§ 12 : Le rapport de la partie et du tout dans la perception exposante. Identification partielle et totale.

A travers ce paragraphe, Husserl cherche à donner un sens à la connaissance qui se rapporte à l'essence des choses. Comment résout-il donc la différence entre la perception du tout et de la partie ? Une problématique chère à deux écoles philosophiques : la Gestalt-théorie(Psychologie de la forme) et la philosophie hégélienne.

L'héritage de ces deux écoles ressort en fait de l'affirmation de Husserl à travers laquelle il laisse entendre que des parties données sont données d'abord dans l'identification partielle et ensuite d'une manière absolue. Mais cet identification qui est absolue, est une composante de l'identification qui surgit de l'auto-position, qui est définie par Husserl comme étant un accomplissement d'un acte immanent. L'immanence est en fait le résultat d’une action dynamique de l'acte auto-positionnel, qui livre, qui donne le tout comme être-absolu. A partir de là, on peut donc dire que le dépassement de la philosophie hégélienne est acquis par Husserl car si pour Hegel la certitude sensible du sujet pensant (dans son ouverture et dans son arraisonnement des choses de l'apparence) est une action du dévoilement de la vérité, alors pour Husserl cette vérité n'est pas une donnée immédiate, saisissable par la pensée fortuite et objective, mais elle est une donnée abstraite, insaisissable ; elle se construit dans le toujours-déjà de ce que Husserl appelle : l'acte auto-positionnel. Car pour lui, “ une auto-position livre le tout comme être absolu ” 805 . Le dépassement est aussi déclaré d'une manière implicite à l'égard de la théorie de la forme (la Gestalt-théorie) qui, en priorité conçoit la perception du tout par rapport à la perception de ses parties. Si par exemple – et à en croire cette théorie –, le sujet pensant aperçoit d'abord les constituantes élémentaires (en tant que totalité des parties du tout) avant même d'apercevoir les parties, alors il n'en va pas de même pour Husserl qui pense que l'identification partielle est d'abord primordiale par rapport à l'identification absolue. Car c'est dans les parties dans les exceptions partielles que réside le tout, que réside l'absolu. Cela est un appel à une attitude à travers laquelle le sujet doit cultiver les exceptions. Il y a là une direction, un retour ouvert à Nietzsche qui avait déjà pensé la nécessité de chercher à cultiver les exceptions qui émanent de “ l'égotisme des étoiles ” : des sujets pensant, habités par des absolus exceptionnels qui influencent et s'influencent. “ Cultivons nos exceptions ”, disait-il !

Si l'on en croît cette approche, on doit alors laisser penser avec Husserl que la partie est égale au tout. C'est d'ailleurs ce qu'il laisse penser en disant : “ Une auto-position livre le tout comme être absolu, une auto-position fait ressortir une partie ; mais elle ne devient partie du tout que dans l'identification partielle qui amène l'un et l'autre objet à coïncider partiellement, donc les amène à coïncider sur un mode que nous désignons par les mots de “ partie ” et de “ tout ” 806 .

Ce passage signifie d'abord que les termes : “ tout ” et “ partie ”, ne sont que des formes de représentations que l'on pose dans le monde des significations. Ils sont des composantes sémantiques posées par le langage de l'auto-position objectivantes. Le tout et la partie ne sont pas des formes objectives, mais des acquis objectivant. C'est là que réside le dépassement par Husserl de la théorie de la forme et de la philosophie hégélienne. Ce dépassement s'aligne sur l'une des conceptions que faisait Nietzsche, (de l'attitude monumentale de l'homme face à son propre histoire) qui – durant la première période qui a marquée sa pensée – , avait laissé entendre que le retour du sujet pensant à l'histoire de sa pensée, à son origine pour en apprécier les différentes parties constituantes du tout, est un élément essentiel dans la détermination de l'identité subjective et objectivante du sujet. Si les objets (en tant que parties de tout l'univers physique) coïncident dans des parties ou dans des touts, c'est parce que notre manière (l'auto-position) de les voir, les désigne comme tel. Les objets sont posés par un oeil qui les détermine, qui les arraisonne pour en apprécier les différentes formes à savoir les parties ainsi que les tous.

Parler du “ tout ” et de “ la partie ”, marque déjà une différence entre les mots. Ce que je vois par exemple comme partie, certains dit Husserl, peuvent bien l'apercevoir comme un tout. Voilà à nouveau comment Husserl s'inscrit dans le sillage du jeune Nietzsche, qui, en cherchant ce qui est par-de-là bien et mal, avait laissé entendre que la manière dont laquelle je me porte libre est la même dont laquelle je me porte tyran ! C'est en fait la différence entre les consciences des identités qui règle le sens d'un comportement. On peut se demander avec Husserl si vraiment on peut tout échanger avec l'autre. C'est d'ailleurs l'une des questions qu'il se posait d'une manière implicite et que Heidegger reprendra ouvertement en laissant entendre que la chose est notre chose et nulle autre. Cette chose qui doit nous faire réfléchir se traduit par une esthétique du paysage, devenu une oeuvre d'art fondant un monde, traduisant l'historialité de la chose. Cette même question sera aussi posée par Emmanuel Lévinas qui déclare dans Le Temps et l'Autre 807 qu'on peut tout échanger avec l'autre sauf la manière d'exister.

Le droit à la différence est une approche qui ressort fort bien de la conception husserlienne de la relation qui réside entre l'identité du tout et celle de la partie. C'est ainsi que Husserl souligne : “ ‘La différence des mots signifie déjà que dans cette conscience d'identité les représentations rattachées ne sont pas interchangeables, à la différence du cas de l'identification totale, qui consiste en la conscience uniforme le même’ ” 808 . Qu'est-ce que cela veut dire ? Il y a là, une précision capitale portant sur la question philosophique de la finitude. L'action réciproque délimitée par la mêmeté est une conception qui présente les êtres humains comme êtres finis.

La finitude est une conception philosophique héritée de Kant qui pensait qu'elle doit être pensée positivement puisqu'il n'y a aucune finitude à l'égard de l'autre lorsqu'il s'agit du respect. La seule finitude qui puisse exister réside dans le cadre législatif, où la Loi force l'homme à agir d'une manière plutôt que d'une autre. C'est donc la Loi qu'il faut craindre dans mes rapports avec l'autre. Car il n'y a aucune action d'autrui, la seule action qui puisse exister est celle de la Loi qui m'ordonne d'agir. C'est elle qui m'impose un devoir être. Car le “ ainsi je veux ” et le “ ainsi j'ordonne ” sont en relation de connexion réciproque avec la légalité transcendante qui transcende et pénètre les faits avec force. Mais Husserl ne s'arrête pas à cette conception Kantienne. Evidemment il s'en inspire tout en la dépassant. C'est ainsi qu'il s'aligne sur le droit à la différence totale d'une identité qu'il qualifie de totale. Cette identité a conscience en une seule chose à savoir le principe de la mêmeté. On a maintenant devant nous une perception qui surgit de l'intériorité de la conscience de la mêmeté, là où l'essence de l'auto-position est déjà posée immédiatement par spontanéité. Cette perception n'est-elle pas proprement religieuse ? Assurément! Elle est celle de la religion juive qui pense l'élection sous la base de la “ pureté ”, sous la base de la conscience du même, sous la base du lien historique. Ce lien est uniforme dit Husserl, car il traduit un enchaînement des consciences et des représentations des identités qui ne sont pas interchangeables avec d'autres. Si l'on en croît Husserl ainsi que Heidegger, alors on ne peut échanger avec l'autre que l'exister et non pas la manière d'être, du moment qu'on ne peut en aucun cas nous mettre ni à la place de l'autre, ni changer de place. On peut – comme disent certains auteurs de la psychodrame – comme Moreno, être amené à changer de rôle, mais ce rôle n'est qu'un jeu. Car la vraie personnalité d'un sujet ne se réalise jamais dans le jeu de rôle. Ce n'est qu'un jeu, une nouvelle forme de communication que Gregori Battesson nomme : le “ in put ” dans l'objectif de “ l'out put ”. C'est-à-dire, une continuité à l'égard de l'autre dans le but de la rupture avec lui. L'identification totale dont parle Husserl ici, nous rappelle le principe nietzschéen de la liberté et du droit à la différence. L'homme aux yeux de Nietzsche n'est libre que lorsqu'il est conscient de son identification totale, de sa différence à l'égard d'autrui. L'homme libérale dont rêvait Nietzsche et que Husserl cherche à affirmer, est assurément aristocratique. Car la conscience uniforme du même, nous rappelle la définition d'un homme qui a du style : une unité de comportement, qui a le respect de soi, de son identité auto-positionnelle. Il a le respect de soi, non pas de l'humanité dans sa personne en tant qu'universelle, mais de soi comme être singulier et différent.

Lorsque Husserl parle de coïncidence objective des identités au sein de l'identification totale, cela nous laisse penser qu'il est encore hégélien, puisque pour Hegel la fin de l'histoire est la naissance du règne de l'humanité : d'une histoire où l'absolu-liberté sera celui du règne de l'identité absolue comme étant identité de l'identité et de la non-identité. Mais dans ce paragraphe 12, Husserl va aussitôt préciser (à travers une argumentation qui renforce l'amour du lieu de l'unité) que le sens d'un mot est d'abord posé originairement dans l'identification totale à l'égard des autres mots. C'est-à-dire lorsque je désigne : “ un seul et même objet ” tout en le nommant, cela est strictement opéré originairement. La conscience d'unité est vouée à retrouver et à coïncider avec l'identification totale pour créer une communauté d'intérêts de la mêmeté. Car l'identification partielle est une forme de la conscience d'un tout qui se cherche à se mettre en forme à travers des consciences partielles, à travers des prises de positions disparates, qui par la suite, vont donner naissance à un État organisé des identités au sein de l'absolu-liberté. Mais cela ne peut être réalisé qu'à travers la conscience de la coïncidence, une conscience qui avait à un moment donné perdu l'espoir de la mise en forme des états de faits de la conscience. Cela n'est rien d'autre qu'un appelle au rassemblement "du peuple qui a perdu son identité effective". La recherche de la coïncidence, des retrouvailles (si l'on veut parler d'une manière simpliste) surgit de la perte de la conscience de l'identité auto-positionnelle. C'est ainsi que Husserl souligne : “ ‘De même l'identification partielle est aussi une forme fondamentale de la conscience. C'est une conscience de coïncidence, mais telle qu'un excèdent de non coïncident peut être dégagé’ 809  ”. Pour dégager cet excèdent, qui fut dans le passé uni sous l'essence de la conscience de la mêmeté, Husserl donne une directive à suivre. C'est ainsi qu'il laisse penser que la possibilité de ce dégagement se fonde dans ce qu'il appelle l'essence de la situation. Qu'en est-il donc de cette essence ?

Lorsque Husserl parle de l'essence de la situation, comme domaine de possibilité du dégagement de la conscience de la coïncidence objective de l'identité fondant la mêmeté, il voulait alors réveiller à la fois le principe Kantien de l'autonomie des représentations et le principe nietzschéen de la création d'un monde où l'identité de l'amour de la destinée du sujet trouvera son fondement dans l'extension du pouvoir physique de la question nationale à savoir la grande Europe. Cependant, le problème de Husserl est donc double. D'une part il parlait de la nécessité de la mise en forme de la disposition fondamentale de la conscience objectivante : un principe qui reste fidèle à l'engagement Kantien pour qui, la disposition morale fondamentale en tant que toujours-déjà ayant des effets dans le déjà-là, ne peut être acquise que lorsque la phénoménalité du noumène est dégagée d'une manière dynamique. Car si l'on en croît Kant, les principes dynamiques, qui sont ceux de la physique témoignent aussi de la présence des principes a priori en mathématiques. Par conséquent la disposition morale fondamentale n'aura aucun sens si elle reste acquise seulement dans le monde des noumènes, dans le monde des possibilités théoriques. La liberté n'a en réalité de sens que lorsqu'elle est vécue. C'est d'ailleurs ce que Husserl laisse entendre en parlant de la conscience objectivante. Mais une précision capitale est pourtant nécessaire pour marquer le retour à Nietzsche, car l'objectivation ne peut avoir lieu que dans un espace chosisque où s'opèrent les situations socio-politiques traduisant les concepts de nation, de territoire et d'identité absolue. L'amour de la destinée dont parlait déjà Nietzsche est un exemple probant de la reconnaissance de l'amour de soi, une destinée humaine. Car comme Nietzsche le laisse entendre le fait de chercher à connaître et à comprendre l'homme ne peut être accompli qu'à travers la reconnaissance de sa destinée, la reconnaissance de "l'amor fati" : un amour de la vie, qui est l'une des destinées de l'homme. Cet amour n'est pas le fait d'obéir à la Loi morale qui, (au sens Kantien) instaure l'autonomie de la liberté des représentations, mais d'obéir à la raison qui pose des normes, des Lois. Car l'homme n'est libre que lorsqu'il se bat, lorsqu'il crée des nouvelles formes de vies morales et éthiques. Toutes ces actions de la raison transgressent toutes les formes morales pour éviter à l'homme de suivre, d'obéir sans savoir les raisons de son obéissance. L'autonomie de la raison à l'égard de toutes les formes de la morale est alors le synonyme de la grande inventivité.

Il y a chez Husserl – comme on vient de le constater – une présence de deux “ systèmes philosophiques ” distincts. Celui de Kant dans sa conception qu'il donna de la disposition morale fondamentale (la Gesinnung) comme étant un tojours-déjà ayant des effets dans le déjà-là ; puis celui de Nietzsche dans sa référence à la condition humaine, qui, elle, dans son dressage sélectif, peut avoir conscience de la destinée de l'homme. Connaître l'homme c'est alors connaître sa fin et son destin. Telle est aussi la tâche et la devise de la phénoménologie en tant que méthode qui coïncide avec la méthodologie expérimentale dans sa recherche des étapes utilisées par l'homme pour acquérir la vérité des choses.

Le souci phénoménologique de Husserl est d'étendre le Moi : l'auto-position dans le monde sensible. Cette tâche s'astreint à la réalisation du domaine des “ possibilités idéales ”, où le tout et la partie sont liés par les diverses espèces qui se complètent de parties adjointes jusqu'à la constitution d'un tout composé de parties. Cette réalisation doit obéir à l'identification de l'identité différenciée dont la généralité doit être embarrassante de divers cas, de divers tout et parties. Car comme Husserl vient de le faire remarquer, le tout véritable est celui qui se constitue, qui se donne le temps de la constitution, de la mise en forme dans l'adjointement de divers parties en tout. Cela est à l'instar de ce que cherche un peuple désorienté, dispersé, qui doit retrouver son unité en chair et en os, qui doit retrouver sa détermination prédicative dans sa coïncidence avec des propriétés principales, des marques distinctives, internes.

L'identification partielle définie par Husserl en terme de “ conscience d'unité qui embarrasse un autre objet ”, est une vision proprement arbitraire de l'acte de la mise en forme des idéaux éthico-politiques. En effet, le fait de chercher à “ embarrasser un autre objet ”, et à mettre dans l’embarras les objets d’autrui est un appel à une action qui sème la terreur, la guerre et la haine pour vivre la vie pleine, une action qui transforme les objets d'autrui, et les objets physiques par le biais d'un travail effectif et pratique. Car nous venons de dire que Husserl est fidèle à l'action dont Nietzsche disait déjà que la manière dont laquelle je me porte libre est la même dont laquelle je me porte tyran. Mais il n'est pas toujours vrai que l'identification partielle de l'auto-position soit destructrice. Cette définition est celle que Nietzsche et Hobbes ont donné pour l'action humaine. Si pour Nietzsche et Hobbes la manière dont laquelle l'homme libre se porte tyran est une action qui pourrait bien être libératrice, alors nous remarquons fort bien cela chez Husserl, pour qui l'unité du moi ne peut être acquise que dans l'affranchissement d'autres parties uniques, que dans “ une conscience d'unité qui embarrasse encore un autre objet ” 810 . Lorsque Husserl emploie l'expression : “ encore ”, il a certainement voulu par là insister sur la donation du temps de la liberté qui doit embarrasser, qui doit se retourner contre l'ordre établi au lieu de venir en aide à celui-ci.

Il y a à travers cette conception un retour à Nietzsche et à Hobbes, qui ont conçu la liberté sous forme d'un affranchissement des Lois, car et à les en croire, l'homme n'est libre que lorsqu'il se bat, or sous les concepts de la Loi civile et du Contrat social l'homme est conduit et battu puisqu'il obéit sans savoir les raisons de son obéissance. Il obéit à la Loi parce c'est la loi. La vraie liberté si l'on en croit Husserl est celle qui réside dans la conscience éiditique de l'unité universelle déterminante. Autrement dit : il ne peut y avoir de liberté dans l'absence de l'existence d'un espace à investir, d'un espace où l'on peut manifester l'unité de l'objet, l'unité de l'identité absolue, d'un tout, d'un membre comme fragment du tout.

Cette conception de l'unité n'est pas à l'instar de celle que Hegel a voulu (identité absolue comme étant identité de l'identité et de la non-identité), elle est au contraire une identité dont l'unité est celle du tout en tant que partie et de la partie en tant que tout. C'est ainsi que Husserl pense qu'elle est une “ unité du sujet et la propriété, du sujet et de la détermination relative 811  ”. Le glissement de l'effort phénoménologique à l'effort ontologique est manifestement explicité dans ce cours professé par Husserl en 1907. D'ailleurs lorsque ce dernier souligne : “ La parenté eidétique constante réside dans le est 812  ”, cela est un exemple probant de la recherche d'un espace à investir, d'un être à mettre en forme pour y faire voir des comportements affectifs, intellectuels concrets. Ce n'est rien d'autre à notre avis que le prolongement du débat sur ce que l'on a déjà appelé : “ La question juive ”. Parler de conscience d'unité est un appel implicite à la présence du lieu de l'unité du préférable, un lieu événementiel qui rappelle le lien à l'histoire, l'amour de la destinée définie par Husserl en terme de “ ‘liaison d'unité de deux parties d'un tout, qui doivent s'assembler en un tout de propriétés et de relations qui doivent advenir à un sujet’ 813  ”. Husserl n'a pas hésité à définir aussitôt les spécificités de l'exister qui jaillit du “ est ”. C'est ainsi qu'il distingue l'être du “ est ” et celui du “ et ”. Le premier étant celui de l'identité du sujet qui cherche à se manifester dans sa donation du temps de l'existence, du temps de la mise en forme des valeurs éthico-politiques qui se réalisent dans la dissociation ; quant au second il est celui que rejette Husserl car il se réalise dans l'association de divers éléments. Entre le lieu commun et le lieu de l'unité, Husserl choisit le second pour dire à l'instar de Descartes que la perfection réside dans les oeuvres sur lesquelles Un seul a travaillé. Bien que Husserl n'ait pas voulu aborder cette question en disant : “ cependant je n'ai pas à aborder de plus près tout cela ici 814  ”, cette idée est pourtant exposée d'une manière explicite dans son cours portant sur la relation : Chose et espace . En effet, pour l'étude exhaustive de l'objectivité que Husserl appelle chosique, il faut à en croire l'auteur de Chose et espace , partir de l'étude de l'unité des actes donateurs de sens.

Ces actes dans leurs diverses spécifications, sont marqués par l'identification, par la différenciation. Ces actes ont aussi des formations qui leurs correspondent et qui s'expriment dans des formes a priori d'énoncés possibles selon des catégories de langages, catégories que Husserl appelle : grammaticales. Cela signifie que le langage n'est pas simplement un comportement, mais il remplit aussi une fonction à la fois phatique et expressive, une fonction qui s'énonce à travers l'acte de la mise en forme de la parole. Car la parole est d'abord aux faits. C'est-à-dire : il ne peut y avoir de discussion, de liberté d'expression dans l'absence du langage en action. A partir de là, on peut dire que Husserl est encore Kantien puisque pour Kant – comme nous l'avons déjà fait remarquer – la liberté ne peut résider dans le monde des noumènes, des choses en soi. La représentations des idées, est une présentation, une exposition de nos intentions, de nos représentations dans la phénoménalité des choses en vue d'acquérir une autonomie selon des règles de représentations. C'est ce que Husserl a d'ailleurs laissé entendre en disant que l'identification s'exprime dans des formes a priori d'énoncés possibles. Cela veut dire aussi que chaque énoncé présuppose une énonciation, une manière de dire et d'être.

Dans cette perspective, le retour à Aristote est aussi rappelé à l'ordre. En effet, pour Aristote, les catégories grammaticales sont d'abord celle du langage en action, celles d'un langage qui témoigne des catégories de la langue dans laquelle on pense. Car aux yeux d'Aristote, le grammairien est d'abord savant en puissance. Il ne devient savant en acte que lorsqu'il est conscient qu'il est grammairien en puissance. D'ailleurs la phrase d'Aristote avancée dans Physique (190 a 10-11) souligne : “ ‘En effet l'homme subsiste quant il devient lettré et il est encore homme ’”. Le grammairien en tant qu'homme demeure grammairien en puissance lorsqu'il est grammairien en acte. La puissance ne peut devenir en acte que lorsqu'elle est en possession de sa forme. Ce qui intéresse Husserl dans la validité des formes purement grammaticales sont les lois logiques qui les régissent. Car ces formes sont indépendantes du déroulement des processus de pensée. A partir de là, on doit souligner un dépassement du Kantisme par Husserl. En effet, le concept d'intention, ou d'intentionnalité est un concept que Husserl a probablement emprunté à Franz Brentano qui pensait que l'intentionnalité désigne la propriété spécifique qu'ont les phénomènes psychiques, à la différence des phénomènes physiques, qui sont dirigés vers quelque chose, alors que les psychiques, sont toujours conscients de quelque chose. Pour Husserl l'intentionnalité désigne donc la constante corrélation qui éside entre les actes de la conscience, qui se rapportent à un objet, et l'objet tel qu'il apparaît dans ces actes. Puisque le langage est un acte de conscience, alors les formes grammaticales ne sont rien d'autres que le reflet de l'objectité auto-positionnelle de la conscience donatrice du sens. Car comme le disait déjà Hegel, la parole est d'abord aux faits. Si le langage est une évidence de l'homme, alors ce dernier doit aussi s'exprimer sous des formes évidentes.

L'une des significations que Husserl donne de l'évidence est l'auto-détermination indubitable de l'objet d'une visée intentionnelle pour une conscience originairement saisissante. C'est pour cette même raison que Husserl évoque les lois purement logiques qui ont pour but la reconnaissance des liaisons logiques reconnues dans les choses, (que la pensée a déjà utilisée) pour se manifester. Tous comme les lois des formes grammaticales qui ne sont rien d'autre que la systématisation des actes de paroles. Lorsque Husserl propose une étude restrictive des formes grammaticales, il veut par là même instaurer le processus de la taxonomisation des énoncés. Cela sera le même souci de Roland Barthes qui avait donné le temps de la classification des différentes formes du sens entre polysémisation, asémisation, monosémisation et la pansémisation. Le souci de Husserl est aussi l'étude des formes du langage pour en extraire l'essence des mots. Mais cette étude ne doit pas prendre en considération l'historicité du mot, mais son historialité, ses conditions de possibilités. Car il y a dans le langage (en tant que comportement) des intentions vides et d'autres remplies. Celles-ci, l'homme doit les apprécier en vue, soit d'en sortir des formes vivantes, soit de les mettre en mouvement.

Husserl va préciser aussitôt, le but principal de son travail dans ces cours professés en 1907 dont nous sommes entrain d’étudier la transposition didactique. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘Ce que nous faisons ici c'est d'étudier la donation de la choséité dans la sphère de l'intuition, plus précisément de la perception, de telle sorte que nous amenions cette donation à l'auto-position’ 815  ”. Cela veut dire que la chose se trouve en corrélation avec deux actes : celui d'une conscience qui vise l'objet, qui questionne en direction de celui-ci, acte que Husserl pense en terme de noèse (acte de la visée) ; et celui d'une “ conscience ” propre à l'objet immédiat, qui dans sa propre immédiateté apparaît dans des actes propres à l'acte de la visée. Ce dernier incarne l'objet intentionnel que Husserl pense en terme de noème. La corrélation entre le noème et la noèse, se justifie dans le lien élaboré par l'unité d'une conscience de l'objet. Car après tout toute conscience est conscience de quelque chose. L'objet intentionnel que Husserl appelle : le noème, n'est pas réellement un objet objectif en soi, il n'est pas une simple donnée fortuite, immédiate, mais il est en réalité l'objet qui incarne le contenu intentionnellement dans la fonction donatrice du sens des actes de la conscience. Les data de sensation en tant qu'actes de la visée, sont dans leur soubassement constitués par des sensations perceptibles. Cependant c'est l'analyse de la perception qui – aux yeux de Husserl – nous permettra de distinguer les actes de la visée (la noèse) des actes de l'intentionnalité (les noémata). Les premiers constituent les contenus réels dans le vécu, alors que les seconds constituent les contenus irréels puisqu'ils sont ceux de l'intention. Mais pour échapper au caractère de l'irréalité, Husserl pense que la tâche des objets de l'intentionnalité doit désormais être celle de l'étude, de la recherche de l'évidence qui signifie pour lui une auto-donation indubitable de l'objet d'une visée intentionnelle pour une conscience originairement saisissante.

C'est pour cette raison que Husserl pense que pour apercevoir les phénomènes intentionnels, nous devons modifier d'une manière radicale notre attitude naturelle à l'égard du monde. Il appelle cette démarche : la réduction phénoménologique. Lorsque Husserl parle de la sphère de l'intuition dans son lien intime avec la perception, il laisse penser la perception entre deux attitudes : celle de l'auto-position, et celle de l'auto-détérmination. Qu'en est-il donc de la perception entre ces deux attitudes ?

Il y a dans ce dixième alinéa du paragraphe 12 35 une précision capitale. En effet l'étude de la donation de la chosiété ne peut se faire que dans un espace que Husserl appelle : “ la sphère de l'intuition ”. Et ce comme si la perception n'a de sens que lorsqu'elle est émergée, vécue dans son état d'apparition, et non pas dans son apparence le plus banal et le plus simple. En plus il faut (dit Husserl) que la sphère du vécu soit auto-posée. C'est-à-dire posée par le moi qui croit dans le domaine des possibilités objectives, et ce tout en s'effaçant devant les préjugés non pas de l'être, mais de la manière acquise dans son être qui fut déjà. Cela rend possible en fait l'observation qui sera loin de tous préjugés de la conscience pure. C'est à partir de la fin de ce paragraphe 12, que Husserl se prépare à annoncer un principe d’ordre général qui – comme on va bientôt le constater – préparera l'annonce du paragraphe 13 (Rejet d'une interprétation erronée). Cette attitude qui sera reprise par Heidegger est celle de l'effacement de la conscience subjective à l'égard de l'objet. D'ailleurs Husserl la nomme “ l'époché ”, un terme qui désigne l'abstention que Husserl a probablement emprunté au scepticisme antique. Pour être sûr du caractère de l'auto-position, et pour écarter tout caractère sceptique à l'égard de la sphère spatiale de l'intuition, Husserl va ajouter une précision capitale. C'est ainsi qu'il souligne que “ nos énoncés veulent exprimer purement ce qui accède à l'auto-position 816  ”. Qu'est-ce que la pureté de l'énoncé ? peut-elle s’ajouter à l'attitude de l'accès à l'auto-position ? En réalité, Husserl à l'instar de JacKobson veut mettre en évidence la fonction phatique du langage.

Lorsqu'on parle, nos catégories de paroles sont à vrai dire régies par des signes qui nous sont propres. Parler c'est aussi porter le sens des mots aux choses. Parler c'est aussi un acte qui non seulement veut dire quelque chose, mais un acte qui s'astreint à mettre en forme ce qui nous habite, qui nous anime. Ce quelque chose, ne peut pas être apprécié comme une vraie ou fausse expression que si celle-ci est mise en forme : annoncée.

Ce qui intéresse Husserl ce n'est pas l'énoncé expressif, mais l'énocé-objet. Autrement dit, l'étude du langage doit être celle des différentes actions phatiques qu'il remplit. Car en réalité la chose du langage est de faire valoir des normes de l'auto-position. Les mots du moment qu'ils sont des interprétations de situations déjà acquises dans le vécu de la conscience auto-positionnelle, peuvent parfois – sinon dans la plupart des cas –, tourner et dire. Husserl évite d'entrer dans le débat qui a animé Peirce et Leibniz quant à la question de l'acte de penser dans le signe et avec le signe. Il tranche cette problématique en faveur de la réduction du langage à l'étude de l'objet-chose : à la réduction phénoménologique. Cette réduction nous laisse penser que Husserl est en faveur d'un acte de penser qui synthétise ces deux approches (penser dans le signe et penser avec le signe) de la problématique de la philosophie du langage. Si l'on en croît Husserl, on peut alors laisser penser que l'homme pense dans le signe et avec le signe. Ce problème du rapport de la pensée au langage n'est pas vraiment si bien posé par Husserl dans ces leçons de Chose et espace . D'ailleurs il en a lui-même eu conscience puisqu'il affirmait ouvertement que : ‘“ pour éviter d'entrer dans des études vastes et d'une orientation différente, nous supposons connue et éclaircie l'essence de cet exprimer. Nous ne nous occupons donc que des identifications et différenciations qui appartiennent à la donation de l'objet-chose lui-même et non de celles qui appartiennent à l'énoncer expressif’ 817  ”. Ce n'est donc pas la manière d'être et d'annoncer qui intéresse Husserl, mais l'énoncé, le verbe en lui-même. C'est certainement pour cette même raison que l'auteur-traducteur a préféré maintenir “ l'énoncer ” sous forme du verbe à l'infinitif.

Le verbe, dont il est question ici n'est pas le Verbe Chrétien, le verbe de Husserl marque une certaine conscience qui représente, qui objective, qui a comme toute autre conscience, des modes d'apparitions. Ce mode fait désormais l'objet d'un modèle. Il se distingue de la “ visée ” et de “ la donnée ”. Cette distinction repose sur la qualité propre de l'identification de la conscience qui se rapporte à quelque chose d'objectif, qui amène l'objectité à la donation de façon tout à fait absolue, dans des figures particulières de l'apparition et de l'apparaître. L'état de la chose témoigne de l'objectité : de la manière à travers laquelle l'identité auto-posionnelle s'expose et s'exprime. La conscience de l'identification doit distinguer deux sortes de conscience. La première est celle qui perçoit (une conscience percevante), qui pose et regarde l'identité comme existante ; et une autre qui perçoit avec évidence, qui donne la chose même de façon absolue. Voilà la raison pour laquelle Husserl a tenu dès le départ à parler et à insister sur l'évidence de la conscience de l'identification auto-positionnelle. Cette distinction permet enfin de compte de distinguer deux modes : celui de la prise de position et celui de la simple représentation de la perception. La vraie conscience d'identité proprement dite est pour Husserl celle qui donne en personne. C'est-à-dire qui se donne à la vue “ en chair et en os ”.

Si l'on s'astreint à définir la personnalité comme un tout, alors les éléments principales de la partie, dont la personne avec son auto-positon en constitue une autre partie, peuvent être synthétisés dans un tout immanent exposant des parties réelles. Cette synthèse nous renvoie à considérer le tout et la partie comme données absolues. Car même l'acte de considérer est aussi donateur de sens de façon absolue. Cela est aussi une évidence absolue, puisque les membres même de la personne sont rattachés.

Notes
805.

Husserl 1907, op. cit.

806.

Op. cit.

807.

Lévinas (E.), op cit.

808.

Husserl 1907, op. cit.

809.

Ibid.

810.

Ibid.

811.

Ibid.

812.

Ibid.

813.

Ibid.

814.

Ibid.

815.

Ibid.

816.

Ibid.

817.

Husserl (E.), Chose et espace, op cit.