Voilà la raison pour laquelle le concept de l'historialité de l'oeuvre d'art, créatrice d'espaces possibles, est un concept que Heidegger (tout en prolongeant son maître : Husserl), a utilisé pour montrer que les liaisons logiques reconnues dans les choses, ne peuvent être reconnues qu'à partir d'une méthodologie de l'ouverture à l'égard des choses, méthodologie à laquelle il assigne la tâche de l'arraisonnement de toutes les choses, y compris celles de la conscience et de la pensée.

Le regarder-à, dirigé sur un vécu que l'on accomplit dans l'attitude décrite par le Je sujet, a très généralement le même caractère fondamental que la perception de la chose. Le caractère fondamental peut donc déterminer un nouveau concept de perception, qui ne se lie pas à la chosiété. Cette perception de chose est objet d'une “ autre perception ”, à savoir celle de se regarder-là. De cette réflexion sur le vécu vers lequel on dirige notre regard, est une pure-donnée de vécu-concerné. Elle est un acte qui nous est donné cependant d'une manière indubitable. C'est-à-dire absolument et réellement donné. Dans cette perspective, le Kantisme est ici présent dans les conceptions husserlienne et heideggerienne. Car pour Kant, l'ouverture à l'égard des choses se fonde sur la reconnaissance a priori et immédiate de ce que quelque chose pratique, qui est indéfinissable, insaisissable, mais qui demeure nécessaire. Ce quelque chose est le concept de la liberté de l'idée en tant que chose factice, ayant des effets dans le monde sensible. L'indubitable dont il est question avec Husserl, correspond à l'insaisissable et à l'incompréhensible liberté dont Lévinans dira qu'elle est difficile. (Voir l'ouvrage : Difficile liberté de Lévinas).

Lorsque Husserl laisse entendre que l'essence de la perception réduite au vécu est, de toute évidence incompatible avec l'incrédulité et le doute. Cela veut dire que le sujet est totalement conscient de la présence actuelle de l'objet. Cette conscience subjective est aussi une conscience absolument donatrice. Posséder l'objet engage donc l'exclusion du doute et de la croyance. Cette dernière doit être définie comme une sorte de tendre-vers-l'être. Dans la perception donatrice il n'y a même pas le tendre-vers, car le but vers lequel on tend n'est pas encore donnée dans le tendre, il faut encore l'atteindre. Par conséquent on peut dire que lorsqu'on donne du temps pour la perception absolument donatrice, le saisir percevant est précisément pris sur le donné-en-personne.

L'opposition que Husserl a marqué entre la perception qui est simplement l'exposition en chair et en os de quelque chose d'objectif, et la perception dont l'essence est, non seulement d'exposer, mais d'avoir prise sur l'objectité en chair et en os elle-même, est une opposition qui peut se dissoudre, car les deux perceptions ont de commun l'existence d'une conscience consciente de la présence en chair et en os de l'objet. Cette perception est au fond une perception-croyance, car on croit à travers elle à l'existence de quelque chose qui subsiste, qui continue à exister en nous et hors de nous. Voilà la raison pour laquelle on a vue avec Aristote que si les choses continuent à exister c'est qu'elles ont de quoi se tenir debout. Cependant lorsque l'on a un rapport directe avec les choses, on en jouit comme le font les artistes-sujets à l'égard de leurs objets et de leurs oeuvres. Jouir devant une oeuvre d'art n'est pas toujours une déshumanisation de l'oeuvre, mais une reconnaissance de la vérité acquise dans le passé par des hommes. L'humanisation de l'oeuvre-chosique incarne un enseignement pédagogique puisqu'elle nous permet d'être en rapport directe avec le génie qui s'est donné le temps du travail pour surmonter les obstacles de la création. Car on ne peut pas penser d'une manière anhistorique. La jouissance devant la chose ne doit pas non plus renfermer la chose dans une sorte d'asphyxiante culture conservatrice, qui s'oppose à la mise en mouvement de la chose crée et mise en forme par des génies humains. Elle doit faire partager la chose ainsi que ses manières et ses formes créatrices à un grand public large, pour que celui-ci puisse s'en inspirer, l'imiter, la reproduire bref la falsifier. Car lorsque l'on falsifie un authentique, on doit d'abord le maîtriser dans ses combinaisons complexes, mais aussi l'imiter pour en produire d'autres formes afin d'en préserver la continuité et la survie ne se risque qu'au niveau de la conception. Car nous avons déjà fait remarquer que percevoir n'est rien d'autre que concevoir.

Pour que les deux perceptions d'en haut aient un sens, il faut que l'avoir-en-personne devienne une donnée absolue, quitte à ce que tout doute sur l'être, toute incrédulité, toute croyance d'opinion au sens habituel du terme soient exclus face à la stricte possession et détermination de la chose. La simple apparition de présence actuelle est une manière que l'on se donne pour que l'on puisse se faire et à travers elle, un être de sens, exposant des manières d'être et de vivre. Cela veut dire que l'on n'est pas simplement un être absolue, une simple donnée dans la présence, mais un être qui expose quelque chose. Les deux perceptions à expose sont aux yeux de Hussel :

  1. La perception qui est simplement l'exposition en chair et en os de quelque chose d'objectif.
  2. La perception dont l'essence est, non seulement d'exposer, mais d'avoir prise sur l'objectité en chair et en os, entrent toutes les deux en contraste.

Si l'on se pose la question du pourquoi de l’exposition ? La réponse est alors en fait du côté de ce que Husserl pense en terme de “ l'avoir-en-personne ”, un acte qui englobe les deux perceptions précédentes. Car l'avoir-en-personne est aux yeux de Husserl, une donnée déterminante pour toute perception puisqu'il nous induit dans la sûreté de la valeur objective de notre manière de voir. D'ailleurs Husserl pense en effet que cette manière de voir est en elle-même quelque chose qui mérite une appréciation, car en elle, le doute sur l'être, l'incrédulité et la croyance d'opinions sont exclus. Cela veut dire que l'acte de l'avoir-en-personne, qui nécessite une donation du temps de l'ouverture à l'égard des choses, est un acte qui est sûr de son action et de son affaire. Sur ce point précis, Heidegger va dirigé sa critique implicite à l'égard de Husserl, lorsqu'il a pensé que celui qui travaille à mettre en forme des objets, n'est jamais sûr de son affaire 788 . Ce que l'on maîtrise reste toujours à revoir, à retravailler, à reformuler et à repenser. L'exemple du menuisier qui travaille le bois tout en étant incertain de son affaire est un exemple probant.

Pour Husserl, la stricte apparition de présence actuelle dans son caractère phénoménologique, reflétant de simples expositions, reste une donnée appréciable qui se distingue de l'être-absolue, donné comme être dans la présence. Cela veut dire que l'historique prime par rapport à l'historial. Le toujours-déjà est devenu pour Husserl une vérité qui puise son sens dans l'exposition, dans le dévoilement, dans la mise en mouvement. Il n'est pas une donnée déjà-là, de laquelle on peut extraire des modèles à la fois cognitifs et moraux. Le déjà-là n'est qu'un reflet du toujours-déjà.

Pour Husserl, il n'y a pas d'être d'absolu donné dans la présence. La seule donnée absolue qui se révèle comme réalité véritable est celle de “ l'avoir-en-personne ”. Mais qu'est-ce que cela veut dire ?

Lorsque Husserl pense que “ ‘l'abstraction et la généralisation qui se fondent intuitivement sur des intuitions individuelles de maisons, clarifient pour nous l'essence de la maison, l'exposent comme donnée’ ” 789 , il a voulu par là expliquer la manière dont laquelle l'avoir-en-personne est perçu. En effet, c'est donc la perception puisant son fondement dans la manière d'être, de sentir et de voir de chaque sujet individuel qui détermine la vraie saisie du sens de chaque maison. Car chacun y vie des moments personnels qu'on pourrait appeler d'une manière vulgaire : “ le jardin secret du sujet ”. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Husserl ajoute que l'essence de la saisie individuelle est l'objet de l'acte du regarder : ‘“ Cette essence est ici objet du regard (des Schauens) et s'expose pour ainsi dire en chair et en os dans l'acte du regarder ’” 790 , disait-il.

Ce regard ne fait que de s'exposer. C'est-à-dire, (et là il y a une reprise explicite de la philosophie politique de Kant), que la vraie liberté d'agir est celle de la mise en forme de ce qui nous anime comme saisie individuelle. Autrement dit, la liberté n'est pas celle qui puise son fondement dans une intuition particulière de soi, mais elle est une liberté qui a attrait à quelque chose de dynamique, qui se révèle sous une autre forme que celle de l'apparaître. Elle est une apparence réelle qui s'expose comme un factum, comme un fait de la raison. Mais cette donnée qui, en apparence apparaît trop générale est en soi absolument indubitable, c'est-à-dire qu'elle est insaisissable, incommensurable, qu'elle ne peut être calculable que lorsqu'elle est exposée, mise en forme par un oeil qui la détermine, qui en discerne le sens. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Husserl confirme à la fin du paragraphe 8 que l'essence d'une variété de vécus, qui se donne comme une donnée indubitablement absolue dans l'abstraction rigoureusement immanente, ne fait pas toujours que de s'exposer. Elle est aussi une exposition d'autre chose que l'on ne peut comprendre que si l'on s'astreint à en classer (par un effort de taxonomisation) toutes les entités individuelles formant un tout, une donnée absolue qui n'est pas simplement exposition de quelque chose.

Notes
788.

Voir dans qu'est-ce qu'une chose ? op. cit., l'exemple du menuisier travaillant le bois.

789.

Husserl (E.) Chose et espace , op cit.

790.

Ibid.