Les enquêtes, les travaux, les outils élaborés dans les recherches sur les différentes situations de mort de langue ou de déclin de langue (langage death selon la terminologie couramment employée dans la littérature anglaise sur le sujet) ont également orienté nos enquêtes et serviront à l'analyse des données.
Si l'intérêt scientifique pour la disparition de langue n'est pas nouveau (voir Swadesh 1948), la constitution de ce domaine en un champ de recherches spécifique est assez récent48. Plusieurs facteurs semblent avoir joué pour favoriser son éclosion : les années 1970 avaient vu naître des mouvements en faveur de la reconnaissance des valeurs ethniques (ethnic revival selon J. Fishman 1985). Le 500e anniversaire de la pseudo-découverte de l’Amérique a entraîné une prise de conscience de l’intérêt de la préservation des langues et des cultures indigènes d’Amérique par les locuteurs eux-mêmes. Des tentatives de préservation et de revitalisation de langues autchtones aux USA mais aussi, par exemple, en Amérique du Sud ou en Australie (voir par exemple Craig 1993, Mithun 1998...) se sont multipliées. Les communautés concernées ont parfois fait appel à des linguistes pour les aider à recueillir le patrimoine linguistique qui pouvait subsister et les aider à élaborer des stratégies pédagogiques.
Les linguistes prenaient également la mesure de l'ampleur de l'appauvrissement en cours du patrimoine linguistique mondial. Au moins la moitié des langues du monde seraient plus ou moins en danger : dans son discours prononcé lors de la remise de la médaille d’or du CNRS 1995, Cl. Hagège signalait : "‘Selon les estimations les plus pessimistes, le nombre de langues [...] pourrait [...] n’être plus que de quelques centaines vers l’an 2150’" (Hagège 1995). Krauss estimait, en 1992, que 20 à 50% des 5 000 à 6 000 langues du monde étaient en déclin ("moribund") et il évaluait à environ 90% les langues menacées de disparition au cours du XXIe siècle (Krauss 1992, cité par Woodbury 1998, p. 234). En 2000, Cl. Hagège évoque une moyenne de 25 disparitions par an, et il estime que la moitié des langues du monde vont disparaître au cours du XXIe siècle (Hagège 2000, p. 9).
Une linguiste américaine, Nancy Dorian, qui travaillait depuis les années 1970 sur un dialecte gaélique d'Ecosse, orienta ses études de la langue des locuteurs traditionnels vers la description de celle des locuteurs moins compétents, qu'elle nomma semi-speaker "semi-locuteur" (Dorian 1973, 1977a, 1977b, 1978, 1981...), catégories généralement délaissées par les linguistes qui cherchent le plus souvent à décrire l'état le plus "pur" des langues qu'ils étudient à partir des locuteurs les plus "archaïsants". Elle tenta d'expliquer les changements observés entre les différents types de locuteurs en fonction de paramètres linguistiques et sociolinguistiques, cherchant à dégager des tendances potentiellement communes à d'autres situations de mort de langue. Ses préoccupations rencontraient celles d'autres linguistes qui étudiaient déjà d'autres situations de langue en déclin (W. Dressler, J. Hill - K. Hill, S. Gal...) ou celles de chercheurs qui travaillaient sur des langues mal documentées (C. Grinevald...), à partir des données recueillies auprès des derniers locuteurs de langues en voie de disparition, et qui sont souvent amenés à s'interroger sur la nature de ces données : correspondent-elles à l'état "classique" de la langue, ou le processus de déclin a-t-il eu une incidence sur la structure de la langue ? Extrêmement précieuses49 puisque, dans certains cas, de nouvelles enquêtes seront rapidement impossibles faute de locuteurs, ces données informent sur des états de langue propres à des situations sociolinguistiques particulières50.
La confrontation des travaux de N. Dorian avec les études de chercheurs travaillant sur des langues géographiquement et génétiquement très différentes, dans des situations sociolinguistiques diverses, s'avéra fructueuse, et, en 1989, prit la forme d'un ouvrage collectif dirigé par N. Dorian, intitulé Investigating obsolescence. Studies in language contraction and death, dont l'ambition à la fois récapitulative et programmatique marquait l'émergence de l'étude de la mort des langues comme champ de recherches autonome, même s'il entretient des rapports étroits avec d'autres domaines de recherches : créolisation, acquisition, étude des changements linguistiques, étude des contacts de langues, pathologie, universaux... D'autres travaux suivirent, s'enrichissant les uns les autres en confrontant des données de diverses provenances et en testant différentes hypothèses ; à la suite de l'ouvrage collectif dirigé par N. Dorian, plusieurs publications ont montré l'intérêt spécifique de ce champ de recherches et la progression de son étude (cf., pour les ouvrages collectifs, H. Seliger - R. Vago (1991), First language attrition ou L. Grenoble - L. Whaley (1998), Endangered languages par exemple).
La littérature concernant ce domaine de recherche est à peu près exclusivement en langue anglaise. Très peu d’études portent sur les langues, régionales ou immigrées, parlées en France (à l’exception du breton étudié par W. Dressler sous l’angle de sa disparition ou au moins du processus de déclin qui le menace ; cf. Dressler 1972, 1978...), et, malgré le nombre de langues menacées d’une possible disparition (75 langues étaient concernées par la Charte Européenne des langues régionales et minoritaires), les travaux portant sur la mort des langues sont encore rarement évoqués en France. Ceci tient sans doute à plusieurs raisons. Les langues régionales parlées en France métropolitaine sont étudiées depuis longtemps, et, même si certaines sont de nos jours pratiquement éteintes (certains dialectes d’oïl), elles sont, en définitive, assez bien documentées : le danger de prendre pour caractéristique d’une langue ce qui serait un trait propre au processus de déclin est écarté. D’autre part, la sociolinguistique a longtemps été délaissée par les dialectologues (voir par exemple D. Hadjadj qui écrivait en 1983 "A l'heure actuelle, il n'existe pas de travail sociolinguistique à grande échelle sur les parlers dialectaux" (Hadjadj 1983) ; voir aussi A. Badia I Margarit 1984) et la recherche dialectologique s’est en grande partie organisée, en France, selon les différentes familles linguistiques. Il n’existe pas beaucoup de contacts entre les linguistes travaillant sur les parlers romans ou gallo-romans, et ceux dont l’activité de recherche principale porte sur des langues génétiquement différentes, comme le basque, le breton, l’alsacien, les différents créoles..., malgré les similitudes sociolinguistiques entre ces différents domaines, que des confrontations plus nombreuses permettraient de relever et de comparer.
Les études portant sur des langues en danger obligent, dans une perspective sociolinguistique, à affiner la notion de communauté linguistique et à catégoriser plus précisément les diverse sortes de locuteurs. La comparaison de différentes situations de mort de langue pourrait être utile à l'étude des situations de diglossie avancée et à celle de la notion de sentiment d'insécurité linguistique. Les conditions sociolinguistiques particulières propres aux situations de mort de langues mettent en relief les difficultés et les limites des enquêtes linguistiques, et interrogent les chercheurs sur l'impact de leurs enquêtes sur la communauté linguistique étudiée et sur le rôle éventuel du linguiste dans les tentatives de revitalisation. En cherchant à analyser les causes et les circonstances de différents cas de mort de langues ou de déclin en cours, les sociolinguistes qui travaillent sur ce sujet espèrent progresser vers une meilleur appréhension du degré de "dégénérescence" d’une langue dans une communauté et pouvoir prédire plus précisément le sort d’une langue en danger en fonction de différentes variables (voir par exemple L. Grenoble - L. Whaley 1998b, "Toward a typology of language endangerment").
Parmi les différents modèles possibles de disparition de langues, les plus nombreux intéressent également la linguistique proprement dite. En effet, hormis les cas, en définitive peu nombreux, de disparition brutale et rapide de langues (mort soudaine de tous les membres de la communauté linguistique, assimilation forcée d’une communauté linguistique à une autre qui conduit à l’abandon rapide de la langue dominée, mort des derniers locuteurs d’un société très réduite ayant vécue dans l’isolement), la disparition progressive d’une langue s’accompagne le plus souvent, pendant la durée du contact linguistique (en général sur plusieurs générations), de nombreux changements dans la langue en déclin. Le taux important de ces changements fait du domaine particulier de la mort de langues un champ très intéressant pour l’étude générale des changements linguistiques et des universaux de langage, permettant de tester les différentes théories de diffusion et de direction des changements linguistiques. Nous évoquerons les apports linguistiques de la recherche sur la mort de langues dans la seconde partie de cette étude. Dans la partie consacrée à la description du paysage linguistique de la région du Pilat, l’aspect sociolinguistique des études sur les langues en danger pourra aider à situer dans un cadre plus général le degré d'avancement de la diglossie dans notre domaine.
L'article de C. Grinevald Craig, "Language Contact and Language Degeneration", dans The Handbook of Sociolinguistic (Grinevald Craig 1997) dresse un tableau général de ce champ de recherches. Pour des travaux antérieurs, voir aussi Dorian 1989.
Voir par exemple K. Hale, qui, dans un très bel article intitulé "On endangered languages and the importance of linguistic diversity", souligne le caractère unique de chaque langue et l'intérêt scientifique de pouvoir disposer du meilleur reflet possible de la diversité linguistique (Hale 1999). Cf. également Woodbury 1998, p. 234.
C. Grinevald évoque dans son article "Language Contact and Language Degeneration" la nécessaire prise en compte de ces conditions sociolinguistiques et la responsabilité particulière du linguiste enquêtant sur un langue en danger, dont il risque d'être le seul descripteur (Grinevald Craig 1997, p. 265). En France, face à des parlers en déclin, G. Taverdet, faisant siens les conseils que P. Gardette lui avait donné au début de sa carrière, recommande aux chercheurs de ne jamais laisser de "papiers illisibles" : certaines enquêtes ne pourront jamais être refaites (Taverdet 2000a, p. 149-150).