§ 10 : Conscience d'identité et de différence dans la perception exposante.

Dans ce paragraphe, Husserl propose d'étudier des genres de perceptions exposantes auxquelles il appartient dit-il, des perceptions de chose. Il ajoute aussitôt, qu'il n'y a pas que des choses qui sont en mesures d'être perçues, mais il y a aussi des manières de voir du “ Je ” percevant. Pour Husserl, des perceptions vécues du “ Je ”, nous pouvons les étudier à la lumière de certains exemples, comme celui de la perception de maison et choses semblables. Husserl annonce déjà à travers ce paragraphe que “ ‘dans les perceptions auto-positionnelles, identité de l'objet et identité de la perception ne font qu'un, et que des perceptions différentes ont des objets différents’ 798  ”.

Mais il n'en va pas de même pour les perceptions exposantes : des perceptions essentiellement non identiques peuvent en vertu de leur essence se rapporter au même objet. Par exemple des perceptions d'une même maison peuvent selon leur contenu réel être très différentes. Elles sont néanmoins perception de la même maison. On peut exposer la même maison selon des manières différentes. La liaison entre les différentes perceptions d'une même maison est fondée sur le principe de l'identité qui trouve son sens dans ces mots : les différentes perceptions visent la même chose et expose la même chose. C'est dans l'auto-position que les perceptions se rattachent les unes vers les autres.

L'auto-position est une conscience d'identité. Elle est donatrice du sens de l'objectité, de l'identité de ce qui est ici et là perçu, et a quelque chose du caractère du regarder, du percevoir, dans la mesure où il est évident que l'objet est, de part et d'autre, le même selon le sens des perceptions. Qu'est-ce qu'une conscience d'identité qui réunie les deux perceptions et fait que l'on a conscience de leur objet comme étant un seul et même objet, et qui n'identifie pas les perceptions les donne pour la même perception ? Un A et un B par exemple sont identifiés, cela veut dire phénoménologiquement qu'une conscience d'identité rattache les représentations respectives A et B, qu'il s'agisse d'une perception ou d'une représentation d'imagination.

Pour identifier deux perceptions, cela demanderait d'abord des représentations de perceptions, et ensuite, la conscience d'unité qui rattache ces représentations. Si dans la conscience du rattachement, deux objets sont les mêmes, alors peut-on vraiment dire qu'il s'agit d'une même perception identique d'un même objet ? Aussitôt et sous forme d'une question affirmative, Husserl répond que l'identité ne peut être acquise comme donnée que lorsque j'ai sous la main l'objet (lui-même en propre) en chair et en os. Car les expositions, et les manières de dire et de faire (bien qu'elles soient vécues sous forme d'expressions énonciatives), ne suffisent pas pour affirmer l'identité. Celle-ci doit être exposée, vécue et mise en forme non pas par simple désir mais par extension, par exploration, par arraisonnement des formes et des parties de toutes les données qui constituent la phénoménalité de l'objet tout en témoignant de l'apparence de l'identité. A partir de là, on voit bien que Husserl dépasse Kant en ce qui concerne l'attitude du sujet pensant qui s'astreint à vivre le fait dans un simple désir de l'intention.

L'identité doit être effective. Elle doit embarrasser les deux perceptions que nous avions déjà mentionné avec Husserl a savoir :

  1. La perception qui est simplement l'exposition en chair et en os de quelque chose d'objectif, et
  2. La perception dont l'essence est, non seulement d'exposer, mais d'avoir prise sur l'objectité en chair et en os elle-même. Husserl commence dans ce paragraphe par distinguer :
    1. Perceptions auto-positionnnelles et
    2. Perceptions exposantes.

Cette conscience de l'identité ne peut devenir conscience d'identité que lorsqu'elle est évidente, essentielle, représentative de la simple visée de l'identité. Toute identité qui fait uniquement l'objet de la simple visée d'une intention désireuse est pour Husserl une identité compatible avec l'incrédulité et le doute sur l'effectivité de l'identité. Pour échapper au doute et à la simple croyance, l'identité doit faire l'objet de l'apparence de l'apparaître.

Or on peut se demander avec Husserl : qu'est-ce qui est évident dans la conscience de l'identité lorsque celle-ci s'accomplit en acte sur la base des perceptions ? Pour répondre à cette question, Husserl commence par rappeler que la vraie perception est celle dont l'objet est unique. Vieille conception du lieu de l'unité, lieu où l'on doit aimer et apprécier ce que l'on ne verra qu'une seule fois. “ Au sens des perceptions, leur objet est un seul et même objet ” 799 , disait Husserl. Ce dernier continue son affirmation par une interrogation sur le sens et l'essence des perceptions, tout en incitant ses auditoires à la réflexion sur le vrai sens de ces concepts. Pour lui, la perception du donné en tant que donné de la perception incarnant des infinités de perceptions n'a de sens que lorsque l'on considère ces perceptions dans leur synthèse avec l'identification que l'unité de la conscience d'identité embarrasse. Cela veut dire que la conséquence ou la cohérence de l'identité, permet la mise en forme d'objets différents, permet l'identification de ce qui lui est propre et de ce qui lui est étranger. Lorsque la conscience d'identité embarrasse quelque chose cela veut dire qu'elle est maître de son propre destin, maître de la technique de l'arraisonnement des choses apparentes. Car après tout, toute conscience est conscience de quelque chose.

La vraie perception n'est pas celle qui repose sur la contingence mais sur celle de la nécessité. Elle n'est pas celle de la recherche du domaine des possibilités des pensées en tant que “ cogitaniones ”, elle est au contraire celle de l'essentiel. Car on ne peut en aucun cas attacher deux phénomènes quelconques et deux perceptions quelconques. L'attachement dépend en réalité de l'essence des phénomènes de la possibilité de leur avènement. Il y a là un coup dur porté par Husserl à la dialectique hégélienne qui pensait unir l'identique et le non identique sous l'idée qui fut chère à Hegel : “ Identité absolue comme étant identité de l'identité et de la non-identité ”. D'ailleurs Husserl (d'une manière tout à fait humoristique) pense que la perception d'une pierre, de quelqu'un qui a (si j'ose dire d'une manière vulgaire) la tête dure grâce ou à cause de l'intention qu'il porte à son exception culturelle ou cultuelle qu'il cultive d'une manière permanente, n'est pas la même perception dont use un individu (qui se jette à travers champs, qui est moue, tendre qui a l'esprit de l'aventure, du dialogue et de la rencontre), et qui par exemple aperçoit un éléphant ou chose pareille. Car les deux perceptions ne s'adaptent pas l'une à l'autre : l'une est statique, l'autre est dynamique. La vraie perception aux yeux de Husserl, s'effectue dans l'unité essentielle de la conscience de l'identité. C'est cette unité là qui déclare et affirme la similitude, la ressemblance et la différence qui pourraient exister entre les objets. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Husserl souligne que “ ‘des perceptions que nous nommons perceptions du même objet se signalent comme telles dans l'unité de la conscience d'identité qu'elles fondent, et fondent par leur essence’ ” 800 . L'identité essentielle doit aux yeux de Husserl, viser de manière évidente un même objet. Les perceptions qui doivent viser un même objet doivent malgré leur différence s'adapter l'une à l'autre dans l'unité d'une conscience d'identité. Dire que l'identité des perceptions différentes est une composante du viser-de-la-même manière-évidente le même objet, revient enfin de compte à dire que les perceptions d'un même objet s'impliquent l'une et l'autre dans la détermination de l'identité qui, elle, n'est rien d'autre que l'essence de la conscience de “ la mêmeté ”. Cette perception est celle d'un même objet.

Mais on peut aussi laisser croire que le dire et le penser peuvent être le constitutif de l'identité puisque eux aussi perçoivent des objets différents. Dire et penser sont l'objet d'expressions d'avis différents sur des objets. Dire et penser peuvent aussi être considérés comme une action qui partage des avis. Mais cela n'est alors que dit et pensé. Cela signifie que la pensée est obscure par elle-même, et que la vraie identité est celle qui se construit dans l'action pratique incarnant la fonction phatique du discours expressif. Autrement dit, le dire et le penser doivent être mis en forme : au lieu de demeurer de simples énonciations, ils deviennent des énoncés incarnant des diverses fonctions.

Cette adaptation des différentes perceptions l'une à l'autre au sein d'une même conscience d'identité, est la seule possible à discerner le vrai sens de l'identité. Car la possibilité d'une telle unification se fonde a priori dans l'essence des perceptions visant le même de manière évidente. Cela signifie en fait que les perceptions sont rattachées par une conscience d'identité, et que les propos : les actions des discours expressifs, sont portés à l'expression par le rattachement de l'identité donnée absolument dans l'auto-position, qui sont ceux de Husserl, veulent dire que c'est à partir d'une opération du sens de l'essence des choses que l'on peut saisir l'état des choses eidétique. Car la conscience d'identité en vertu de son essence s'opère dans l'essence des perceptions rattachées. C'est-à-dire qu'il existe une conscience d'un idéal rationnel de l'être commun qui lie les énoncés perceptifs avant même que la perception ait lieu. L'énoncé est fondé en essence tout en portant sur l'adaptation mutuelle dans une conscience d'identité.

Lorsqu'il est question de perceptions différentes : de perceptions se rapportant à des objets différents, cela ne peut pas simplement être compris sous forme de fait objectif, mais de manières phénoménologiques. Lorsque deux perceptions sont là, de toute évidence, caractérisées en elles-mêmes, de telle sorte qu'elles représentent des objets différents, cela signifie en fait que du point de vue phénoménologique les deux perceptions qui se trouvent “ isolées et différenciées ” sous notre regard ordinaire et fortuit sont en réalité rattachées par une conscience de différence qui les englobe, qui leur impose la spécificité de la différenciation, et non celle de la mêmeté. De ce fait toute conscience est à vrai dire conscience de quelque chose. Elle est conscience de la mêmeté et de la différenciation. Les perceptions qui se trouvent isolées peuvent être unies par une saisie qui les considère ensemble, les rassemble, sans présenter à titre prédicatif le caractère que nous connaissons comme conscience d'identité. Les perceptions qui se trouvent en plein isolement ne sont pas là avec le caractère qui s'énonce : nous apercevons la même chose, mais pas de la même manière. Car bien que l'on puisse apercevoir cette même chose isolée, cela n'est pourtant pas une conscience de la différence. La conscience de la différence est une instance qui fait d'abord preuve d'une existence d'une conscience d'identité rattachant deux perceptions (P1 et P2). Et si nous tenons à remplacer P2 par une autre perception P1', qui appartient à un autre objet, alors le non identique surgirait. Il y a donc ici à nouveau un dépassement de la philosophie hégélienne par la phénoménologie de Husserl, car ce dernier laisse penser l'impossibilité d'unir la perception identique et la non-identique, surtout lorsque l'intention du regard des deux perceptions “ entre en conflit ”.

On a l'impression lorsque Husserl parle de l'intention de l'identité (qui est en conflit avec celle de la perception), fait un retour à Kant pour qui le caractère et le conflit des facultés de juger visent une intention dynamique et particulière, qui n'est rien d'autre que l'auto-détermination selon des règles de la représentation. D'ailleurs c'est la raison pour laquelle Husserl pense la règle de l'autodétermination selon des regards de représentation en terme d'auto-position pure. Mais Husserl pense en plus de Kant, que le conflit qui naît entre des perceptions différentes est un conflit qui s'opère au niveau de l'essence des identités. Il y a donc finitude au niveau des manières opérationnelles des identités. Cela ne fut pas la visée de Kant qui a pensé que la finitude est due non pas à mon rapport à l'égard de la personne physique, mais à l'égard de la Loi. Si je dois faire attention dans mes rapports à l'égard des autres c'est à la Loi que je dois m'attaquer pour la remettre en question voire la changer. La finitude est dans la plupart des cas imposée par la légalité transcendante, une légalité qui pénètre les faits les plus intimes de l'homme. Cela n'est pas le cas de Husserl qui pense la finitude entre les êtres humains en relation avec le regard, avec la manière de poser, de s'exposer. Pour lui, lorsque la perception P1 et P1' qui sont d'ailleurs tout à fait différentes, accèdent à l'unité dans la différence on dit qu'elles sont données dans “ la conscience de la différence ”. Husserl affiche ouvertement son désir de vivre en communauté et en communion lorsqu'il pense que “ les perceptions P1 et P2 doivent travailler au service de la fondation d'une conscience d'identité tout en excluant en revanche la possibilité d'une conscience de la différence. Nous pensons cependant que Hussel est plus proche de Nietzsche que de Hegel. Car pour le premier l'amour de la destinée doit être cultivé dans la perspective de la valorisation du Moi qui est – comme Nietzsche le laisse penser d'une manière métaphorique – égoïste, donne comme il prend tel que l'égoïsme des étoiles qui brillent tout en s'influençant et en influençant le système solaire à voies lactées.

S'exclure mutuellement en présence de membres supposés identiques, fondant eux mêmes à leur tour un rapport de conflit d'une synthèse, est une propriété génétique de l'essence de la conscience de différence et de la conscience d'identité.

Husserl pense que le fait de concevoir “ ‘les perceptions sous la forme d'une adaptation dans une conscience de l'identité’ ”, peut signifier beaucoup de chose. A partir de là, Husserl reste fidèle à la conception aristotélicienne du sens de l'être des choses. Cette conception est celle de la différenciation des faits, car si l'on en croît Aristote, l'être peut se prendre en plusieurs acceptions mais ce n'est pas une simple homonymie. Ce qui est qui est nouveau chez Husserl est la manière de concevoir l'adaptation sous l'idée d'une conscience unifiée par l'auto-position de la mêmeté. Lorsque Husserl pense que “ ‘deux perceptions représentent le même objet ”, et “ elles représentent des objets différents’ ”, cela signifie que la question de la mêmeté est l'oeuvre d'une conscience d'identité qui est consciente de quelque chose qu'elle cherche à atteindre, tout en empruntant des modalités différentes. Si le chemin de l'accéité à la chose visée est différent, qu'il s'acquiert suivant des conceptions et des aperceptions différentes, alors cela ne signifie pas pour autant que la visée originale qui est un toujours-déjà ayant des effets dans le déjà-là, est déstabilisée, désorientée à d'autres finalités contraires à celles du départ. C'est ainsi d'ailleurs que Husserl à cet endroit précis 801 précise que, “ ‘toute la connaissance acquise ici s'effectuait dans la sphère de la pure auto-position et de l'intuition d'essence qui s'y conforme, et qui est aussi d'une certaine manière auto-position pure’ ” 802 . Cela veut dire clairement que la pureté originelle de la chose et de la pensée réside dans la manière authentique d'être et de voir, ou de concevoir la chose de l'espace. L'auto-position pure incarne une forme non pas de la liberté du sujet, mais la nécessité essentielle à la vissée de la conscience de l'identité. Voilà la raison pour laquelle Husserl achève ce paragraphe 10, par une phrase tout a fait révélatrice de sens et qui souligne : ‘“ en fait, nous pouvons transposer sans réserve l'expression et son sens’ ” 803 . Lorsque Husserl dit : “  en fait ”, on doit comprendre par là, le sens qu’il cherche à donner à l'action pratique. C'est-à-dire, que dans les faits pratiques, dans le langage qui est en fait un comportement, on doit par exemple lier tous les énoncés à des formes d'énonciations. Car après tout chaque énoncé présuppose une énonciation : une manière de dire, de voir et de faire. Si l'expression d'un discours incarne donc un comportement, alors sa fonction (parmi d'autre) est phatique, centrée sur l'acte. Dire avec Husserl que l'on peut dans les faits transposer l'expression et son sens, nous conduit en fait à nous interroger sur le sens, et de l'expression et, du sens. Voilà la raison pour laquelle JacKobson avait d'ailleurs assigné au discours six fonctions :

  1. la fonction référentielle, centrée sur le référent auquel on pense.
  2. la fonction expressive dont le message est centré sur le destinateur. On l'appelle expressive ou émotive du fait qu'elle ne limite pas l'expression de soi à la seule émotion.
  3. la fonction incitative. Elle est celle qui incite à l'action. En elle le message est centré sur le destinataire.
  4. la fonction poétique. Elle est celle où la manière l'emporte sur la matière. Le beau et le lait son les formes qui s'y appliquent.
  5. la fonction phatique, qui est centrée sur l'acte.Elle signifie que dans l'action, il y a le plaisir d'entendre et de s'entendre avant même de pouvoir communiquer quelque chose.
  6. la fonction métalinguistique. Elle est celle qui codifie le discours tout en rendant possible la communication. Le code rend intelligible le langage. Il est un langage qui permet de parler de lui-même ; c'est par le langage qu'on enseigne le code, c'est par le langage qu'on parle du langage. La fonction métalinguistique renforce la validé des règles auxquelles on attribut la vérité ou la fausseté.

Husserl se retrouve largement dans toutes ces fonctions. Car c'est à travers l'idée qu'il donne de la conscience de l'identité dite auto-positionnelle, que les fonctions du langage en action trouvent leur vrai sens. C'est d'ailleurs ce que Husserl va démontrer dans le § 11 qui va suivre, et qui portera sur la résolution de la difficulté du rapport entre l'intentionnalité de la perception et le mode de l'auto-position.

Notes
798.

Husserl (E.), 1907, op cit.

799.

Ibid.

800.

Ibid.

801.

Voir le paragraphe 10 d'en haut en question in Chose et espace , op cit.

802.

Ibid.

803.

Ibid.