CHAPITRE III : Les éléments de la corrélation de perception.

§ 14 : Contenus de sensation et qualités chosiques.

Husserl commence dans ce chapitre par distinguer les différents éléments de la sensation et ceux de chose. Il prend l'exemple de la perception d'une maison. Il prend cet exemple qu'il considère comme une perception exemptée de tous changement. Car la maison est toujours quelque chose de statique. En elle, il y a par contre du mouvement, de l'étendu auquel participent les individus d'une famille et l'entourage de voisinage environnant. A vrai dire, l'exemple que reprend Husserl en veut pour preuve une perception exempt de tout changement. C'est pour cela qu'il qualifie la perception de la maison d'une perception externe inchangée. C'est-à-dire une perception toujours marquée par ce qu'il appelle la mêmeté. On a l'impression que Husserl voulait bâtir sa maison à son goût, selon son désir. Cependant, si une différence existe entre la couleur proprement sentie dans un espace temps, et entre la maison telle qu'elle est perçue extérieurement, alors ce qui intéresse Husserl est le moment réel qui est le contenu essentiel de la perception et de la couleur et de la maison. La couleur rouge de la maison par exemple n'est pas une véritable perception du rouge proprement dit. Elle n'est pas une propriété ni une marque distinctive de la perception, mais une marque distinctive de la chose perçue qui est la maison. Le choix de la couleur rouge n'est pas un choix désintéressé. Il est voulu. C'est un choix qui incite au courage du sacrifice pour la construction avec force, des maisons. D'ailleurs l'acte de bâtir et de fonder un État n'est pas toujours quelque chose de donnée immédiatement. Cela – comme l'histoire de la pensée humaine nous l'enseigne – présuppose la donation du temps du sacrifice. Il en va de même pour le choix de la couleur jaune, qui est aussi voulu. Le sang humain en effet se transforme du rouge en jaune. Ce que Husserl voulait laisser penser d'une manière intelligente et implicite c'est que la création d'un État, d'une maison n'est pas une donnée mais le fruit d'une construction qui se construit dans le risque gratuit et dans le vivre dangereusement. Voilà donc un retour à Nietzsche.

La perception en revanche ne peut pas être considérée comme une chose parce qu'elle contient un moment d'étendue. Elle est animée d'instances temporelles incommensurables sans pour autant qu'il ait en elle-même quelque chose d'étendue. Puisque l'étendue est le propre d'une certaine modification de la chose spatiale, alors du fait que la perception n'est pas une chose propre à l'espace, on ne peut dans ce cas lui appliquer les mêmes normes du changement perceptif spatial. Car nous dit-on l'espace est la forme nécessaire de la choséité, et non pas la forme des vécus sensibles. Cette définition qui fût le propre du Kantisme est (aux yeux de Husserl) une position fondamentalement fausse. Si Kant parlait de la “ Forme de l'intuition ”, comme étant un jugement synthétique a priori qui s'opère dans le jugement du goût (faculté de juger), un jugement qui est en relation de connexion réciproque avec l'intention idéelle vécue dans le toujours-déjà de l'intention qui est à son tour inhérente à une causalité nouménale intelligible, alors pour Husserl sensation et perception ne forment guère une unité, car “ il y a toujours lieu de séparer contenu global senti et objet perçu, des contenus de sensation individuels et des marques distinctives qui leur correspondent 834  ”, disait Husserl. Le lien qui pourrait s'opérer entre sensation est perception n'est pas celui de la possibilité de leur relation de connexion réciproque, mais celui de leur relation de connexion nécessaire à condition à ce que l'objet perçu soit dégagé, opéré et mis en forme.

L'effacement des intentions, et des intuitions subjectives du sujet devant le contenu global de l'objet perçu, est pour Husserl une nécessité pour l'arraisonnement des différentes parties du contenu global de l'apparence, qui est au fond une réalité. Car la perception transcendante d'une maison apparente, engage aussi la perception des marques distinctives des autres parties qui constituent les caractéristiques de la même maison, avant d'arraisonner les idées des sujets qui l'habitent. La perception de ces mêmes sujets n'a de sens que par la perception du contenu global de la même maison. C'est donc l'être-apparent-réalité de la maison qui doit être mis en évidence pour que les autres particularités le soient aussi. Cependant on voit bien que la tâche de la phénoménologie de Husserl est une tâche existentiale, car elle tend à un avenir de bien être possible et évident. Dans la maison (en tant qu'exemple métaphorique que Husserl a tenu à exposer dès le début de ses cours portant sur le thème : Chose et Espace), on peut en effet y travailler à la création et à la mise en forme d'autres formes d'existences possibles. Dans la maison on élève aussi des familles tout entière, on y reçoit des informations issues de l'échange entre chaque membre, on y organise des cercles d'amitiés et des connaissances bref, on y travaille à la progéniture et à la création d'espaces cognitifs et affectifs possibles. Cependant, sans l'existence de la forme inhérente à l'objet perçu, l'intuition ne peut avoir lieu.

En plus, Husserl ne néglige pas la dimension temporelle de la perception. Pour lui, il existe en effet une correspondance, une étroite relation entre chaque contenu senti et le moment de l'objet perçu. Si ce rapport est étroit, c'est parce que la dimension temporelle ne présente pas une composante conséquente dans le rapport entre le contenu global senti et l'objet perçu. Le temps est intrinsèque à l'objet perçu. C'est d'ailleurs pour cette même raison que Husserl pense que le contenu senti et le moment de l'objet perçu sont dans la plupart des cas désignés et montrés par les mêmes mots dont ils témoignent. Par exemple, on désigne la coloration objective, par la couleur sentie ; le son objectif par le son senti ; la figure de la chose, par le moment senti de la figure et ainsi de suite... Cela veut dire pour Husserl que le moment de l'objet perçu est un objet physique : une chronothèse du sens de l'objet posé dans le temps et dans l'espace.

Husserl est conscient du fait que parfois – sinon dans la plupart – des cas, on attribue deux fois la même chose à une perception d'état de fait. Cette attribution est effectuée comme s'il existe deux perceptions à savoir la transcendante et l'immanente qui sont tout à fait distinctes. Cette distinction est en effet ce qui est de plus complexe à saisir et à dégager, car l'une des évidences de la perception et de la sensation est la complexité. Mais Husserl pense que l'immanence est une chose factice. Pour lui, c'est bien dans la transcendance que réside l'immanence. C'est ainsi que Husserl souligne : “ On verra que la chose n'est pas une donnée qui, dans une simple perception, puisse être donnée de façon immanente 835  ”. La complexité du sens des perceptions réside dans leur pluralité, car plusieurs d'entre elles peuvent être propre à une seule et même chose. Par exemple celle d'une maison. On peut se poser la question suivante : pourquoi Husserl a t-il choisi la perception de la maison pour réduire la polysémisation des perceptions à la monosémisation ? Autrement dit : en quoi plusieurs perceptions peuvent-elles converger dans la seule perception du fait de la maisons ? Voilà ce qui fait problème dans le sens des processus supérieurs de la personnalité. Evidemment on peut laisser penser que le phénomène : perception de la maison est un acte perceptif qui englobe d'autres actes. La maison en effet peut témoigner du temps de sa mise en forme, des possibilités de la création d'un espace cognitif et socio-politique, de l'instauration d'une identité etc. En elle, on peut donc lire plusieurs perceptions : on peut y passer de la monosémisation de la perception à sa polysémisation. On peut y passer du sens ressemblant de l'acte perceptif, à son sens clair-précis. C'est pour cette même raison que Husserl pense qu'en la perception de la maison, les déterminations perceptives sont inchangées. Puisque toutes les perceptions puissent être celles d'un même objet, alors on ne doit pas négliger les fonctions propres à chacune. Voilà la raison pour laquelle il existe une possibilité de maintenir le passage de la monosémisation à la polysémisation, surtout lorsque l'on s'aperçoit que chaque perception d'une partie du tout, témoigne soit d'une surface, soit d'une face ou d'une interface. La sensation s'expose à chaque moment de la perception d'un lieu privilégié de l'objet perçu. Par exemple, pour ce qui est de la façade d'une maison, Husserl pense que “ l'observation de la maison de face, à la coloration de la façade, correspond, dans l'ensemble et dans tous les moments partiels, une couleur sentie, et inversement, à chaque moment de sensation correspond une caractéristique objective qui s'expose dans la façade perçue "en propre" 836  ”. Il y a ici un retour à Hegel, pour qui, l'espace des objets sont créateurs d'autres espaces possibles qui prolongent la série perceptive des valeurs déjà acquises, tout en témoignant d'un idéal rationnel de l'être-commun. Les espaces témoignent en effet de tous ce que des êtres humains raisonnables nous ont déjà laissés, soit par voie écrite ou orale, sous forme de document. Husserl comme Hume, pense que la perception de la chose posée d'une manière évidente témoigne du contenu immanent de la perception.

C'est d'ailleurs pour cette même raison que Husserl emploie l'expression : “ relation de connexion nécessaire ” qui fut propre à l’empiisme de David Hume. Ce dernier a pensé qu'il existe des liaisons logiques reconnues dans les choses-ci, que l'on doit interroger pour en extraire des modèles cognitifs. C'est ainsi que Husserl (en le prolongeant sur ce point précis), laisse penser “ ‘que l'esquisse continue d'une couleur ne peut être sentie que si l'on admet l'existence dans le cas présent d'une connexions nécessaire qui indique l'exposition d'une sphère uniformément colorée’ 837  ”. A travers cette citation, on s'aperçoit que la relation entre la face, (l'esquisse continue d'une couleur), la surface (l'exposition d'une sphère) et l'interface (connexions nécessaire) est une relation évidente, puisqu'elle est susceptible d'être décomposée en parties et en nombre. Ces différentes sphères, lorsqu'elles sont éloignées ou rapprochées peuvent nous donner d'autres sphères nouvelles.

Si l'objet témoigne d'une marque quelconque, alors cela n'est pas une occasion pour affirmer – comme Hegel l'avait déjà annoncé – que l'objet, le corps, témoignent de quelque chose qui est comme toujours-déjà-vrai et qui a des effets dans le déjà-là : dans le frisson du sens. L'objet qui porte des marques distinctives n'est pas une sorte de prolongement d'un idéal fortuit et arbitraire, il est au contraire une mise en forme d'un travail réfléchi, conventionnel qui se construit dans le débat entre le sujet raisonnable, objectivant et la chose arraisonnée et objective. C'est à partir de là que tout est conçu chez Husserl sous forme de chose. Il a parlé même de la choséité de la chose et de la conscience : “ Toute conscience est conscience de quelque chose ”, disait Husserl. Il existe entre l'objet perçu et la sensation percevante une marque distinctive. L'étude objective de l'objet doit reposer sur le principe de l'effacement du sujet devant ce qu'il aperçoit, sur une épistémologie sans le sujet connaissant. Car si le cas opposé se déroule, alors on assistera à une sorte d'esthétique de l'objet où le Moi-Sujet peut jouir d'une manière intéressée devant tout ce qu'il aperçoit. Pour s'opposer à toutes sortes de jouissance artistique comme le fera Adorno, Husserl pense que “ ‘l'identité de la marque distinctive objective ne signifie en aucune façon identité de la sensation correspondante’ 838  ”

Cela veut dire que l'image de l'objet n'existe pas. La seule image concrète véritable est celle qui crée d'une manière factice, une image concrète dont le contour est à la fois mesurable et classificatoire. Par conséquent, tout objet témoigne du principe logique qui est la combinatoire dont laquelle Roland Barthes dira plus tard que “ ‘Bien que toute création soit nécessairement une combinatoire, la société en vertu du vieux mythe romantique de l'inspiration ne supporte pas qu'on le lui dise’ 839  ! ”. L'image de l'objet n'est pas un reflet, une représentation concrète de l'objet source, elle est au contraire une identité dans la différence. L'image ne fait que prolonger la série, tout en limitant et non pas en imitant les paramètres de l'objet authentique et original. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Husserl pense (à la fin de ce paragraphe 14 qui est une introduction à la problématique de la philosophie de l'image dont traitera le paragraphe 15) que : “ ‘l'identité de la marque distinctive objective ne signifie en aucune façon identité de la sensation correspondante. La sensation n'offre pas une réduplication de la marque distinctive. Par conséquent la perception ne contient ni une répétition de la chose entière, ni celle de marques distinctives individuelles. La théorie des images comporte, par bien des côtés, ses contresens. Nous avons ici l'un de ces côtés’ 840  ”.

Notes
834.

Ibid.

835.

Ibid.

836.

Ibid.

837.

Ibid.

838.

Ibid

839.

Barthes (R.), Sade Fourrier Loyolla op. cit.

840.

Husserl (E.), 1907, op cit.