4.1. Description sociolinguistique de la région du Pilat

L’ambition de décrire le paysage sociolinguistique d’un espace géographique relativement vaste consistait à tenter de répondre à une multitude de questions. Mais l’objectif envisagé pourrait toutefois se résumer à l’espoir de découvrir et de fournir un résultat concret à la question : quelle est la vitalité des parlers vernaculaires dans la région du Pilat ? Il fallait donc tenter de comptabiliser les locuteurs, d’évaluer la pratique de ces parlers, les fonctions qu’ils occupent, la quantité d'interactions en patois entre les locuteurs, à une époque donnée et sur un espace géographique relativement vaste.

Le premier point, l’évaluation du nombre de locuteurs, oblige à préciser qui peut être considéré comme locuteur. S’agit-il seulement de quelqu’un qui répondrait "oui" à la question : "Parlez-vous la langue x ?", qui saurait la parler et/ou qui la parlerait effectivement. Doit-on ignorer l’existence d’un type d’acteurs de l’espace linguistique propre aux situations de substitution de langue : les personnes que l’on hésite à catégoriser comme de "vrais" locuteurs, soit parce qu’elles ne pratiquent plus cette langue qu’elles connaissent pourtant, soit parce qu’elles possèdent seulement des compétences partielles dans la langue dominée. Quel cursus linguistique explique les différents niveaux de compétences ? Le taux d’utilisation de la langue vernaculaire et les fonctions qu’elle occupe dans cette situation de diglossie dépendent-ils du niveau de compétence ?

Poser la question "Parlez-vous la langue x ?" à un témoin le met dans une situation délicate pour plusieurs raisons. D’une part, c’est l’obliger à être juge de sa propre compétence dans la langue : comment le témoin peut-il, par exemple, évaluer cette compétence s’il ne pratique plus la langue ? D’autre part, dans cette situation particulière où une langue en remplace une autre, la langue en déclin est abandonnée parce qu’elle souffre d’une image négative. Il n’est pas forcément très gratifiant d’avouer que l’on parle encore cette langue, ou même qu’on la comprend. De plus, quand la langue vernaculaire est si dévalorisée qu’elle en devient à peine une langue dans l’esprit de certains témoins, existe-t-il encore une norme qui permettrait au témoin de dire qu’il la parle bien, assez bien ou mal ? Et si cette norme existe, est-elle partagée par l'ensemble des locuteurs, de quelque niveau de compétence qu’ils soient ?

L’accord commun sur une éventuelle norme, ou un accord sur un niveau minimal de compétences définit-il une communauté linguistique ? Cette communauté linguistique, au sens restreint de communauté en langue vernaculaire, est-elle sanctionnée et/ou se définit-elle par la pratique ? Les personnes ayant abandonné l’usage de la langue en sont-il exclus par les locuteurs pratiquants, par les monolingues en français ? Ces deux catégories définissent-elles de la même façon la communauté linguistique de la langue régionale ? Quelle dimension géographique (village, ensemble de village, région plus ou moins étendue) les monolingues ou les bilingues accordent-ils à cette communauté linguistique ? Et quel effectif lui attribuent-ils ? Y a t-il accord sur cette évaluation ? Si les avis divergent, quels facteurs pourraient expliquer ces désaccords ? La communauté linguistique d’une langue en déclin peut-elle se définir à partir des critères de ses membres, ou est-ce l’observateur qui peut en établir les limites ? D’après quels paramètres ? Doit-on inclure dans la communauté linguistique les locuteurs peu compétents ?

Quel est le statut accordé par les habitants de la région du Pilat, "bons" patoisants, locuteurs peu compétents ou monolingues en français, aux parlers locaux ? Le niveau de compétences et/ou le taux de pratique effective de la langue vernaculaire influent-ils sur l’opinion plus ou moins favorable que l’on peut avoir de la langue régionale ? D’autres paramètres sont-ils à prendre en compte ?

Par sa configuration particulière, où la proximité plus ou moins grande avec les pôles de francisation (axes de communications, villes ou gros bourgs...) a influé sur la vitalité des parlers locaux, la région du Pilat peut-elle permettre de retracer les étapes du déclin de ces parlers ?

On peut également se demander si la présence de parlers de deux langues régionales dans la région du Pilat joue un rôle dans le paysage linguistique. La rencontre de ces langues, qui ne sont pas également connues et reconnues, influence-t-elle la vitalité des parlers locaux, les tentatives de revitalisation, s’il en existe, ou l’ampleur des activités culturelles liées aux parlers locaux ?

Pour essayer de répondre à ces questions et décrire ainsi le paysage linguistique de cette région, deux méthodes étaient envisageables : une approche plutôt "quantitative", telle celle utilisée par D. Hadjadj sur deux villages situés à la limite entre l’Auvergne et le Forez (Hadjadj 1983), ou une approche plus "qualitative". La première présente l’avantage d’offrir des résultats chiffrés, séduisants pour évaluer un domaine aussi intangible que celui de la parole, utiles par les conclusions claires que l’on peut en tirer, les comparaisons que ces données permettent d’établir, mais parfois trompeurs. En situation de diglossie, et quand l’espace occupé par la langue dominée est très réduit, que ce soit dans la pratique de cette langue, dans l’effectif de ceux qui la parlent ou la comprennent, dans les fonctions qu’elle occupe encore ou dans le prestige que ses locuteurs lui accordent face à la langue dominante, les réponses à un questionnaire portant sur la connaissance et la pratique d’une langue sont très fréquemment ambiguës. L'expérience passée sur ce terrain d'enquête a souvent montré que des questions d’apparence très simples, comme par exemple "Parlez-vous patois ?", "Quand ?", "Le comprenez-vous ?", "Quelle langue parliez-vous quand vous étiez enfant ?", etc., ne le sont pas forcément pour les personnes interrogées : les réponses peuvent être contradictoires, les témoignages des membres d’une même famille peuvent se contredire... Les données obtenues par des questions ouvertes, des récits, des témoignages (formulations des réponses, hésitations, contradictions...), difficilement quantifiables, révèlent indirectement des opinions sur la langue qui ne sont pas forcément les opinions exprimées dans des réponses à quelques questions fermées.

A cet inconvénient majeur, qui ne permet pas de mesurer l’écart entre la représentation que les témoins se font de leurs compétences, et de leurs performances, et la réalité, s’ajoutaient l’impossibilité d’utiliser une méthode quantitative sur un domaine aussi vaste (plus d’une vingtaine de villages ont été pris en compte), et son inadéquation dans certaines localités où les patoisants (terme pris dans un sens large, pour englober toutes les personnes possédant peu ou prou quelques compétences dans la langue vernaculaire) sont très rares, et représentent moins d’1% de la population de ces localités.

Nous avons donc préféré procéder par enquêtes ouvertes, à partir d’une trame de points essentiels (cf. ci-dessous Etude sociolinguistique, 3.1. Présentation du questionnaire) que nous avons essayé d’aborder dans leur intégralité au cours des entretiens. La population enquêtée ne prétend pas être parfaitement représentative de la population globale de la région du Pilat. Les locuteurs susceptibles de posséder des compétences en langue régionale se recrutent principalement dans certaines tranches d’âges, dans certaines catégories socioprofessionnelles, dans la population sédentaire... Pour essayer de prendre la mesure de l’écart entre les dires des témoins et une réalité difficile à cerner, nous avons multiplié les enquêtes à l’intérieur de cellules familiales (frères / soeurs, grands-parents / parents / enfants), et tenté de vérifier les informations que des témoins pouvaient donner à propos d’autres personnes. Dans certains cas, l’observation directe a été possible, mais l’usage du patois se cantonnant de plus en plus à la sphère privée, ces occasions n’ont pas été fréquentes.