1.2.3. Du limousin à l'occitan

Contrairement au francoprovençal qui est pratiquement resté une langue uniquement orale, l'occitan a été une grande langue de culture.

Les premiers écrits attestés en occitan remontent au IXe siècle. Il s'agit de chartes mêlant latin et occitan. Ensuite, le nombre de documents administratifs ou juridiques (chartes, coutumes, actes notariaux...) écrits en occitan augmente. Au XIIe siècle, cette langue administrative, telle qu'on peut l'observer grâce aux archives parvenues jusqu'à nous, montre une grande unité. S'il est vrai que l'essentiel des archives provient en majorité de la région de Toulouse, si la structure du latin, langue longtemps utilisée dans les écrits juridiques, a pu exercer une influence normative, une graphie commune aux diverses variétés de l'occitan, un lexique et des traits stylistiques fixés par l'usage, révèlent qu'une koinê administrative s'est établie35.

La littérature occitane du Moyen Age est la première littérature en langue populaire. Dès le XIe siècle, les premiers troubadours composent en occitan une poésie lyrique aux règles stylistiques très complexes, fondée sur une nouvelle conception de l’amour, l’idéalisation de la femme et le perfectionnement moral. Cette littérature montre dès son apparition une unité linguistique remarquable. La formation de cette koinê littéraire, en partie différente de la koinê administrative, n'est pas le produit d'une normalisation imposée par un pouvoir politique : elle semble avoir émergé de la diversité dialectale grâce à l'adoption et l’imitation, par les troubadours, de la langue utilisée par leurs prédécesseurs. L'absence de centre directeur explique que cette langue écrite reste alors une langue sans dénomination précise : lemosi, llemosi (limousin, patrie des premiers troubadours), proensal, proensales (provençal)...

La littérature des troubadours connaîtra son apogée aux XIIe siècle, favorisée par le prestige des cours méridionales. Son rayonnement dépasse alors largement le domaine d'oc : la poésie des troubadours est connue, et pratiquée, dans la France du Nord, en Italie, en Espagne, au delà de la Manche et du Rhin... Mais, au XIIIe siècle, la veine poétique s'épuise, et la croisade des Albigeois, qui cause des ravages dans le Sud de la France et bouleverse la structure sociale du Midi, entraîne le déclin de la littérature en occitan. Pourtant, l'occitan continue à être utilisé comme langue véhiculaire écrite. Il remplace peu à peu le latin dans les documents administratifs et juridiques et il reste utilisé comme langue littéraire, même si son prestige a diminué. C’est à cette époque "qu’on commence à suivre la création populaire de contes, de noëls, de poésies folkloriques, de prières plus ou moins magiques [...] et de chansons" (Rouquette 1980, p. 47). L'emploi de l’occitan s’étend même à de nouveaux domaines : médecine, histoire, science...

A partir du XIVe siècle, la part du français augmente dans les textes juridiques, en même temps que les variations dialectales de l'occitan s'y révèlent plus fréquentes. Le français s'impose d'abord aux abords du domaine d'oïl, puis il envahit peu à peu tout le Midi. Le Vivarais offre peu de documents anciens : d’après A. Brun (Brun 1923, p. 265-270), il semble que le français s’impose entre 1500 et 1530, mais au détriment du latin : les documents en occitan sont rares36. Au cours du XVIe siècle, le français s'est totalement substitué à l'occitan dans les écrits publics. Seules quelques vallées des Pyrénées du Sud-Ouest résistent encore jusque vers 1600. Cette disparition d'une fonction importante de la langue occitane entraîne une disparition de la norme graphique, qui se fragmente en pratiques individuelles centrées sur un dialecte particulier, ou même sur un parler. En même temps, c'est la conscience de l’unité de la langue occitane qui est atteinte.

Durant la période qui s'étend de la fin du Moyen-Age au XVIe siècle, les évolutions linguistiques s'accélèrent, augmentant la fragmentation du domaine occitan, "moment critique central avant et après lequel commencent ou se poursuivent un certain nombre d’innovations linguistiques accusant de plus en plus la divergence des parlers"37. A cette même époque, l'attrait de la littérature en français s'accroît et la poésie courtoise décline : les textes littéraires en occitan souffrent de la comparaison avec le lyrisme des troubadours du Moyen-Age. C'est pourtant à l'issue de cette période qui voit le français s'imposer comme langue administrative et juridique que survient ce que l'on nomme habituellement la première renaissance de l'occitan : de diverses provinces s'élève la voix d'auteurs occitans qui célèbrent la beauté de leur langue et tentent de la défendre (Pey de Garros, Bertrand Larade, Guillaume de Salluste en Gascogne, Bellaud de la Bellaudière en Provence, Pierre Goudouli, Auger Galhard en Languedoc...). Mais ces tentatives de promotion et de réhabilitation de l'occitan, ou le plus souvent du dialecte occitan de l'auteur, empruntent de plus en plus au français ses normes graphiques : la tradition scripturale médiévale semble oubliée.

Cependant, si la littérature occitane décline, si l'occitan disparaît comme langue administrative et véhiculaire, il reste très vivant : c'est la langue de la majorité de la population du Midi. Seules les élites connaissent le français. L'idéologie linguistique de la Révolution affectera peu la vitalité de la langue occitane, et la diffusion des idées révolutionnaires utilisera même parfois l'occitan 38.

Langue populaire, l'occitan, comme le francoprovençal, a parfois été la langue littéraire de poètes issus du monde ouvrier (J. Reboul, Jasmin, V. Gelu...). Toute autre est la production littéraire des érudits : tournés vers le passé, ils célèbrent la littérature des troubadours, qu'ils contribuent à faire redécouvrir, et restaurent ainsi la dignité de la langue occitane et son unité perdue (Lacurne de Saint-Palaye, Rochegude...). Des travaux39 sur la langue occitane apparaissent (du Dictionnaire de la Provence et du Comté Venaissin d’Achard en 1785, au Lexique roman de Raynouard (1838-1844)...), même s'ils adoptent parfois le point de vue de la langue dominante, comme les dictionnaires occitan-français censés servir à l'apprentissage du français (cf. Pasquini 1994 sur "l'action paradoxale des dictionnaires", p. 62-76). Les travaux de S.-J. Honnorat couronnent cette période : son Dictionnaire franco-provençal, publié de 1846 à 1848, consacre l'unité géographique et chronologique de l'occitan, en même temps qu'il oblige à poser le problème de l'élaboration d'une graphie unitaire.

La seconde renaissance occitane naîtra de ces prémices. Alors que les bouleversements sociologiques de l'aire industrielle commencent à altérer profondément la vitalité du patois, un groupe de poètes provençaux se donne l'ambition de restaurer la langue et la littérature provençale. Le talent de F. Mistral, dont l'oeuvre littéraire connaît un très grand rayonnement, conforte les propositions du Félibrige qui élabore peu à peu une graphie standardisée. Toutefois cette graphie souffre de deux carences : la graphie félibréenne, d'inspiration phonétique, mais empruntant certaines notations au français, pêche par quelques inconséquences40. Mais surtout, le système adopté est centré sur un sous-dialecte, le rhodanien, peu représentatif des parlers occitans. Seul "le droit de chef-oeuvre" invoqué par les tenants de la graphie félibréenne aurait pu imposer ce système mal adapté pour rendre compte de la diversité occitane. Les faits ont montré que l'aura de l'illustre auteur de Mirèio n'a pas été suffisante.

Mais, au delà de ce demi-échec, un des mérites des félibres est d'avoir montré que l'occitan pouvait survivre, qu'il pouvait s'illustrer en littérature. Une seconde réforme orthographique se développa. Fruit de contributions et travaux successifs (de Joseph Roux qui, dès 1876, s’écarte des principes félibréens à L. Alibert qui publie en 1935 sa Gramatica Occitana segon los parlars lengadocians) et adoptée par un nombre important d'auteurs de diverses régions de l'Occitanie, cette graphie "néo-romane", basée sur l'étymologie et d'abord très inspirée du dialecte languedocien, a été améliorée par les membres de l'Institut d’Etudes Occitanes pour s'adapter aux divers dialectes de l'occitan (cf. les travaux de L. Alibert, R. Lafont, P. Bec, J. Bouzet...).

Notes
35.

Cf. Bec 67, p. 73-75. Toutefois, J.-P. Chambon nie l'existence d'une koinê juridico-administrative, relevant qu'en Auvergne et en Velay, les écrits médiévaux sont rédigés "dans une langue qu'on n'a aucun mal à situer géographiquement, ni à placer sur l'axe évolutif des parlers occitans" (Chambon - Olivier 2000, p. 110 ; voir aussi p. 137, note 62).

36.

A. Brun cite les mots d’un notaire de Bourg-Saint-Andéol (petite ville ardéchoise située au sud de la région du Pilat) qui font explicitement référence aux "mandement du Roy" ordonnant l’usage de la "langue vulgaire", le français, mandements auxquels le notaire se plie (Brun 1923, p. 269).

37.

J. Ronjat 1930-47, cité par P. Bec 1967 (ce dernier énumère p. 90-91 les principaux changements qui affectent le moyen occitan).

38.

Voir par exemple Mauron - Emmanuelli 1986 ou Bec 1988, p. 111, note 3.

39.

Voir Bec 1988.

40.

Cf. P. Bec 1967, p. 108-109.