1.3. Paul Fraïsse et le problème des processus perceptifs.

Dans le Manuel Pratique de la Psychologie Expérimentale , Paul Fraïsse traite dans le chapitre V, de la perception, un chapitre qui fait partie intégrante d'une partie intitulée : les processus sensoriels. Il nous a été difficile de résumer et de comprendre le contenu de ce chapitre V, car il se présente sous forme d'exercices et d'expériences que l'auteur a effectué dans ses différents Laboratoires : les classes 1024 . Il s'agit donc d'une transposition pédagogique, et non pas d'une transposition didactique. La recherche du sens de la perception est ici organisée autour du paradigme nomothétique 1025 . L'auteur nomme les problèmes inhérents à la perception tout en impliquant ses auditoires dans le processus perceptif. D'ailleurs si l'on observe de près le contenu de ce chapitre V intitulé : la perception, on s'aperçoit que l'auteur met en garde tous ses lecteurs potentiels à propos des exercices et des propositions qu'il y avance. C'est ainsi que Paul Fraïsse souligne dès le début de chaque exercice : “ Aucun sujet éventuel ne doit lire ce texte avant l'expérience ”. Bien que nous soyons en mesure de transgresser cette règle, nous n'avons pas pu jusqu’alors comprendre le contenu de ces expériences et de ces exercices, puisque nous ne sommes pas prêt à les appliquer dans des Laboratoires, dans des classes. Cela – comme nous l'avons déjà fait remarquer – n'est pas notre tâche actuelle, puisque nous ne sommes pas sur le terrain face à des apprenants ou à des groupes pour qui nous devons transposer et transmettre des techniques de perception. D'ailleurs cela nécessite des outils et des matériaux qu'avait l'auteur sous la main lorsqu'il fut un pédagogue initié, à l'époque de la publication de cet ouvrage. Malgré tout cela, nous devons donc retenir les titres choisis pour chaque exercice dans ce bref chapitre consacré à la perception qui se présente à travers des exercices expérimentaux : de l'exercice 23 à l'exercice 29, suivant la numérotation de l'auteur.

L'auteur commence par nommer la perception comme étant une capacité d'appréhension. Qu'est-ce que cela veut dire ? Il y a lieu de penser à rappeler à travers cet exercice 23, les grands systèmes philosophiques : celui des Stoïciens, d'Aristote, de Husserl et de Merleau-Ponty, que nous avons avancé et expliqué. L'auteur dans cet exercice avance une règle, puis il se donne le temps et les moyens pour la démonter d'une manière pratique tout en centrant ses efforts sur l'action. Il aperçoit tout en agissant, tout en étant acteur de l'action perceptive. Cela nous rappelle évidement le contenu des systèmes philosophiques qui ont centré leurs efforts sur l'agir humain comme étant en relation de connexion nécessaire avec les objets à apercevoir, à appréhender et à comprendre. De la perception compréhensive, à la compréhension qui puise son fondement dans l'acte d'appréhension, le passage est légitimé chez Paul Fraïsse par l'effort de la donation du temps de l'appréhension. C'est ce temps là qui est la véritable perception. Evidement, on ne peut pas percevoir quelque chose si l'on n'est pas prêt, si l'on n'est pas préparé à la recevoir. Avant de parler de toute perception, il faut donc parler de l'acte de l'appréhension qui doit se construire dans la création de situations motivantes, dans la mise en forme des degrés d'implication. Cela présuppose aussi une ouverture sur les modes d'acquisitions que Paul Fraïsse va nommer plus tard : la variable personnalité des sujets. Préparer les sujets à appréhender des situations pour les apercevoir engage donc des exercices répétitifs, un travail de la main où l'on apprend en faisant. A travers la règle de l'exercice 23, qui apparaît tout à fait simple, on peut rencontrer les problèmes philosophiques et épistémologiques les plus complexes. Cependant on part du paradigme de la simplicité pour arriver à celui de la complexité, en vue d'affirmer enfin avec Edgar Morin 1026 que le passage de la complexité à la simplicité est un passage de la complexité à la complexité. Autrement dit, rien n'est donné, tout est construit. Rien n'est à première vue simple. Tout est objet de reformulation complexe. Nous allons démontrer cela à travers cette règle de l'exercice n°23, là où Paul Fraïsse souligne :

‘“ La capacité d'appréhension dite aussi mémoire immédiate, champ d'attention, etc.) se définit par le nombre d'unités discrètes que nous pouvons percevoir sans faire appel à la numération, et sans répétition. Elle varie évidemment avec la nature du matériel à appréhender, le mode et le temps de présentation, mais s'inscrit toujours environs dans les mêmes limites (de 5 à 8 éléments environ).
La capacité d'appréhension peut être déterminée dans le cas d'une présentation simultanée des stimuli (vision) ou dans le cas d'une présentation successive (visuelle ou auditive)
On rattache à la capacité d'appréhension et d'identification des éléments, la capacité de dénombrement immédiats des stimuli, dont les limites sont voisines de celles de l'appréhension.
L'expérience, présente deux situations classiques qui peuvent être étudiées sans matériels coûteux et, en variante, la technique tachistoscopique propre à ce genre de mesure 1027  ”.’

Si l'on examine de près ces définitions, sans chercher à faire des exercices expérimentaux, car cela n'est pas toujours possible pour un théoricien comme nous, alors on s'aperçoit que la simplicité dissimule derrière elle des complexités sans précédant. Tenons donc à élucider le simple-complexe, des propositions de cet exercice. Dans la première règle, la perception est définie comme étant la capacité d'appréhension d'un champs mémoriel sur lequel on s'ouvre d'une manière permanente et factice, pour classer les choses du monde de l'apparence. Apercevoir un objet, revient enfin de compte à en déterminer les différentes parties, que Paul Fraïsse nomme ici : les unités discrètes qui le constituent. Il y a là donc un retour, (un rappel du moins implicite) à la technique de l'ouverture aux choses de la nature, en vue d'en apprécier l'organisation en série. Percevoir c'est aussi apercevoir le tout avant ses parties. Ce n'est rien d'autre qu'une paraphrase de la théorie de la forme (la Gestalt-théorie), qui pense que le sujet aperçoit le tout avant ses parties. On peut donc à première vu apercevoir d'une manière fortuite sans chercher à organiser nos modes de perception. Cela explique fort bien le procédé de Husserl, qui a déjà pensé que l'ouverture à l'objet, témoigne d'une relation de connexion nécessaire qui réside entre mes modes de perceptions et les choses les mieux réparties dans le monde. Cela nous rappelle aussi le propos de Husserl, qui a pensé que le caractère d'appréhension s'inscrit dans l'organisation auto-positionnelle qui s'expose à travers l'objet, qui témoigne de l'acte de la visée. Cependant, si les stimuli sont organisés d'une manière fortuite, alors à première vue, le chercheur doit – comme le disait Claude Bernard – se jeter à travers champs pour en extraire des modèles de vie cognitifs. Cela témoigne en effet de l'extension du pouvoir physique de la nature, un pouvoir qui s'explique par l'accroissement des expériences perceptives, qui se réalisent par le sujet qui se jette à travers champs dans le risque gratuit et le vivre dangereusement, comme le disait déjà Nietzsche. Le fait de qualifier d'une manière simpliste, la capacité d'appréhension en terme de champs d'attention, n'est pas (du moins d'une manière indirecte) un hasard, mais une nécessité qui reste pour nous chargée de sens. En effet, la quasi-totalité des objets de la nature sensible n'attirent pas les sujets objectifs. Ce qui puisse nous intéresser ce sont les objets qui renferment des relations de liaisons logiques que l'on peut extraire de l'organisation en série qui réside entre tous les objets de la nature. Ce que l'on extrait de la nature sensible, n'est pas en réalité une donnée immédiate, comme le sont les objets, il est une chose qui varie – dit Paul Fraïsse – selon la variation de nos manières d'être et de voir. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il ajoute que la capacité d'appréhension, varie évidemment avec la nature du matériel à appréhender, le mode et le temps de présentation ... Il est vrai que l'on n'appréhende pas une oeuvre d'art, de la même manière que l'on appréhende un jardin, un champs, un produit technique, un individu etc. On appréhende parfois (sinon dans la plupart des cas), les objets qui témoignent soit de nos idées les plus hautes, soit de celles des autres qui, eux, ont posé des inédits dans le monde sensible. L'appréhension se fait aussi selon des modalités de caractère en tant que Loi de la liberté de l'imagination créatrice des individus. C'est Kant qui a jugé la faculté de juger comme étant une intention recouvrant un jugement de goût : une manière d'être et de voir les choses. Cette manière lorsqu'elle est en parfaite relation avec elle-même s'explique par le caractère, fait de la raison spéculative. Elle s'explique (lorsqu'elle travaille à la mise en forme de sa liberté pratique) par la désignation, la mise en forme des objets et des oeuvres d'arts les plus belles qui doivent d'emblée plaire universellement sans concept.

La relation de connexion nécessaire (que nous venons largement d'expliquer et de commenter avec Merleau-Ponty), entre l'objet et la pensée objective, est ici avancée d'une manière simpliste. En effet, la présentation simultanée des stimuli, nous dispense de la recherche de l'acte de la visée, tout en renfermant la vision dans l'appréhension et dans l'appréciation du déjà-là, organisé en série, présenté à l'acte visuel d'une manière simultanée. Cela explique le procédé heideggerien, qui a avancé l'aspect historial des objets. Cela nous renvoie aussi à la conception husserlienne portant sur l'extension du pouvoir physique du corps, qui est toujours le premier et le dernier facteur de l'appréhension perceptive. Tout est en effet corporel y compris l'acte auditif qui se manifeste par exemple à travers la musique. Par conséquent, le sujet n'appréhende que des objets y compris ceux qui ne sont pas sensibles. Car l'homme possède deux niveaux d'aperception : le niveau tactile, et le niveau tacite. On appréhende les images, les mots et les phrases, de la même manière que l'on appréhende des statues, le chaud ou le froid. Car c'est toujours notre corps qui sent la totalité de ces choses. C'était là tout le contenu de la perception avancé par Merleau-Ponty. On retrouve ce contenu paraphrasé ici d'une manière indirecte chez Paul Fraïsse. Celui-ci continue à démontrer que percevoir c’est aussi appréhender, et ce tout en rappelant indirectement la relation de connexion nécessaire qui réside entre perception et aperception que Husserl a avancé, et que Merleau-Ponty a repris après lui. Cette relation traduit fort bien ce que nous venons d'appeler avec Merleau-Ponty, le monisme perceptif. Ce dernier s'explique par ce que Paul Fraïsse nomme : la capacité de dénombrement immédiat des stimuli. L'auteur ne dit rien sur cette capacité de dénombrement. Il nous renvoie à ce qu'il vient de souligner auparavant quant au sens de la capacité de l'appréhension. Le fait qu'il ait ici du renvoi, cela nous enfèrme dans un appauvrissement du sens de cette capacité du dénombrement. On ne sait pas exactement d'où vient-elle ? On ne sait pas ce qui la fonde ! Pas même ce qui la caractérise non plus !

Pour nous, son sens est à construire et à chercher ailleurs tout en restant fidèle à l'unité systématique des recherches de l'auteur (Paul Fraïsse), qui a cherché à fonder sa psychologie sur le modèle des sciences dites exactes. Cependant, on peut laisser penser que l'homme en tant que corps, en tant que pensée factice, pense et appréhende les choses à travers son corps productif de sensations et de sensibilités. Il construit le sens avec son corps dans son interaction avec les objets. Cela a été déjà largement démontré par Merleau-Ponty, qui faisait allusion à une phénoménologie psychologique. La capacité de dénombrement dont parle ici Paul Fraïsse est un déjà-là, factice et corporelle. Vieille idée des Stoïciens qui ont pensé la connaissance en terme d'une vie adaptée, conforme à la nature. Pour eux, vivre conformément à la nature, c'est aussi vivre avec sa raison, avec sa pensée en tant que chose pensante, qui se caractérise par le souffle pneumatique, où l'âme se trouve en parfaite relation avec le corps. Etre conséquent, c'est donc être en relation de connexion nécessaire avec les choses de la nature, pour en apprécier d'une manière fortuite, l'organisation en série. C'est là que réside donc le sens de la proposition : “ ‘On rattache, à la capacité de d'appréhension et d'identification des éléments, la capacité de dénombrement immédiats des stimuli’ ”, que Paul Fraïsse voulait à l'acte perceptif qui puise (à l'en croire) son fondement dans l'appréhension des contenus corporels des objets de la nature des choses.

L'expérience que Paul Fraïsse a mené, il en voulait pour preuve la démonstration de deux niveaux de perception. Le premier est celui de la capacité d'appréhension, le second celui de la capacité de dénombrement. Cela est une paraphrase, une reformulation de deux niveaux de perception que nous avons déjà constaté chez Husserl et chez Merleau-Ponty. Le premier (Husserl) a en effet parlé de :

  1. la constitution originaire de l'objet empirique.
  2. la manifestation de l'objectivité empirique dans l'expérience inférieure.

Il a distingué aussi les perceptions et les possibilités de perception. Les premières (les perceptions permanentes) reposent sur la perception immédiate, du souvenir immédiat. Les secondes (les possibilités inépuisables d'un sujet autopositionnel) sont d'abord conçus avant toute expérience, avant même la manière habituelle de penser. Cela a conduit Husserl à penser le premier niveau en relation avec l'étude de la perception pour elle-même et à penser le second niveau en rapport avec l'étude de la perception dans sa relation de connexion nécessaire avec tous les phénomènes objectivant voisins, et ce pour enfin finir à admettre l'étude de la perception dans sa relation de connexion nécessaire avec tous les phénomènes objectivant de même niveau. Cela lui a permet aussi de donner une nouvelle définition à la perception en distinguant deux niveaux de ses formes :

  1. la perception de quelque chose d'objectif, d'une réalité chosique.
  2. la perception d'un Je percevant en tant que vécu.

En conclusion il a pensé la perception comme inhérente au vécu de toute espèce quelconque. Il a donné une classification du contenu de la perception en distinguant le contenu de :

  1. la perception globale, dont “ les activités logiques d'idéalisation et de mathématisation ” déterminent au préalable le monde, et
  2. la perception séparée de l'objet dont “ les objctités catégorielles ” et dont la constitution présuppose la médiation des synthèses logiques.

Il conclut de cet effort de taxonomisation, que la perception spéciale exprimée par le “ je ” ne peut être arrachée à l'étude des particularités essentielles d'un regard dont le “ je ” est apte à faire non seulement l'expérience, mais aussi l'objet d'étude d'une donnée qualifier d'absolue. Le “ je ” est un phénomène qui s'expose comme une donnée dans le cadre de ce regarder. Un regard du monter de l'homme.

Le problème qui se pose ici est de savoir si l'effort pédagogique dont parle ici Paul Fraïsse en laissant entendre que la capacité d'appréhension des lettres peut se comprendre à partir d'une expérience banale. Il avance pour démontrer cela un exemple tout à fait banal. Pour mettre en évidence l’aspect empirique de la perception, Paul Fraïsse laisse entendre que lorsqu'il est question “ ‘de présenter sur une plage elliptique, ou circulaire des lettres au hasard. On constitue ainsi des plages avec deux lettres, trois lettres et ainsi de suite. Cette série de plage est présentée dans un ordre au hasard plusieurs fois de suite. On détermine la capacité d'appréhension comme précédemment’ 1028  ”. Cette proposition du fait qu'elle soit animée par du renvoi, elle est incompréhensible pour tous lecteurs qui s'astreignent à la recherche du sens des capacités d'appréhension. Ce que Paul Fraïsse a voulu démontrer est l'aspect empirique de la perception, comme étant une notion qui puise son fondement dans le hasard empirique. Cela correspond à ce que Husserl en a pensé dans son premier niveau de classification : la constitution originaire de l'objet empirique, correspondant à la perception de quelque chose d'objectif, d'une réalité chosique. Cette proposition est plus adaptée à la clarté cognitive et à l'appropriation des concepts par les lecteurs. Chose que ne remplit même pas la vulgarisation pédagogique qui résulte du sens que Paul Fraïsse a attribué à la capacité d'appréhension des lettres. Il y a là une décontextualisation du concept de la perception car on n’appréhende pas que des lettres ! On appréhende aussi d'autres objets à travers des manières différentes. L'appréhension des lettres n'est pas toujours en effet une donnée fortuite. Car elle nécessite une organisation pédagogique et didactique : intervention du maître, apprentissage en groupe, bref elle nécessite un effort de médiatisation didactique et pédagogique. Si l’on en croit le texte psychologique de Paul Fraïsse, alors on peut laisser penser qu’il n'y rien de hasardeux dans l'appréhension des lettres et des nombres. Le calcul, l'apprentissage des opérations mathématiques les plus primaires nécessite une structure d'organisation et de classification.

Le sens de cette capacité d'appréhension correspond aussi à ce que Merleau-Ponty a formulé en terme d'acquisition des informations. Car la perception ne peut se définir qu'à partir d'un grand nombre d'états de fait, puisqu'elle est cependant un processus complexe. Pour étudier le domaine des essences, il faut s'ouvrir sur les processus d'acquisition des concepts qui s'opèrent dans les consciences. Ces concepts sont des choses, car toute conscience est conscience de quelque chose. Cela correspond à ce que Paul Fraïsse pense ici d’une manière simpliste en terme d'estimation du nombre des points à apercevoir. Si l'accent doit être mis sur ce que Husserl a appelé : les qualités sensibles ayant des significations objectives, et que si l'intérêt doit aux yeux de Merleau-Ponty porter sur ce qui travaille la source absolue de l'identité humaine, alors pour Paul Fraïsse, il y a lieu de chercher à réaliser la synthèse d'une manière simpliste, des deux points de vues philosophiques en affirmant que les deux capacités : celle de l'appréhension et celle du dénombrement, peuvent être réalisées d'une manière factice dans l'expérience. Car si le stimulus est présent en tant que déjà-là, cela n'est pas pour autant une raison pour affirmer une réponse, car celle-ci dépend de mon libre arbitre, de ma sensibilité, de mon implication dans la réponse ou dans le refus, de toute réponse à toute stimulation. C'est ainsi que Paul Fraïsse cultivera (dans les études ultérieurs) la médiation de la variable personnalité, qui médiatise le stimulus et la réponse. La synthèse entre capacité d'appréhension et capacité de dénombrement ne peut être opérée qu'à partir de la variable personnalité d'un je sujet auquel Paul Fraïsse attribue un sens tout en restant fidèle (du moins indirectement) à Merleau-Ponty qui a déjà laissé penser que la perception n'est pas une science du monde, ce n'est même pas un acte, une prise de position délibérée non plus. Elle est le fond sur lequel tous les actes se détachent. Elle est présupposée par eux. Le monde n'est pas un objet dont je possède par devèrs moi la loi de construction. Il est le milieu naturel et le champ de toutes mes perceptions explicites. Lorsque l'on appréhende les objets, on ne rencontre que des sensibles. Cette idée est frappante chez Paul Fraïsse, qui pense que le processus de l'appréhension des lettres surgit d'une taxonomisation de celles-ci. Les lettres et les mots sont aussi des sensibles, qui ne peuvent être mis en formes qu'à partir d'un Je qui les appréhende, qui les dénombre, qui les assume et qui en estime la valeur. Cela correspond donc à ce que Merleau-Ponty disait de la couleur en soulignant : “ ‘Le rouge et le vert ne sont pas des sensations, ce sont des sensibles, et la qualité n'est pas un élément de la conscience, c'est une propriété de l'objet ’”. Ces propriétés des objets ne peuvent être dénombrées qu'à partir de deux techniques qui se trouvent ici vulgarisées par Paul Fraïsse. La première est celle qui ressort de l'appréhension, la seconde celle qui résulte du dénombrement. Cela correspond en effet à la distinction avancée par Merleau-Ponty lorsqu'il a laissé penser que la perception du monde des objets n'est pas celle de l'avoir-sous-la-main, et que l'état du monde diffère de la conscience qu’on a de celui-ci. Cette distinction rejoint celle que Husserl faisait entre perception et aperception. On peut en effet percevoir en appréhendant des lettres, comme on peut aussi apercevoir en dénombrant des chiffres et des nombres. Il n'y a pas de falsification de la part de Paul Fraïsse à ce niveau. La seule chose qui puise exister est l'écart sémantique issue du changement du répertoire lexical. Mais de ce changement va quand même résulter des conséquences d'un grand intérêt.

Le pédagogue Paul Fraïsse, croit fortement à ce qu'il faisait dans son Laboratoire : dans sa classe. Mais cette croyance n'est pas exprimée ouvertement. Par conséquent, il manque à la perception un sens que Husserl n'a pas hésité de mentionner à savoir celui de la croyance. Ce monde est celui de l'aperception au sujet duquel Husserl disait déjà qu'il s'édifie sur le sentir et l'outrepasse. ‘“ La perception auto-positionnelle comporte en elle-même l'aperception et la croyance.’ ”, disait-il. Le fait d'avoir écarté cela en pédagogie, est légitimé par les principes laïques de l'École moderne. Car en classe, et à l'université, en tourne le dos aux croyances de chacun. En plus puisqu'il s'agit d'un effort scientifique d'expérimentation, le domaine de l'éthique est ici écarté. D'ailleurs Paul Fraïsse va revenir sur ce problème pour réfuter et s'opposer à l'expérimentation là où elle pourrait mutiler et blesser les sensibilités des personnes humaines. De ce fait, Paul Fraïsse s'aligne sur la conception empiriste de la perception au sujet de laquelle Husserl pense que “ la simple perception qui est une simple sensation signifie un simple avoir, un avoir de conscience d'un contenu dans une "perception" immanente ”. Cette dernière peut trouver aussi son fondement dans le caractère immanent des chiffres et des lettres. D'ailleurs en statistiques, ou en logique en tant que disciplines formelles, on s'astreint à faire parler les chiffres et les lettres. Cela Merleau-Ponty l'appelle aussi  : l'aperception du déploiement du monde en vue de sa reconstruction. Cette vision rejoint aussi le sens que veut ici Paul Fraïsse à la capacité de dénombrement.

Reprenons le sens que l'auteur du Manuel psycholgique cherche à donner à la capacité d'appréhension. Il souligne : “ ‘Sur une plage elliptique ou circulaire, on dispose des lettres au hasard. On constitue ainsi des plages avec deux lettres, trois lettres , et ainsi de suite. Cette série de plages est présentée dans un ordre au hasard plusieurs fois de suite. On détermine la capacité d'appréhension comme précédemment’ ”. Du point de vue de la phénoménologie de la perception et de celui de la technique de la méthodologie expérimentale, cette vulgarisation du sens de la perception (qui puise son fondement dans la capacité d'appréhension) est lourde de sens. On y rencontre en effet le point de vue de Claude Bernard et celui de Nietzsche quant au sens de la technique de l'ouverture à l'égard des choses qui sont déjà-là, organisées et mieux réparties. Cependant, quelque soit donc la forme d'un objet que l'on rencontre au hasard, son organisation peut être expliquée et démontrée à partir d'une reproduction des différentes formes qu'il peut subir dans le monde sensible. Ces formes nous les apprécions dès lors que l'on se donne le temps pour nous jeter à travers les champs ocoupés par des objets divers. Parler avec François Dagognet du corps réfléchis, rejoint enfin de compte cette idée de Merleau-Ponty et de Husserl qui ont pensé la présence de l'objet en relation avec l'apparence. Le premier a en effet pensé l'objet en relation avec l'organisation en séries organisées dont il témoigne. Le second au contraire, a pensé cette organisation dans une large relation avec le mode de l'apparaître dont témoigne le sujet qui dispose d'actes de la visée. Au premier est lié donc le processus d'acquisition, que Paul Fraïsse appelle ici la capacité d'appréhension des lettres d'une manière hasardeuse et fortuite ; au second est liée le processus de la réminiscence qui puise son fondement dans l'ouverture sur les toujours-déjà des sujets pensant, qui, eux, possèdent des intentions, des actes de la visée, que Paul Fraïsse appelle ici la capacité de dénombrement. Au sujet de celle-ci il souligne : “ ‘Constituer des plages avec 3 ponts, 4 points, etc, en prenant les précautions indiquées plus haut. On présente la série des plages dans un ordre au hasard plusieurs fois de suite. Le S. indique chaque fois oralement (ou par écrit si l'expérience est collective) son estimation du nombre de points et on détermine le seuil d'appréhension comme précédemment ’”.

De renvoi en renvoi, on s'aperçoit de l'unité synthétique qui qualifie les deux propositions. Cette unité est fondée sur l'incommensurabilité de la perception lorsqu'elle est soumise aussi bien aux actes de l'appréhension qu'à ceux du dénombrement. C'est d'ailleurs ce que nous venons de voir avec les deux auteurs Husserl et Merleau-Ponty, lorsqu'ils ont avancé que la perception est animée par l'étendue, l'extension aussi bien des acquis antérieurs (l'histoire absolue des peuples), que des domaines de possibilités réalisables dans le risque gratuit et dans le vivre dangereusement. L'intervention d'un sujet, maître de la situation expérimentale, ne se fait qu'au détriment des obstacles rencontrés dans sa relation de connexion réciproque à l'égard des sujets en situation expérimentale. De l'étendue du monde physique (capacité d'appréhension), à l'extension du pouvoir cognitif des sujets (capacité de dénombrement) l'écart n'est pas gommé : il y a une même unité logique à savoir l'extension des imprévus qui en multiplient d'autres dans le monde sensible ou dans le monde intelligible. On peut dire d'emblée que Paul Fraïsse bien que son réflexion soit simpliste, a réussi d'une manière indirecte à synthétiser deux systèmes philosophiques différents à savoir celui de Merleau-Ponty dans sa référence implicite à Aristote, et celui de Husserl dans son inspiration implicite de la philosophie de Platon.

Si comme nous venons de le souligner précédemment, Merleau-Ponty privilégie la perception compréhensive qui s'astreint à la recherche du sens des apparences, alors percevoir le monde, revient donc à percevoir les effets factices de son langage. Nous communiquons dans le monde et avec le monde des possibilités dont témoigne l'ouverture inachevée, principe de l'acquisition du sens par la raison qui arraisonne les choses. Cette acquisition se construit en effet dans la rencontre et le rendez-vous avec d'autres possibilités et est le processus qui les accompagne. C'est la même idée que Paul Fraïsse cherche à mettre en évidence à travers ces quelques lignes du chapitre A) qui s'intitule : Capacité d'appréhension des lettres. D'ailleurs, dès le début du quatrième paragraphe de l'avant propos que Merleau-Ponty va démontrer cela. C'est ainsi qu'il pense que toute perception du monde n'est perception véritable que lorsqu'elle constitue une unité avec celui-ci : “ ‘(...) nous ne pouvons pas soumettre au regard philosophique notre perception du monde sans cesser de faire un avec cette thèse du monde, avec cet intérêt pour le monde qui nous définit, sans reculer en deçà de notre engagement pour le faire apparaître lui-même comme spectacle, sans passer du fait de notre existence à la nature de notre existence, du Dasein au Wesen’ 1029  ”.

L'unité est ici pensée par Fraïsse en terme d'ouverture immédiate sur l'organisation hasardeuse des objets en mouvement. Cela veut dire aussi qu'il n'y a pas d'invariant fonctionnel essentiel auquel on peut réduire toutes les perceptions externes, excepté l'objet factice qui s'impose à nous comme un fait donné immédiatement à la raison qui l'aperçoit et qui l'appréhende. C'est le sens de cette raison, dans sa relation interactive avec les choses, que Paul Fraïsse va maintenant chercher à déterminer dans l'exerce n°24 qui porte sur l'étude expérimentale des oscillations de la perception et l'influence des attitudes. Cette formulation nous intéresse en premier lieu, non seulement du fait qu'elle soit le titre de cet exercice n°24, mais aussi en ce qui concerne sa portée philosophique. L'effort pédagogique de Paul Fraïsse surgit de l'emploi des mots simples, de l'annonce d'avis préliminaires, et de la reproduction des images et des exercices. Cela nous l'avons à aucun moment rencontré dans les écrits exotériques de Husserl et de Merleau-Ponty. Après avoir averti les lecteurs du texte de l'exercice n°24, de la mise en forme de l'expérience avant toute lecture éventuelle du texte 1030 , l'auteur pose des avis préliminaires en disant : “ ‘Nos perceptions ne sont pas de simples "copies" d'un monde extérieur. Les expériences sur les illusions perceptives ou les constances contribueront à le mettre en évidence. Le phénomène d'oscillation de la perception, quand on fixe une figure ambiguë ou une perspective réversible, est en apparence banal, mais il a cependant l'avantage de mettre en évidence :
a) L'existence de structurations primaires du champ perceptif ;
b) Les modifications spontanées de la structuration à la suite d'une inspection prolongée ;
c) Le rôle efficace mais limité de nos attitudes sur ces oscillations de perception’ ‘ 1031 ’ ”.

Le fait d'affirmer que nos perceptions ne sont pas de simples copies du monde extérieur, revient en denier analyse à rappeler quelques systèmes philosophiques les plus complexes. Parmi ceux-ci il y a par exemple celui de Hegel qui pense que l'art n'est pas imitation du réel. Hegel s'est en effet opposé à la question de la mémisis (l'imitation) dans l'art. Dans son travail, l'artiste ne fait pas toujours que reproduire le monde sensible 1032 , mais il porte aussi le signe à la signification, la parole aux faits, l'énoncé à l'énonciation, l'expression à la pression que le réel exerce sur sa raison. Apercevoir quelque chose revient enfin de compte à méditer d'une manière spontanée la totalité du tout pour en distinguer les différentes parties, les motifs de sa mise en forme et l'organisation en séries combinées des unités discrètes qu'elle renferme. Cela veut dire aussi que dans le domaine de la perception subjective et objectivante on ne fait pas que d'éprouver nos sentiments à l'égard des objets que l'on aperçoit. On ne prouve pas simplement l'objet pour lui-même, mais on l'éprouve en vue de son appartenance à un domaine de possibilités. C'est dans l'art, en tant que domaine de la réalisation des objets que le peuple a déposé ses idées les plus hautes, disait Hegel. L'acte de la visée dont parlait déjà Husserl est ici mis en valeur par Paul Fraïsse, pour réfuter l'idée de la perception comme étant une simple observation fortuite du réel à reproduire.

A l'expression : oscillation de la perception, correspond l'idée de l'omniprésence de la perception, qui ressort de la formulation de Merleau-Ponty qui avait laissé penser que la perception puise son fondement “ dans une atmosphère de généralité et se donne à nous comme anonyme ”. En réalité, les deux formulations ne sont pas les mêmes bien qu'elle traitent d'une même notion qui est la perception. Les oscillations de la perception, sont en effet une sorte de mouvement propre à l'oeil de l'homme, qui se déplace dans son observation des corps tout en passant par les mêmes paramètres observés, alors que les mouvements des corps sont soumis à un mouvement multiforme. Les hommes en effet rematérialisent les objets, les mettent en mouvement d'un lieu à un autre, d'une constitution (le Musée d'art) à une autre (le marché de l'art). D'ailleurs dans l'analogie entre une vision binoculaire et une vision monoculaire, les oscillations de la perception, avancées par Merleau-Ponty n'ont rien avoir avec ce qu'en pense ici Paul Fraïsse. Cependant, si pour le premier la vision binoculaire est à l'objet visuel, ce que l'objet intersonsoriel est aux images monoculaires de la diplopie, et que si la ressemblance des rapports entre les deux niveaux de l'analogie, n'est rien d'autre que la communication et la collaboration qui fondent la perception réussie des phénomènes mondains, alors il n'en va pas de même pour le second (Paul Fraïsse) qui pense que la communication dans la collaboration entre les deux yeux n'est pas toujours réussie. Car il y a des moments qui échappent au mouvement général des deux yeux. Si Merleau-Ponty a traité du mouvement général de l'être au monde, alors Paul Fraïsse traite des moments différents de la perception des deux yeux dans leurs relations avec les phénomènes observés. Lorsque les deux hommes se réfèrent à une même expérience : l'illusion de Muller-Lyer, tout en cherchant à démontrer la perception illusoire, ils choisissent un même exemple devenue comme un lieu commun pour illustrer l'illusion perceptive. Mais le problème, c'est qu'ils font un usage différent d'un même exemple, d'une même référence.

L'illusion de Müller-Lyer repose sur l'observation de segments inégaux comme l'est le cas dans le schéma suivant :

Au sujet de cette illusion, Merleau-Ponty souligne : “ ‘Les deux segments de droite dans l'illusion de Müller-Lyer ne sont ni égaux ni inégaux, c'est dans le monde objectif que cette alternative s'impose. Le champs visuel est ce milieu singulier dans lequel les notions contradictoires s'entrecroisent parce que les objets – les droites de Müller-Lyer – n'y sont pas posés sur le terrain de l'être, où une comparaison serait possible, mais saisis chacun dans son contexte privé comme s'ils n'appartiennent pas au même univers. Les psychologues ont longtemps mis tout leur soin à ignorer ces phénomènes. Dans le monde pris en soi tout est déterminé. Il y a bien des spectacles confus, comme un paysage par un jour de brouillard, mais justement nous admettons toujours qu'aucun paysage réel n'est en soi confus. Il ne l'est que pour nous. L'objet diront les psychologues, n'est jamais ambigu, il ne le devient que par l'inattention. Les limites du champs visuel ne sont pas elles-mêmes variables, et il y a un moment où l'objet qui s'approche commence absolument d'être vu, simplement nous ne le "remarquons" pas’ 1033  ”.

Pour Paul Fraïsse, cette illusion est expliquée autrement. En effet, dans l'exercice n°24, il trace trois niveaux d'observations illusoires :

  1. L'existence de structuration primaires du champs perceptif. Ce niveau correspond à une étape de la méthodologie expérimentale à savoir celle de l'observation fortuite, ordinaire et "vulgaire". Cette dernière est chargée d'illusion car celui qui observe une chose ignore les représentations qu'elle représente, les raisons de son apparence et de son existence. Un objet d'art par exemple s'il continue à exister et à tenir debout c'est qu'il est soutenu par un peuple, par une équipe qui le préserve etc. Si les objets existent et continuent à exister c'est qu'ils ont sûrement de quoi se tenir debout. Cela l'observation fortuite ne peut le comprendre. Il faut alors passer à l'autre niveau d'observation à savoir celle qui puise son fondement dans l'organisation dont témoigne un autre niveau d'illusion.
  2. Les modifications spontanées de la structuration à la suite d'une inspection prolongée. Lorsqu'on observe d'une manière organisée une chose, on s'astreint donc à en prolonger les séries d'expériences, les unités qu'elle renferment pour en faire d'autres modèles. Autrement dit, on organise nos manières de voir pour distinguer les différentes formes possibles qu'un objet peut subir, constituer ou renfermer. Cependant, si l'on en croit Paul Fraïsse, on peut mesurer les illusions. Ce sera d'ailleurs l'objet de l'exercice n°25, auquel préparera le troisième niveau d'illusion perceptive, à savoir :
  3. Le rôle efficace mais limité de nos attitudes sur ces oscillations de perception. Lorsqu'on observe, il y a en effet des limites que l'on ne peut pas affranchir, voire transgresser. Cela relève d'une observation systématique qui nous conduit à nous familiariser avec la chose perçu au sein d'un système socio-politique donné. Notre observation est fondée dans ce cas sur notre capacité à nous instruire, à comprendre le fonctionnement d'un système bref à percevoir la totalité qui fait fonctionner et mouvoir la partie.

D'emblée, on remarque que pour Merleau-Ponty, le monde réel, l'existence des choses, bref l'Etre en tant qu'être, organise l'état apparent des choses. Il est claire pour Maurice Merleau-Ponty, que c'est dans le monde que tout s'organise d'une manière autonome et non pas autosuffisante. Pour Paul Fraïsse au contraire, c'est le monde de l'apparaître qui organise l'état des choses, c'est lui qui en dessine les formes et qui en annonce le poids et le contenu. Mais lorsque Merleau-Ponty dit clairement que “ dans le monde pris en soi tout est déterminé ”, et lorsqu'il ajoute (pour marquer la notion de limite) qu'“ il y a un moment où l'objet qui s'approche commence absolument d'être vu, simplement nous ne le "remarquons" pas ”, cela nous renvoie à le rapprocher de Paul Fraïsse sur ce point précis. Ce sera d'ailleurs le propos de ce dernier qui, dans l'exerce n°25 va traiter de la limite et de la possibilité de la mesure des illusions. Avant d'en discuter et d'en analyser le contenu, finissons d'abord avec le problème de la perception face aux oscillations et à l'influence des attitudes.

Si pour Merleau-Ponty, les choses sont organisées d'avance, et que le monde réel est en soi chargé d'illusions apparentes, il n'en va pas de même pour Paul Fraïsse qui pense que ce sont nos manières d'être et de voir, nos attitudes chargées d'illusions et d'oscillations, qui organisent le monde de l'apparence des choses. Car quand on aperçoit, il n'y a pas que notre perception binoculaire qui est engagée, il y a aussi celle du milieu socioculturel et sociopolitique qui s'y impose. Voilà la raison pour laquelle il dira plus tard (notamment dans son Que sais-je ? intitulé : la psychologie expérimentale) que l'observation expérimentaliste est parfois impossible là où on peut blesser où mutiler des personnes humaines.

A partir de ces divergences parmi d'autres que nous allons discuter lorsqu'on analysera les différentes formulations et reformulations que nous dresserons à travers un tableau de correspondances, on voit bien que le statut épistémologique d'un discours n'est pas défini ni grâce au public auquel s'adresse chaque auteur, ni grâce à l'emploi des figures rhétoriques et d'arguments de conviction, mais suite à l'engagement de chaque auteur dans une tâche bien déterminée. Le discours est déterminé d'une part grâce à la spécialisation issue de la formation initiale de chaque auteur, et d'autre part grâce à l'évolution des attentes disciplinaires que chaque discipline s'astreint à accomplir. Par exemple en phénoménologie, on s'astreint à progresser dans l'étude des phénomènes mondains, alors qu'en psychologie on cherche à progresser dans la maîtrise des acquis antérieurs des sujets, dans la maîtrise des différentes pathologies éducatives ou psychologiques, telque par exemple l'échec scolaire ou l'étude des psychogènes. Si pour la phénoménologie, la réussite de nos projets se mesure par notre capacité à reproduire le monde, à le comprendre et à le maîtriser, alors pour la psychologie cette maîtrise et cette production doivent être basées non pas sur la capacité qu'à le monde réel à unir nos efforts dans le monde sensible, mais sur la capacité qu'ont les sujets à reproduire leurs actes de la visée, leur variable personnalité dans le monde physique. On voit donc que le psychologue est du côté de l'étude et de la compréhension des toujours-déjà, alors que le phénoménologue est du côté de la maîtrise et de l'appréhension du déjà-là. Ce sont deux points de vue tout à fait différent, difficile, voire impossible de les unir.

Cette question de la mesure des actions subjectives différencie Merleau-Ponty et Paul Fraïsse. Voyons par exemple ce qu'en pense le dernier lorsqu'il s'astreint (à travers les exercices n°25, 26 et 27) à mesurer les illusions perceptives. L'auteur se réfère à trois sortes d'illusions :

  1. L'illusion de Muller-Lyer.
  2. L'illusion de Demoor.
  3. L'illusion de la verticale.

Nous n'allons pas reproduire ici la totalité de ces expériences, nous allons simplement retenir ce qui nous paraît essentiel dans ces trois expériences, pour enfin comprendre le sens de la méthodologie de l'ouverture aux choses chez Merleau-Ponty et chez Paul Fraïsse. Ce dernier pour traiter des illusions des sens, commence par l'affirmation qui consiste à dire que : “ Les illusions des sens ne sont que des cas limites qui montrent que notre perception n'est jamais un simple décalque de la réalité physique. La perception a ses propres lois qui expriment des décalages, qualifiés d'illusions, entre l'objet tel qu'il peut être connu par un procédé de mesure et tel qu'il nous apparaît dans la perception.

Toutes les illusions ne s'expliquent pas par les mêmes processus comme en témoigne le fait que les unes diminuent légèrement avec l'âge (exemple : l'illusion de Müller-Lyer) et que d'autres augmentent beaucoup avec l'âge (exemple : l'illusion de Demoor) 1034  ”.

Le commencement de cet exercice rejoint celui du précèdent. En effet, dans l'exercice n°24 Paul Fraïsse a déjà affirmé que nos perceptions ne sont pas de simples copies d'un monde extérieur. Il revient pour rappeler cela dans cet exercice n°25 pour marquer une continuité, une unité entre ce qui vient de précéder et ce qui va suive. Voilà une méthode pédagogique, qui consiste à rappeler et à répéter pour des sujets le sens de la perception dans sa relation avec les illusions et les oscillations. La répétition est un argument éducatif qui (comme dit un proverbe africain) "forme les ânes". Bien entendu, les apprenants ne sont pas des ânes qui ignorent le chemin à suivre, mais si l'on pousse la comparaison plus loin, on dira qu'ils sont des initiés qui ont besoin (pour prendre des initiatives), d'être formé, instruit quitte à leur répéter le sens d'une proposition plusieurs fois de suite. C'est d'ailleurs dans cette perspective que Rousseau a laissé entendre que le temps en Éducation il vaut mieux en perdre que d'en gagner. La répétition est un argument qui (comme Nietzsche l'a laissé entendre) aide à enfoncer le clou de la philosophie du marteau, du sens des propositions.

La difficulté de ce Manuel qui se veut exotérique est remarquable, surgit dès lors que l'on s'astreint à chercher à donner des éléments de réponses aux questions et aux renvois qui y sont suspendus 1035 . L'auteur lui-même ne donne pas de réponses précises aux réalisations des acquis de l'expérience. Il laisse le sujet livré à lui-même dans son imagination créatrice. Cette technique relève d'une pédagogie qualifiée parfois de non-directive, puisqu'il s'agit ici d'observer les intentions et les conduites des sujets qui réalisent l'expérience. Mais pour nous et du point de vue de la recherche fondamentale, cette technique n'est pas adéquate pour la recherche du sens des propositions. Car sous le concept de la perception illusoire, on peut imaginer plusieurs processus indéfinies, voire confus. Cependant, nous pensons que le retour à Merleau-Ponty est nécessaire pour mieux comprendre le sens des illusions perceptives lorsqu'il s'agit de l'observation des segments représentant l'illusion de Müller-Lyer.

Pour mieux comprendre le sens de cette illusion revenons en donc sur le sens qu'en a pensé Merleau-Ponty dans le chapitre I intitulé : la sensation 1036 , mais aussi sur son approfondissement ultérieur par Paul Fraïsse 1037 lui-même. Celui-ci a en effet cherché à développer les expériences antérieures qu'il a rencontré sur le terrain pour les théoriser ultérieurement en concepts problématiques tout en discutant avec une équipe de recherche les fondements théoriques de l'expérimentation issues des activités de schématisation. Du point de vue de la transposition didactique on s'aperçoit donc que tout chercheur qui débute sur le terrain, tout en étant confronté à des problématiques d'ordre pédagogique, finit peu ou prou, tôt ou tard par la théorisation de sa propre pratique. Comme il arrive aussi le cas inverse : dans toute transposition pédagogique, la pratique se réfère à la théorie, car l'enseignant est toujours praticien de théories qu'il a acquises dans sa formation initiale. Cependant on est donc devant la comparaison d'une même notion : l'illusion de Müller-Lyer dans trois lieux différents :

  1. Dans la phénoménologie de la perception. SCHEM05
  2. Dans le Manuel pratique de psychologie expérimentale. SCHEM06
  3. Dans le Traité de psychologie expérimentale. SCHEM07

Que peut-on d'emblée remarquer ? A première vue, les trois figures schématiques, bien qu'elles soient semblables dans leurs formes apparentes, elles ne se ressemblent ni dans leurs contenus figuratifs, ni dans l'analyse que les auteurs tentent d'en faire.

Dans la perspective phénoménologique en effet, les segments de Müller-Lyer sont pris isolément comme si les objets isolés dans le monde sensibles se présentent à la vision binoculaire d'une manière disparate. L'impression sensible que les yeux font des segments en portant sur eux un jugement de mesure (égaux ou inégaux), est en réalité une forme d'impression qui n'a rien avoir avec la réalité. Pour juger de l'égalité ou l'inégalité des segments de Müller-Lyer, Merleau-Ponty, en tant que réaliste, propose leur soumission à l'expérience réelle phénoménale. Pour que les droites de Müller-Lyer soient valorisées, il faut qu'elles soient posées sur le terrain de l'être. D'ailleurs Merleau-Ponty reproche aux psychologues d'avoir ignoré la différence entre le monde du réel et le monde du possible. La perception de la chose à l'oeil nu, n'a rien avoir avec son aperception et son appréhension lorsqu'on l'a sous la main. D'ailleurs c'est ce qui se passe dans la logique formelle lorsqu'on découvre avec les intuitions sensibles, pour argumenter d'une manière raisonnable avec l'intuition logique. Cela est aussi toute la problématique de la méthodologie mathématique entre l'intuition et la logique. Du point de vue phénoménologique il existe donc une différence entre les principes du plaisir et ceux de la réalité, entre la perception directe des choses par la voie de la vison binoculaire des deux yeux, et leur appréhension et leur comparaison directe dans le monde sensible, surtout lorsqu'on les possède sous la main. Si dans la perspective phénoménologique il existe une séparation des objets, une dispersion de ceux-ci d'un lieu à autre, c'est parce que l'étude phénoménologique attribue à l'analyse une liberté d'appréhension des choses. Si la phénoménologie est une sorte de philosophie descriptive, alors il y a lieu d'attribuer aux objets dans le monde, le principe de l'autonomie, de la dispersion. Car la forme est organisée dans le milieu chosique auquel elle appartient. Ce qui n'est pas le cas pour la perspective pédagogique où le rappel à l'ordre et à la discipline restent des invariants fonctionnels de l'action éducative et pédagogique. Cependant, le champs phénoménologique est délimité, et que lorsqu'on s'y jette on s'aperçoit de l'aspect multiforme des choses, de l'extension du pouvoir physique du monde. Ce qui n'est pas le cas – comme on peut le constater – pour la perspective pédagogique, où la même figure "représentative" de la loi de l'illusion de Müller-Lyer, prend une autre forme.

Si dans l'ouvrage de Merleau-Ponty, au milieu d'un bout de papier qui se présente "‘sous forme d'un morceau de terrain’", on observe des segments objectifs disparates, alors dans le Manuel de Paul Fraïsse, on constate des segments qui ne sont pas livrés à eux mêmes. Ces segments sont à l'intérieur de deux ensembles, à l'intérieur de deux classes d'unités. On observe une porte d'entrée d'une première classe délimité par un tracé qui forme une sorte de contour de l'ensemble des unités internes. Celles-ci constituent les segments de la loi de l'illusion de Müller-Lyer. Que peut-on déduire donc de cette description simpliste ? Il y a en effet lieu de penser à l'organisation scolaire, où convergent la pédagogie et la didactique. Il y a lieu aussi de penser au processus expérimental de l'organisation des liens qui se produisent (d'une manière implicite ou explicite) entre des groupes d'apprenants au sein d'une même classe. Ce n'est donc pas un hasard si les segments représentant la loi de l'illusion de Müller-Lyer se trouvent liés chez le pédagogue Paul Fraïsse. Par conséquent, la visée du pédagogue est de chercher à nous rendre docile et bienveillant à une réalité systémique où les relations entre les classes d'unités sont complexes qu'on peut les comprendre sans chercher à comprendre l'écologie de leur savoir constitutionnel. Cette classe – comme le montre le dessin qui se présente sou forme d'un pilier droit planté devant ceux qui cherchent à l'apercevoir – s'impose à nous comme un fait livré à l'explication et à l'analyse dont on doit expliquer les formes de ses liens, leur porté pour enfin nous tracer la méthode pédagogique de l'ouverture et de l'achèvement. Cette dernière se traduit en pédagogie par la technique de la variation des distances. Le maître doit donc savoir varier les distances, car dans les faits les unités discrètes d'une classe, d'un ensemble, ne sont jamais homogènes. C'est ce que nous enseigne la pédagogie différenciée lorsqu'elle met en évidence les différentes formes d'acquisitions des connaissances et des savoirs par un groupe d'apprenant qui se présente au sein d'une classe, tout en constituant des liens complexes avec l'institution scolaire, avec le pôle d'éducation et de l'organisation politique de la Cité ou de l'État en tant qu'oeuvre d'art. Parler d'oeuvre d'art réussie revient enfin de compte à reconnaître les différenciations culturelles et cultuelles des sujets pensant et agissant. Le dessin qui nous paraît tout à fait banal incarne une définition de l'institution scolaire et universitaire. Il veut nous faire comprendre l'approche systémique que voulaient Morrisson et Micntyre 1038 à l'École en tant que système. La droiture de la colonne ou de la statue que représente ce simple dessin nous rappelle en fait ce que Hegel pensait déjà pour la colonne comme étant le dévoilement de la liberté qui s'impose à nous comme un fait de la raison. Autrement dit, au sein d'une institution scolaire, ou universitaire, ils se nouent des liens complexes ayant des dimensions politiques, morales et éthiques. Sur ce point précis à savoir l'aspect complexe des apparences, Paul Fraïsse est en parfait accord avec Merleau-Ponty, qui a pensé le monde comme étant l'ensemble des relations complexes incarnant des liaisons logiques reconnues dans les choses du monde les mieux réparties. D'ailleurs en ce concerne la question de la complexité qui surgit de la simplicité, Paul Fraïsse en a eu conscience depuis qu'il fut pédagogue confronté sur le terrain à des problématiques d'ordres pratiques. C'est ainsi qu'il va (dès 1963, en collaboration avec Jean Piaget), revenir sur ce même problème pédagogique : l'ouverture de la perception (qui se produit au sein d'une classe) à d'autres formes possibles qui constituent l'ensemble du système que Paul Fraïsse présente à travers un dessin ayant la forme du carré de la représentation. Cela veut dire que toute perception vécue au sein d'une totalité, nous renvoie à penser que l'homme aperçoit le tout avant la perception de ses parties. C'est dans le chapitre 5 intitulé : les activités de schématisation 1039 , que Paul Fraïsse (tout en s'inspirant de Jean Piaget) s'est forcé de démontrer la relation entre la forme d'un objet perçu en tant qu'état de fait, et entre le processus qui l'accompagne, en tant qu'ensemble d'intermédiaires, incarnant ce qu'il appelle lui-même le schématisme perceptif. C'est ainsi (tout en commentant les segments de Müller-Lyer, qu'il inscrit au sein d'un carré systématique) qu'il souligne : “ ‘(...), une classe comme telle n'est pas perceptible, de telle sorte qu'entre l'objet singulier seul perçu dans le champ perceptif et la classe abstraite et générale relevant de l'intelligence, s'intercalent une série d'intermédiaires (...) que l'on peut réunir sous le non de schématisme perceptif’ 1040  ”. Dans ce texte de la recherche fondamentale, on remarque bien (en ce qui concerne le fond du problème de la relation entre les unités d'une classe), une fidélité au texte pédagogique dans son ouverture aux possibilités de catégorisation au sein d'un groupe appareillé. A la question : qu'est-ce qu'un champs perceptif ? Paul Fraïsse répond qu'il est un fait de stimulation où la perception elle-même est soumise au processus de catégorisation qui se produit sous l’influence du schématisme perceptif. Ce qui est avancé par Paul Fraïsse aussi (bien dans le Manuel... que dans le Traité...), est la complexité phénoménale de l'acte perceptif. Ce dernier se réalise dans le monde des relations humaines (pédagogiques ou didactiques). Sur ce point précis on peut dire que l'écart entre Paul Fraïsse, Husserl et Merleau-Ponty n'est pas significatif et que la transposition didactique, le transfert, la paraphrase et la transmission du sens de la perception sont réussis. Ils incarnent une relation complexe surtout lorsqu’on s'ouvre soit à la manipulation des choses, soit à leur observation. Les trois auteurs sont d'accord sur un principe qui touche la construction du sens du monde, et l'acquisition des notions. Ce principe est celui dont Gaston Bachelard disait déjà que rien n'est donné, tout est construit. La reconstitution du monde, peut aussi passer par la mesure de celui-ci. Si dans le monde des choses il n'y a – comme le souligne le texte pédagogique de Paul Fraïsse – que des illusions, alors comment peut-on distinguer un fait illusoire, d'un autre qui est vrai ? Si ce n'est que par le biais de la mesure des illusions !

Il y a sur ce point un différent entre la philosophie phénoménologique de Husserl et de Merleau-Ponty d'une part, et la psychologie expérimentale de Paul Fraïsse d'autre part. Si pour le premier couple, la notion de mesure des faits perceptifs et corporels est fondée sur l'incommensurabilité de ceux-ci, alors il n'en va pas de même pour le psychologue expérimentaliste, qui pense qu'il existe bien des lois qui peuvent nous aider à mesurer les illusions de la perception dans son ouverture de connexion réciproque à l'égard des faits. D'ailleurs si la statistique descriptive fait aujourd'hui partie intégrante dans les programmes de psychologie, de sociologie et des sciences de l'éducation c'est simplement pour donner à ces sciences l'aspect de la scientificité.

A lire à première vue ce Manuel pédagogique de Paul Fraïsse, qui se veut simple et concis, on peut donner raison à Michel Tardy qui méprise tout ce qui se publie dans le domaine de la recherche pédagogique. En effet, il disait clairement à ce propos : “ ‘Je n'aimes pas ce qui se publie dans le domaine de la recherche pédagogique’ 1041  ”. On ne peut pas, à première vue saisir la visée des différents propos simplistes des exercices de ce Manuel, si l'on a pas acquis un effort, “ un bagage philosophique ”. Reprenons pour illustrer nos propos, les avis préliminaires qu'avance Paul Fraïsse dans le Manuel, tout en les confrontant avec les avis des textes ésotériques, qui décrivent tout en prescrivant un sens clair et précis d'une notion qu'elle explicitent. Nous pensons que seul le public ésotérique peut comprendre l'aspect exotérique apparent de ce texte de l'exercice n°25 du Manuel, qui commence par : “ ‘Mesurer l'importance de l'illusion de Demoor qui manifeste l'interdépendance que l'expérience crée entre nos impressions Kinesthésiques et visuelles. Plus un objet est gros et plus nous nous “ attendons ” à le trouver lourd. Si deux objets de même matière mais de tailles différentes ont le même poids, par un effet de contraste le plus petit apparaît comme plus lourd’ 1042  ”.

Il y a là une vulgarisation du sens de l'effort, qui du point de vue philosophique est lourde de sens. Nos efforts corporels sont-ils dépendant ou indépendant par rapport aux efforts de l'acte de la visée, que nous produisons lorsqu'on réfléchit, lorsqu'on agit ? Qu'appelle-t-on agir selon ses efforts ? La lourdeur est-elle simplement – comme le soulignent ces lignes – la spécificité des corps factices ?

Pour répondre à ces questions, on doit avoir présent à l'esprit tout ce qui a précédé en ce concerne la problématique de l'ouverture de l'homme pensant et réfléchissant, aux choses de la vie et de l'histoire. Cependant, si l'expérience crée une interdépendance entre nos impressions Kinesthésiques et visuelles, alors cela signifie (du point de vue de la philosophie de l'agir humain), que l'expérience de notre liberté par exemple ne peut être mesurée que par l'extension de nos pouvoirs physiques et cognitifs que nous devons manifester et mettre en mouvement dans le monde réel. C'est dans le monde phénoménal que le dynamique en physique et le synthétique en mathématique, peuvent se rencontrer pour former un monde des possibilités où la lourdeur et la légèreté des corps, peuvent être appréciées et mesurées. Pour peser dans la destinée du monde, il faut donc que l'homme puisse produire des “ gros objets ” jamais vus, inédits qui témoigneront du gigantisme, des impressions de l'homme et qui pèseront lourdement dans le domaine artistique. Car et comme Nietzsche l'a laissé entendre, une oeuvre d'art réussie doit traduire la grandeur de la civilisation du peuple dont elle témoigne. Cahaque civilisation à vrai dire se traduit par son art, disait aussi Nietzsche. C'est la raison pour laquelle dans l'attitude monumentale (premier moment de sa pensée philosophique), il a cherché à vénérer l'art grec dans son ouverture inachevée à la mise en forme de l'art de l'objet. Le Grec qui fut sculpteur et architecte, a en effet mis en forme des oeuvres d'arts à travers une philosophie de l'urbanisme où l'esprit créateur fut en relation intime avec soi-même, dans sa négation des civilisations antérieures. D'ailleurs, les Pyramides Egyptiennes n'avaient rien avoir avec le Temple et le Sphinx grecs – comme le souligne Bernard Gras dans Hegel et l'art 1043 . Lorsqu'on parle donc de la lourdeur des corps réfléchis, cela est une métaphore pour marquer l'extension du pouvoir physique du monde, dont parlaient déjà Husserl, Heidegger et Merleau-Ponty. On ne peut guère comprendre ces conceptions à travers les six lignes des “ avis préliminaires ” avancés et posés par Paul Fraïsse dans son Manuel, d'une manière tout à fait simpliste. Le pédagogue ignore aussi la part du mouvement dans la grandeur ou la flexibilité des corps qui se meuvent (sous des effets divers) d'un lieu à autre.

Pour affirmer que l'apparence est trompeuse, difficile à mesurer, Paul Fraïsse passe dans l'exercice n°27 à l'exposé d'une autre forme de l'illusion perceptive à savoir celle qui surgit de la perception de la verticale. On peut se demander d'emblée : pourquoi la verticale est prise ici comme exemple d'illustration ? D'abord on doit rappeler le registre pédagogique de l'exercice précédant qui a voulu nous renseigner de l'aspect systémique de toute institution scolaire. La verticale est ici aussi en relation avec d'autres formes qui lui ressemblent. Il y a en effet – comme le montre l'auteur – une surestimation des lignes verticales par rapport aux lignes horizontales. (Voir la figure n°30 du Manuel). Pour l'auteur l'illusion de la forme de la verticale dans sa relation avec d'autres formes semblables, s'explique par deux hypothèses qu'il mentionne comme suivant :

  1. “ Un segment oblique (dans un plan vertical) apparaît plus grand qu'un segment horizontal de même longueur. On dit qu'il est surestimé. Plus l'oblique se rapproche de la verticale, est plus la surestimation est grande.
  2. A égalité de longueur, un segment divisant apparaît plus grand qu'un segment divisé. Cet effet est d'autant plus grand que la division est plus proche du milieu du segment divisé Ibid p : 160. ”.

La première hypothèse nous renvoie à penser que l'expérimentation d'une même chose n'est jamais quelque chose d'achevée. Le même objet peut en effet être observé différemment. C'est ce que Husserl et Merleau-Ponty ont pensé en terme de diversité des avis auto-positionnels qui mettent en forme le réel. Dans l'optique de Paul Fraïsse c'est donc la perception de la forme qui prime sur celle du contenu, alors que pour Merleau-Ponty et Husserl c'est au contraire le contenu des avis auto-positionnels qui s'exposent en tant que contenus, à travers les objets, qui règlent la forme apparente des choses objectivées. Quant à la seconde hypothèse, elle s'astreint à mettre en valeur la différenciation perceptive des choses du monde de l'apparence. Si à égalité de longueur, un segment divisant apparaît plus grand qu'un segment divisé, alors il en va de même pour l'effort que l'on acquiert dans le mouvement, dans la donation du temps de la construction. Car la mise en mouvement de nos idéaux est un lieu privilégié pour l'extension de notre pouvoir cognitif dans le monde physique. Parler avec Umberto Ecco de l'oeuvre ouverte, est en soi un exemple pour affirmer l'extension du pouvoir physique de nos manières de voir qui se mettent en mouvement dès lors qu'il est question du partage du savoir. Le mouvement véritable n'est pas un nombre, il est en relation avec un certain nombre qui est nombré. C'est-à-dire que l'âme d'un sujet, repliée et divisée sur elle-même, n'est pas à la même échelle de valeur d'une autre âme qui cherche à étendre ses pouvoirs sur les corps et à contacter pour contracter. Cette dernière est plus apte à comprendre les choses et se comprendre elle-même. Dans la perception des choses, il existe une illusion qui émane des fonctions que réalisent les objets dans le monde sensible. Cette fonction lorsqu'elle nous impressionne à première vue, nous renvoie à juger les objets à partir des fonctions pahtiques qu'ils accomplissent. C'est pour cette même raison que nous venons d'affirmer que toute perception est objectivée puisqu'elle renvoie à un souvenir proche ou lointain. Cela est appelé par Paul Fraïsse : “ les effets consécutifs figuraux ”. Ils seront traités dans l'exercice n°28. A cet endroit, Paul Fraïsse souligne : “ ‘L'effet consécutif figural, dit plus simplement effet Köhler, est la mise en évidence de la dépendance de nos perceptions présentes par rapport aux perceptions juste antérieures. Il peut se définir ainsi : la perception prolongée d'une figure ou d'un objet dans une aire sensorielle donnée entraîne un “ déplacement’ ” ou une déformation de la figure (ou l'objet) perçue en succession immédiate dans les mêmes conditions.

Les effets consécutifs avaient été mis en évidence surtout pour les qualités sensorielles. Gibson, puis Köhler, ont montré qu'il existait aussi une relation dynamique entre nos perceptions.

Cette expérience a pour but de mettre en évidence ces effets dans trois situations différentes pour en monter la généralité 1045  ”.

Si l'on en croît Paul Fraïsse, à partir de ce qui vient d'être annoncé, alors on peut dire que la perception du temps de l'instant du maintenant se distingue de celle de celui qui vient juste de précéder. Cela veut dire en fait que l'homme lorsqu'il aperçoit un objet dans le temps présent, s'efface devant ses acquis antérieures. Il peut donc penser d'une manière anhistorique. Evidement, l'oublie (de même que le souvenir) sont des qualités propres à l'homme. Apercevoir dans le temps présent des images figuratives sans apercevoir leur temps passé, est en soi une technique expérimentale qui se force à étudier le déjà-là dans son indépendance totale par rapport au toujours-déjà. Car dans le monde des images figuratives, la recherche de l'étude de l'histoire des idées est quelque chose d'ambiguë, puisqu'une image est toujours polysémique, multifacorielle et incommensurable qu'elle peut témoigner de tout et de rien. Il est important de retenir avec Paul Fraïsse cette idée qui nous rappelle le propos de Merleau-Ponty et de Heidegger, qui ont insisté sur l'effacement de la pensée du sujet devant les objets qu'elle aperçoit et ce pour échapper au phénomène de la jouissance artistique. Ce centiment tue l'art des objets. Les images figuratives et les objets du monde de l'apparence, du fait qu'ils soient soumis au changement et au mouvement, il ne peuvent à vrai dire témoigner d'une seule histoire particulière. Ils sont toujours en relation avec des processus cognitifs mouvementées, avec des processus cognitifs transcentantaux qui font deux, de simples objets dont l'histoire est incommensurable, indiscenable voire inconnue. Cependant, ce qui est objet véritable, n'est pas toujours forcement quelque chose d'objectivée. Quand on prolonge la perception d'un objet dans notre conception de l'acte de la visée (qui puise son fondement dans la sensation), on manque le vrai sens d'un objet qui devrait être rematérialisé et mis en mouvement d'un milieu à un autre. Cela nous renvoie avec Paul Fraïsse à la même conception de Merleau-Ponty, qui a défini le monde en terme de tâche successible d'être partagée. Puisque c'est bien ce monde qui nous uni, ce ne sont donc pas ses formes qui doivent venir vers nous, c'est au contraire nous-mêmes qui devons en tirer profit au lieu de les prolonger dans nos manières de viser en direction des choses. Car tout prolongement sensoriel de la perception d'un objet, entraîne des déplacements, des déformations d'objets, qui manquent le vrai sens de l'acquisition du sens de leur destinée. C'est là tout l'enjeu de cet exercice simpliste, qui nous ramène enfin à la constance des objets, à leur subsistance et à leur continuité, dont témoignera la loi de constance, qui sera l'objet de l'exercice n°29.

De prime abord, ces deux derniers exercices (le n°28 et le N°29) comme on peut le vérifier, ne sont pas précédés de la mention : “ ‘aucun sujet éventuel ne doit lire ce texte avant l'expérience ’”. Cela est due au fait qu'ils traitent de quelque chose qui s'impose dans les phénomènes, que le sujet n'est pas nécessairement obligé d'expérimenter. A partir de là, on constate que le texte pédagogique achève son analyse par une ouverture à la philosophie, qui avance des théories et des idées quant aux phénomènes observés. A partir de là, on peut donc penser une convergence entre la psychologie descriptive et la phénoménologie, car l'une et l'autre s'astreignent non seulement à définir le monde en terme de tâche, mais aussi à chercher à l'arraisonner pour mieux le comprendre. La loi de constance pense les objets dans le monde comme étant identiques puisqu'ils sont soumis aux mêmes lois de la nature. Le lieu commun : le monde, fait des objets une unité malgré leur diversité. Tous les objets sont susceptibles d'être rematériamlisés, mis en mouvement par l'homme pour qui, ils représentent bien des choses... C'est ainsi que Paul Fraïsse (tout en restant fidèle du moins indirectement à Merleau-Ponty, (qui a lui aussi pensé le monde en terme de lieu commun) souligne : “ ‘Les objets sont perçus comme relativement identiques (en grandeur, forme, couleur, luminosité), quoique les stimulations périphériques correspondantes varient suivant les conditions de présentation. Ce fait est appelé la loi de constance. l'expérience suivante a pour but de vérifier cette loi dans le domaine des grandeurs. Quand une personne s'éloigne de nous, elle ne nous paraît pas se rapetisser et cependant son image sur la rétine diminue. D'autres indices interviennent donc et en particulier la perception de la distance, sinon notre perception serait proportionnelle à la grandeur de l'image rétinienne. En réalité, la constance est en général relative et la perception est intermédiaire entre une constance absolue et une perception proportionnelle à la grandeur de l'image rétinienne. On observe aussi, il est vrai des cas de surconstance’ 1046  ”.

Cela veut dire que l'objet reste ce qu'il est, bien que les manières selon lesquelles il se présente varient d'un individu à un autre et d'un milieu à un autre. Lorsque l'on aperçoit des objets, on les présente avant de les représenter. La loi de constance est plus du côté de la présentation que du côté de la représentation. Les conditions de présentation des objets ne dispensent pas les objets à se mettre en forme : à s'imposer à nous comme des faits mondains factices. Il y a ici encore un retour à Heidegger et à Merleau-Ponty, qui ont pensé la subsistance et la continuité des objets. Ceux-ci sont toujours constant. Ils subsistent dans leur existence du fait qu'ils aient – comme disait Gilbert Romeyer Dherbey dans son explication d'Aristote les choses mêmes 1047 –, de quoi se tenir debout.

Quand on s'astreint à nous mettre en continuité avec les choses tout en les observant d'une manière fortuite, on s'aperçoit dès lors d'une surcharge, d'une surconstance et d'une extension des pouvoirs objectifs qu'ils renferment. C'est ce que pense ici Paul Fraïsse sans altérer aussi bien la visée de Merleau-Ponty que celle de Heidegger.

Puisque le monde dans sa subsistance est continue et non pas discontinue, alors se pose d'emblée le problème de la perception de la succession dans le temps et dans l'espace. Cette étude bien qu'elle ne soit pas présente dans le Manuel didactique de Paul Fraïsse, ce dernier va l'étudier avec ses pairs dans le domaine de la recherche fondamentale au sein d'une équipe de recherche. Pour s'en expliquer tenons en à l’explication et à l’analyse du contenu du chapitre XIX du tome VI du Traite de la psychologie expérimentale, qui s'intitule : Perception et estimation du temps.

Dans ce chapitre, on remarque que Paul Fraïsse dès l'introduction, établit un lien de connexion nécessaire entre le temps et l'espace. Cette relation n'est pas un hasard. Elle se veut une transposition didactique du sens philosophique de la perception du temps et de l'espace. D'ailleurs, Paul Fraïsse lui-même le souligne fort bien en laissant entendre que “ le temps et l'espace sont des concepts que la psychologie emprunte à la philosophie 1048  ”. Cela veut dire en fait, que sa psychologie expérimentale est d'inspiration philosophique. Dans cette perspective, on peut donc parler de la transposition didactique, car cette méthode de la recherche du sens du temps et de l'espace, est héritée d'efforts philosophiques, que Paul Fraïsse ne mentionne pas clairement d'une manière explicite. Nous avons tenu à les élucider, à la lumière de nos lectures des différents philosophes. Cependant, on s'aperçoit que la formation des savoirs et des connaissances s'effectue dans une perspective d'ouverture sur d'autres champs de connaissances pluridisciplinaires. La transposition didactique en tant que concept problématique englobant, est donc un vaste champs d'investigation qui nous engage à poursuivre la genèse du savoir et la formation des connaissances. Car rien n'est donné, tout est construit. Le fait de chercher à remonter au savoir “ originaire ” est une question vide de sens, du moment que la formation des connaissances et des savoirs s'établit sur la base d'un ensemble de facteurs qui accompagnent les mouvements de ces mêmes connaissances. Par conséquent, la connaissance n'est pas un état ayant une origine. Elle est un processus complexe, en relation avec son autre (la fiction) et est le processus qui l'accompagne.

Pour Paul Fraïsse, le temps du changement, de la succession est un temps factice. On peut constater le temps du changement dans le monde sensible comme on peut le mesurer. Cela est en soi un retour à la conception aristotélicienne du temps du mouvement, qui est en relation avec un certain nombre qui est nombré et mis en forme. La relation de connexion nécessaire entre le temps et l'espace dont parlaient déjà Kant et Merleau-Ponty n'a pas échappée ici à Paul Fraïsse. Chose que nous n'avons pas rencontré dans son Manuel didactique. L'écart entre les deux travaux, résulte des fonctions sociales que chaque discours cherchait à accomplir. En effet, dans ce travail du Traité, on est devant un travail des pairs, qui échangent des notions à travers un effort argumentatif, alors que dans le travail du Manuel, on était devant un travail de l'expert, qui cherchait à donner et à trouver des éléments de réponse à des difficultés rencontrées dans des situations pédagogiques. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le Manuel a cherché à impliquer les auditoires présumés dans la solution des exercices. Il ne faisait à partir de là que d'interpeller le déjà-là, pour mettre en place ce que les auditoires présumés doivent connaître et savoir.

La différence qui existe entre le Manuel et le Traité, est que ce dernier est marqué par un style dont la clarté se mesure par sa haute densité discursive, alors que le style du Manuel est animé par une clarté esthétique accompagnée d'images, d'exercices d'applications et d'amplifications stylistiques et notionnelles. Cette différence est due à la fonction sociale que chaque discours tente d'accomplir. Puisque les travaux du Manuel sont ceux d'un enseignant engagé dans la pratique de l'enseignement, alors ceux du Traité, sont une sorte de réponse à des questions tacites posées par le dialogue qui s'effectue entre pairs au sein d'un groupe de recherche. Qu'en est-il donc du sens de la relation entre temps et espace dans ce travail ésotérique de Paul Fraïsse ? Et quelle différence ce sens a t-il avec celui des autres travaux ésotériques des philosophes (Husserl et Merleau-Ponty) ? Et enfin qu'en est-il de sa différence ou de sa continuité avec les travaux exotériques de l'effort pédagogique du même auteur Paul Fraïsse ?

Avant d'introduire au chapitre I qui s'intitule : La perception de la succession, Paul Fraïsse commence par souligner quelques remarques préliminaires. Cette fois-ci, il ne s'agit pas d'avis préliminaires, mais de remarques que le lecteurs doit cultiver et prendre en considération. Si dans le texte pédagogique Paul Fraïsse avait l'intention d'informer, de renseigner, alors dans le Traité, on remarque qu'il défend des idées. Il s'astreint à nous rendre bienveillant et docile à certaines réalités issues de la succession du temps. Celles-ci relèvent de la perception de la succession. Ces réalités jusqu’alors ne sont pas mentionnées dans le texte pédagogique.

Les trois niveaux d'observation (observation fortuite, organisée et systématique), qu'on a mentionné dans le texte pédagogique, vont subir à travers le texte du Traité, un autre traitement complexe. En effet, il ne s'agit plus d'observer des faits, mais de problèmatiser les contenus que l'on acquiert dans la rencontre avec les faits. C'est ainsi que Paul Fraïsse en tant que chercheur, pose trois types de problèmes lorsqu'il s'agit d'observer d'une manière fortuite la succession des phénomènes dans l'espace et dans le temps. A le lire sur ce point précis, on s'aperçoit qu'il existe trois types de problèmes auxquels le sujet percevant est confronté dès lors qu'il cherche à apercevoir (selon des degrés différents) les événements internes et externes.

Le premier problème est celui de la perception de la succession. A son sujet, Paul Fraïsse souligne : “ ‘Il n'y a changement et donc temps qu'à partir du moment où il y a succession de phases ou d'états. Qu'elles sont les conditions de la perception de la succession ? Tel est le premier problème que pose le changement, à la naissance même de l'expérience du temps’ 1049  ”. Dans ce texte du Traité, il y a aussi transposition didactique, mais à un autre niveau. Si dans le texte pédagogique le problème de la succession a été posé tout en étant observé d'une manière pratique et expérimentale : à travers des exercices d'applications et des images didactiques, alors il n'en va pas de même pour la problèmatisation de la perception de la succession qui est transposée dans le Traité : à partir du domaine de la recherche en philosophie au domaine de la recherche en psychologie expérimentale. La complexité de la méthodologie de la transposition didactique, réside donc dans l'ouverture sur la méthodologie de la discipline correspondante. Lorsqu'on parle (avec Paul Fraïsse) de l'existence effective du temps comme étant le moment de la mise en forme de phases ou d'états, alors cela est une transposition didactique des contenus de certains systèmes philosophiques à commencer par celui de Husserl, en passant par celui de Merleau-Ponty pour arriver enfin à celui de Heidegger. Le temps pour ces trois philosophes est une composante spatiale que l'on peut mettre en forme à travers des comportements artistiques, moraux, éthiques ou politiques.

Cette relation de connexion nécessaire qui réside entre temps et espace a été déjà avancée par Kant et reprise par Hume. Mais si l'on s'astreint à tracer son origine, on s'aperçoit qu'elle est d'inspiration grecque puisque le temps aussi bien pour Platon que pour Aristote, englobe tous les êtres. D'ailleurs notre comparaison entre le : “ Il est toujours ” d'Aristote et le : “ Il est maintenant ” de Platon 1050 , en est un exemple probant.

Ce qui est important à retenir à travers ce premier niveau de problème, est de penser à l'aspect factice du temps de l'action, que l'on peut d'ailleurs observer d'une manière fortuite. Tous progrès ne peut en effet devenir une progression que lorsqu'on s'astreint à mettre en forme et concrètement, les phases de la succession de nos manières d'être et de voir en tant qu'états de faits. Tous les toujours-dèjà doivent devenir des déjà-là, sinon par exemple la liberté au sens politique du terme, ne peut devenir effective que lorsqu'elle passe du domaine noumènale au domaine de la phénomènalité. Le discours portant sur tout état de fait, doit se construire dans sa rencontre et sa succession avec d'autres états de fait qu'il représente. Ce n'est rien d'autre qu'un retour à Hegel qui a laissé penser que la parole est d'abord aux faits. Ce n'est rien d'autre aussi qu'un rappel de la fonction phatique du discours qui se construit dans la réciprocité entre catégories de langues et catégories de paroles. Le mouvement dans le temps de l'espace se construit à travers la succession des essais : lorsque l'homme s'astreint par exemple à mettre en formes des oeuvres d'arts concrètes. Si pour Husserl et pour Heidegger le temps est un il y a de l'Etant : qu’il subsiste et continue à exister, alors il en va de même pour Paul Fraïsse, qui (à travers ces quelques lignes de sa remarque concernant le problème de la perception de la succession), a laissé penser le problème du changement dans le temps et dans l'espace comme étant une sorte de mise en mouvement permanent de nos manières de viser en direction de l'être des choses. Ce n'est rien d'autre qu'un rappel (du moins implicite) de cette vieille idée aristotélicienne, qui pensait le mouvement en terme de mise en forme d'un certain temps dans sa relation avec un certain nombre, qui est nombré : qui a des effets dans le monde sensible. Ces effets, peuvent être soit estimés, soit perçus. Voilà, ce qui nous ramène avec Paul Fraïsse à l'explication et à l'analyse du second problème : la perception de la durée, que posent la perception et l'estimation du temps.

Le second problème qui renvoie à l'observation organisée de la perception de la durée, surgit de l'observation de deux phases du changement qui se suivent plus ou moins rapidement. Cette succession n'est pas livrée à elle-même. Elle est médiatisée par une durée, par l'estimation qu'en fait un sujet percevant. L'instrument de mesure de la durée prend ici (dans le Traité...) une autre dimension différente de celle du Manuel. En effet, si dans ce dernier l'instrument de mesure est soumis à des traitements statistiques, alors dans le Traité, la mesure de la durée est soumise à deux notions : l'estimation et la perception, qui, elles, sont incommensurables, d’ordre général et avancées sous forme d'actions propres à tout sujet pensant. Pour affirmer le caractère de l’étendue du temps, Paul Fraïsse fait intervenir deux aspects de l'organisation temporelle. Le premier est celui du mouvement du temps : entre un point x et un point x', il existe une infinité de points-temps, qui sont incommensurables, dit-il. Le second aspect, est celui de l'intervention du sujet, qui vit des moments temporels, et qui organise sa vie suivant les actes de sa visée. Cependant, on peut affirmer avec Paul Fraïsse, l'existence d'une chronothèse du temps : d'une possibilité de mesure de celui-ci selon des thèses et des hypothèses que le sujet porte aux faits temporels qu'il vit. Cela n'est pas si bien dégagé dans le texte pédagogique où les faits sont totalement renvoyés à des expériences arbitraires et à des questionnements restés sans réponses et sans solutions. Bien que ce qui soit avancé dans le Manuel à ce sujet, puisse être légitimé d'une part, par l'incommensurabilité des expériences qui s'astreignent à comptabiliser la durée et les illusions, et d'autre part, par le pouvoir de la liberté du sujet à interpréter différemment une même expérience, alors l'illégitimité devient légitimité lorsqu'il est question de pousser à l'extrême, nos pouvoirs d'essais et d'erreurs, qui trouvent leur fondement dans la pratique expérimentale : dans l'activité de la mise en forme aussi bien de la vérité que de la fausseté. Le vrai – comme le disait Boileau 1051 – est omniprésent, puisqu'il peut éclater de partout y compris dans la fable C’est ainsi que Boileau souligne :

‘Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
Il doit régner partout, et même dans la fable ;
De toute fiction l'adroite fausseté
Ne tend qu'à faire aux yeux briller la vérité.
Sais-tu pourquoi mes vers sont lus dans les provinces ?
Sont recherchés du peuple et reçus chez les princes ?
Ce n'est pas que leurs sons, agréables, nombreux,
Soient toujours à l'oreille également heureux ;
Qu'en plus d'un lieu le sens n'y gène la mesure
Et qu'un mot quelquefois n'y brave la césure :
Mais c'est qu'en eux le vrai, du mensonge vainqueur,
Par-tout se montre aux yeux, et va saisir le coeur.
Que le mal et le bien y sont prisés au juste ;
Que jamais un faquin n'y tint un rang auguste ;
Et que mon coeur, toujours conduisant mon esprit,
Ne dit rien aux lecteurs, qu'à soi-même il n'ait dit.
Ma pensée au grand jour par-tout s'offre et s'expose
Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.’

Evidemment cette conception de Boileau, s'applique aisément aux travaux de tous les penseurs que nous sommes entrain de commenter, d'expliquer et dont nous étudions les différentes formes de transposition didactique du sens de la méthodologie expérimentale entre ouverture et achèvement. Bien que des différences entre le texte ésotérique et le texte exotérique soient présentes, cela nous ne empêche pas pour autant d'affirmer la légitimité du traitement général que poursuit le premier et le traitement particulier que le second subit à des notions. Car chaque texte s'astreint à accomplir (suivant sa propre visée) une fonction sociale qu'il se force d’atteindre. Toute pratique vise en effet quelque chose, et ce qu'elle vise n'est rien d'autre que son acte de la visée. Car après tout, comme le pensent aussi bien Husserl que Merleau-Ponty, toute conscience est conscience de quelque chose. Si la pédagogie est un art où la vérité et la fiction se rencontrent, alors il est légitime d'y organiser les illusions pour en déduire la faisabilité des actions. Là réside l'une des spécificités du texte pédagogique du Manuel. En revanche, si la didactique de la mise en forme des notions, est une méthode portant sur l'interrogation permanente des acquisitions des différents sens, alors il est aussi légitime d'en problèmatiser les questionnements tout en les soumettant à l'ouverture permanente à d'autres questionnements infinis. Cela est la caractéristique du texte du Traité, à travers lequel Paul Fraïsse évoque un troisième problème auquel la perception du temps est soumise.

Ce troisième problème est : l'orientation temporelle qui nous renvoie à l'observation systématique des faits. Puisque Paul Fraïsse pense que dans le monde des phénomènes, les changements sont indéfinis, alors il y a lieu de penser dans cette perspective, à la fidélité aux textes ésotériques de Husserl et de Merleau-Ponty, qui ont largement insisté sur l'extension du pouvoir physique du monde phénoménal et noumènal. Le premier se présente en effet sous forme d'extension des pouvoirs physiques des “ Corps réfléchis ” ; le second, sous forme d'extension des pouvoirs cognitifs des actes de la visée en direction des choses.

L'orientation s'élabore par le biais du corps qui médiatise tous les stimuli intentionnels et factices. Sur ce point précis, la psychologie expérimentale de la perception et de l'estimation de la durée, est en parfait accord avec la phénoménologie de la perception 1052 , qui pense que c'est toujours le corps qui s'apprête à donner sens à des sensibles dont il imagine l'état de la sensation. C'est donc le corps qui juge de la vérité d'une chose, surtout lorsqu'il aperçoit sa succession. Comment peut-il donc apercevoir les différents états de la succession ? A cette question, Paul Fraïsse répond par la spécificité qu'à l'homme (en tant que corps biologique dont les formes sont factices et programmées) pour sentir et apercevoir les choses.

Notes
1024.

L'analyse et l'étude de cette transposition pédagogique, nous dispensera de la présentation et de l'explication du chapitre d'Antoine Léon, car il s'agit d'une même problématique la collecte des données. Simplement dans le manuel pédagogique de Fraïsse, il y a une clarté discursive qui s'oppose à la clarté esthétique que l'on rencontre dans les articles de l'ouvrage d'Antoine Léon.

1025.

Nous avons déjà signalé que d'une manière générale la recherche en didactique selon J.P. Astotfi est soumise à trois paradigmes contrastés : paradigme pragmatique (organisé autour du possible), paradigme herméneutique (organisé autour du sens); paradigme nomothétique (organisé autour de la preuve)

1026.

Edgar (M.), Communication et complexité Introduction à la pensée complexe. Éditions E.S.F. 1990 pp. : 46 & 79.

1027.

Fraïsse (P.), Manuel pratique de psychologie expérimentale, op cit p : 145.

1028.

Ibid. p : 149.

1029.

Merleau-Ponty in Ph (P.), op cit. p : IX

1030.

Chaque exercice est en effet précédé de la mention : Aucun sujet éventuel ne doit lire ce texte avant l'expérience ”.

1031.

Fraïsse (P.), Manuel pratique de psychologie expérimentale, op cit p : 150

1032.

Voir Hegel in Esthétique , texte de Khodoss, op cit, là où l'exemple de l'interdiction de l'idolâtrie par L'Islam est avancée.

1033.

Merleau-Ponty, op cit p : 12.

1034.

Fraïsse (P.), op cit. p : 154.

1035.

Voir page 156 du Manuel.

1036.

Voir Merleau-Ponty op cit. p : 12 et suiv.

1037.

Voir Fraïsse (P.), Traite de psychologie expérimentale Tome VI intitulé : La perception. Op cit. p : VI 22.

1038.

Morrisson (A.) et Macintyre (D.), La psychologie sociale de l'enseignement Paris Dunol 1976 Tome 1 et 2 .

1039.

Fraïsse (P.), Traite de psychologie expérimentale Tome VI intitulé : La perception. Op cit. p : VI 21 et 22. Ce passage est de Jean Piaget. Paul Fraïsse est en parfait accord avec lui, car les deux privilégient l'approche systémique et interactive entre les stimuli et les réponses.

1040.

Ibid p : 22.

1041.

Op cit.

1042.

Fraïsse (P.), Manuel pratique de psychologie expérimentale, op cit p : 157.

1043.

Op cit.

1045.

Ibid p : 165.

1046.

Ibid p : 170.

1047.

Op cit.

1048.

Fraïsse (P.), Traite de psychologie expérimentale Tome VI intitulé : La perception. Op cit. p :59.

1049.

Ibid.

1050.

Voir notre chapitre 1 : La philosophie grecque transmise dans le monde arabe, transmission, paraphrase ou transposition d'Aristote ? (différents sens de l'âme et du corps).

1051.

Repris par Cassirer (E.), La philosophie des Lumières , Edit. Fayard 1966 p : 284.

1052.

L'accord surgit de ce lieu commun, qui est le monde corporel factice, commun aux deux disciplines. Merleau-Ponty a en effet évoqué à deux reprises l'importance du corps lorsqu'il a souligné  : “ Le sensible a non seulement une signification motrice et vitale, mais n'est pas autre choses qu'une certaine manière d'être au monde qui se propose à nous d'un point de vue de l'espace, que notre corps reprend et assume s'il en est capable, et la sensation est à la lettre une communion ”. Op cit. Ou encore : “ Il ne faut donc pas se demander comment et pourquoi le rouge signifie l'effort ou la violence, le vert le repos et la paix, il faut réapprendre à vivre ces couleurs comme les vit notre corps, c'est-à-dire comme des concrétions de paix ou de violence ”. Op cit.

Ces mêmes idées sont reprises dans le Traité, par Paul Fraïsse qui conclut sa classification des problèmes de la perception et de l'estimation du temps en disant : “ A tous ces problèmes l'organisme apporte des réponses qui se situent à deux niveaux. Les unes sont communes à l'animal et à l'homme. Perception de la succession, estimation de la durée, orientation temporelle, tous les organismes, à des degrés divers, peuvent tenir compte de ces variables du changement dans la détermination de leurs conduites. La base biologique est alors très proche et les recherches psychophysiologiques permettent d'en connaître peu à peu la nature. Les autres sont propres à l'homme. Elles impliquent une représentation des différents aspects du changement et une élaboration psychique des données d'expérience. Cette possibilité permet à l'homme non seulement de s'adapter aux changements, mais d'en connaître les lois et de maîtriser ainsi, dans certaine mesure le temps ”. Op cit. p : 60