§ 16 : L'objet de l'appréhension comme apparition. Apparition en propre.

Dans ce chapitre, Husserl est plus didactique que jamais. Pour distinguer la perception en propre et la perception impropre, il prend un exemple familier : la perception de la maison. Cette dernière peut être à ses yeux perçue à première vue par sa façade, alors que sa perception totale reste ignorée. Cependant, si la façade est perçue, elle doit alors refléter l'intériorité de la maison. Car “ ‘Seules certaines détérminités de l'objet, précisément celles qui sont ici, comprises sous le titre de “ façade ”, tombent proprement sous la perception’ 860  ”, disait-il. Il y a là un retour à la conception de la Gestalt-théorie quant au sens de la perception. On sait que pour cette École de pensée, la perception de la partie n'a de sens qu'en relation avec la perception immédiate de la totalité du tout. Si la façade se donne comme une partie d'un tout, qu'elle est donnée dans l'immédiateté, alors elle est la seule totalité, possible à l'appréhension. Par conséquent, elle doit témoigner des autres parties de la maison. Le choix de la perception de la façade n'est pas ici sans aucun intérêt. Husserl le choisit dans une perspective philosophique, qui n'est rien d'autre que celle du dévoilement de la vérité. D'ailleurs dans le mot : "façade", il y a le mot : "face". Cela veut dire en fait que la liberté doit être présentée et mise en mouvement de la même manière que la maison s'expose à travers sa façade, à travers les piliers et les colonnes qui la tienne. Hegel disait déjà que la colonne est synonyme de liberté, de dévoilement des capacités physiques et cognitives d'un peuple qui s'est donné le temps du travail. Idée qui sera reprise par Husserl et par Heidegger sous l'expression : se mettre au travail, via l'extension du pouvoir physique. Si la façade s'expose par des piliers, par des poutres, qui la mettent en pleine droiture, alors il en va de même pour les êtres humains qui l'habitent : ils doivent s'y déplacer librement. La perception en propre doit donc faire émerger la perception impropre qui se dissimule derrière les piliers, les poutres, et les balcons d'une maison. Voilà la raison pour laquelle on peut dire avec Husserl et avec Heidegger, que la maison en tant que chose, crée (à travers l'exposition de certaines de ses parties) un monde, un espace perceptif et ouvre des domaines de possibilités.

Pour Husserl la partie (façade) est égale au tout (maison) puisque certaines détérminités de l'objet, lorsqu'elles sont perçues et exposées d'une manière factice, peuvent témoigner de la totalité du tout comme elles peuvent nous conduire à son appréhension. Mais bien que l'on aperçoive la façade d'une maison, cette perception reste pourtant impropre car elle témoigne de la complexité de ce qui se dissimule dernière l'apparence. En effet, celui qui fait voir la façade de sa maison ne fait que de mettre en forme et en évidence la face apparente de la chose. Il ne fait pas voire la face réelle des contenus de sa chose. Cependant, on peut donc dire avec Husserl que : “ ‘la perception d'un tout (la totalité de la façade) n'implique pas la perception de toutes ses parties et détérminités’ 861  ”. L'important dans ce cas, est de chercher à classer les perceptions dites : globales dans leur relation avec les perceptions dites : impliquées et séparées. Ces dernières, doivent – aux yeux de Husserl – être prises en considération. Car tout en étant séparées, elles fondent avec évidence la possibilité d'une identification partielle avec la perception primitive. C'est-à-dire : qu'une appréhension d'une seule perception partielle représentative et bien choisie à titre d'illustration, peut nous dispenser de l'ouverture sur la recherche de l'appréhension globale de toutes les autres perceptions. Car comme le souligne Husserl : ‘“ Il est évident que le contenu physique global inclut réellement tels et tels contenus partiels’ 862  ”. Cela veut dire enfin de compte que l'appréhension des parties finit tôt ou tard peu ou prou par nous mettre en sûreté de la reconnaissance de la valeur objective du contenu physique global, qui est la totalité du tout.

A la lumière de la distinction que faisait Husserl entre la perception de l'apparition en propre et la perception de l'apparition impropre, on peut donc laisser penser que la première a pour corrélât la face de l'objet. Etant perçue au sens propre, celle-ci accède effectivement à l'exposition ; alors que la seconde, elle est celle dont le corrélât réside dans le reste de l'objet. Elle n'expose rien. A partir de là, on peut laisser penser que ce qui est exposé au regard est donc regardé. Il n'est pas pour lui même. Il est pour autre chose, car son apparition n'est pas un simple état, mais un processus complexe, qui se manifeste à travers le prolongement de la série des vérités déjà-acquises dans le temps et dans l'espace. La face propre qui s'expose n'est pas vraiment donnée sous les yeux. Elle est si l'on en croît Husserl, détournée. C'est ainsi que Hussel dit à son propos “ ‘qu'elle rende néanmoins son objet conscient d'une certaine manière. Si nous dirigeons notre attention sur un moment de cette face "détournée", nous ne pouvons plus dire d'elle, prise pour elle-même, que nous l'ayons sous les yeux, la regardions, la percevons ’” 863 . Cela veut dire au fond que, la face apparente de la maison qui est elle-même une partie d'un tout reste encore à déterminer. Car elle est incommensurable du moment que, d'une part on ne sait pas encore les motifs de sa mise en forme, les degrés d'implication de celui qui l'expose ; et d'autre part, on ne sait pas encore à quelle limite l'extension de son apparition en propre il conduit l'action du regarder. Des questions à ce propos se posent : Y aura t-il d'autre façades sous la même forme ? Y aura t-il une extension de plusieurs maisons avec des mêmes façades ? Ce sont des questions qui restent suspendues lorsque l'apparition en propre d'une façade (qui fait face au regard) est exposée. Ce qui s’inscit d’emblée, est que l'apparition d'une seule façade témoigne de l'avènement de l'apparition globale qui nous met en sûreté de la valeur objective de l'apparition de la maison. Dire que la maison apparaît, est une affirmation perceptive, qui se réalise dès lors que la perception de la façade est effectuée. C'est pour cette même raison que Husserl n'a pas hésité enfin à unir apparition en propre et apparition impropre, en disant : “ ‘Cependant apparition en propre et apparition impropre ne sont pas dissociées, mais font un dans l'apparition au sens large. La conscience est conscience de présence en chair et en os de la maison ; cela veut dire, et tout à fait au sens de la "perception" globale : La maison apparaît. A ceci près qu'une simple face de la maison s'expose effectivement, et qu'il ne peut pas du tout s'en exposer davantage’ 864  ”. Pour préciser l'égalité entre la perception de la partie et la perception de la totalité du tout, Husserl ajoute aussitôt, que la face est toujours la face d'un objet complet. Elle n'existe pas toute seule à part, elle est impensable comme être-à-part.

La face qui est la partie du tout est appréhendée parce qu'elle témoigne d'une perfection qui s'expose en face. Elle montre son achèvement grâce à un taux figuratif plus élevé d'images et de signes. Ces signes qui comportent plusieurs composantes attirent le regard du fait qu'ils soient indiscernables, incalculables, car comme le souligne Husserl : “ Ce plus, n'est pas une somme ” que l'on peut additionner aisément pour avoir la perception globale de la totalité des parties. Toutefois, la partie est un fragment qui dissimule et qui cache autre chose que ce dont elle témoigne. Le fragment est un dérivé d'un lieu originaire. Il témoigne d'une fragmentation qu'il a subit par hasard ou par nécessité. Cette fragmentation se déroule dans la plupart des cas dans le temps et dans l'espace. Lorsqu'elle fait apparaître le fragment, cette fragmentation traduit une autre perception que Husserl qualifie de fragmentaire. Elle est ainsi, car le fragment en tant que partie d'un tout devient un processus complexe et non pas un simple état de fait. En effet, lorsqu'il traverse les strates terrestres et les systèmes de valeurs sociales, le fragment devient dans sa relation avec le pour autre chose, une surface apparente dont les faces qui lui sont attribuées restent encore à définir à nouveau. Voilà la raison pour laquelle, la perception propre devient impropre, du fait que le fragment complémentaire dont aucune face ne tombe dans l'apparition, est encore à déterminer.

A partir de là, Husserl va se heurter à une nouvelle définition de la perception et de la sensation dans leurs relations à la face et au fragment. La perception du fragment n'est pas la perception de la face. Dans la première, on est soumis à une action qui complète le fragment pour en appréhender la constitution de la chose complète qui se manifeste par-delà la face. Dans la seconde, l'appréhension s'ouvre sur autre chose, car la face est quelque chose de non-indépendant. Elle se trouve en relation avec son autre et est le processus qui l'accompagne. Si la face, du fait qu'elle n'ait de sens en tant que partie que par rapport au tout auquel elle appartient, duquel elle résulte, alors elle est quelque chose de non-indépendant. Quant au fragment, du fait qu'il pourrait exister à part, alors il est quelque chose d'indépendant. Mais le fragment et la face, participent à la même réalité chosique. La chose de la face – qui intéresse en premier lieu Husserl – est une chose qui existe sous des façons autres que celles dont elle témoigne. C'est ainsi que Husserl note à propos de la chose de la face que : “ ‘La chose qui s'expose en elle : dans la face, pourrait de bien des façons être autrement qu'elle n'est appréhendée dans l'appréhension, elle pourrait se déterminer, selon son intérieur et ses faces quelconques, tout autrement qu'elle n'est à déterminer selon le sens de l'appréhension dans l'apparition identiquement maintenue en face’ 865  ”. Husserl ajoute aussitôt qu'“ ‘Il est nécessaire qu'à chaque fois des faces complémentaires quelconques, des complexes de nouvelles déterminations non indépendantes, se constituent dans l'appréhension, pour qu'un objet s'expose en général dans la face qui apparaît’ 866  ”. Tout cela signifie en fait que la face dans son objectité n'est pas un état mais un processus complexe. Il y a là une critique explicite à l'égard de Heidegger, qui pense que la chose est un La, qui apparaît et à laquelle on se heurte comme on se heurte à un Etant. Dans Qu'est-ce qu'une chose ? Heidegger, pense que le paysage est notre chose et nulle autre 867 . Ce paysage crée dans sa continuité un nouvel horizon de possibilité historial. L'important ce ne sont donc pas les fonctions que certains font ou ont fait subir à ce paysage, mais ce qui importe est le nombre de possibilité essentielle que celui-ci peut remplir. D'ailleurs lorsque Heidegger a pris l'exemple de la chaussure et du cordonnier, en laissant penser que s'il y a chaussures ce n'est pas parce qu'il y a des cordonniers, mais s'il y a chaussures c'est parce que possible quelque chose comme l'habillement du pieds, il a voulu démontrer que la chose est notre chose est nulle autre : elle est cette chose-ci et aucune autre. A vrai dire, l'intérêt de celle-ci se réduit au bien le plus grand qu'elle nous apporte. Husserl ne va pas penser la même chose que Heidegger. Pour lui, le vrai sens de la chose est (à l’opposé de ce qu’en pense Heidegger) proche de ce qu'en pensera Adorno plus tard. L'originalité de la chose n'est pas simplement dans le travail de l'un, mais dans le travail de tout un groupe, de toute une communauté humaine. Par exemple si l'on prend le même exemple de Heidegger (l'argument de la chaussure), on peut dire que la chose "chaussure" est non seulement un état, mais un processus. Car avant de considérer le travail de l'artiste : le cordonnier, il va falloir (ne se risque que d'une manière modeste) considérer la souffrance de ceux qui travaillent le cuir 868 , de ceux qui nourrissent les bêtes qui sont à l'origine d'un certain cuir, de ceux qui le découpent, de ceux qui le traitent et que sais-je encore !

Il y a donc un travail de groupe, d'équipe qui fait perdre à la chose son caractère d'unité tout en la rendant un processus complexe dont l'originalité ne se réduit pas à la défense de l'authenticité originaire, mais à l'originalité d'un travail multiple. Cependant, toute perception isolée doit être écartée, car l'ouverture sur la chose présuppose une autre ouverture sur ceux qui l'ont mise en forme. Cela est nommé : la critique de la provenance de la chose. Celle-ci nous conduit à la mémoire d'un fait et à l'humanisation de la chose perçue, qui est au départ pensée dans l'apparaître : dans l'oeil, et le degré d'implication du sujet travaillant au service de l'auto-position. La critique de la provenance à laquelle Gaston Bachelard faisait l'éloge, est une approche qui n'a pas échappée à Husserl. En effet, ce dernier pense que le retour à l'appréhension de l'intériorité de ce qui apparaît extérieurement, est une nécessité pour comprendre l'apparence factice d'un fait quelconque. Car au-delà de l'apparence il existe l'apparaître : une manière de se montrer.

Du point de vue épistémologique, ce retour à ce qui est au-delà de l'être, est l'une des caractéristiques d'une épistémologie qui pense que le sujet-pensant est chargé de toute une histoire qui nous force à la critique de la provenance en tant que démarche pour comprendre les concepts qu'il emploie. Ce retour à la mémoire d'un fait conceptuel, incarne un enseignement pédagogique qui, d'une part nous permet d'être en contact directe avec ceux qui ont mis en forme la science, la philosophie ; et d'autre part il nous permet de comprendre les raisons pour lesquelles un produit spéculatif ou pratique a connu l'apogée ou le déclin. Ce sont là les vrais sens de ce que nous avons déjà appelé : l'humanisation de la connaissance et du savoir. C'est ainsi que Husserl souligne : “ ‘que la chose qui s'expose en la face pourrait de bien des façons être autrement qu'elle n'est appréhendée dans l'appréhension, elle pourrait se déterminer selon son intérieur et ses "faces" quelconques, tout autrement qu'elle n'est à déterminer selon le sens de l'appréhension dans l'apparition indépendamment maintenue d'une face’ 869  ”.

Mais ce sens est parfois contesté par d'autres épistémologues. Par exemple, Paul Langevin pense que ce retour à l'histoire passée indépendamment d'une face, n'est rien d'autre que du temps perdu. C'est un temps qui nous enferme dans le passé et dans la mémoire d'un fait tout en nous infligeant la responsabilité de la correction des erreurs des autres. Ce temps et nous renvoie par là même à supporter le passé comme un fardeau, une tâche que nous devons désormais assumer. Cependant, ce qui s'inscrit nécessairement est donc de dépasser le passé qui risque de porter en lui des situations où les morts risqueraient d'enterrer les vivants comme le pensait déjà Nietzsche de l'attitude critique de l'homme face à son histoire. Cela dit que du point de vue de Husserl la face reste porteuse d'autres faces, que l'on ne peut appréhender que dans l'ouverture d'altérité radicale à l'égard de la chose et est le processus qui l'accompagne. Cela n'est pas le cas pour l'épistémologie sans le sujet pensant, une épistémologie de la connaissance objective qui se dégage (sous le concept de l'historialité de la chose factice), dans les écrits philosophiques de Heidegger. Si pour ce dernier la perception de la chose-face est un moment incarnant un état de fait, alors il n'en va pas de même pour Husserl qui pense que ce moment de la perception d'une chose-face est un processus complexe que l'on ne peut apercevoir que par la distinction de la partie et du tout. C'est ainsi qu'il laisse entendre (après avoir expliqué le sens de l'exposition de la face) “ ‘qu'il est nécessaire qu'à chaque fois des faces complémentaires quelconques, (que) des complexes de nouvelles déterminations non indépendantes, se constituent dans l'appréhension, pour qu'un objet s'expose en général dans la face qui apparaît’ 870  ”. Cela veut dire que toute perception externe ne peut avoir de sens qu'en relation avec les déterminations internes de la chose. Cette dernière n'est pas isolée. Elle possède un sens pour nous, puisqu'en elle résident d'autres "faces" qui apparaissent sous le regard organisé de l'observation perceptive. L'aspect complexe de la perception de la chose doit être compris du point de vue de Husserl selon la détermination qu'il faisait de l'appréhension d'un objet de la perception. Lorsque Husserl laisse en effet penser que la chose perçue n'est pas un simple état mais un processus complexe, il veut par là insister sur ce qu'il appelle (dans ce chapitre) “ Le caractère tridimensionnel de l'intuition chosique ”. Le sens de cette conception est en réalité à chercher ailleurs. Il est proche du sens que Paul Fraïsse attribuera a l'expérimentation dans le domaine psychologique, là où l'auteur du Traité de la psychologie expérimentale, pense que la perception est une composante de trois notion : le stimulus, la variable personnalité et la réponse. Autrement dit, pour lui, la perception (P) est en fonction de la relation qui médiatise aussi bien le stimulus, la réponse que la variable personnalité du sujet. Par conséquent le schéma représentatif du processus de la perception est : P(f) (S
P
R), que nous proposons de lire : la perception est en fonction de la relation qui se déroule entre le stimulus, la personnalité et la réponse. Cependant, je ne peux pas répondre à un stimulus quelconque si je ne suis pas impliqué ou affecté par celui-ci. Cette dimension psychologique expérimentaliste est présente chez Husserl. Elle se dégage de sa conception de l'arraisonnement de la chose du sujet. Cette chose est pour Husserl tridimensionnelle : elle a des moments et des parties qui la constituent (extérieur et intérieur). Elle a des faces avants et des faces arrières. Elle a enfin une intuition en propre qui la rend d'un coup accessible à l'exposition. Il y a là un rapprochement entre la phénoménologie et la psychologie expérimentale, car l'une et l'autre cherchent à appréhender des faits intentionnels factices. Cependant on peut donc faire la correspondance suivante :

Si pour Paul Fraïsse la nécessité de l'expérimentation repose sur l'extension du pouvoir physique des trois composantes factices à savoir le stimulus, la variable personnalité et la réponse, alors il en vas de même pour Husserl qui a pensé que la saisie de tous les fragments d'une chose, est marquée par l'inachèvement. Pourquoi donc ce serait la saisie et non pas la chose qui est marquée par l'inachèvement ? La réponse à cette question se trouve à la page 77 de Chose et espace,là où Husserl pense que toutes les démarcations que l'on éprouve à l'égard d'un fait, “ sont quelque chose d'ajouté après-coup, d'introduits par la pensée, potentialité fondée dans l'essence non actualisé ”. Mais avant d'arriver à cette affirmation, Husserl prend un exemple familier : la perception d'un arbre. Ce dernier aux yeux de Husserl n'est aperçu dans sa totalité que lorsque tous ses fragments sont maîtrisés, appréciés par la reconnaissance de l'essence de l'exposition unilatérale. Autrement dit, si chaque fragment d'un arbre est exposé unilatéralement, alors l'essence de son exposition ne peut être comprise que lorsque la pensée arraisonne la totalité de chaque partie du fragment de l'arbre. Cela veut dire en fait, que la face qui s'expose devant moi n'a de sens que lorsque ma pensée se donne le temps de l'arraisonner pour en déterminer les parties qui forment la totalité de la chose-arbre. Voilà la raison pour laquelle certains comme François Dagognet parlent non seulement de la face, mais aussi de la surface et de l'interface qui entretiennent avec la face des relations articulées et combinées. L'arbre en tant que totalité (avec ses racines, ses branches etc.) ne peut en effet exister que dans son rapport avec les fonctions que remplissent chacun de ses fragments. Elle ne peut exister aussi que dans son rapport à la pensée humaine qui en discerne le sens. Que l'on nous permette de rapporter ici cette anecdote, sérieuse pourtant, largement commentée par les médias. Nous voulons parler d'un groupe de personnes (hommes et femmes) qui se sont opposés d'une manière farouche à l'anéantissement de certains arbres de la ville de Strasbourg lorsque les pouvoirs publics avaient décidés de réinstaller le Tramway dans la ville. Ces personnes étaient amoureuses non seulement des arbres de leur ville, mais aussi de la mise en forme de leurs représentations dans un espace romantique particulier que créaient les arbres centenaires auxquels ils ont tenu à manifester ouvertement une nostalgie alarmante. Cet exemple de la jouissance devant les choses qui ont une valeur pour nous les êtres humains, est résumé par Husserl indirectement, d'une manière philosophique à la page 77.

Si pour Heidegger la chose-arbre est créatrice d'un espace possible, alors elle est pour Husserl révélatrice de l'essence de la visée de la pensée. D'ailleurs Husserl laisse penser que les fragments qui se manifestent à travers l'arbre, et la fragmentation qu'on en fait sont deux choses tout à fait distinctes. Les articulations des fragments de l'arbre sont d'abord des articulations de l'appréhension. Car après tout, l'arbre est "visé" dans l'appréhension que la pensée en a déjà faite. Si la pensée – comme Husserl le laisse entendre – s'astreint à prendre l'initiative, l'intention de viser la saisie d'un arbre, alors elle doit selon le processus intentionnel procéder à la classification des fragments de l'arbre. C'est ainsi que Husserl a liassé penser que la totalité de l'arbre avec ses fragments et ses parties qui s'exposent devant nous ne peut être appréhendée que lorsque l'on prend l'initiative de regarder et de viser ce qui s'expose derrière ce qui apparaît à nous. Car si par exemple un fragment est donné à notre visée, cela n'est pas pour autant une raison pour affirmer l'existence apparente de l'arbre. C'est ainsi que Husserl pense que “ nous ne pouvons pas dire en voyant simplement la face avant de la chose, nous ne voyons en propre qu'un fragment de celle-ci, à savoir, le fragment de la chose qui est tourné vers nous. Les autres fragments nous ne les voyons pas. La face antérieure, peut par principe, être face antérieure eu égard à des fragments aussi nombreux qu'on voudra, selon que nous accomplissons la démarcation. Mais ces démarcations sont quelque chose d'ajouté après-coup, d'introduit par la pensée, potentialité fondée dans l'essence non articulé. La face antérieure est bien plutôt l'unité globale des déterminations de la chose qui tombent dans l'apparition en propre ; avec elle c'est la chose qui apparaît, et non un fragment antérieur de la chose arbitrairement déterminable 871  ”.

Ce que Husserl voulait faire comprendre à partir de ce qui vient d'être souligné, est la place de la pensée à l'égard des phénomènes de l'apparence. Si l'on en croît l'analyse phénoménologique husserlienne, la pensée ne s'astreint donc pas à observer d'une manière fortuite les choses de l'apparence, mais elle aperçoit aussi – à travers une organisation d'observations diverses – ce qui s'expose derrière la face de la chose apparente. De la face à la surface, il existe des parties incommensurables que la pensée doit faire apparaître pour enfin analyser les articulations des autres fragments dont témoigne l'interface qui relie la face et la surface. Cependant, la critique est ouverte de la part de Husserl à l'égard de Heidegger qui pense que l'arraisonnement en tant que technique effectuée par la pensée à l'égard des choses, n'est rien d'autre qu'une logique de la découverte des liaisons logiques reconnues dans les choses de l'apparence. La critique à l'égard de cette conception est fondée sur la possibilité qu'à la pensée à mettre en forme des arguments fondant la structure du réel, pour discerner et classer les choses de l'apparence et celles de l'apparaître. C'est pour cette raison que Husserl parle ici de la démarcation que réalise la pensée à l'égard des choses de l'apparence. Car c'est bien la pensée “ en tant que potentialité non articulée ” qui désigne, qui juge de l'organisation et de l'articulation du fragment. Mais les démarcations – comme le souligne ici Husserl – sont “ ‘des choses ajoutées après-coup, d'introduit par la pensée’ ”. C'est-à-dire, que la perception est d'abord organisée déjà dans la pensée comme si celle-ci voyait. Il y a là un retour un Kant, qui a déjà pensé que le déjà-là ne peut être apprécié et compris que dans la mesure où la pensée, le caractère (en tant que Lois de la liberté) ont décidé dans toute spontanéité, de la mise en forme de l'idéal rationnel de l'être commun, qui est au fond un toujours-déjà qui a des effets dans le déjà-là. Cette conception est aussi celle d'Aristrote, pour qui la perception est le fruit “ d'un raisonnement qui se produit au moyen d' “ ‘images ou de pensées dans l'âme comme si celle-ci voyait ’”. La pensée qui arraisonne les images apparentes construit le sens sans recourir à la perception sensible. C'est ce que Husserl pense en terme d'accomplissement de la démarcation. Pour Aristote il est “ ‘impossible de penser sans images, car il se passe, dans le fait de penser, exactement le même phénomène que dans la construction de figures géométriques où, tout en ne faisant pas entrer en ligne de compte la détermination de la grandeur du triangle, nous ne les traçons pas moins d'une grandeur définie ; pour la pensée, il en est de même : bien que son objet n'ait rien que quantitatif, il est posé devant nos yeux comme une quantité, mais on le pense abstraction faite de toute quantité’ 872  ”. L'antinomie et l'aporie logique auxquelles on se heurte lorsqu'on s'astreint à analyser la philosophie d'Aristote est le rapport qu'il effectuait entre l'essence et la substance. Ce qui est posé est donc une qualité et non une quantité. Telle est la conception d'Aristote quant à l'acte de penser. Cette qualité essentielle devenue substantielle est celle que Husserl nommera plus tard : le monde de la vie (Lebnswelt), dont celui de la pensée constitue simplement une partie. Celle-ci à travers ses démarcations potentielles à l'égard des phénomènes, introduit des potentialités fondées dans l'essence non articulé. Voilà la raison pour laquelle le retour à Aristote est nécessaire pour mieux comprendre le sens husserlien de la démarcation. Evidemment Aristote a largement insisté d'une manière explicite sur l'acte de penser par les images.

Notes
860.

Husserl (E.) cours de 1907, op cit.

861.

Ibid.

862.

Ibid.

863.

Ibid.

864.

Ibid.

865.

Ibid.

866.

Ibid.

867.

A ce sujet François Guéry note à propos d'une esthétique du paysage – tout en paraphrasant le point de vue de Heidegger quant à l'historialité de la chose du paysage – : “ Voilà en gros ce qu'on rencontre en se préoccupant d'esthétique paysagère : de quoi “ faire réfléchir ”. Bien que François Guéry ne dise pas : “ Voilà en gros ce qui doit nous faire réfléchir ” !, il n'empêche que la pensée réflexive dans son “ effacement ” à l'égard de l'intériorité de sa propre conscience, est interpellée par ce qui est déjà-là-présent. Par conséquent, la théorie de l'effacement n'est qu'une sorte d'illusion, car la manière de penser la chose du paysage n'est pas détachée de l'oeil à travers lequel un nationaliste européen apprécie, juge et produit des faits. Voir Heidegger rediscuté , (op cit), notamment tout le chapitre intitulé : Terre, monde, paysage, surtout les pages 13 et 14.

868.

Voir par exemple le travail de ces pauvres ouvriers de la Médina de Fez au Maroc, qui travaillent le cuir dans des conditions difficiles, inhumaines et qui supportent les mauvaises odeurs issues des traitements qu'ils subissent aux différents cuirs.

869.

Husserl (E.) 1907, op cit.

870.

Ibid.

871.

Ibid.

872.

Voir l'ouvrage collectif intitulé : Aristote aujourd'hui . Deuxième édition érès 1988. Pp : 102 et suiv.