II : La perception et l'estimation de la durée.

La simultanéité n'est pas toujours événementielle, mais elle est souvent temporelle. Toute perception d'événements successifs est séparée dans le temps par une durée délimitée des événements distincts et par l'établissement ou la cessation d'une stimulation. La délimitation des événements perceptifs témoignant de l'extension du pouvoir physique de la perception, est due – comme le pense Paul Fraïsse – au fait que “ ‘la perfection de la succession ne dépend pas seulement de la succession des événements physiques mais aussi des conditions de la perception’ 1056  ”. Comment peut-on donc percevoir et estimer la durée (qui est incommensurable) des comportements indéfinis incarnant des réactions à une stimulation qui, elle aussi, est marquée par l'extension du pouvoir physique ? C'est la question que Paul Fraïsse va traiter en parlant de la perception de la durée par l'homme, mais aussi de l'adaptation de l'animal à la durée.

Si aux yeux de Paul Fraïsse, l'animal subit la durée, alors il n'en va de même pour l'homme qui l'oriente, qui lui donne un sens où la pensée est problématisée selon le choix entre deux types d'actions : l'acte de penser d'une manière historique ou anhistorique. L'animal subit la durée selon des conditionnements soit retardés soit discriminés dans le temps. Le conditionnement retardé s'explique par le fait que toute situation n'est pas toujours une stimulation. Il y a en effet des moments qui médiatisent la succession simultanée de deux événements. Mais ces moments sont subis et vécu par l'animal d'une manière hasardeuse, inconsciente, puisque – comme le disait Nietzsche – l'animal (le chien par exemple) est heureux du moment qu'il ne pense que dans le présent. Il a ni le souci de son histoire passée (que l'homme porte sur lui comme un fardeau), ni le souci de l'avenir (que l'homme porte en terme de tâche) qu'il cherche à construire et à bâtir. Le conditionnement retardé repose chez l'animal sur une adaptation à la succession de deux événements. Une stimulation première vécue par l'animal d'une manière directe et conditionnelle, peut en effet anticiper une seconde stimulation dite inconditionnelle. Le conditionnement retardé se place chez l'animal au niveau de deux stimulus conditionnel. Le premier est la stimulation du signal, le second est la durée entre les deux stimulations. Cette durée est-elle vécue par l'animal de la même manière que l'homme ? C'est ce que Paul Fraïsse va démontrer lorsqu'il va traiter de la perception de la durée par l'homme. Mais avant d'y parvenir, il va montrer la limite de la discrimination de la durée par l'animal.

La discrimination de la durée par l'animal repose sur l'estimation par celui-ci des différentes formes de la durée qui se présentent dès lors qu'il est soumis à des moments, à des situations d’obstacles. Mais le problème qui se pose est que jusqu’alors toutes ces estimations ne sont pas démontrées d'une manière rigoureuse. Elles sont simplement estimées par des chercheurs. Car et comme le pense Paul Fraïsse, ces estimations d'un apprentissage difficile restent grossières et que les repères utilisés par l'animal restent inconnus. Si l'animal est capable à sa manière d'estimer et de gérer le temps, alors l'homme lui aussi en fait autant.

Dire que l'homme peut savoir maîtriser la durée, revient à penser d'une part les manières et les techniques de ce savoir, mais aussi et d'autre part, le but de l'estimation, la perception du temps et de la durée. Dans un chapitre intitulé : la perception de la durée par l'homme 1057 , Paul Fraïsse revient sur les méthodes et les techniques de la perception du temps. Le problème philosophique sous jasent est celui de la place de la perception humaine entre l'historique et l'anhistorique. L'homme en effet, pense le temps passé, le temps du présent et celui de l'avenir. Il décrit le temps tout en le valorisant soit qualitativement, soit quantitativement. A la valorisation qualitative est liée par exemple l'amour du durable, le mépris du précaire, la valorisation du lieu du préférable ou de l'unité : aimer ce qu'on ne verra qu'une seule fois, comme Charles-Quin l'avait laissé penser dans son indignation de la destruction de la Mosquée de Kourdou. Le temps d'une oeuvre est jugée, repensé par l'homme. Car l'oeuvre reproduit et prolonge à plusieurs égards la mémoire et le souvenir d'un peuple. A cela est liée la valorisation quantitative, car la reproduction d'autres oeuvres équivalentes et similaires les unes aux autres, est en soi une reproduction quantitative d'un temps passé qui se prolonge dans le présent et qui se projette vers l'avenir. Cela Paul Fraïsse l'appelle : l'évaluation par reproduction. Le sujet qui reproduit une durée qui a servie de modèle, évalue le temps et la mémoire de toute une civilisation qui a marquée son temps dans le passé. Cela a en effet un intérêt pédagogique puisque cette méthode de l'ouverture à l'égard de la mémoire du passé nous permet d'une part l'humanisation de la connaissance : elle nous met en contact directe avec ceux qui ont crée la science et les connaissances, mais et d'autre part, elle nous permet de nous inspirer de leurs efforts d'acquisitions des notions, des techniques et des concepts. Tout cela nous permet enfin de comprendre et d'apercevoir les seuils épistémologiques qui ont luté contre le progrès de leurs connaissances et de leurs savoirs. Comme il nous permettra aussi de connaître le climat écologique qui a servi à l'extension de leurs pouvoirs cognitifs si cela avait eu lieu. Cette méthode n'est rien d'autre que celle de l'ouverture à l'égard du temps mémoriel, une ouverture qui témoigne de la donation du temps de la citrique de la provenance.

L'évaluation et la perception de la durée par l'homme peuvent aussi se réaliser à travers la comparaison que le sujet effectue entre des moments différents de son histoire propre. Le sujet juge le temps, la place qu'il occupe dans l'être. Il parle du temps de la misère, du temps de la paix, de la guerre, de la richesse, et de la pauvreté etc. En fait, pour l'homme, le temps est factice, il n'est pas abstrait, il fait partie intégrante d'un vécu dans le monde sensible. La perception du temps est une réaction immédiate à une situation présente. Si toute perception est une réaction à une stimulation présente, alors parmi l'une des stimulations il y a donc le temps de la mémoire aussi bien celui de l'oubli que du souvenir. Ce sont des moments pratiques, factices que l'on peut expérimenter on les organisant, soit pour les faire disparaître soit pour les faire revivre. Car l'homme est un être du souvenir et de l'oubli. Cette idée qui ressort des écrits du Traité, correspond en effet à la phénoménologie psychologique de Husserl et de Merleau-Ponty, qui ont attribué à l'homme une part de responsabilité dans la mise en forme du réel. Pour eux, l'homme seul peut penser son histoire en terme de tâche lorsqu'il s'astreint à la mise en forme de ses actes de la visée. Dire avec Paul Fraïsse que la durée perçue est une caractéristique de l'organisation du successif, revient enfin de compte à penser avec Merleau-Ponty, la possibilité qu'à l'homme à organiser dans le temps et dans l'espace ses manières d'être dans le monde. Ces manières sont aussi dites successives, dès qu'il est question de l'organisation du temps de l'acquisition ou de celui de la réminiscence, l'ouverture aux choses de l'espace se pratique dans la permanence et la continuité qui se produisent dans la relation de connexion nécessaire entre le questionneur et le répondant. Ce dernier est toujours un stimulus chosique, factice. La perception de la succession dont parle Paul Fraïsse correspond donc à la visée que Husserl, Merleau-Ponty et Heidegger, ont pensé de l'Etre des choses, un être qui subsiste et qui continue à exister. De la continuité à la succession comme formulations incarnant des formes psychologiques et phénoménologiques factices, l'écart conceptuel entre philosophie et psychologie n'est pas significatif sur ce point précis.

On vient de voir que dans le Manuel didactique de Paul Fraïsse, il était question de l'examen pratique (par le biais de la multiplication d'exercices et d'expériences) d'une notion à vocation générale à savoir la perception. Dans le Traité, on s'aperçoit en revanche, d'une problematisation de la perception dans sa relation avec le temps. Par contre on va assister dans le Que-sais-je ? à une autre refomulation : la prise d'information, sensations et perceptions, qui se rapproche des précédantes, tout en s'en distinguant.

Lorsque le Que sais-je ? débute par le titre : la prise d'information sensations et perceptions 1058 , il se trace d'emblée une méthodologie de l'ouverture à l'égard des choses du monde sensible. Il veut aussi, faire de toute information du monde du ouï-dire et du sens commun, une formation à caractère complexe. C'est ainsi que Paul Fraïsse a laissé entendre que “ les méthodes pour l'étude des sensations et des perceptions ont eu une valeur exemplaire pour l'étude des phénomènes en apparence plus complexes ”. Parmi ces phénomènes, il y a en effet les processus psychologiques dont la compréhension ne peut être acquise que par la maîtrise de la fécondité du schéma SPR (stimuluspersonnalitéréponse). Cette maîtrise nous permet de comprendre les réponses perceptives pour enfin aboutir à leur classement. De ce classement, on doit retenir avec Paul Fraïsse :

Notes
1056.

Ibid.

1057.

Ibid. p : VI-67

1058.

Voir le chapitre II intitulé : La prise d'information. sensations et perceptions, de l'ouvrage, in : La psychologie expérimentale, de Paul Fraïsse, publié dans la collection Que sais-je ? P.U.F 1966.