1.1.2. Histoire du francoprovençal

Tenter d'expliquer la forme particulière du domaine francoprovençal oblige à se référer à l'histoire de la langue francoprovençale. En effet, la géographie ne justifie les limites du domaine francoprovençal qu'en un seul lieu : les montagnes du Forez. Bien que peu élevées, elles semblent avoir constitué un obstacle important, puisque, comme l'a montré P. Gardette (Gardette 1941a et 1941b), un faisceau serré d'isoglosses fondamentales suit l'axe de ce relief modeste13. Ailleurs, aucun élément géographique, collines, montagnes, rivières ou fleuves, n'a constitué de frontière naturelle au domaine francoprovençal. Ni le Rhône, ni les Alpes, par exemple, ne délimitent l'aire du francoprovençal. En Bresse, le domaine francoprovençal et le domaine d'oïl se rencontrent au milieu de plaines. Au sud, la limite avec l’occitan ne repose pas non plus sur des éléments géographiques marquants.

Le domaine francoprovençal ne recouvre pas de régions ayant partagé une histoire commune. Son aire ne correspond pas à une quelconque province14. A l'époque de la venue de Jules César en Gaule, divers peuples gaulois occupaient cette région. Au VIe siècle, l'invasion des Burgondes, et l'établissement de leur royaume laissa quelques traces dans la langue francoprovençale. La portée de cette influence linguistique a été discutée15, mais, dans le domaine géographique, le rôle des Burgondes ne justifie pas la forme de l'aire francoprovençale : "il ne semble pas qu'à aucun moment le royaume burgonde ait eu la forme exacte de notre domaine" (Gardette 1983, p. 608). Plus tard, au Moyen-Age, divers "pays" politiquement indépendants les uns des autres se partagent l'aire du francoprovençal, et certains de ces pays débordent sur les domaines voisins.

Langue méconnue, "langue oubliée", comme l'illustre le titre du chapitre consacré au francoprovençal dans un ouvrage sur les langues régionales en France écrit par G. Tuaillon16, le francoprovençal ne serait donc qu'un concept de linguiste, sans existence concrète, ni justification géographique ou historique ? Lors d'une visite des chercheurs du Centre de Philologie romane de Strasbourg à l'Institut de Linguistique romane de Lyon (aujourd'hui Institut Pierre Gardette), P. Gardette, présentait ainsi le francoprovençal : "ce n'est pas un pays, ce n'est pas une nation ; c'est une route, c'est une ville" (Gardette 1983, p. 607).

A l'époque romaine, en effet, une voie reliait l'Italie et Rome à la région de Lugdunum. Vienne était la ville à laquelle menait cette voie, puis, Lugdunum étant devenue capitale des Gaules, une bifurcation permit de se rendre directement de Lugdunum à Rome. Depuis l'Italie, à partir d'Aoste, un embranchement permettait de franchir les Alpes par deux voies différentes, en passant soit par le col du Grand-Saint-Bernard (au Nord), soit par le col du Petit-Saint-Bernard (au Sud). La carte qui figure en fin de l'article de P. Gardette (Gardette 1983, p. 612) et que nous reproduisons ici, montre bien ce que la forme de l'aire francoprovençale pourrait devoir à ce système de voies de communication (voir carte F).

La ville évoquée par P. Gardette, c'est évidemment Lugdunum. La capitale des Gaules eut une influence considérable sur les régions voisines. Cette influence prépondérante de Lugdunum dura plus de trois siècles, et même après que le déclin de cette ville fut avéré, après que l'empire romain se fut effondré, Lugdunum devenu Lyon continua d'exercer son influence sur une région pourtant divisée en de nombreux "pays" distincts. Ce rayonnement transparaît dans la diffusion de mots dialectaux ou de traits phonétiques originaires de la région lyonnaise. L’influence de Lyon se poursuivit : après que Lyon eut adopté le français (dès le début du XVe siècle dans les textes non littéraires, au début du XIXe siècle le patois n’étant pratiquement plus parlé à Lyon même), la ville diffusa encore certaines de ses spécificités lexicales (par ex : bugne "beignet", fare "poêle", fayard "hêtre", coursière "raccourci"...).

Le domaine francoprovençal, morcelé, avait perdu son unité. Lyon ne pouvait pas exercer, sur tout le domaine, d'action centralisatrice. La langue francoprovençale, qui a sans doute connu très tôt des variantes locales, se divisa encore en parlers comportant chacun des traits spécifiques17. Mais les traits communs, les changements propres au francoprovençal, dont on peut retracer la chronologie et que l'on peut dater, montrent encore l'unité d'un domaine que la région Rhône-Alpes reproduit aujourd'hui dans ces grandes lignes (cf. Martin 1993).

Notes
13.

La région du Forez est même la seule région du domaine gallo-roman à présenter un faisceau d’isoglosses aussi dense, avec peut-être la région au nord de Bordeaux et le long de la Gironde, entre gascon et saintongeais (cf. Tuaillon 1972, p. 325).

14.

Certaines limites du francoprovençal coïncident avec les frontières de quelques diocèses, mais les limites des diocèses reprenaient souvent d'anciennes limites administratives romaines.

15.

W. von Wartburg a été le grand défenseur de cette influence burgonde, à partir de critères lexicaux, phonétiques, ou toponymiques, mais les traits phonétiques prétendument dus aux Burgondes ont été réfutés, de même que les arguments s'appuyant sur la toponymie, et le nombre des mots francoprovençaux d'origine burgonde a été ramené quelques dizaines au plus (cf. Tuaillon 1972, p. 317-325 ou E. Schüle 1971).

16.

G. Tuaillon "Le francoprovençal. Langue oubliée" (Tuaillon 1988a).

17.

Plusieurs hypothèses de sous-divisions dialectales ont été proposées pour le francoprovençal (cf. entre autres Keller, O. 1928, p. 168-171 ; Hasselrot 1934 ; Keller, H.-E. 1961 ou Bec 1973, p. 362-363) mais aucune n’est totalement admise.