4.2. Description linguistique de la région du Pilat

Les premières recherches portant sur la région du Pilat avaient été entreprises pour établir la géographie linguistique de cette région en marge du domaine occitan et du domaine francoprovençal. Pour atteindre cet objectif, les enquêtes ont consisté d'abord à interroger des témoins conformes aux critères habituellement utilisés dans ce type de travaux de dialectologie : dans la mesure du possible, nous avons enquêté auprès de personnes habitant toujours la localité où elles étaient nées, pour tenter d'obtenir un juste reflet du parler d'un point d'enquête donné (à cet égard, les femmes sont parfois des témoins moins sûrs, car il arrive souvent qu'en se mariant, elles changent de lieu de résidence, ce qui peut parfois générer des interférences linguistiques).

Sauf exception, l'âge est en général un critère relativement fiable : les témoins interrogés étaient le plus souvent des personnes de plus de 70 ans, souvent plus de 80 et parfois plus de 90. La majorité des témoins étaient d’anciens agriculteurs. Nous avons nommé cette catégorie de locuteurs traditionnels 10. Ces premières données devaient à la fois permettre d'établir la cartographie des traits linguistiques différenciant les variétés d'occitan et de francoprovençal de la région du Pilat (et éventuellement l'intrusion ancienne du français, fréquente dans les régions frontalières) mais aussi servir de corpus de référence en face de la langue des locuteurs peu compétents.

Certains locuteurs tardifs 11 (locuteurs ayant appris le patois ou ayant commencé à le parler après l'enfance) ont également répondu à ce questionnaire, soit parce qu'ils étaient les derniers témoins du parler de leur village, soit pour tenter de mesurer les spécificités éventuelles de leur langue par rapport à celle des locuteurs traditionnels.

Puis, pour pouvoir à la fois évaluer la compétence des personnes connaissant mal le patois mais également la comparer à l'opinion qu'ils avaient de cette compétence, un questionnaire spécifique a été élaboré, plus succinct, afin de mesurer les principaux changements linguistiques susceptibles d’affecter la langue de ces témoins (perte lexicale dans différents champs sémantiques, changements sémantiques, collisions homonymiques entre français et parler local, changements phonétiques ou morphologiques...). Ce questionnaire a été établi d'après les premiers phénomènes de francisation que nous avions déjà constatés dans la langue des locuteurs traditionnels, des processus que certains dialectologues (Bloch 1921, Baylon 1991 ...) avaient décrits dans des situations similaires, et en particulier ceux relevés par J.-B. Martin et ses collaborateurs quand ils enquêtèrent à nouveau dans le Lyonnais quarante ans après l'équipe de l'ALLy, et à partir des caractéristiques apparemment propres aux situations de mort de langue que les recherches récentes commencent à essayer de catégoriser.

Les personnes susceptibles de fournir des informations sur la langue de ce type de locuteurs sont statistiquement plus nombreuses que celles qui forment le groupe des locuteurs traditionnels, mais, phénomène étonnant en apparence seulement, il a été plus difficile de trouver des témoins appartenant à la catégorie des locuteurs peu compétents et de les convaincre de participer aux enquêtes : ils ont souvent invoqué soit leur manque de disponibilité (ce sont le plus souvent des gens encore en activité professionnelle), soit leur incompétence linguistique. Souvent, cette réaction de refus est apparue comme indice manifeste d'insécurité linguistique, parfois basée, chez certaines personnes, sur une ignorance de leurs propres compétences linguistiques. Il a fallu rassurer les témoins, en commençant souvent par l'entretien à partir du questionnaire sociolinguistique, qui les intimidait moins et même, fréquemment, leur procurait le plaisir d'évoquer des souvenirs de leur enfance, des anecdotes, des événements locaux... Il a également fallu mettre en valeur leurs compétences en posant d'abord, au fil de la conversation, quelques questions simples, à propos desquelles il était probable qu'ils possédaient les réponses, avant de commencer vraiment le questionnaire linguistique lui-même. Il fallait également insister sur le but de cette partie de notre travail ("décrire comment la langue disparaît, ce qui subsiste le plus longtemps et ce qui s'efface en premier") pour lever les réticences, mais certains témoins n'ont accepté que l'entretien sociolinguistique, ou les entretiens sociolinguistiques et linguistiques seulement. En effet, des tests complémentaires ont été proposés à certaines personnes : selon leurs niveaux, les témoins devaient soit raconter, à partir d'une bande dessinée ne comportant pas de texte, l'histoire contenue dans ce petit livre de quelques pages, soit traduire cette histoire qui avait été enregistrée auprès d'un locuteur traditionnel habitant le même village. Enfin, certains locuteurs ne possédant que quelques notions de patois ont accepté d'essayer de traduire quelques mots enregistrés auprès d'un locuteur traditionnel ou de se remémorer les mots patois dont ils se souvenaient.

Ces différents tests (questionnaire linguistique, récit, traduction), outre les indications purement linguistiques qu'ils fournissaient sur les compétences actives et passives de ce type de locuteurs, permettaient également de recueillir indirectement des indications sociolinguistiques très intéressantes : opinions sur sa propre compétence, vision de la norme, commentaires métalinguistiques ou épilinguistiques...

Notes
10.

Nous utilisons ce terme de locuteurs traditionnels pour désigner les locuteurs dont le patois est la langue maternelle (éventuellement en coexistence avec le français), et qui possèdent une compétence linguistique "totale" (c'est-à-dire des compétences passives et actives "parfaites", mais aussi la maîtrise des règles sociolinguistiques qui régissent toute langue). Ces locuteurs correspondent à peu près aux bons, très bons, excellents... locuteurs de la terminologie de la tradition dialectologique, à la différence près qu'ils sont qualifiés ainsi surtout d'après leur aptitude à répondre à un questionnaire.

11.

Cette catégorie de locuteurs englobe les personnes qui ont commencé à parler patois après l’enfance. Ils ont, le plus souvent, été exposés au patois dès leur plus jeune âge, ce qui est également le cas de certains locuteurs peu compétents, mais, contrairement à eux, ils ont eu ensuite une pratique active de la langue régionale. Nous préciserons plus bas les différences entre les différents types de locuteurs patoisants (cf. Etude sociolinguistique, Chapitre 8.).