1.1.3. Une langue sans système d’écriture standardisé

Le francoprovençal n'a pas connu de système graphique unitaire. On a pourtant écrit, au Moyen Age, en francoprovençal, des textes juridiques surtout. Les plus anciens témoignages écrits remontent à la seconde moitié du XIIIe siècle18 (les dates d’apparition s’espacent sur quelques décennies selon les régions envisagées, Forez, Lyonnais, Dauphiné, Suisse...). Ces témoins des formes anciennes du francoprovençal présentent des graphies divergentes, qui tentent de reproduire les différences phonétiques locales ; dans un même texte, des variantes orthographiques coexistent souvent. De plus, la plupart de ces textes sont plus ou moins teintés de traits d’oïl. Plus tard, le français s’imposa peu à peu, et on ne trouve pratiquement plus de textes non littéraires purement francoprovençaux à partir du XIVe siècle.

Si le français s'imposa très tôt comme langue littéraire (cf. par exemple le roman d’aventures Florimont d'Aymon de Varennes, auteur d’origine lyonnaise, qui a été écrit en 1188 en langue d’oïl), quelques rares écrits littéraires ont également été rédigés en francoprovençal au Moyen-Age. Et encore le caractère littéraire des trois textes qui nous sont connus est-il litigieux. Il s’agit d’une part d’une traduction en dialecte dauphinois de la version latine d’un texte juridique, la Somme du Code de Justinien, datant du XIIIe siècle, et d’autre part de deux textes d’édification : le plus ancien, daté du début du XIIIe siècle, est un recueil, en dialecte lyonnais fortement teinté de traits d’oïl, de Miracles de la Vierge et de légendes hagiographiques. Quant aux écrits de la moniale Marguerite d’Oingt, il s’agit de méditations en latin, du récit d’une vision mystique et de la vie de Sainte Béatrix d’Ornacieux en francoprovençal, et de quelques lettres en français mêlé de francoprovençal. P. Gardette, dans l’édition qu’il publia avec A. Duraffour et P. Durdilly19, a montré que le choix de la langue semblait s’adapter à la fois au sujet traité et aux personnes auxquelles ces écrits sont adressés. Déjà, le francoprovençal est la langue écrite de la proximité : les écrits en francoprovençal étaient destinés à Marguerite d’Oingt elle-même et à ses soeurs. Comme pour les textes juridiques, ces trois ensembles de textes ne partagent pas de code orthographique commun.

A partir du XVIe siècle, la littérature dialectale connut un essor qui se prolongea plus ou moins jusqu’à nos jours20. Mais S. Escoffier et A.-M. Vurpas21, par exemple, ont bien montré, en éditant différents textes littéraires en dialecte lyonnais, couvrant une période de quatre siècles, du XVIe au XIXe siècles, que le francoprovençal, s'il a connu, après le Moyen-Age, un emploi littéraire, fut relégué aux genres les moins nobles : langue jouissant d'un piètre statut, elle se trouva tout naturellement employée pour des genres mineurs22, oeuvres d’édification, comme les nombreux Noëls, ou récits, petites pièces de théâtre, poèmes et chansons très souvent comiques, satiriques ou folkloriques, qui décrivent un monde familier, l’univers quotidien. Ces écrits sont fréquemment des oeuvres d’érudits, de notables. Toutefois, certains textes à caractère plus polémique, particulièrement au XIXe siècle, évoquant les conditions de vie des ouvriers, les luttes politiques (J. Vacher, G. Roquille, J. Cotton), montrent un usage moins policé du francoprovençal. Les auteurs de cette littérature, en général d’origine modeste, sont les témoins des événements qu’ils décrivent : si le ton reste le plus souvent burlesque, la critique est présente, et la langue employée permet d’éviter en partie la censure.

Ces productions littéraires en francoprovençal, dont une partie était à l’origine uniquement orale (poèmes, chansons...) ne montrent pas non plus de standardisation graphique : comme le signale A.-M. Vurpas, les auteurs ont "dû se poser le problème d’une norme orthographique, problème qu’ils ont dû résoudre de façon à être compris le mieux possible de leur public"23.

Ce problème continue de se poser aujourd’hui, pour les auteurs d’oeuvres littéraires comme pour les chercheurs qui veulent rendre leurs publications accessibles au grand public, renonçant alors à la notation purement phonétique, trop hermétique. Diverses propositions ont vu le jour24. En Suisse, il y a un siècle, les rédacteurs du Glossaire des patois de la Suisse romande, désireux de rendre possible la lecture de leur publication au plus grand nombre, ont adopté un compromis permettant de noter la prononciation exacte des parlers locaux tout en tentant de respecter au mieux les règles orthographiques du français25. Au Val d’Aoste, où le problème était d’autant plus aigu que le francoprovençal fait partie du cursus scolaire à l’école primaire26, le dialectologue suisse Ernest Schüle a proposé en 1980 d’utiliser un système graphique qui suit, dans ses deux grands principes, la graphie suisse, même si la notation de certains sons est différente (E. Schüle 1980). En France, le groupe des Amis des patois savoyards, animé par G. Tuaillon et C. Abry, a élaboré une notation connue sous le nom de graphie de Conflans, publiée pour la première fois en 1983 dans le n° 135 des Cahiers du Vieux Conflans 27. Cette graphie, qui elle aussi doit permettre de noter tous les phonèmes des mots de n’importe quel parler (et rien que ces phonèmes) tout en respectant les conventions orthographiques du français, est très utilisée dans la région est du domaine francoprovençal français. Elle a également connu une certaine diffusion dans le reste du domaine.

Ces trois graphies, reposant sur des principes communs, posent toutefois des problèmes importants à nombre de lecteurs peu habitués à une notation qui reste d’inspiration phonétique. Une proposition de graphie d’une nature très différente a été faite récemment par D. Stich : il préconise l’élaboration d’une graphie unitaire du francoprovençal, qui négligerait la notation des variantes phonétiques et pourrait même noter des lettres étymologiques (Stich 1999). Cette proposition, en rupture avec les systèmes graphiques déjà employés, a reçu un accueil assez mitigé et n'a aucun impact sur les patoisants. Les graphies suisse et valdôtaine et celle de Conflans, outre les problèmes de déchiffrage qu’elles peuvent engendrer, restent d’une audience limitée auprès des locuteurs francoprovençaux, rarement conscients d’appartenir à un domaine linguistique particulier, le francoprovençal28.

Notes
18.

Voir par exemple Brun 1923 ; Durdilly 1972 ; Vurpas 1990...

19.

Duraffour - Gardette - Durdilly 1965.

20.

Cf. Merle 1990 pour une description des différents foyers d’écritures du sud-est de la France (dans le domaine francoprovençal et la moitié est du domaine occitan).

21.

Escoffier - Vurpas 1981 ; voir aussi Tuaillon 1961.

22.

Voir par exemple Mackey 1976 à propos de la répartition des genres littéraires en situation de diglossie.

23.

Vurpas 1990, p. 393. Voir aussi l’article de A.-M. Vurpas "Peut-on observer l’émergence de koinès dialectales en francoprovençal de France depuis le XVIe siècle à nos jours ?", où l’auteur montre qu’aucune koinè n’a existé en francoprovençal (Vurpas 1993b).

24.

Voir Martin 2000.

25.

Glossaire des patois de la Suisse romande, p. 14-17.

26.

Cf. Bétemps 2000, p. 151.

27.

La présentation détaillée de ce système graphique occupe le chapitre 1 de l’ouvrage Découvrir les parlers de Savoie édité en 1994 par le Groupe de Conflans.

28.

Cf. par exemple Martin 1991 ou Merle 1990, p. 7.