§ 9 : Perception auto-positionnelle et exposantes. Indissociabilité de l'aperception et de la croyance dans la perception auto-positionnelle.

Après avoir distingué les deux formes de perceptions : la perception qui est simplement l'exposition en chair et en os de quelque chose d'objectif, et la perception dont l'essence est, non seulement d'exposer, mais d'avoir prise sur l'objectité en chair et en os elle-même, Husserl commence dans ce paragraphe par distinguer d'une part la perception auto-positionnnelle et d'autre part la perception exposante. Ce qui est nouveau dans ce paragraphe, est la distinction de deux sortes de perceptions. Cette distinction se dévoile déjà à partir de l'emploi de deux terminologies différentes, à savoir : “ la perception ” et “ l'aperception ”. Qu'en est-il donc de cette différence ?

Pour nous, cette distinction est d'abord héritée d'un travail que Leibniz avait déjà entrepris lorsqu'il a commencé à distinguer la perception de l'aperception. Cette distinction on peut l'extraire à partir des paragraphes 13 et 14 jusqu'au paragraphe 17 de la monadologie.

Avant de clarifier et de discuter ce paragraphe 9 de Husserl voyons d'abord en quoi l'explication leibnizienne du sens de l'aperception et de la perception va t-elle nous servir ?

Il existe – aux yeux de Leibniz – une diversité qualitative des monades en vertu du principe des indiscernables ; il y a en effet du changement. Mais pour qu'il y ait du changement, il faut d'abord aux yeux de Leibniz qu'il y ait un moteur du changement et un détail des particularités de ce qui change. Cependant, si la monade ne peut rien recevoir de l'extérieur, alors ces deux corrélations du changement, ne peuvent être qu'intrinsèque à la monade. C'est ce que Husserl pensera en terme de perception auto-exposante.

Dans l'optique de Leibniz, l'augmentation ou l'altération, ne sont pas des formes spécifiques du changement, mais des contenus intrinsèques à la matière changeante et mise en mouvement. La transformation d'une qualité en une autre n'est pas un hasard ni même une illusion, mais des transformations qui résultent en fait d'un changement de configuration de particules en un autre changement et configuration de particules. Car ces mêmes particules (sous les effets des chocs mouvementés qui se produisent entre elles), connaissent un mouvement et un déplacement les unes par rapport aux autres.

De ces considérations primaires et d’ordre générals, on peut laisser penser (après avoir pris connaissance des conceptions aristotélicienne du mouvement) que Leibniz faisait allusion à Aristote pour qui – comme on l'a déjà mentionné – le vrai mouvement est celui de l'altération qui puise son fondement dans le changement qualitatif qui se manifeste à travers des lieux différents où se mettent en forme des altérations qualitatives internes, dont le modèle est ce qui s'accomplit en nous lorsque nous éprouvons des sentiments, lorsque nous passons d'un sentiment à un autre, d'un état de moindre équilibre à un état d'équilibre supérieur.

Si donc dans la monade il y a un “ détail de ce qui change ”, alors cela signifie (et du fait que la monade n'est pas spatiale), qu'elle ne s'y produit pas un changement quelconque, mais elle passe simplement d'un état à un autre. Dans ce passage, la nécessité de croire à la présence d'un moteur qui permet le passage d'un état à un autre, est une évidence qui s'impose à toute tendance explicative du sens de la monade. Autrement dit, il faut croire à un principe du changement.

Sur cette question du principe, Husserl va construire son idée de la notion de l'absolu-liberté-cognitive qui puise son fondement non pas dans un simple état donné, mais dans un processus auto-positionnel. On voit bien avec Leibniz que la possibilité de la mise en forme d'une structure qui articule forme et contenu du changement, est une composante de son système. D'ailleurs c'est à travers les paragraphes 13 et 14 que cela est explicité.

En effet, ces deux paragraphes nous montrent la manière dont laquelle cette structure est pensée. Ces paragraphes, sont en tout cas des paragraphes qui se présentent sous forme d'une dialectique de la raison compréhensive. Ils mettent (de la même manière que Husserl le fera plus tard dans ces leçons de 1907) en opposition le principe du changement et le détail de ce qui change. Autrement dit, – et si l'on en croit le langage philosophique de Husserl – , ils mettent en opposition : Perception auto-positionnelle et perception exposante. Mais ces deux paragraphes ne s'arrêtent pas là. Ils vont plus loin pour établir une synthèse entre “ la simplicité absolue et l'infinité des changements ”. Cela est le même point de vue de Husserl lorsqu'il vient d'annoncer dans le paragraphe 9 l'Indissociabilité de l'aperception et de la croyance dans la perception auto-positionnelle.

On voit bien que pour Husserl, l'auto-positionnel est quelque chose de complexe, de composé puisqu'il enferme en lui deux composantes tout à fait intéressantes, à savoir l'aperception et la croyance. Tandis que l'exposant est quelque chose de simple du fait qu'il n'est pas toujours l'objet d'un être de l'avoir-en-personne. Voilà la raison pour laquelle le retour à Leibniz nous est d'une importance capitale car ce problème classique, du rapport entre l'un et le multiple est l'une des composantes de la philosophie leibnizienne. D'ailleurs l'une des questions posée par Leibniz est celle de savoir comment la monade peut elle rester absolument simple, tout en contenant un “ détail de ce qui change ”, c'est-à-dire une multiplicité ? Comment peut-il y avoir unité d'une multiplicité sans que l'un soit affecté par cette multiplicité ?

Ce problème est posé par le paragraphe 13, là où deux problèmes sont soulevés. D'une part Leibniz pense qu'“ ‘il faut que dans la substance simple qu'il ait une pluralité d'affections et de rapports quoiqu'il n'y en ait point de partie’ ” 791 . Autrement dit, la monade doit (malgré cette pluralité d'états) rester simple sans partie et présente toute entière dans chacun de ses états sinon elle serait divisée avec elle-même. Cette idée sera maintenue par Husserl, qui pense que “ ‘l'auto-position est une action de perception où l'acte du regarder est fidèle à la notion de principe auto-positionnel’ 792  ”. Cette idée a été déjà prise par Kant qui a pensé le changement en rapport avec un terme fixe, avec "un premier moteur opéré par simple nature", un moteur qui ne change pas. D'ailleurs ce qui ne change pas est le principe que Husserl pensera dans ce paragraphe 9 sous l'idée de “ la perception auto-positionnelle ” qui est à ses yeux quelque chose d'immanent. Elle existe en opposition avec l'exposé qui est transcendant.

Il est donc claire que si l'auto-posé est immanent et que si l'exposé est transcendant, alors l'articulation de la philosophie leibnizienne et Kantienne est une donnée que l'on rencontre dans le système philosophique de Husserl notamment à cet endroit (au paragraphe 9 de Chose et espace ).

Pour Leibniz “ ‘Tout changement se faisant par degrés, quelque chose change et quelque chose reste ’” 793 . Si le changement se produisait dans un contexte qui changerait de la même façon, c'est-à-dire d'une manière mécanique, alors il n'y aurait à nouveau que des indiscernables. Il n'y a donc du changement que s'il y a quelque chose qui demeure. Cela signifie que la monade va être pensée comme substance, comme quelque chose qui demeure permanent, même si en même temps elle est le lieu et la source d'un changement. Voilà ce que Husserl va utiliser pour déclarer que : “ ‘les différentes perceptions viennent de la même chose ou exposent la même chose. Une conscience d'identité, un phénomène spécifique, donné dans une auto-position, rattache perception à perception’ 794 ... ”. Husserl s'aligne sur les conceptions de Leibniz surtout lorsqu'il est question du temps de la perception. Si pour Leibniz, le changement doit se faire par degré et non pas d'une manière mécanique, hasardeuse spontanée et irréfléchie 795 , alors cela est une occasion de penser avec Husserl aussi bien qu'avec Leibniz, la nécessité d'une modification des accidents, une nécessité qui soit purement qualitative et que Husserl pense en terme de la donation du temps de la perception, un temps où l'on cherche à rattacher une conscience d'identité à des identifiés A et B qui, respectivement témoignent de perceptions et de représentations. Dire qu'il faut rattacher les différentes perceptions à la perception du même, est en soi une idée de Leibniz qui a cherché à ne pas altérer la monade subjective par des excitations extrinsèques à elle. Husserl parlera de la conscience de l'identité qui ne doit pas être embarrassée par des perceptions autres que celles qu'elle produit.

C'est à partir du paragraphe 10 que Husserl va parler de la conscience de l'identité qui s'expose à des différences engendrées par la perception exposante. Mais Leibniz avait déjà traité ce problème dans le paragraphe 14 de la monadologie, là où il va nommer perception toutes modifications des accidents qui soit purement qualitative et qui ne mettent pas en cause l'unité de l'élément simple. Ce changement dans l'identité le § 14 de la monadologie va le nommer perception et le distinguer de l'aperception qui correspond à ce que nous allons appeler avec Husserl : perception à savoir la perception consciente.

Ce que Leibniz nomme : perception, enveloppe à la fois l'aperception et les perceptions inconscientes ou “ petites perceptions ”. Cette classification sera maintenue par Husserl qui pensera que ‘“ la perception auto-positionnelle comporte en elle-même l'aperception et la croyance’ ” 796 . Leibniz avait laissé penser aussi que la perception est un terme génétique, qui permet de considérer les plantes comme étant douées de perception. Il y avait chez Leibniz un monisme vitaliste et non pas mécaniste. Cependant lorsque Husserl parlera de la perception auto-positionnelle, qui enferme en elle-même une unité de la diversité, cela est en soi une idée héritée de Leibniz qui, lui aussi a pensé la perception en terme de présence d'états divers dans l'unité d'une monade. On peut se poser la question suivante : pourquoi les deux hommes sont-ils d'accord pour utiliser le terme de perception dans une telle acception qui pense la diversité sous l'idée de l'unité inaltérable du même ? C'est dans la représentation humaine que nous pouvons trouver l'exemple le plus clair de l'unité de cette diversité. Cependant, il est vrai que la variété, la diversité de nos perceptions n'affectent pas l'unité de la conscience qui reste tout entière présente dans chaque perception. Cela est un point commun aussi bien pour Leibniz que pour Husserl. Il est un vieil argument hérité des Stoïciens qui – comme on l'a déjà vu en nous référant à Emile Bréhier dans Chrysippe et l'ancien stoïcisme – ont distingué perception compréhensive de la compréhension tout en insistant sur l'unité des deux composantes lorsqu'il s'agit de la possibilité de l'ouverture de la raison humaine aux choses de la vie. Car le fait de vivre selon la nature (avec le sens polysémique de ce concept), est un geste qui reste toujours une composante, un invariant fonctionnel de l'intelligence humaine.

La perception fournit donc un exemple de changement qualitatif une succession d'états, où l'un finit tôt ou tard, peu ou prou par envelopper le multiple, car c'est dans le mouvement que l'unité de la conscience devient (dans sa relation avec des multiplicités extérieures), une unité, sans être divisée par cette même multiplicité. Dans le parcours de la multiplicité c'est bien l'unité qui s'expose tout en explorant les données multiples et composées. Il y a une sorte d'arraisonnement du multiple par le biais de l'unique. C'est cette unité qui est nommée par Leibniz et par Husserl une perception. Elle garde une structure que l'on peut considérer comme un invariant fonctionnel aussi bien chez les animaux que chez les plantes qui gardent une unité bien qu'ils soient affectés d'une série d'états. Cela peut être expliqué par l'exemple du mouvement forcé d'un corps qui se déploie tout en gardant au cours de son trajet et de son mouvement sa force initial tout en passant par une série d'états. Cette structure sur le modèle de l'aperception humaine sera dès lors nommée perception au point que l'on pourra dire d'une force qui se déploie, qu'elle enveloppe une multiplicité de perceptions.

Dans l'optique de Leibniz, toutes les réalités apparaissent sous une forme spirituelle : les plantes, les animaux, les forces sont toutes de types spirituel, dans la mesure où ce sont en quelque sorte des variétés diverses (d'efforts ou de tensions) qui ne peuvent être pensées comme des phénomènes matériels, puisque la matière est au fond leur phénomène, l'apparence qu'elles produisent. Ces réalités sont donc des unités contenant une diversité, de la même façon qu'une monade humaine contient en sa formule toutes les représentations qui seront siennes au cours de la vie. Une force avant de se déployer contient dans sa formule la multiplicité des états par lesquels elle va passer en les produisant. Husserl n'a pas ignoré la part du spirituel qu'incarne toute perception compréhensive. C'est ainsi qu'il conçoit le Je pensant en relation avec quelques formes de croyance qu'il partage dans la différence avec d'autres Je-sujets. L'univers qui pour Leibniz comporte des tensions mouvementées, à l'instar de celles des Je-sujets qui portent (si l'on en croît Husserl) des représentations qu'ils tentent d'exposer et de mettre en mouvement, sera ainsi conçu comme un ensemble d'unités d'énergie, même au niveau le plus simple, qui, même là où il n'y a pas conscience, contiennent déjà une multiplicité. Le monisme vitaliste de Leibniz est à l'opposé de ce que les cartésiens ont pensé pour la perception humaine : il ne réserve pas la notion de perception à la seule perception consciente de l'homme.

Le différent entre Husserl et Leibniz porte sur le sens des petites perceptions dites aux yeux de Leibniz “ perceptions infinitésimales ”, que Husserl reprend en pensant la possibilité de la calculabilité de toutes les perceptions sous l'idée des perceptions ayant des “ apparaissions exposantes ”. Si pour Husserl toute conscience est toujours conscience de quelque chose, alors cela avait déjà dans l'optique de Leibniz un sens proche de celui de la multiplicité des degrés entre le degré zéro de la conscience et le degré extrême de la conscience parfaitement claire. C'est-à-dire entre la conscience claire et l'absence de conscience, on peut encore descendre par variations infinitésimales jusqu'au degré zéro, en passant par des “ petites perceptions ” ou par des perceptions inconscientes. C'est ce que Husserl récuse lorsqu'il s'oppose ouvertement à la donation du temps de la perception de ce genre de perceptions. Pour Leibniz, la pensée n'est pas identifiée à la conscience. D'ailleurs Leibniz donne l'exemple de l'évanouissement et du sommeil en laissant entendre que ces deux états n'impliquent pas toujours une disparition de la pensée. Pour expliquer le sens et la teneur de telles perceptions inconscientes, Leibniz se sert d'un exemple explicatif : la notion de “ sommation différentielles ”. Cependant, pour lui, les petites perceptions que Husserl n'admettra pas plus tard sont des affections infinitésimales qui ne sont perçues que lorsqu'elles atteignent un certain degré. Pour renfoncer son propos Leibniz donne un exemple frappant : une scie dont chaque dent à elle seule a priori semble ne faire aucun bruit et cependant force est de considérer que nous le percevons, car si nous n'ajoutions pas le bruit de la première dent à celui de la seconde et ainsi de suite nous ne percevons aucun bruit de la scie. Il faut donc que les bruits des dents s'ajoutent les uns aux autres pour que se produisent à un certain stade des perceptions compréhensives conscientes du bruit. Voilà la raison pour laquelle Leibniz pense que c'est de la sommation de l'infiniment petit, que naît la perception globale. Malgré l'opposition avec Husserl, on peut dire que l'accord entre les deux hommes (Husserl et Leibniz) porte sur le principe dit : exposant. Dans la perspective Kantienne cela est pensé de la même manière que les Stoïciens sous l'idée du dévoilement de la vérité, qui, dans sa mise en mouvement peut avoir des échos, des cris engendrant des actions phatiques centrées sur l'action. Le regarder en tant qu'acte est aussi une forme de langage où l'énoncé présuppose au préalable une énonciation qui le déclenche. Ce n'est rien d'autre que l'acte du regarder, de l'avoir-en-personne, qui se donne le temps du passage d'une perception à une autre.

Le paragraphe 15 de la monadologie, va exposer ce qui constitue le principe du changement à savoir celui de l'appétition, un principe explicatif de la possibilité du passage d'une perception à une autre. Nous avons déjà laissé penser avec Leibniz que pour qu'il ait un changement il fallait qu'il ait un détail de tous ce qui change, mais aussi un principe du changement. Le détail de ce qui change est la succession des perceptions, quant au principe du changement est liée l'appétition qui est une sorte de force, d'effort qui fait passer notre perception d'un état de moindre équilibre perceptif à un état d’équibre perceptif supérieur. Pour Leibniz le principe du changement est le lieu où nous saisissons le changement d'une manière plus claire, c'est-à-dire en nous-mêmes. De même que le détail de tous ce qui change est en l'homme la perception, de même le principe du changement est en nous le désir qui nous fait parcourir la série d'états enveloppée dans l'unité perceptive de notre manière de voir et de regarder. Sur ce désir Husserl malheureusement ne dit rien. Il n'en parle même pas. On peut transposer ce désir dans les autres niveaux de la réalité puisqu'il est en lui-même une réalité incontournable. En effet, la perception d'une maison est en soi un désir de l'avoir-en-chair et en os. Un désir qui s'astreint soit à construire, soit à avoir sous-la-main une telle maison. Certains vont plus loin pour penser que même les plantes sont animées d'une vie, d'un désir, d'une force vitale (le sentiment amoureux) qui les fait passer d'un moindre état de développement à un état supérieur. Le principe de l'appétition que Husserl n'a pas pris en considération d'une manière explicite, est une sorte d'effort pour passer d'une perception à une autre. Il est une force de changement produisant des états toujours nouveaux. C'est ainsi que Leibniz souligne : “‘Iil est vrai que l'appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à toute la perception, où il tend , mais elle en obtient toujours quelque chose, et parvient à des perceptions nouvelles’ 797  ”.

Mais Husserl n'a pas échappé à l'idée maîtresse de Leibniz pour qui le principe du changement doit d'abord être interne et que le détail de ce qui change ne doit pas affecter l'unité de la perception compréhensive. Cela, Husserl va le repenser en terme de saisie individuelle, qui reste intacte sous les saisies extrinsèquement perçues sous l'acte du regarder, un acte exposant de quelque chose. Cette perception compréhensive qui renferme en elle-même le processus de la compréhension du toujours-déjà et celui de l'état du déjà-là, ne peut s'appliquer que pour une monade supérieure que Leibniz nomme : l'homme, pour qui la perception ne devient claire que si elle est à la fois appétit et volonté. Ces derniers termes seront paraphrasés et repensés par Husserl en terme d'auto-positions et de composantes intentionnelles.

Dans le paragraphe 16 de la monadologie, Leibniz va penser le principe de la continuité tout en insistant sur l'aspect de la relation qui réside entre simplicité et multiplicité. Il donne l'exemple de la conscience de soi où nous possédons une multiplicité de représentations sans pour autant nous diviser en parties.

“ L'auo-position et l'avoir en personne ”, que Husserl emploie pour désigner la perception compréhensive, sont des termes proches de ceux de Leibniz, mais qui ont une explication : qui est proche du domaine phénoménologique plus que du domaine psychologique.

Le paragraphe 17, auquel nous arrêtons notre étude du sens de la perception chez Leibniz, montre que l'on ne peut expliquer les changements que par la référence à un principe interne, et non d'un point de vue mécaniste. Car du mécanisme ne pourra jamais sortir quelque chose comme une perception, c'est-à-dire un état interne ni comme un appétit. Ce paragraphe est une sorte de mise en garde à l'égard de l'explication mécaniste des phénomènes perceptifs, car l'impuissance du mécanisme grandit lorsqu'il s'astreint à expliquer par des combinaisons de figures et de mouvements des phénomènes complexes comme la volonté, le désir et la perception, faute de les avoir enracinés dans les principes ultimes du réel.

En quoi maintenant ces explications portant sur le sens de la perception chez Leibniz vont-elles nous servir pour notre analyse des chapitres de Chose et espace de Husserl ? Le lien en effet porte sur plusieurs faits. D'abord on doit laisser penser que les deux hommes pensent l'homme en relation avec deux genres de perceptions. Pour Husserl, il s'agit de sa place entre une perception auto-positionnelle et une perception exposante. Quant à Leibniz, il met l'homme entre une perception puisant son fondement dans l'effort et une autre dont l'appétit ou le désir, qui sont des composantes de l'action. La perception auto-positionnelle, une fois caractérisée phénoménologiquement, elle nous permet de définir :

  1. Le sens d'immanence.
  2. Le sens de transcendance.

D'où la correspondance schématique suivante :

  • L'immanent
    L'auto-posé.
  • Transcendant
    L'exposé.

Par exemple, des moments ou des parties d'un auto-posé se disent immanents à celui-ci. Ils sont immanents parce qu'ils peuvent accéder d'une manière évidente à l'auto-position. Alors que l'immanence de l'auto-position en tant qu'ensemble, justifie et permet selon des possibilités, d'autres formes d'auto-positions. Ces formes partielles, sont évidemment identiques à l'objet de l'auto-position d'ensemble. Mais un auto-posé peut être une perception ou une représentation : un objet dans l'immanence, qui s'auto-pose ou expose un objet. Quand il expose un objet, cet exposé n'est pas réellement immanent à l'auto-position primitive, mais transcendant à celle-ci. C'est ce que l'on nomme souvent (objeKt) : un objet intentionnel objectivé, dit Husserl. Pour ce dernier, il existe une première perception à laquelle on doit lier toutes les autres. C'est pour cela qu'il conçoit la perception auto-posée comme une sorte d'auto-position dont l'objet est toujours immanent à la première perception. Mais qu'est-ce que cette perception qualifiée d'originaire à laquelle Husserl tente de réduire toutes les autres formes de perceptions ? La réponse est évidemment du côté du poids de l'imaginaire au sujet duquel Husserl pense qu'il est la faculté recouvrant le domaine de l'objectivé inhérente aux perceptions qu'il nomme : imaginations. Pour Husserl, les imaginations sont différentes à la fois des auto-positions d'imaginations et des expositions d'imaginations. Car l'imagination est une faculté qui est, d'une part immanente (immanence d'imagination) et d'autre part transcendante (transcendance d'imagination).

La vraie perception aux yeux de Husserl, est en fait celle qui n'admet ni doute, ni croyance ni incrédulité, disait-il. Elle est celle qui se construit dans l'évidence qui puise son fondement dans l'avoir-en-personne d'une perception évidente qui consiste en un avoir et poser. Ces deux actions (avoir et poser) – qu'il ne faut en aucun cas dissocier – sont des qualités propres à l'auto-position. Elles restent un réel avoir. Le posé est le parent de la croyance et non pas la croyance elle-même. Cela est une traduction d'un point de vue de la philosophie hégélienne qui conçoit l'apparence comme une réalité de l'apparent : c'est dans l'art, (dans l'apparence-réalité) que le peuple a déposé ses idées les plus hautes, disait Hegel. Cela sera repris et paraphrasé par Husserl qui pense que si le poser est le parent de la croyance, alors il est un élément phénoménal apparent qui s'impose à nous comme un fait qui exclut l'incrédulité, qui fait (ausmacht) la conscience d'être, et constitue l'être absolue dans la donnée. Le poser est un vrai caractère commun à toutes les perceptions auto-positionnelles dont l'acte du donner est l'invariant fonctionnel de l'objectité auto-positionnnelle.

Récapitulatif :

Husserl avait certainement l'intention dans la suite de ce paragraphe (avant de passer à un autre problème qui sera explicité dans le §10) de rappeler et d'attirer l'attention de ses auditoires-étudiants à certaines grandes conceptions de la perception.

Premièrement, Husserl rappelle ce qu'il a déjà souligné dans les paragraphes précédants, à savoir que :

  1. La perception n'est pas quelque chose qui est en relation avec la croyance, l'incrédulité, et le doute.
  2. La perception évidente est en relation de connexion nécessaire avec l'acte non seulement de voir et de poser, mais d'avoir et de poser : d'agir tout en étant sûr et certain d'avoir quelque chose “ sous la main ”.
  3. La perception est analytiquement indissociable de l'avoir et du poser.
  4. L'avoir de l'auto-position est un réel avoir.
  5. Le poser est le parent de la croyance.
  6. Le poser est le caractère commun de toutes les perceptions auto-positionnelles, car l'acte du donner est commun à toutes les perceptions apparentes, tous comme chaque objet pouvait être auto-posé, tous comme n'importe quel contenu pouvait être uni à des facteurs de l'auto-position. Il pourrait y avoir de l'auto-position à travers la nécessaire transcendance de choséité de la chose, mais cette auto-position qui reste individuelle n'est véritable que lorsqu'elle est accompagnée des degrés d'accroissement collectifs qui s'apparentent à l'auto-position. La donnée pour elle-même ne vaut rien. Elle n'a de sens que si elle est comprise dans sa combinaison dans la sphère des essences.

Notes
791.

Rivelaygue (J.), Leçons de Métaphysique allemande Tome I et II, surtout le Tome I, première section intitulée : La monadologie de Leibniz. Le tomme I est publiée aux éditions Grasset 1990 et le Tomme II même édition 1992.

792.

Husserl (E.) 1907, op cit.

793.

Rivelaygue (J.), op cit.

794.

Husserl (E.) 1907, op cit.

795.

Si par exemple la monade A devient en un même coup une monade B sans que ce changement ne soit effectué d'une manière différenciée sur une autre monade qui engendre le changement véritable n'affectant pas la substantialité de la monade, son unité et son identité à elle-même, alors il n'y aurait pas de mouvement véritable.

796.

Ibid.

797.

Rivelaygue (J.), op cit.