1.2.4. La situation actuelle de l'occitan

L'occitan, langue d'une littérature illustre, parlé dans une vaste aire géographique, n'a néanmoins jamais fait l'objet d'un recensement de ses locuteurs. Cette absence d'enquête publique de démographie linguistique, regrettable pour le francoprovençal, mais en partie compréhensible pour cette langue parlée dans une aire sans grande unité et dont l'autonomie et le nom même sont connus depuis peu par le grand public (cf. Pottier 1968, p. 1147), est significative pour une langue comme l'occitan. Il est d'ailleurs remarquable de noter que les seules enquêtes officielles portant sur l'usage d'une langue régionale, depuis le célèbre questionnaire de l'abbé Grégoire, portent pratiquement uniquement sur l'Alsace et la Lorraine41 : pour des raisons géopolitiques, l'Etat français cherchait à mesurer la vitalité des langues en présence, français, alsacien, allemand, dans ce territoire convoité et parfois annexé par l'Allemagne. Ailleurs, il n'était pas nécessaire de comptabiliser les locuteurs d'une autre langue régionale, d'autant que, comme le souligne P. Sauzet, ce recensement aurait valu reconnaissance (Sauzet 1988, p. 210-211). Il est vrai que le mouvement occitan, peut-être inquiet à la perspective d’un résultat décevant (voir Fabre - Lacroix - Lafont 1973, p. 257 ou Sauzet 1988, p. 219-200), n’a jamais revendiqué auprès des pouvoirs publics la réalisation d’une enquête de démographie linguistique.

On a vu que pour diffuser l'idéologie révolutionnaire, pourtant hostile aux langues régionales, l'occitan avait parfois été utilisé. C'était alors la langue de la majorité de la population. L'abandon de l'occitan débuta au moment de la naissance de l'aire industrielle (Bec 1967, p. 100). L'analyse des données de l'enquête de V. Duruy (1864) évaluant les communes parlant français (avec le coefficient d'erreur important que cela suppose) et le nombre d'enfants de 7 à 13 ans sachant parler et écrire français, permet à P. Sauzet de conclure qu'en domaine occitan, au minimum un quart des enfants de cette classe d'âge était unilingue en occitan à cette époque, et que 50% au moins étaient occitanophones (Sauzet 1988, p. 214). Plusieurs auteurs se sont risqués à fournir des évaluations : J. Anglade évalue les occitanophones entre douze et quatorze millions (Anglade 1921, p. 5), J. Ronjat donne le chiffre de dix millions, dont neuf pour qui "ce peut être la langue la plus usuelle" (Ronjat 1913, p. 26), L. Tesnière estime les usagers de l'occitan à dix millions au maximum (dans Meillet 1928, p. 386-388), tandis P. Bec, en 1963 parle d'une douzaine de millions (Bec 1967, p. 15). Pour B. Pottier, "sept ou huit millions semble un chiffre raisonnable" (Pottier 1968, p. 1155). En 1971, R. Lafont indiquait le chiffre de 8 millions, dont 2 millions d’usagers "à temps plein" (Lafont 1977, p. 57). Dans l'article "Les langues régionales d'Europe occidentale : Relevé de leur usage écrit" paru en 1990, A. Verdoodt indique le chiffre de 5 millions de locuteurs occitanophones en France42.

Au delà de l'imprécision de ces multiples évaluations, on peut remarquer qu'elles ne concernent pas la même période, qu'elles ne portent pas sur la même aire géographique (prise en compte ou non des occitanophones expatriés, domaine francoprovençal inclus dans l'évaluation...) et surtout qu'elles comptabilisent des types de locuteurs différents (locuteurs "potentiels" ou véritables usagers, locuteurs passifs, ou même "les gens qui, s'ils ne parlent pas coutumièrement la langue d'oc, en sont du moins assez imprégnés pour la comprendre aisément et la réapprendre dans un minimum de temps" (Bec 1967, p. 15)...). La vitalité de l’occitan n’est pas homogène sur tout le domaine : les villes perdent l’usage de la langue vernaculaire (Bec 1967, p. 15) (le déclin du francoprovençal semble plus avancé, tout au moins sur le territoire français : on ne parle plus le francoprovençal à Lyon depuis 1800 environ, à Saint-Etienne depuis le début du siècle...), et l’occitan est plus parlé en Languedoc qu’en Gascogne par exemple. Comme en domaine francoprovençal, des enquêtes locales donnent des indications relativement précises pour des localités ou de petites régions, mais ces données sont difficilement généralisables.

011D’autres types d'indications sont fournis par les cartes établies par B. Pottier et H. Walter à quelques années d’écart, cartes qui portent sur le bilinguisme français / langues régionales en France. Les auteurs précisent tout deux que ces cartes ont une valeur indicative. B. Pottier, en distinguant "le degré de bilinguisme usuel selon les régions" (Pottier 1968, p. 1152), reprend la limite entre francoprovençal et occitan, puisqu’il considère que la totalité du domaine francoprovençal connaît un bilinguisme "sporadique", alors que la majorité du domaine occitan connaîtrait un bilinguisme "courant", ou même "intense" dans la frange occitane aux alentours des Pyrénées. La carte d’H. Walter indique seulement la présence ou non du bilinguisme français / langues régionales sur le territoire français (Walter 1988, p. 118) : l’aire unilingue qui s’étend autour de Paris est plus vaste que celle portée sur la carte de B. Pottier, et cette aire atteint l’ouest du francoprovençal (le francoprovençal aurait disparu dans la Loire, le Rhône, l'ouest de l’Ain), alors qu’elle n’écorne qu’à peine le domaine occitan (le département du Puy-de-Dôme serait pratiquement monolingue). En quelque quinze ans, on pourrait ainsi mesurer géographiquement l’avancée du français comme langue exclusive, avec toutefois une marge d’erreur non négligeable : on constate par exemple que des régions considérées comme monolingues en 1968 sont classées, une dizaine d'années plus tard, comme bilingues par H. Walter (département de la Côte-d'Or, une partie du département de l’Yonne). Les critères envisagés ne sont sans doute pas les mêmes : H. Walter précise que sa carte est établie à partir de témoins sédentaires assez âgés43, tandis que B. Pottier ne fournit pas les données prises en compte dans l’établissement de sa carte.

011Tout comme en francoprovençal, le nombre d'occitanophones exclusifs, s'il en existe encore, est aujourd'hui négligeable. Les enfants apprenant l'occitan dès l'enfance sont également sans doute très peu nombreux, et, dans ces quelques cas, le français doit très souvent être acquis en même temps. La transmission indirecte de l'occitan existe en occitan comme en francoprovençal, et peut-être dans une plus grande mesure, même en négligeant la disproportion géographique des deux domaines considérés. Cette transmission indirecte de compétences en occitan conduit sans doute un certain nombre d’enfants ayant profité de l’exposition à la langue occitane à tenter de la pratiquer. Le nombre de ces locuteurs "tardifs" est évidemment inconnu.

011Un facteur sociolinguistique très important distingue la situation francoprovençale de la situation occitane. Depuis 1951, date à laquelle la loi Deixonne a permis l'enseignement des langues régionales, l'occitan a pu occuper une place (facultative) dans le cursus scolaire. Aujourd’hui, dans quelques écoles maternelles, l'occitan est la langue exclusive : ces Calandretas rassemblent une centaine d'enfants à Pau, Béziers, Montpellier. Il existe également quelques écoles maternelles bilingues français / occitan. Dans l'enseignement primaire, la présence de cours d'occitan dépend de la motivation individuelle des instituteurs, et de quelques postes de maîtres itinérants et de conseillers pédagogiques spécialisés. Au collège et au lycée, l'occitan peut être enseigné et il peut être choisi comme épreuve optionnelle au baccalauréat. Mais cet enseignement de l'occitan ne concerne pas une population très nombreuse, et cette présence de la langue occitane à l'école n'est pas homogène dans tout le domaine d'oc. A l'université, l'occitan est enseigné dans la plupart des grandes villes universitaires de l'Occitanie, ainsi qu’à Paris, Grenoble... La place et l'organisation de cet enseignement sont variables selon les universités. Un module de "Culture et langue régionale" (à Montpellier, Aix...), ouvert aux titulaires de DEUG peut être intégré à une licence, comme enseignement optionnel, ou être un diplôme autonome, afin de former des professeurs de collèges et de lycées. En 1984, quatre universités avaient reçu l’habilitation à préparer ce module. Aujourd’hui, il existe des concours de type C.A.P.E.S. ou agrégation d'occitan, et des D.E.A. ou des formations doctorales se mettent en place (Nice...)44.

011A la différence de la situation en domaine francoprovençal (où la langue n’est pas enseignée sauf en Italie, au Val d’Aoste), il existe donc un nombre significatif de locuteurs occitanophones, souvent des urbains, dont les compétences ont été acquises non pas dans le milieu familial, dès l'enfance, mais ultérieurement, dans le cadre scolaire, ou par décision individuelle à l'âge adulte ; comme en francoprovençal, mais dans une plus grande proportion, certaines personnes non-occitanophones ou possédant quelques notions ou réminiscences ont pu profiter des activités culturelles ou des initiations proposées par des associations culturelles. La variété occitane acquise dans ce cas peut alors se distinguer de la variété dialectale parlée pourtant au même endroit.

011L'activité culturelle autour de l'occitan est beaucoup plus importante que celle qui existe pour valoriser le francoprovençal. Outre son expression dans les fêtes locales, où le patois est souvent présent (sa fonction n'est alors pratiquement que "folklorique" ; voir par exemple Valkhoff 1977, p. 392 ou Eucher 1990, p. 94), l'occitan, objet de nombreux travaux universitaires portant sur la langue ou son enseignement, est une langue écrite : les productions littéraires, en graphie provençale ou, de plus en plus, en graphie occitane, sont nombreuses, malgré le coût de l’édition, lié à la faible diffusion. Le théâtre, le roman, mais surtout la poésie tentent de plus en plus de dépasser le cadre régional, révélant une "ambition pan-occitane" (Rouquette 1980, p. 114). L'occitan est également utilisé dans des publications universitaires (cf. Estudis Occitans, Institut Estudis Occitans (I.E.O.) ; Langas, Montpellier ; Revue des langues romanes...). Un élan occitaniste militant appuie ces tentatives de revitalisation de la langue et la culture occitane. Le militantisme occitan a parfois pris la forme d'un mouvement politique assez radical.

011Pourtant, en face de cette prise de conscience45 par une population le plus souvent urbaine et cultivée de l'intérêt de l'occitan et de sa sauvegarde46, le déclin de la langue vernaculaire continue dans les couches de la population qui parlaient traditionnellement l'occitan, la population autochtone rurale, dont la moyenne d'âge est de plus en plus élevée. Si l’occitan est une dénomination bien connue du public cultivé, les variantes locales de l’occitan sont encore appelées très fréquemment patois par les occitanophones "traditionnels", qui valorisent souvent les différences locales et ignorent parfois que leurs parlers sont des variétés de l’occitan (cf. Eucher 1990, p. 96 ; Valkhoff 1977, p. 395...), bien que certains connaissent l'apparentement de leur parler à un dialecte de l'occitan : auvergnat, provençal...

Notes
41.

Voir par exemple Denis - Veltman 1989, p. 13-19, ou Hartweg 1988, p. 39-40.

42.

Pour le francoprovençal, l'évaluation est de 90 000 pour l'Italie (Verdoodt 1990, p. 290-291). En ce qui concerne la situation du francoprovençal en France et en Suisse et de l'occitan en Italie, Verdoodt signale que ses correspondants n'ont pas pu ou pas voulu "avancer un nombre même approximatif de locuteurs" (p. 289-291).

43.

Cf. également Walter 1993, où l’auteur compare sa carte sur le bilinguisme en France, établie d’après des enquêtes effectuées entre 1974 et 1978 et dont les résultats ont été publiés en 1982, avec celle de B. Pottier.

44.

A propos de l’enseignement de l’occitan, voir par exemple Sauzet 1988, p. 242, ou, pour une approche plus prospective, Fossat 1999.

45.

Contrairement au francoprovençal, l’occitan peut être considéré comme une langue polynomique, selon le terme utilisé par J.-B. Marcellesi, c’est-à-dire une langue "dont l’unité est abstraite et résulte d’un mouvement dialectique et non de la simple ossification d’une norme unique, et dont l’existence est fondée sur l’affirmation massive par ceux qui la parlent, de lui donner un nom particulier et de la déclarer autonome des autres langues reconnues" (Marcellesi 1984, p. 314) ou "une langue à l'unité abstraite, à laquelle les utilisateurs reconnaissent plusieurs modalités d'existence, toutes également tolérées sans qu'il y ait entre elles hiérarchisation ou spécialisations de fonction" (Marcellesi 1987, cité dans Guespin - Marcellesi 1990, p. 144). Selon ces deux définitions, il manque au francoprovençal la connaissance même de son existence par ses propres locuteurs, pour pouvoir être considéré comme une langue polynomique.

46.

Ce phénomène est fréquent dans les situations de substitution de langue, où se manifestent des tentatives de revitalisations. Nombre de promoteurs ou d'acteurs de la revitalisation sont des locuteurs peu compétents dont le statut social les protège de l'image négative de la langue dominée : appartenant souvent à une catégorie sociale plus élevée que les locuteurs compétents, ils ne peuvent pas être suspectés (ou ils ne se sentent pas suspectés) des "stigmates" attachés à la langue dominée (ruralité, retard économique ou culturel...), et ils revendiquent la promotion de la langue en déclin... dans la langue dominante. Toutefois, ce phénomène peut ne pas jouer dans le cas d'une langue en danger, quand elle est parlée ailleurs dans le monde avec un statut élevé, ou quand la langue en déclin est parlée par une élite.