Chapitre 3. Recueil des données

3.1 Présentation du questionnaire

Il existe un écart presque systématique entre la pratique d’une personne et la vision que cette personne a de sa propre pratique. La situation diglossique, surtout quand elle est très avancée, est sans doute un des domaines où cet écart est très important. L’intériorisation de l’idéologie dominante par la communauté dominée conduit celle-ci à juger sa langue en fonction de l’idéologie de la langue "oppressive" et donc à l’abandonner. Ce comportement "paranoïaque" peut parfois fausser les données recueillies lors des enquêtes. Nous avons tenté de concevoir un questionnaire susceptible de permettre de dépister les traces de ce comportement afin, à la fois, d’en minimiser les effets, mais aussi d’essayer de l’étudier. Plutôt qu'un questionnaire, il s'agissait en réalité d’une trame de points à aborder avec les témoins lors d’entretiens semi-dirigés. Elle n’était destinée qu’à servir d’aide-mémoire lors des enquêtes : les témoins n’ont jamais eu sous les yeux cette liste de questions (voir en annexe la Grille de l'enquête sociolinguistique).

La première partie de l'entretien servait à l’identification de l’enquête et du témoin. Nous avons essayé de connaître l’origine géographique et la mobilité éventuelle des témoins au cours de leur vie, ceci afin, d’une part, d’écarter le témoignage des locuteurs traditionnels ayant vécu dans une autre localité que celle qui était étudiée, et d’autre part, parce que de telles indications pouvaient expliquer certaines réponses du questionnaire (évaluation de la taille de la communauté linguistique, compréhension des parlers d’autres points d’enquête, pratique du patois...). Le point "Lien avec autres enquêtés (cf. fiche n°...)" permettait de noter les relations qui pouvaient exister entre certains témoins (surtout les liens de parenté) et ainsi de pouvoir confronter certains points de l’enquête. Les questions posées sur le niveau d’études ont souvent permis de recueillir indirectement, auprès des témoins les plus âgés, des témoignages sur la ou les langues parlées pendant la petite enfance, lors de l’entrée à l’école.

Les points abordés dans la seconde partie de la liste concernent l’histoire linguistique du témoin. Nous n’avons pas demandé directement à un témoin "Quelle est votre langue maternelle ?" : la notion de langue maternelle n’évoquait rien pour la plupart des témoins âgés, et aurait pu indûment induire quelqu’un à trancher entre le français et le patois. C’est par des questions indirectes que nous avons essayé de retracer une chronologie dans l’acquisition des deux langues, grâce aux questions relatives aux pratiques des membres de la famille, et parfois au témoignage des frères et soeurs plus âgés, ou des parents pour les témoins les plus jeunes.

La troisième partie consistait à demander aux témoins d’évaluer leurs propres compétences, actives et passives. Le continuum possible noté entre parenthèses n’était pas suggéré systématiquement. Quand l’entretien se déroulait en présence de plusieurs locuteurs, il a parfois été possible de recueillir l’évaluation des compétences d’un témoin d’après l’avis des autres personnes présentes. Pour les personnes ayant participé à la fois à l’enquête sociolinguistique et à l’enquête linguistique, une comparaison entre l’auto-évaluation des compétences et les performances avérées d’après le questionnaire linguistique était possible.

Les questions portant sur la pratique actuelle de la langue locale étaient, elles aussi, des questions ouvertes : les réponses possibles notées entre parenthèses n’étaient pas forcément évoquées. Le second groupe de questions ("On vous parle patois...") était destiné aux témoins qui, même s’ils ne parlent pas le patois, peuvent parfois participer à des interactions où la langue vernaculaire est utilisée. Ces situations, qui ne sont pas toujours occasionnelles et peuvent même être systématiques entre certaines personnes dans certaines circonstances, ne devaient pas être négligées. Elles permettent de préciser l’usage respectif du français et de la langue régionale.

Afin de définir le plus précisément possible la communauté linguistique en langue régionale, nous avons posé des questions relatives à l’emploi du patois et au nombre de locuteurs. Les réponses à ces questions devaient à la fois permettre d’évaluer grossièrement le nombre des locuteurs d’un espace géographique donné, mais également de mettre en corrélation l’évaluation de la taille supposée de la communauté linguistique avec le type de locuteur, les différences éventuelles d’évaluation du nombre de locuteurs pouvant être interprétées comme des différences d’évaluation des compétences requises pour être compté au nombre des locuteurs. Mais découvrir si les habitants d’un village savent qui parle patois ou pas présente également la possibilité de mesurer la vitalité de la communauté linguistique : si des personnes qui ont des relations entre elles ignorent que leur interlocuteur connaît le patois, c’est à la fois qu’elles ne l’utilisent pas dans leurs interactions, mais également qu’elles ont très peu de chances de l’utiliser un jour (facteur à prendre en compte dans une perspective de revitalisation éventuelle), puisque le français s’impose d’évidence.

En demandant aux témoins le nom des personnes parlant patois, nous obtenions un moyen de vérifier certaines hypothèses, de confronter les différents témoignages et de contacter de nouveaux témoins éventuels. Nous avons indirectement suggéré l’âge comme un critère d’évaluation de la taille de la communauté linguistique ("Combien le parlent ? A partir de quel âge ? Combien le comprennent ? A partir de quel âge ?"), mais les interrogations sur le nombre de patoisants et leurs noms permettaient également de voir à partir de quels autres critères les témoins tentaient de compter les patoisants. Deux points de cette partie de liste conduisaient les témoins à évoquer l'histoire de la communauté linguistique ("Avez-vous connus des unilingues en patois ? Des personnes ne parlant que patois ?"), tandis que le dernier point permettait d'aborder le problème de l'intercompréhension entre parlers de différents villages et l'impact éventuel des limites linguistiques.

La dernière partie de l'entretien consistait à essayer de recueillir des informations sur l'image de la langue locale et son avenir, sur la conception de la norme linguistique et à tenter de savoir qui connaît l'appartenance du parler local à une entité plus vaste, le francoprovençal ou l'occitan (ou éventuellement un sous-dialecte de l'occitan).

On peut voir qu'une seule catégorie de témoins est concernée par l'ensemble des questions de cette liste : les locuteurs traditionnels (auprès de ce type de patoisants, les deux sous-parties du point IV. Pratique de la langue (usage actif et usage passif) peuvent paraître redondantes, mais on peut imaginer qu'une personne parle patois avec quelqu'un, mais français avec une autre qui s'adresserait pourtant à lui en patois51). Une sous-partie de la totalité des points listés concerne les locuteurs peu compétents ne parlant jamais patois, et quelques points permettaient d'interroger les locuteurs monolingues en français : évaluation du nombre de locuteurs, lieux où ils entendent parler patois...

L'espace géographique de l'évaluation des locuteurs a également été ajusté en fonction des différentes localités enquêtées : dans une commune trop vaste à l'habitat épars, il était peu intéressant de demander à un témoin quel était, selon lui, le nombre de patoisants, alors qu'il ne connaissait pas le nombre total d'habitants de la commune (et que l'enquêteur l’ignorait souvent lui aussi). L'espace envisagé a donc parfois été limité au bourg, ou à un hameau, ce qui permettait, dans un cadre aussi réduit où les relations entre les habitants sont assez étroites, une vérification presque exhaustive (une vérification non pas du nombre absolu de locuteurs, puisqu'il aurait fallu un accord entre les différents témoins et entre eux et l'enquêteur sur la définition précise de qui peut être considéré comme un locuteur, mais une vérification indirecte de la définition que chacun s'en faisait, éventuellement selon ses propres compétences), mais pouvait tout de même donner une idée de la proportion de locuteurs en un point géographique donné.

Notes
51.

Des interactions de ce genre ont été relevées, par exemple par Schmit entre les locuteurs du Dyirbal. Le Dyirbal est une des nombreuses langues parlées par les aborigènes en Australie. Phénomène apparemment peu fréquent dans les situations de mort de langue, les locuteurs traditionnels tendent à corriger la langue, relativement aberrante, des locuteurs jeunes. Ceux-ci utilisent donc le Dyirbal entre eux, mais répondent en anglais aux locuteurs âgés, pour éviter d’être repris (Schmidt 1985 d’après Mac Mahon 1994, p. 306). Fasold relève également des comportements linguistiques similaires dans la communauté amérindienne Tiwa, au Nouveau Mexique : certains jeunes locuteurs utilisent la langue ancestrale entre frères et soeurs, mais s’adressent à leurs parents en anglais, apparemment par respect (Fasold 1984).