Combien y a-il de locuteurs francoprovençaux ? Il n'existe aucune enquête globale permettant d'avancer un chiffre précis. Toutefois, certains chercheurs ont tenté d'évaluer le nombre de patoisants. En 1928, L. Tesnière indique que "le nombre de personnes qui font usage des parlers franco-provençaux [est] inférieur à 2 millions" sur le territoire français (dans Meillet 1928, p. 387)29. En 1988, G. Tuaillon a proposé, tout en précisant qu'il s'agit d'une "évaluation à coefficient d'erreur élevé", le chiffre de 130 000 locuteurs environ (Tuaillon 1988a, p. 204). Il indique, pour chaque pays concerné (et, pour la France, par départements) les chiffres que nous reproduisons ci-dessous :
Isère, 2 000
Rhône, 1 000
Loire, 5 000
Savoie, Haute-Savoie, 35 000
Jura et Doubs0112 000
Ain, 15 000 (surtout en Bresse)
France, 60 000
Suisse011, ?
Italie, 70 000
Total, + / - 130 000
L'auteur précise que cet effectif représente moins de 10% de la population du domaine francoprovençal. En 1990, J.-B. Martin évaluait les locuteurs francoprovençaux à "moins de 200 000" (Martin 1990, p. 679). Dans la communication "Graphies du francoprovençal : états des lieux", prononcée en 2000 au colloque de Paris Les langues de France et leur codification. Ecrits divers - Ecrits ouverts, J.-B. Martin indiquait : "un chiffrage compris entre 120.000 et 150.000 locuteurs potentiels m’apparaît tout à fait réaliste" (Martin 2000).
Deux indications très importantes doivent être prises en compte dans les situations de mort de langue : le nombre de locuteurs monolingues dans la langue en danger, et le taux de transmission de cette langue en déclin.
En France comme en Suisse (la situation valdotaine, sur laquelle nous reviendrons quand nous aborderons le statut du francoprovençal et son enseignement, est plus favorable), les locuteurs ne parlant que francoprovençal, s'il en existe encore, sont sans doute très rares (l'école est obligatoire en France depuis 1881). On pourrait peut-être trouver des personnes âgées se sentant plus habiles en francoprovençal qu'en français, et préférant s'exprimer dans la langue vernaculaire, mais aucune de ces personnes n'aurait un minimum de compétences en français, y compris des compétences actives.
Quant au taux de transmission du francoprovençal, on doit distinguer deux types de transmission possibles, car ils peuvent engendrer des compétences différentes. La première, que l'on pourrait appeler transmission normale ou classique, est la transmission de la langue dès la petite enfance, langue maternelle même si le français a pu être transmis en même temps : le taux de transmission du francoprovençal dans ces conditions est aujourd'hui proche de zéro.
Mais un second type de transmission existe. Certains enfants peuvent être en contact avec le francoprovençal en assistant à des conversations tenues dans cette langue (même si les propos leur sont sans doute très rarement destinés, les cas où l'on s'adresserait en patois à des enfants s'apparentant au premier type de transmission dont on a vu qu'il était très rare). Entendant, même occasionnellement, la langue vernaculaire, certains enfants peuvent acquérir ainsi une certaine compétence en francoprovençal, compétence le plus souvent passive. Il arrive encore parfois que certains de ces enfants, parvenus à l'adolescence, ou même plus tard, tentent de parler patois eux aussi. Ce phénomène, relevé par G. Tuaillon dans la région alpine (Tuaillon, 1988a, p. 203) mais de faible extension aujourd’hui, a existé dès que certains parents se sont adressés en français à leurs enfants. La population adulte continuant de parler francoprovençal, certains enfants ont adopté le patois en concurrence avec le français. De nombreuses personnes âgées parlant francoprovençal aujourd'hui ont connu ce type de transmission, et ils ont parfois été les sujets d'enquêtes linguistiques sans que l'on prenne toujours en compte ce mode d’apprentissage particulier. Apparenté à ce type de transmission, des "cours de patois", dans différentes régions (cf. ci-dessous), ont permis l'enseignement de certaines notions de francoprovençal, ou son perfectionnement auprès de personnes possédant déjà quelques compétences.
Le francoprovençal n'est reconnu comme une langue officielle dans aucun des trois pays où cette langue est parlée. Mais sa reconnaissance comme langue régionale minoritaire varie selon les Etats.
La situation du francoprovençal en Italie, comme l'indique les chiffres avancés par G. Tuaillon, est plus favorable que dans le reste du domaine. Elle s'explique sans doute en partie par des raisons historiques. Au Val d'Aoste, le français a été utilisé dans les écrits administratifs depuis le XVe siècle, et il était devenu obligatoire pour les actes administratifs et judiciaires à partir de 1561. C'est seulement en 1861 que le français a été remplacé par l'italien. La présence historique du français, et sa reconnaissance, ont servi d'appui à la langue vernaculaire, le francoprovençal. Un autre facteur explique également la vitalité du francoprovençal dans la vallée d'Aoste : la langue régionale est enseignée, son apprentissage est encouragé par un "soutien actif et ancien au plan administratif et scolaire" (Martin 2000). En Italie, pays où coexistent presque partout une langue standard et une langue régionale, cette langue n'est pas sentie comme un obstacle à l'apprentissage du standard, contrairement à l'opinion qui règne en France30. Au Val d'Aoste, le francoprovençal apparaît comme un soutien au français, langue à laquelle les Valdotains sont très attachés31. Le francoprovençal est une langue bien vivante en Italie : "On le parle partout, en ville et à la campagne, dans les circonstances officielles, au travail, à la maison" (Tuaillon 1988a, p. 204), mais il reste une langue minoritaire menacée, dont la vitalité faiblit peu à peu.
En Suisse, le paysage linguistique est différent : le français est langue co-officielle, et le francoprovençal, sans statut particulier, a rarement été senti, dans la partie romande, comme un soutien utile au français32. Le nombre de locuteurs francoprovençaux est aujourd'hui très faible.
Le francoprovençal ne bénéficie pas, en France non plus, de reconnaissance officielle. La loi Deixonne, qui, en 1951, a permis d'introduire dans le cursus scolaire l'apprentissage de certaines langues régionales (occitan, basque, breton ; le flamand, l'alsacien, le corse étant exclus car considéré comme des "langues allogènes") en même temps qu'elle leur concédait une existence officielle, ignore le francoprovençal. Il n'est donc pas enseigné. Toutefois, en Savoie surtout, une initiation sommaire peut parfois exister, par l'initiative personnelle de certains enseignants, dans le cadre d'études sur le milieu. Une approche du francoprovençal est également possible, grâce à une UV de "Langues et cultures régionales" en Licence d'ethnologie (cours ouverts aux autres disciplines) à l'Université Lumière Lyon 2 et dans les cours de dialectologie de l'Université Stendhal de Grenoble.
Une certaine activité culturelle promeut également le francoprovençal : des "club de patois" réunissant des locuteurs francoprovençaux, des "cours de patois" attirant des personnes parfois relativement jeunes désireuses d'apprendre la langue vernaculaire, ou des personnes possédant déjà quelques notions de francoprovençal, se multiplient. Dans le cadre d'animations à caractère folklorique s'organisent des "fêtes du patois", et une place est accordée au francoprovençal dans des festivités locales : "fête de la batteuse", "fête des labours"... Ces activités sont bien vivantes en Savoie et Haute-Savoie, où le groupe de Conflans organise par exemple régulièrement une fête du patois. Lors de cette fête, un concours, ouvert depuis 1995 aux patoisants du Val d’Aoste et du canton du Valais, décerne des prix à des auteurs de textes ou chansons en francoprovençal. Une partie de ces productions fait l’objet de publication par le groupe de Conflans (Quand les savoyards écrivent leurs patois, 1997). Les initiatives sont également nombreuses dans la Bresse33, et se développent dans d'autres régions, mais aucune instance ne fédère ces différents projets. Dans les Monts du Lyonnais, il existe des cours ou clubs de patois dans quelques communautés de communes voisines les unes des autres ; certains patoisants se rendent à plusieurs de ces cours ou clubs, mais il existe très peu de contacts entre les initiateurs ou organisateurs de ces activités.
La Charte européenne des langues régionales et minoritaires, que la France devait signer, concernait le francoprovençal comme 74 autres langues dont l'occitan. Cette signature devait enfin accorder une reconnaissance à ces langues, et peut-être faciliter leur apprentissage dans le cadre scolaire. Hélas, la signature de la Charte a été, au mieux, repoussée34.
L. Tesnière cite G. Gröber qui indique le chiffre de 2 500 000 (Gröber 1904-1906, p. 544).
Sur les relations complexes entre le francoprovençal, le français et l’italien au Val d’Aoste, et l’évolution de cette situation linguistique, voir Bétemps 2000 ou Kasbarian 2000.
En France, la situation de l'alsacien présente toutefois quelques similitudes avec celle du Val d'Aoste. D'après une enquête sur la conscience linguistique des locuteurs dialectophones alsaciens effectuée par A. Bothorel-Witz et D. Huck, l'alsacien, s'il est perçu comme une entrave à l'apprentissage du français, apparaît à certains comme une aide à l'acquisition de l'allemand (Bothorel-Witz - Huck 1999).
Cf. Merle 1991, p. 98-107.
On peut citer par exemple L'Université Rurale Bressane, crée dans les années soixante-dix, dont l'une des ambitions est de redynamiser le patois (voir Bortolazzo 2000 pour une présentation plus complète des activités de l'U.R.B.).
Dans un article paru en 1997 dans le Français Moderne, C. Muller montrait les limites de cette charte (Muller 1997). Le colloque Langues et cultures régionales de France, Etat des lieux, enseignement, politiques, s'est tenu à Paris en juin 1999, alors que la signature de la charte était annoncée : nombre de contributions entérine à l'avance ce changement de politique, qui a finalement, peu après, été reporté. Le texte de la "charte européenne des langues régionales ou minoritaires" figure dans les actes du colloques aux pages 125-139.