1.3. Les traits linguistiques distinguant le francoprovençal de l'occitan

Le francoprovençal se distingue de l'occitan par quelques traits linguistiques essentiels. Nous n’évoquerons ici que quelques-unes de ces distinctions, sans préjuger de leur présence dans les parlers de la région du Pilat (située au nord de l’amphizone décrite par P. Nauton, la région du Pilat n’est pas affectée par l’ensemble de ces différences entre occitan et francoprovençal, mais en connaît d’autres, propres aux variétés locales d’oc et de francoprovençal).

Le francoprovençal comme l'occitan connaît l'accentuation paroxytonique alors qu'il n'existe pas de voyelle finale atone en français. Si certains parlers francoprovençaux manifestent une tendance au recul de l'accent de la syllabe pénultième sur la syllabe finale, cette tendance plus ou moins prononcée selon les régions, est sporadique. Seule une frange nord du francoprovençal a perdu récemment l'accentuation paroxytonique (voir par exemple Cl. Michel 1993).

En phonétique, le trait essentiel qui distingue le francoprovençal de l’occitan est le traitement du A, selon qu'il est précédé ou non de consonnes palatales. Le francoprovençal, palatalisant le A dans ce contexte, possède une double série de mots (noms et adjectifs) féminins continuant les féminins en -A final du latin, et également deux classes de verbes issues de la conjugaison latine en -ARE, alors que l’occitan ne connaît qu’une seule série dans les deux cas. Ce traitement spécifique du francoprovençal est très important car il concerne un nombre de mots élevé.

La diphtongue latine AU s'est maintenue en occitan, resté plus proche du latin, alors qu'elle s'est simplifiée en o en francoprovençal. Par contre, en francoprovençal, le U atone final a subsisté, sous la forme o ou u, dans les proparoxytons et comme voyelle d'appui.

Contrairement à l'occitan, en francoprovençal les voyelles E bref, O bref, E long et O long se sont diphtonguées lorsqu'elles se trouvaient en syllabe libre, aboutissant à des résultats variés selon les régions. Cette évolution précoce est commune au francoprovençal et au français, mais le francoprovençal n'a pas suivi les innovations ultérieures qui se manifestèrent en domaine d'oïl (a reste a en syllabe tonique libre, persistance de l'accentuation paroxytonique...).

Jusqu'à une date récente, U long latin a conservé, en francoprovençal, son timbre vélaire u (Tuaillon 1968). Aujourd'hui, dans la plupart des parlers francoprovençaux, il s'est palatalisé en ü, mais quelques buttes-témoins conservent le timbre originel (Bugey, est du Valais...). Mais dans le cas où U long latin était suivi de N, il n'y a pas eu de palatalisation. Dans ce contexte, présent dans des mots de grande occurrence, U + N aboutit à õ. En hiatus devant une voyelle, U se maintient sous la forme w (vãdü "vendu" / vãdw a "vendue").

En occitan comme en francoprovençal, les consonnes occlusives intervocaliques se sont affaiblies, mais l'affaiblissement a été plus important en francoprovençal, se poursuivant parfois jusqu'à l'amuïssement :

Latin occitan francoprovençal
P b v
T d Ø
C g y
D z Ø

Dans le contexte particulier où C ou G sont suivis de A, la palatalisation concerne non seulement le francoprovençal, mais aussi tout le nord du domaine occitan, séparant les dialectes occitans septentrionaux des dialectes occitans méridionaux (voir carte H).

Le maintien du U atone final en francoprovençal a sans doute facilité la formation des adjectifs possessifs notrõ "notre", votrõ "votre", analogiques de "mon", "ton", formes qui sont spécifiques du domaine francoprovençal (l'aire où la forme est attestée coïncide presque avec l'aire du francoprovençal). Le O de la désinence verbale de la première personne du singulier de la première conjugaison latine s'est maintenu sous la forme -o ou -u, et il s'est même étendu à l'ensemble des conjugaisons. Le double traitement du A latin précédé ou non d'une consonne palatale a une répercussion sur la formation des participes passés masculins du premier groupe, où l'on observe une alternance entre participes passés en -a (< A non précédé de palatale) et en -ja (< palatale + A), et sur la formation des infinitifs du premier groupe qui sont soit en -a (< A non précédé de palatale), soit en -ie, -i, -e (< palatale + A).

Tandis que le pronom personnel sujet n'est pas exprimé en occitan (la flexion verbale, proche du latin, permet de distinguer les différentes personnes), il est utilisé en francoprovençal où il revêt des formes variées selon les régions (voir par exemple Martin 1974, 1979b, Bouvier 1971 ou Barou 1978).

Le lexique de l'occitan et celui du francoprovençal gardent quelques traces de leurs substrats respectifs. A date ancienne, le francoprovençal partageait avec l'occitan (en particulier l’occitan de l’Est) un grand nombre de types lexicaux communs, plus élevé même que celui des unités lexicales qui étaient propres au francoprovençal (cf. Schmitt 1974, 1977), provenant de la romanisation de l'actuel domaine francoprovençal par la Narbonnaise. Puis Lugdunum étant devenue la capitale des Gaules, la poursuite de la romanisation de ce domaine s'effectua depuis Lyon, et l'occitan, ou tout au moins le nord de l’occitan, emprunta à son tour au francoprovençal (Gardette 1983, p. 585-606). P. Gardette a montré qu'une partie des mots propres au francoprovençal relève du vocabulaire poétique (FETA "femelle qui a mis bas" > feya "brebis", MOLARIS "rocher" > molar "élévation de terrain", etc. ; voir par exemple Gardette 1983, p. 585-606 ; Schmitt 1974). Le choix de ces types particuliers, comme le maintien des neutres FRAGUM, FAGUM, PIRUM par exemple, montrent "une latinisation de haut niveau" (Martin 1990, p. 678).

Si une partie du lexique occitan appartient nettement à l'ensemble gallo-roman, une autre est commune avec l'ensemble ibéro-roman alors qu'aucune partie du vocabulaire francoprovençal ne relève de cet ensemble. Les mouvements de population ont influencé l'occitan et le francoprovençal : l'invasion burgonde, autrefois surestimée (cf. ci-dessus), a toutefois donné au francoprovençal quelques mots d'origine germanique, mais qui n'appartiennent pas au vocabulaire courant (cf. Tuaillon 1972, p. 321-322). De son côté, l'occitan a accueilli dans son lexique des mots d'origine arabe par le biais de contacts anciens ou des invasions. Très tôt, le francoprovençal a subi l'influence du domaine d'oïl, et cette orientation vers le nord influença de plus en plus le lexique francoprovençal, marquant une coupure avec l'occitan : la proportion de types lexicaux communs à l'occitan et au francoprovençal diminua.

Cette présentation du francoprovençal et de l'occitan montre que la région du Pilat se situe aux confins de deux ensembles linguistiques nettement différents. Cette position périphérique joue-t-elle un rôle dans la situation sociolinguistique de ce domaine ?