§ 15 : Contenus exposants et appréhension ("Perception").

Avant d'analyser et d'exposer les propos de Husserl dans ce paragraphe, revenons sur la conclusion du précédant paragraphe 14, qui expose "les contres sens de la théorie de l'image". La visée de Husserl est ici proche de celle de Hegel qui avait une position claire quant à la reproduction des images "représentatives" des sujets vivant et pensant. Hegel en effet, avait affiché son opposition à un type d'image et ce tout en se référant à l'Islam qui, lui aussi s'oppose à la reproduction des images et des icônes imitatives de l'homme. 841 On peut réduire cette opposition husserlienne non seulement à des principes d'ordre religieux, mais aussi à des principes d'ordre logique. En effet, l'image puisqu'elle aspire, comme le souligne Michel Tardy 842 à "l'industrie culturelle", elle “ ‘est un luxe doublement condamnable’ ”. Cette terminologie : "l'industrie culturelle", est empruntée à Adorno. Ce dernier qui s'oppose au sentiment de la jouissance artistique dans le domaine de l'art, rejette une sorte de marché de l'art où l'on peut jouir à notre guise, "des représentations" d'objets et non de véritables objets factices 843 . Pour valoriser des objets, l'important est que celui qui les "contemple" s'efface devant ce qu'il aperçoit, et ce pour laisser l'oeuvre s'autonomiser et témoigner d'elle-même. Car les objets – comme d'ailleurs le souligne Adorno – “ sont factices de la non-facticité 844  ”. Qu'est-ce que cela peut-il signifier réellement ? Est-ce que le primat de l'artiste sur son oeuvre doit être déconsidéré ? La réponse d'Adorno, on le sait est à l'opposé de celle de Heidegger qui incite à l'effacement de l'artiste devant son oeuvre. Mais les deux hommes sont apparemment en parfait accord sur le principe qui est l'opposition à une sorte de "communion artistique" où l'on jouit devant les oeuvres qui étaient. Car cette jouissance (comme Nietzsche l'a laissé entendre dans l'attitude critique de l'homme face à son histoire), porte en elle le risque de voir les morts enterrer les vivants. L'humanisation de la chose passe par sa mise en mouvement d'une main à une autre et d'un milieu à un autre, par sa rematérialisation pour en sortir d'autres formes qui témoigneront de l'ouverture de la pensée travaillante, qui arraisonne les choses de l'univers tout en témoignant à la fois de l'extension du pouvoir physique et cognitif de celui qui travaille (par le biais du travail de la main) les choses et les objets pour en sortir d'autres formes vivantes. L'image conservatrice des traits significatifs d'une tradition, est un luxe doublement condamnable parce qu'elle aspire aussi à une école à ciel ouvert, où la nécessité du maître et du contact d'homme à homme disparaissent sous les effets de la jouissance du sujet devant la contemplation d'objets qui communiquent des sens déjà acquis dans le passé. Sous cet effet, l'image est condamnable parce qu'elle risque de conduire à la sacralisation des objets, surtout lorsque le sujet la contemple sous prétexte qu'elle témoigne des idées les plus hautes d'un peuple, qu'elle prolonge (à travers la logique de la ressemblance et de la combinatoire) la série des vérités authentiques. Mais ce qui s'impose nécessairement, est en vérité la désacralisation des objets.

Du point de vue de la logique de la connaissance, on peut dire avec Roland Barthes que toute image est par essence polysémique. C'est-à-dire, bien que chacune d'entre elle puisse élargir les possibilités cognitives (tout en contribuant par exemple à l'extension du pouvoir expressif des locuteurs-apprenants), il n'empêche que l'image reste toujours incommensurable, polysémique qu'elle échappe au vrai sens de la proposition recherchée par celui qui la contemple et qui la médite. C'est pour cette même raison que Roland Barthes a proposé une sémiotique de l'image apparente lorsqu'il a laissé entendre que ‘“ l'image ne commente pas l'écrit et que l'écrit ne commente pas l'image’ ”. Il n'a pas en effet cessé d'insister sur la nécessité de la taxonomisation des images en images polysémiques (plusieurs sens différents), monosémiques (un seul sens), asémique (absence du sens), et pansémique (n'importe quel sens possible).

La contemplation de l'image pose donc la crise du sens et de la signification, car même la ressemblance qu'elle tente d'établir entre les représentations et les principes reste seulement du domaine du possible et non pas de celui de la réalité puisque la ressemblance n'est rien d'autre qu'une identité dans la différence. Ce sentiment nous provient du monde du ouï-dire et du sens commun : de ce que nous avions reçu dès notre enfance. C'est un sentiment dont témoigne le pôle de l'information qui n'est pas toujours une formation, mais parfois une déformation. Spinoza a d'ailleurs relevé ce problème en réduisant le rôle des informations à leur simple utilité.

Lorsque Husserl pense que “ la théorie des images comporte, par bien des côtés, ses contresens ”, il n'explique pas tous ces contresens que nous venons d'évoquer. Il mentionne simplement un seul côté englobant de tous les autres en disant : ‘“ identité de la marque distinctive objective ne signifie en aucune façon identité de la sensation correspondante (...), Par conséquent, la perception ne contient en soi nulle image de l'objet’ 845  ”. Ces affirmations sont d'abord d'ordre phénoménologiques, puisqu'elles réduisent les objets à leur autonomie, et les sensations à leur autosuffisance ; ensuite, elles sont généralisatrices puisqu'elles considèrent tous les phénomènes sous forme de choses factices.

Si la théorie des images représente des contresens, alors on doit poser les problèmes philosophiques qu'elle peut engager. L'image est une chose factice. Celui qui la pense ne fait que de penser dans le signe : dans les composantes combinées de l'organisation de l'imagination créatrice de celui qui la fonde, et qui la met en forme. Car tout auteur d'images est chargé d'un degré d'implication, d'un oeil à travers lequel il met en forme le réel apparent. Dans l'image, il y a toujours un ordre de l'imaginaire. La problématique que pose la philosophie de l'image est celle dont on a déjà parlé lorsqu'on a évoqué le débat entre Peirce et Leibniz quant à la problématique de la place de la pensée entre l'acte du penser dans le signe et ou avec le signe. Si pour Leibniz le signe est animé par l'extension du pouvoir physique qu'il peut nous aider à communiquer avec des nations lointaines suite à l'organisation que lui assigne la théorie de la combinatoire, alors il n'en va pas de même pour Charles Peirce pour qui le signe est un interprétant, arbitraire qui échappe à l'organisation par son effet de surprise. Car l'homme est en lui-même un signe dont-il est difficile de programmer les actes. D'ailleurs Marx avait laissé entendre que dans le domaine de l'homme les imprévus ne cessent de multiplier les imprévus. Cependant, il est donc évident de penser (à la lumière de la phénoménologie de Husserl) la synthèse des deux actes en affirmant la possibilité de penser dans le signe et avec le signe. Car tout est chose aussi bien la pensée "abstraite", "imaginaire" que le signe "concret" et "factice". Cela n'est rien d'autre que le sens du contenu du célèbre propos : “ toute conscience est conscience de quelque chose ”, propos qui résume et qui englobe toute la théorie husserlienne.

Si l'image concrète est en elle-même un objet réel, alors la sensation dans sa relation d'ouverture à l'égard de tout objet chosique doit entretenir une certaine relation avec l'objet senti. C'est ce que Husserl va maintenant se forcer de démontrer dans ce § 15. C'est ainsi qu'il le commence par la formulation : “ Allons plus loin ”. Il incite en effet (à traves cette expérience) la pensée à arraisonner le sens de la sensation comme moment privilégié de la perception. Autrement dit, il laisse entendre par la formulation (allons plus loin) la profondeur du sens du lien qui existe entre sensation et perception. Ce lien profond, Husserl le pense en terme de contenus réels qui entretiennent avec les contenus correspondant de l'objet perçu une relation analogue à celle que le sujet arraisonnant la chose perçue, oppose entre la couleur comme moment réellement donné dans l'auto-position de la perception, et la couleur de l'objet perçu. Cela veut dire que le sujet classe deux moments : celui de la réalité chosique de la chose, et celui de son image figurative, apparente au sujet pensant, qui la met en forme à travers un oeil bien défini.

Il y a ici deux contenus réels que Husserl pense en terme de contenu de sensation. Voilà donc une définition que Husserl propose pour la sensation qui est pour Paul Fraïsse un processus supérieur de la personnalité. Si l'on en croît Husserl, la sensation et la perception sont alors liées. Cette relation de connexion nécessaire est marquée par le caractère chosique dont les contenus de sensation divergent d'un état d'objet perçu à un autre. Sentir un objet c'est d'abord l'apercevoir, pour être ensuite dans la plus large co-pénétration avec le senti. Si l'on peut sentir sans apercevoir, alors cela présuppose aussi une appréhension : une attitude d'être ouvert à la construction du sens à partir des choses perçues. Husserl emploie l'expression : “ caractère de l'appréhension ”, une formulation qui attire notre attention. On doit rappeler que le mot : "caractère " a été formulé par Kant pour designer la loi de la liberté. L'homme est libre parce qu'il possède des idées. Celles-ci chez Kant sont des projets, des actions remplissant des fonctions phatiques, mais aussi des formes qui travaillent au service de la mise en place d'un idéal rationnel de l'être-commun qui n'est rien d'autre que l'autodétermination selon des règles de représentations.

La différence avec Husserl c'est que pour ce dernier l'autodétermination puise son fondement dans l'évidence auto-positionnelle qui surgit de la présentation des projets, et non pas de leur représentation. D'ailleurs, le fait de chercher à bâtir la maison pour y habiter en chair et en os, est une métaphore que Husserl emploie pour marquer l'analogie entre deux modes de vie réelle. Cependant et pour construire et revoir le fondement de l'analogie, on dira donc que l'homme est a la maison ce que la chair est à l'os. Il y a ici deux natures qui sont réelles et physiques. D'une part, le rapport de la chair et l'os, et d'autre part celui de l'homme à la maison. La ressemblance entre les deux rapports est fondée sur les principes de la continuité dans le temps, sur la disparition, la rematérialisation et la transformation dans l'espace. De même que les os se développent autour de la chair, de même la maison qui grandit dans l'entourage fonde un monde de relations réelles (familles, voisinages, nations, États etc.). L'état de cette continuité d'être et de devenir est voué à disparaître, à se transformer sous les effets du changement naturel et de la vie des hommes. Mais cette disparition dans l'espace n'est pas toujours une disparition dans le temps. Car la mémoire et le souvenir sont des faits humains qui rappellent à l'ordre la raison humaine pour qu'elle puisse penser d'une manière historique et non pas anhistorique. C'est ce que Husserl pense sous l'idée de la mise en forme de l'évidence auto-positionnelle. Si pour Husserl toute présence en chair et en os est une évidence réelle, alors on peut à cet égard construire et rappeler une autre analogie qui explique le fondement réel de sa théorie de la présentation, une théorie qui se distingue de celle de la représentation qui fût chère à Kant. Cependant on peut donc laisser penser que “ la chair est à l'os ”, (nature humaine biologique), ce que “ les objets sont à la nature ”, (nature physique). Ces deux rapports se ressemblent aussi, car si les objets de la nature physique évoluent, s'étendent, se transforment voire disparaissent, alors ce même sort est réservé aussi à l'homme qui existe en chair et en os. On voit bien que Husserl joue sur des rapports analogiques incarnant des liaisons logiques reconnues dans les choses. Il emploie des métaphores comme par exemple l'existence de l'homme dans la maison, la relation de la chair à l'os, la couleur rouge qui se transforme en jaune etc., qui sont en fait des métaphores réelles. Husserl les emploie pour marquer le domaine des possibilités que l'homme peut acquérir pour arraisonner la nature des choses quitte à en assumer le pouvoir du sacrifice.

La place de la sensation et de la perception est donc bien désignée ici, car il s'agit avec Husserl d'appréhender l'existence en lui donnant un sens. Ce n'est rien d'autre que l'amour de la destinée, un lieu du préférable où les grandes valeurs de la grandeur, du bien être – dont rêve tout être humain – doivent connaître une exposition quitte à y consacrer le courage du sacrifice. C'est ainsi que Husserl fait une remarque pour distinguer les contenus de sensation qui exposent un sens dans le monde sensible, et les contenus déjà exposés d'une manière fortuite sans appréhension. Cette remarque commence par : “ ‘Les contenus de sensation ne contiennent encore, à eux seuls, rien du caractère de la perception, rien de son orientation sur l'unique objet perçu ; il ne sont pas encore ce qui fait qu'une chose objective se tient là dans la présence en chair et en os. Nous nommons ce surplus le caractère de l'appréhension, et disons que les contenus de sensation subissent une appréhension. C'est par l'appréhension qu'ils acquièrent, eux qui en soi seraient comme un matériau mort, une signification qui les anime, de telle sorte qu'avec eux un objet accède à l'exposition. Eu égard à cela, nous nommons les contenus contenus exposant, par opposition aux exposés, à savoir, aux détérminités objectives’ 846  ”.

Qu'est-ce que cela peut-il encore signifier ? En réalité, cela peut aussi laisser penser que l'apparence en tant que réalité factice, ne témoigne de rien, comme Hegel l'a laissé entendre. Il y a en elle (et à elle seule comme le dit Husserl), une autonomie que le caractère (l'oeil, le désir, le degré d'implication etc.) de la perception ne peuvent utiliser pour se manifester. D'ailleurs c'est à partir de là que la théorie de l'effacement de Heidegger sera cultivée pour penser l'historialité des objets objectifs au lieu de penser leur historicité. C'est pour cela que Husserl souligne : “ ‘Les contenus de sensation ne contiennent encore, à eux seuls, rien du caractère de la perception, rien de son orientation sur l'unique objet perçu’ 847  ”. Voilà donc ce qui nous conduit à distinguer avec Husserl le caractère de l'appréhension, du caractère de la mise en forme et de la mise en valeur des objets. Pour trancher en faveur de l'indéterminé, de l'insaisissable, de l'incompréhensible mais qui reste indispensable et nécessaire, Husserl dira que l'appréhension est un surplus : une chose marquée par l'incommensurabilité, qu'elle ne peut être saisie qu'à partir de la mise en forme de ce qu'il appelle : le contenu de l'appréhension. Si la sensation est animée par des contenus, ceux-ci sont aussi à leur tour habités par une appréhension, qui est – aux yeux de Husserl – une simple perception, qui puise son fondement dans la prise de position. Cette dernière n'est pas le reflet d'un état d'âme, elle est au contraire une sorte d'arraisonnement des choses de l'apparence en vue d'y mettre la pensée au travail, pour qu'elle puisse distinguer ce que Husserl – juste après le passage précédant – nomme : la différence entre la perception auto-positionnelle et la perception exposante.

Husserl va aussitôt souligner l'erreur d'une analyse qu'il qualifie de grossière. Si la perception exposante est le lieu de l'accomplissement de la relation qui réside entre le sujet et l'objet perçu, alors l'analyse grossière est celle qui considère le contenu réellement immanent à la perception, fonctionnant comme exposant à la manière d'un terme qui n'est pas simplement saisi et donné, mais appréhendé comme quelque chose d'étranger dont le sens est extrinsèque au caractère de l'apparition et qui apparaît avec son appréhension. Husserl veut en fait dire que toute explication d'un objet doit se fier à la phénoménalité intrinsèque des faits chosiques. Il récuse à partir de là l'approche psychologique qui cherche le sens d'un toujours-déjà, d'un idéal rationnel de l'être commun des choses, un sens qui soit disant se trouve a priori avant toute analyse objective. Le fait de la raison (factum) dont parlait Kant, n'est pas le fait de l'évidence phénoménale, dont Husserl pense l'existence factice. Le fait de la raison est pour Husserl l'ensemble des processus dont use le sujet pour appréhender et arraisonner la phénoménalité des phénomènes chosiques. Le fait de la raison c'est ce que fait celle-ci, c'est ce qu'elle réalise comme domaine de possibilités, d'extension du pouvoir physique et cognitif.

La raison chez Husserl ne dit pas simplement les faits, elle ne décrit pas simplement les strates de la nature physique, mais elle fait avec les choses un monde de possibilités ouvertes à l'appréhension. C'est là où se constitue le sens de la perception dite externe des perceptions des choses physiques. Car que vaut une perception si elle reste dans le monde des noumènes, dans le monde du désir qui sont en fait des domaines de possibilité et non pas de ceux de la réalité ? Que vaut en effet un désir s'il est simplement voulu par le sujet ? Il fait simplement partie intégrante du domaine du rêve, du domaine du plaisir abstrait et non pas du domaine des principes de la réalité factice. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Husserl va aussitôt faire une précision capitale en disant : “ ‘Les contenus de sensation fonctionnent dans la perception externe comme contenus exposants’ 848  ”. C'est-à-dire que le goût ce n'est pas tout ce qui plaît à tout le monde, d'une manière universelle et sans concept, mais il est au contraire ce qui se présente, ce qui s'expose à la perception externe. Il est ce qui se manifeste à des gens, à des communauté réelles, qui sont des déjà-là.

La sensation présuppose donc un fonctionnement d'une nature humaine qui existe déjà, d'une nature qui subsiste et à laquelle on se heurte comme on se heurte à un Etant. Voilà la raison pour laquelle Husserl donne une définition capitale de la sensation en disant : “ ‘On appelle contenus sentis, par opposition à perçu, ceux qui sont de nature à fonctionner comme contenus exposants’ 849  ”. On voit donc bien que le goût n'est pas un jugement délibéré quant à l'observation fortuite, organisée, ou même systématique d'un fait donné. Il est un contenu senti, qui existe dans l'acte du contenir. Ces actes sont naturels, ils fonctionnent d'une manière organisée tout en s'exposant. La sensation par conséquent, n'a de sens que dans une relation de connexion nécessaire entre le contenu senti et le contenu exposé. Elle n'est même pas une relation de connexion réciproque entre le sentiment et l'objet perçu. La conclusion à laquelle Husserl voulait arriver après cette analyse, est celle de considérer la sensation comme une sorte d'organisation auto-positionnelle qui s'expose dans l'évidence perceptive d'objets perçus. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘Les contenus sentis sont ceux qui sont de nature à fonctionner comme contenus exposants’ 850  ”.

Dans toute perception externe il existe une organisation interne, propre à l'objet perçu. L'arraisonnement et le questionnement en direction de l'essence de cette organisation constitue aux yeux de Husserl, l'objet de la sensation perceptive. Cette organisation peut être nommée : contenu sensible. Mais cette nomination est risquée car on parle aussi de sensibilité interne, inhérente à l'objet perçu. En empruntant une expression à Brentano, Husserl propose de nommer les contenus sensibles des phénomènes physiques comme genre des data absolument physiques. Ceux-ci sont des données réelles, capables de délimiter le groupe, des données qui ont la capacité de fonctionner comme contenus exposants des chosiétés physiques. Pour renforcer la relation de connexion nécessaire qui réside entre le contenu de sensation et le contenu de l'appréhension, Husserl construit une structure chiasmatique tout en laissant penser que : “ ‘le contenu de sensation ne peut fonctionner comme appréhension, que l'appréhension ne peut fonctionner comme contenu de sensation’ 851  ”.

Le sens que Husserl attribut à l'appréhension est proche de ce que Heidegger pensera en terme d'arraisonnement et de tâche. Si pour celui-ci l'être est défini comme tâche, animé par un sens dont il témoigne, alors il en va de même pour Husserl qui définit l'appréhension comme étant liée à des data physiques. Ce lien n'est pas fortuit, il est au contraire animé par la construction du sens qu'impose l'appréhension que Husserl qualifie d'animatrice. C'est ainsi qu'il souligne : “ les data physique sont en règle générale liés à une appréhension animatrice 852  ”. Qu'en est-il donc de cette unique appréhension dite animatrice ? Quelle est sa relation avec la perception et la sensation ? Husserl sait d'avance que l'appréhension animatrice peut être soumise à deux états de fait, à deux niveaux d'analyse : soit elle peut diriger son regard exclusivement vers le physique tout en faisant abstraction de l'appréhension, soit elle peut considérer le sens des objets en relation intime avec l'évidence perceptive auto-positionnelle. Evidemment le souci de Husserl a toujours été celui d'un geste en faveur de la valorisation de l'espèce humaine qui juge les faits, qui les classe et les appréhende. Husserl ne le dit pas clairement. Il le laisse entendre en disant : “ ‘Mais on ne peut pas dire qu'il s'agisse d'une abstraction de l'espèce de celle qui amène à considérer séparément des moments indissociables, comme l'intensité du son abstraction faite de sa hauteur, et choses semblables’ 853  ”. Cela veut dire clairement que ce qui pourrait être défini en terme de tâche est l'espèce humaine raisonnable, qui classe des faits, qui donne sens au temps du monde de la vie, qui appréhende les faits tout en se donnant le temps pour faire coïncider séparément des moments indissociables. Il y a ici une critique ouverte à l'égard de la théorie de l'effacement de Heidegger, car Husserl n'a pas tardé aussitôt de penser que le physique ne peut être prix au sens historeial du terme. C'est ainsi qu'il marque une pose pour définir l'histoire humaine en terme de tâche en disant : “ On ne peut pas dire a priori qu'un datum physique exige une appréhension, qu'il doit par conséquent fonctionner comme contenu exposant. Pareillement, c'est une question qu'on ne doit pas décider sans plus ample examen, que celle de savoir si dans la perception l'appréhension qui fournit l'interprétation ne fait qu'un immédiatement avec le contenu physique, ou seulement si ce dernier a premièrement sa conscience immanente, et si c'est seulement sur cette base que s'édifie, comme un mode conscience nouveau, l' “ appréhender ” transcendant 854  ”. La critique implicite est ici dirigée à l'encontre de Heidegger. Ce dernier est ici visé parce qu'il considère (notamment dans ses conférences qui portent sur L'origine de l'oeuvre d'art) que les objets sont historials, qu'ils fondent une histoire tout en créant un monde nouveau. Si l'on en croit Heidegger lorsqu'il laisse entendre que l'artiste doit s'effacer devant son oeuvre, alors cela est pour Husserl quelque chose d'impossible, car pour lui les objets factices sont animés du sens que lui imposent l'interprétation et l'appréhension humaine. D'ailleurs Husserl fait une remarque dans ce sens en laissant entendre que l'on ne doit pas (lorsqu'on s'astreint à chercher le sens des choses) décider d'une manière arbitraire et sans amples d'explications et d'analyse de l'historialité des objets, de la relation de connexion nécessaire entre l'objet physique et l'appréhension qu'en fournit l'interprétation. Toute décision de ce genre doit être expliquée et démontrée avec force. C'est ainsi que Husserl prend l'initiative – à l'instar de Leibniz – de distinguer la "perception" de "l'aperception". Qu'en est-il donc de cette distinction ?

Nous venons de voir que la perception chez Leibniz est l'ensemble de toutes modifications des accidents, une modification qui soit purement qualitative et qui ne met pas en cause l'unité de l'élément simple. Quant à l'aperception, elle correspond à la perception consciente. Nous venons de montrer aussi que cette classification est maintenue par Husserl qui pense que “ la perception auto-positionnelle comporte en elle-même l'aperception et la croyance 855  ”. Tout en s'opposant à Heidegger, Husserl fait une précision capitale quant à cette distinction. C'est ainsi qu'il laisse penser que: “ ‘la simple perception qui est une simple sensation, signifie un simple avoir, un avoir, conscience d'un contenu dans une "perception" immanente’ 856  ”. Cela converge en réalité avec l'opinion de Heidegger qui parlera de l'être sous-la-main : d'un avoir de la chose qui est notre chose est nulle autre. Par contre, le sens que Husserl attribut à l'aperception, est celui d'un acte qui appréhende, qui s'édifie sur le sentir et sur l'au-delà du sentir. L'aperception est donc en relation avec un "idéal-rationnel-de-l'être-commun". Celui-ci – comme le pensait déjà Kant – est indéfinissable, incompréhensible, puisqu'il “ s'édifie sur le sentir et l'outrepasse ”, disait Husserl. C'est sur ce sens de l'aperception que porte l’intérêt de Husserl.

Mais le doute quant à la reconnaissance d'une simple perception dont témoigne le contenu physique des choses apparentes, n'est pas le propos de Husserl. Ce dernier pense que les objets bien qu'ils soient animés par une certaine vie physique, ils sont donnés à la conscience auto-positionnnelle. Si pour certains, cette conscience est donnée dans la perception de la chose normale, cela la réflexion ne peut alors guère le démontrer. Car le contenu physique – comme le montre l'approche phénoménologique – vit selon la perception globale qu'on en fait dès lors que l'on en appréhende les éléments, les combinaisons organisationnelles, les parties d'un tout, etc. Voilà ce qui nous ramène avec Husserl à la recherche du sens de la vie des objets. L'immanence auto-positionnelle dont jouissent les objets, n'est pas la vie. Celle-ci (dans le cas le d'appréhension) n'est pas liée au conscient mais à la conscience. “ C'est de cela nous devons parler ”, dit Husserl. Cependant, lorsque Husserl souligne cela, on peut laisser penser qu'il est conscient de l'insuffisance du débat philosophique de son époque quant au sens de la vie de la conscience et des objets. Si la première (la vie de la conscience) est considérée comme chose objectivée, alors la seconde (la vie des objets) est pour lui quelque chose d'objectif. Les deux vies en revanche participent à une même réalité : celle de "l'objeKt", de la projection qui s'expose, qui se projette en faisant forme la conscience des choses et les choses de la conscience. Car après tout, toute conscience est conscience de quelque chose !

Mais Husserl ne parle pas – comme le fera Adorno dans sa Théorie Esthétique 857 - de la vie des objets, lorsqu'il a laissé entendre que les objets sont factices de la non-facticité. C'est-à-dire qu'ils témoignent de quelque chose d'autre que ce qui se donne dans l'état de leur apparition. Husserl évite au contraire dans ce cours portant sur Chose et espace, d'entrer dans ce débat qui est pourtant intéressant, et ce pour laisser la place à une affirmation inexpliquée. Il affirme – après avoir démontré la différence entre les deux notions (perception et aperception) – que l'opposition entre les deux composantes doit être évitée. C'est ainsi qu'il souligne : “ ‘En tout cas nous évitons cette opposition de perception et aperception. Nous nommons perception selon le sens habituel de ce mot, simplement la perception à ceci près que nous n'y incluons pas la prise de position. Et nous préférons éviter entièrement le mot équivoque d'aperception ; appréhension suffit’ 858  ”. Cela veut dire que la vie est au trèsfond de toute chose, et que l'opposition se dissout lorsqu'il s'agit de vivre selon la raison des choses. Voilà un retour au vieil adage des Stoïciens : le vivre conformément à la nature, compris avec Husserl comme une vie adaptée à la nature des choses. Vivre conformément à la nature, c'est aussi vivre avec elle, selon les états de faits qu'elle incarne. C'est pour cela que la vie de ceux qui perçoivent, ne se distingue en rien de celle de ceux qui aperçoivent. Car chacun appréhende son existence selon ses capacités d'acquisition du sens de la vie.

Dans l'optique de Husserl, ce qui se présente à nous est alors animé d'une vie à travers laquelle la perception des contenus se transforme en appréhension. Perception et appréhension forment cependant une représentation perceptive, qui n'est pas encore définie comme jugement. La frontière entre jugement et perception représentative, ressort du fait que cette dernière implique toujours un acte auto-positionnel, une croyance et un acte de poser. Si selon Husserl nous devons admettre dans la perception deux processus à savoir l'appréhension et la représentation, alors leur unité est analogue au monisme stoïcien. En effet, – et comme nous l'avons déjà largement fait remarquer dans le rapport entre le monisme spinoziste et le monisme stoïcien – , le rapport des idées stoïciennes et celles de Husserl est fondé sur une dualité dont traitait déjà le stoïcisme. Celle-ci renvoie à distinguer la représentation compréhensive de la compréhension. Pour les Stoïciens la représentation compréhensive n'est pas un acte par lequel l'âme saisit l'objet. Elle est le critère de la vérité, qui dépend d'heureux hasards extérieurs. Elle n'est même pas un acte, elle est une image toute passive. Cependant, ce que Husserl a pensé en terme de perception d'objet externe de représentation, les Stoïciens l'avaient déjà pensé en terme de représentation compréhensive. Par contre ce que Husserl a pensé sous l'idée d'aperception et d'appréhension, les Stoïciens l'avaient déjà pensé en terme de compréhension. Si pour Husserl le sujet pensant doit pour un temps s'effacer devant ce qu'il aperçoit, alors cela est un retour à la conception qu'avaient les Stoïciens de l'âme. Cette dernière est entièrement passive. Elle commence à être active dans l'assentiment, et qu'elle l'est de plus en plus dans la compréhension et dans la science. C'est d'ailleurs ce que pense Husserl en parlant de l'appréhension et de la vie des contenus physiques. Lorsqu'il rejette le psychologisme qui s'astreint à mettre en forme des désirs inhérents à la perception interne du sujet pensant, Husserl reste fidèle par là-même au stoïcisme qui, lui aussi considère l'acte de perception dépourvu de toute représentation. Car si c'était le contraire, leur système faisait l'objet d'un idéalisme subjectif. Si pour les Stoïciens la perception est l'appréhension par l'âme des réalités factices, suivant le mode de l'arraisonnement des choses de la nature en vue de vivre conformément avec elle, alors il en va de même pour Husserl qui incite à l'ouverture aux choses pour en appréhender les liaisons logiques et l'organisation en séries, qui leurs sont propres.

Pour mieux saisir et comprendre les limites entre Husserl et les Stoïciens quant au sens de la perception compréhensive et de la compréhension voici donc quelques remarques qui distinguent les deux systèmes de pensée :

Si pour les Stoïciens la compréhension repose sur une distinction entre perception et représentation, et que la seule perception extérieure des choses relève du domaine de l'évidence, alors cela est proche de ce que Husserl pensera en terme d'évidence auto-positionnelle qui connaît une fusion avec la vie de la perception et de l'aperception qui – comme nous venons de le faire remarquer – coïncident sous l'effet de l'arraisonnement des choses de la vie. C'est ce que Husserl a appelé : la compréhension de l'idée du monde de la vie (Lebnswelt). Le monisme vitaliste stoïcien est donc prédominant chez Husserl. Si du point de vue des Stoïciens, la sensation (et notamment chez Chrysippe), est une sorte de compréhension, qu'elle ne se confond pas avec l'impression physique, cela est alors aussi le point de vue de Husserl de la crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale 859 . C'est à cet endroit précis que sa pensé va connaître un nouvel tournant. Husserl va en effet y considérer la totalité possible de l'horizon de l'expérience humaine, au sein duquel un moi percevant et éprouvant se tourne vers l'objectité. Si par exemple pour les Stoïciens l'acte de voir (qui est la simple impression physique de la lumière) est différent de l'acte de sentir qui implique un assentiment à l'impression (assentiment qui se fait dans la raison), alors Husserl dira la même chose lorsqu'il assigne à la raison la possibilité d'arraisonner les choses pour exposer ses principes auto-positionnels. Car toute conscience est conscience de quelque chose, disait-il. Cela n'est rien d'autre que la reprise d'un principe chèr aux Stoïciens à savoir que “ toute sensation est assentiment et compréhension ”.

Tout cela ne peut être compris que lorsque l'on affronte les idées de Husserl avec celles des Stoïciens quant au sens de l'apparition des objets. Pour Husserl, l'apparition perceptive n'est pas une affirmation de l'existence ou de l'inexistence de ce qui apparaît. L'apparition n'est à l'évidence rien d'autre que la perception. C'est d'ailleurs l'objet du chapitre qui va suivre.

Notes
841.

Voir à ce propos le passage dans Esthétique de Hegel , in textes chois par Claude Khodoss, op cit.

842.

Tardy (M.), Le professeur et les images op cit.

843.

Adorno (T.W.), La théorie esthétique , op cit.

844.

Ibid.

845.

Husserl (E.), 1907, op. cit.

846.

Ibid.

847.

Ibid.

848.

Ibid.

849.

Ibid.

850.

Ibid.

851.

Ibid.

852.

Ibid.

853.

Ibid.

854.

Ibid.

855.

Ibid.

856.

Ibid.

857.

Voir contenu de vérité et vie des oeuvres, Adorno, Théorie esthétique , op cit. p : 18.

858.

Husserl (E.), 1907, op. cit.

859.

Hussel (E.), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale . Paris. 1976.