Dans l’introduction de cette étude, nous avons qualifié la situation linguistique de la région du Pilat de "situation de diglossie". Le terme diglossie qualifiant certains types de rencontres de deux ou plusieurs langues dans une communauté linguistique, est-il approprié pour décrire le paysage linguistique de la région du Pilat ? L’acception du mot diglossie a évolué depuis sa première utilisation en sociolinguistique, et il peut englober aujourd’hui des situations relativement diverses. Tel qu’il avait été défini par C. A. Ferguson pour décrire les quatre cas qu’il envisageait, la situation linguistique du monde arabe, de la Suisse alémanique, de Haïti et de la Grèce (Ferguson 1959), il ne pouvait s’appliquer qu’à un ensemble restreint de cas : la diglossie caractérisait pour lui la situation linguistique relativement stable d’une nation où étaient parlées deux variétés d’une même langue, dont l’une, la variété high ("haute" : H), était standardisée, enseignée à l’école et possédait un prestige social supérieur à l’autre, la variété low ("basse" : B). Chacune des deux variétés pouvait être utilisée par les mêmes locuteurs mais pour des fonctions communicatives complémentaires. Mais la définition de C. A. Ferguson ne rendait pas compte de la complexité des cas qu’il avait étudiés, et elle était trop restrictive pour s’appliquer à d’autres situations qui présentaient pourtant de grandes affinités avec celles qu’il considérait comme diglossiques.
J. A. Fishman a étendu le domaine d'application de la diglossie à d’autres situations linguistiques (Fishman 1971): pour lui, les langues en présence ne sont pas forcément apparentées, les fonctions respectives des langues ne sont pas obligatoirement hiérarchisées, les locuteurs peuvent ne pas parler les deux langues... Il propose de décrire toute situation linguistique en fonction de l'absence ou de la présence de la diglossie et du bilinguisme dans une communauté linguistique selon le tableau en quatre cases (Fishman 1971, p. 89) :
diglossie
+ | - | |
+ | 1. diglossie et bilinguisme |
2. bilinguisme sans diglossie |
bilinguisme
- | 3. diglossie sans bilinguisme |
4. ni diglossie ni bilinguisme |
Mais l'extension du domaine d'application du terme diglossie à des situations très différentes lui a fait perdre une partie de son pouvoir descriptif. Conçue comme hyperonyme (Lüdi 1990, p. 312), la diglossie peut caractériser un grand nombre de situations. Dans l'article "Diglossie et polyglossie" du Lexikon der Romanistischen Linguistik, G. Lüdi définit "l'espace variationnel de la notion de diglossie" suivant différents axes (Lüdi 1990). En fonction de la valeur attribuée à quelques variables, on pourrait situer une situation linguistique le long des axes de différents continua.
On peut, a priori, évaluer à peu près la situation linguistique de la région du Pilat sur certains de ces continua. Mais cette évaluation est peu précise, et la valeur, même approximative, de certaines variables demeure inconnue :
la distance typologique : appliquée dans un premier temps à la seule situation de contact entre deux variétés d'une même langue, la notion de diglossie prend maintenant en compte d'autres configurations, en incluant, par exemple, des situations de proximité très grande, puisque Gumperz a montré que la notion de diglossie pouvait s'appliquer au cas d'une société ne pratiquant qu'une langue mais où les différents registres de cette langue pouvaient se distribuer en emplois fonctionnellement répartis (seules des communautés linguistiques monolingues de très petites tailles et très homogènes pourraient alors ne pas être diglossiques) (cf. Fishman 1971, p. 88). A l'autre extrémité de l'axe formé par l'écart typologique entre les langues en présence, la diglossie peut également caractériser une société où sont parlées des langues génétiquement non-apparentées. La position de la région du Pilat sur cette échelle est donc intermédiaire. Mais il n'est pas aisé de l'établir précisément car l'écart entre le francoprovençal et le français peut être considéré, d’après la linguistique diachronique, le lexique, la phonétique..., comme moins grand que celui qui existe entre l'occitan et le français. Peut-on estimer que les différents parlers de la région du Pilat sont suffisamment homogènes pour être envisagés comme des variantes d'une même langue, ou doit-on distinguer les parlers occitans des parlers francoprovençaux ? On connaît l'extrême difficulté que rencontrent les linguistes pour circonscrire en entités discrètes les termes de langue, dialecte, patois..., l'abondante littérature sur le sujet (voir par exemple Martinet 1954, 1960, 1969 ; Fourquier 1968, Calvet 1974...), et, en définitive, l'acceptation d'une part d'arbitraire pour distinguer les situations ambiguës47. En effet, les critères linguistiques peuvent former des continua relativement progressifs, et la prise en compte de critères sociolinguistiques, subjectifs, comme le jugement des locuteurs ou l'intercompréhension, ne permettent pas, dans de nombreuses situations, de trancher définitivement.
le nombre de langues en présence : la notion de diglossie ne s'appliquait à l'origine qu'à la rencontre de deux variétés d'une langue, mais elle a rapidement été étendue à toutes sortes de situations multilingues. Pour décrire la situation linguistique du Pilat, la distinction entre parlers occitans et parlers francoprovençaux ne se justifiera a posteriori que si un nombre suffisant de variables définissant la diglossie aboutissent à des résultats différents selon les deux groupes de parlers.
l’espace géographique : le cadre de la diglossie était, dans l’esprit de Ferguson, la nation. Mais ce cadre peut être plus vaste (par exemple l’Europe, quand les élites parlaient français alors que la majorité de la population parlait d'autres langues), ou au contraire plus réduit : une région, un village... La région du Pilat formera, dans cette étude, l’espace géographique d’une communauté diglossique.
le taux de bilinguisme : le tableau indiquant les relations possibles entre diglossie et bilinguisme montre que quatre cas de figure sont possibles. Dans le cadre de la conception de Fishman, le bilinguisme se distingue de la diglossie en ce qu'il est "une caractéristique individuelle, alors que la diglossie caractérise l'attribution sociale de certaines fonctions à diverses langues ou variétés" (Fishman 1971, p. 97). Le terme de bilinguisme peut être qualifié par de nombreux épithètes (individuel, social, horizontal, vertical...) et être défini de plusieurs façons. Nous l'utilisons dans cette étude dans le sens large relevé par C. Baylon dans Sociolinguistique : "le bilinguisme commence dès qu'il y a un emploi concurrent de deux langues, quelle que soit l'aisance avec laquelle le sujet manie chacune d'elles" (Baylon 1991, p. 147). Les habitants de la région du Pilat peuvent ainsi être groupés en deux catégories : les personnes monolingues en français et les personnes bilingues français / langue régionale (quelle que soit l'étendue de leurs compétences dans les parlers occitans et/ou francoprovençaux). Afin de préciser la situation linguistique actuelle dans le domaine étudié, il est nécessaire de parvenir à évaluer la proportion des membres de chacune de ces deux catégories de locuteurs.
la répartition fonctionnelle des langues : cet aspect essentiel de la diglossie apparaît dès la première utilisation du terme par Ferguson. L’emploi d’une langue ou d’une autre est conditionné, dans une communauté diglossique, par différents paramètres : lieu, thème, rôles des locuteurs... La répartition peut être très stricte, prédictible selon certains paramètres, ou plus souple. Pour connaître la place qu'occupe le patois dans la région du Pilat, il faudra décrire l'évolution de la répartition des fonctions des langues en présence, et, en particulier, découvrir si le français remplit toutes les fonctions nécessaires à la communauté linguistique ou si une fonction au moins est réservée exclusivement à la langue régionale (ou aux langues régionales s’il est nécessaire de distinguer parlers occitans et parlers francoprovençaux), ce qui supposerait alors que les monolingues en français soient exclus d’une fonction langagière
la stabilité de la situation diglossique : dans la conception de C. A. Ferguson, la diglossie caractérisait une situation stable. Mais l'emploi du terme diglossie s'est étendu à des types de sociétés où le bilinguisme est transitoire, la diglossie étant alors une phase plus ou moins longue d'un état vers un autre. En Catalogne en particulier, d'importantes enquêtes sociolinguistiques ont montré que la diglossie était une étape possible vers une substitution de langue, à moins qu'une normalisation de la langue minorée n'intervienne et que ne s'opère un renversement de la dissymétrie entre le prestige respectif des langues en présence. Cette théorisation de la diglossie comme un processus dynamique et conflictuel (voir par exemple R. Ninyoles 1976) a influencé certaines recherches sociolinguistiques en Occitanie (voir Fabre - Lacroix - Lafont 1973, p. 257 ou Sauzet 1988, p. 222-223). Elle n'est pas dépourvue d'une dimension revendicatrice, consciemment assumée, et participe, de ce fait, au rapport de forces entre les langues en contact. La région du Pilat est visiblement dans une situation de diglossie "dynamique" : il convient donc d'essayer d'évaluer la vitesse de ce processus. Mais, dans "l’espace variationnel de la diglossie / polyglossie" que présente G. Lüdi dans son article "Diglossie et polyglossie", le facteur Temps n’intervient que sur l’axe de la "stabilité de la répartition fonctionnelle" (G. Lüdi 1990, p. 321 ; voir Calvet 1987 qui insiste sur la nécessité d'une "vision dynamique" de la diglossie). Pour appréhender le rythme du processus de renversement de langue à l’oeuvre dans la région du Pilat, il est sans doute également nécessaire de prendre en compte l’évolution des taux de monolinguisme et de bilinguisme.
degré de standardisation : dans sa première définition, la diglossie supposait le contact entre une variété haute, rigoureusement standardisée, et une variété basse qui ne l'était pas ou l'était peu. Ce point a également été discuté, et la notion de diglossie a permis de décrire des situations qui ne correspondaient pas à cette première conception. Dans le cas qui nous occupe, cette différence entre une langue hautement standardisée et d'autres qui le seraient peu correspond assez bien à la situation. Comme on l'a vu dans la brève présentation des deux langues régionales dont des variantes locales sont parlées dans le Pilat, le francoprovençal n'a pas connu de standardisation globale. Quant aux travaux du Félibrige ou à ceux du mouvement occitan, et à la tentative de revalorisation de l’occitan qui les accompagnent, nous devrons tenter de vérifier s'ils ont un retentissement effectif dans la région du Pilat.
mode d'acquisition des langues en présence : la diglossie telle qu'elle était conçue à ses débuts supposait une acquisition principalement scolaire de la variété haute, la variété basse se transmettant comme une langue maternelle. La situation du Pilat est différente : la langue haute est aujourd'hui acquise de manière naturelle. Mais la situation du français est évidemment confortée par le système scolaire, dont le francoprovençal est totalement exclu. Quant à l'occitan, il peut éventuellement se voir accorder une place, très faible au demeurant, dans le cursus scolaire. Nous devrons vérifier si c'est le cas dans la partie occitane concernée par nos recherches et si cet éventuel enseignement a une incidence dans la communauté linguistique.
prestige respectif des langues en présence : la variété standardisée et enseignée institutionnellement de la diglossie classique était qualifiée de variété haute à la fois à cause des fonctions qu'elle occupait, les plus nobles et les plus formelles, et par la légitimité qu'une littérature prestigieuse lui avait fait acquérir. Cette hiérarchie entre le français et les parlers locaux existe manifestement dans la région du Pilat. Mais sur quels critères est-elle établie, comment se manifeste-t-elle et quelle est l'ampleur de cette différence de statuts ? Là encore, l'occitan peut éventuellement être avantagé par rapport au francoprovençal. Est-ce le cas dans la région du Pilat ?
Nous avons utilisé les directions suggérées par cette vision élargie de la diglossie dans la conception du questionnaire sociolinguistique afin d'essayer de répondre aux questions soulevées en introduction.
Voir par exemple W. F. Mackey, qui, à propos de la différence entre langue et dialecte, écrit : "on peut difficilement distinguer entre les deux, sans tomber dans l’arbitraire. Au point de vue linguistique, il n’y a pas de distinction interne. C’est simplement un continu de degrés de différence entre les parlers des diverses populations" (Mackey 1976, p. 20).