2.4. Evaluation de la vitalité actuelle des parlers de la région du Pilat

Si les enquêtes et les résultats du questionnaire sociolinguistique vont permettre de préciser la vitalité des parlers4 de la région du Pilat, et les difficultés pour l'évaluer, un premier survol permet de cerner l'importance de la géographie du domaine étudié. Pour schématiser, on peut partager cette région, selon un axe Est / Ouest, en trois parties, en fonction de l'altitude : la vallée du Rhône, le plateau intermédiaire (plateau annonéen du Piedmont Vivarois et Piedmont Rhodanien) et le haut plateau (voir carte D).

La vallée du Rhône, important axe de communication depuis longtemps, connaît la situation la plus dégradée. Le français y est parlé depuis longtemps. Lors des enquêtes effectuées pour mon mémoire de DEA, je n'ai trouvé, dans les villages du bord du Rhône, que quelques locuteurs, en général âgés de plus de 75 ans. A Saint-Pierre-de-Boeuf (n° 8), la seule personne que j'ai pu rencontrer, âgée alors de plus de 90 ans, s'était avérée un médiocre locuteur, et c'est dans un hameau dépendant de Saint-Pierre-de-Boeuf mais situé entre la vallée et le plateau qui surplombe le Rhône, que j'ai pu découvrir un locuteur parlant encore relativement bien patois. Mes recherches dans ce gros bourg n'ont bien sûr pas été exhaustives, mais cette situation illustre bien la vitalité des parlers des villages de la vallée du Rhône. A Serrières (n° 22), village que je connais bien pour y avoir vécu, je suis plus sûr de l'effectif total des "bons" patoisants : il y a quelques années, ils n'étaient plus que deux, âgés de plus de 80 ans (pour une population de 1200 habitants environ). Ces deux patoisants, les derniers encore capables de tenir une conversation en patois, se rencontraient rarement, et ne parlaient plus que français entre eux : à Serrières, le patois n'était déjà plus parlé avant même que la mort n'emporte un de ces deux locuteurs il y a trois ans.

Les plateaux qui surplombent la vallée connaissent une situation un peu meilleure. L'âge moyen des bons locuteurs diminue, on peut trouver des locuteurs âgés de 65 ans. La différence entre la vallée et le plateau est très nette, alors que la distance entre un village situé près du Rhône et un village du plateau peut être infime. A Marquian, un petit hameau de la commune de Félines (n° 21) mais situé juste sur la crête du plateau qui surplombe Serrières, et qui en est éloigné de moins d'un kilomètre, la plupart des personnes de plus de 70 ans peuvent encore parler patois. Cette transition est perçue par quelques personnes, qui la ressentent comme un écart entre la Vallée, plus "moderne", et le plateau, plus rural, plus "paysan". Elle transparaît parfois dans le langage des habitants de certains villages de la vallée : ils appellent les habitants du plateau "les gens de la montagne", parfois même "la montagne" : "Aujourd'hui c'est le marché, la montagne va venir faire ses commissions". Lors de mes enquêtes, les habitants de la vallée du Rhône me disaient souvent que le patois avait disparu dans leurs villages, mais qu’il était encore bien vivant "à la montagne", avec souvent une nuance de mépris.

La frontière entre le plateau et le haut plateau est moins marquée géographiquement, et la vitalité du patois n'augmente pas aussi brutalement qu'entre la vallée du Rhône et le plateau. Elle s'accroît peu à peu au fur et à mesure que l'altitude augmente, et sur le haut plateau, le patois est plus vivant. De nombreuses personnes de 60 ans peuvent encore parler patois. Mais ce n'est pas seulement l'âge moyen des locuteurs qui diminue, la proportion de patoisants par tranche d'âge augmente. A Marlhes (n° 23), presque toutes les personnes de plus de 65 ans peuvent parler patois. Il est vrai que, par rapport à la population des villages de la vallée, la proportion des personnes âgées originaires du village qu'ils habitent encore aujourd'hui est sans doute plus importante.

Entre Saint-Etienne (n° 1) et le haut plateau (axe Nord / Sud), il n'existe pas de transition : le patois a disparu à Saint-Etienne, il est encore vivant chez les plus de 60 ans à Planfoy (n° 6), village distant d'une dizaine de kilomètres, et situé environ 400 mètres plus haut. Ces deux points sont pourtant reliés depuis longtemps par la route nationale 82. Mais les contacts étaient autrefois peu nombreux (les plus anciens se souviennent qu'ils ne se rendaient en ville, vé santchiève "à Saint-Etienne", qu'une fois par an), et à sens unique, de la campagne vers la ville.

Ce tableau, globalement fidèle, est toutefois dessiné à grands traits. Des exceptions existent : il faut prendre en compte, pour chaque communauté villageoise, l'histoire particulière, la sociologie, l'influence, bénéfique ou maléfique, d'un religieux, d'un instituteur, d'une personnalité locale...

Notes
4.

Dans cette étude, les termes parler local ou patois désigneront la variante locale utilisée dans le cadre d'un village, et langue régionale ou langue vernaculaire la variété régionale du francoprovençal ou de l'occitan parlée dans la région du Pilat.