3.2 Déroulement des entretiens et de l'enquête

Mes premiers travaux sur les patois de la région du Pilat remontent à plus d’une dizaine d'années, dans le cadre d'un mémoire de maîtrise en Lettres Modernes tout d'abord (Etudes du patois du village de Marlhes (Loire), 1991), puis d'un DEA en Sciences du Langage (Limites linguistiques entre le francoprovençal et l'occitan dans la région du Pilat, 1994). C'est une région que je connais bien, puisque j'ai vécu 18 ans à Serrières (n° 22) et que j'ai passé presque toutes mes vacances scolaires à Marlhes (n° 23). Une partie de ma famille habite entre ces deux points situés aux extrémités Est et Ouest de la région du Pilat. Je connais assez bien les travaux agricoles et ceux liés à l'élevage (mais moins bien la culture de la vigne et du vin). Cette connaissance a facilité mes contacts avec les témoins les plus âgés, les premiers témoins des enquêtes, souvent d'anciens agriculteurs. Le fait de savoir que j'étais parent avec telle ou telle personne, que je connaissais telle autre ou que j'avais déjà rencontré un de leurs parents, amis ou voisins était également important pour eux. Enfin, je devais, pour que s'établisse une relation de confiance, prouver que je possédais quelques compétences en patois.

Ces premières étapes franchies, il a été facile de les interroger sur le patois. Au cours de cette première vague d'enquêtes linguistiques, d'abord dans la région de Marlhes, sur le haut plateau du Pilat, puis dans la Vallée du Rhône autour de Serrières, et enfin dans la région intermédiaire, j'ai peu à peu recueilli des informations d'ordre sociolinguistique. Dès cette première phase, j'ai interrogé explicitement les témoins sur leur origine géographique, leur histoire linguistique (première langue apprise, langue utilisée dans l'enfance...) et, au fil des conversations, je commençais à mesurer l'usage réel du patois, et à dépister les premières traces du conflit entre leur loyauté envers ce qui avait souvent été leur première langue et l'image négative que certains d'entre eux en avoir.

Ces enquêtes destinées essentiellement à recueillir des données linguistiques se passaient le plus souvent, au début, au domicile du témoin. Le conjoint était souvent présent, et il arrivait parfois que certains enfants du couple assistent à l'entretien. Puis, peu à peu, de nombreuses enquêtes se sont déroulées auprès de plusieurs patoisants que l'un d'eux réunissait chez lui (à La Versanne (n° 20), Saint Genest-Malifaux...). Les enquêtes étaient, dans ces conditions, beaucoup plus longues : un mot du questionnaire suggérait un souvenir, une chanson à l'un des témoins et l'enquête s'interrompait. Mais les conversations, tenues parfois en patois, étaient très instructives. De telles conditions d'enquête prennent beaucoup de temps, mais les témoins, heureux de cette occasion de se réunir, se sont souvent attribué un rôle de transmetteur, d'enseignant : entre deux rencontres, ils continuaient à chercher les mots qui leur avait échappé, interrogeaient d'autres patoisants, recherchaient des chansons, des histoires à m'apprendre. En définitive, nombre des dernières enquêtes se sont déroulées dans un lieu public, parfois au café mais le plus souvent dans une salle que la mairie nous prêtait (à Planfoy (n° 6), Jonzieux (n° 19), Peaugres (n° 28), Andance (n° 35)...). Mais, pour certaines localités où le patois a presque disparu, cela n'a pas été possible : il était parfois difficile d'arriver à trouver un vrai locuteur traditionnel.

La présence occasionnelle, lors de ces enquêtes, de personnes de la génération suivante, et leurs remarques sur leurs propres connaissance du patois ou de sa pratique actuelle, m'ont permis d'élaborer une grille d'enquête sociolinguistique plus complète, et capable de s'adapter à tout type de locuteurs. Mais les enquêtes sociolinguistiques ont commencé avant la fin de son élaboration complète : les données recueillies auprès de ces premiers témoins ne couvrent donc pas la totalité du questionnaire (les questions relatives à la communauté linguistique - la cinquième partie du questionnaire - ont été incluses en cours d'enquête, quand je me suis aperçu, par exemple, que les évaluations pouvaient être très différentes selon les témoins). Je ne suis pas systématiquement retourné voir ces témoins. L'enquête sociolinguistique exhaustive n'a pas non plus été effectuée auprès de l'ensemble de la population des locuteurs traditionnels rencontrée au cours des premières enquêtes linguistiques : ils m'avaient déjà, spontanément, fourni nombre d'informations, au moins pour la plupart d'entre eux.. Le choix d'enquêter à nouveau auprès de quelques-uns d'entre eux a été fait en privilégiant certains groupes familiaux ou réseaux de personnes.

La population des témoins les plus jeunes, de moins en moins compétents en patois, a été moins facile à aborder (nous tenterons plus loin d'analyser ces réticences et ces refus qui doivent être pris en compte pour essayer de dresser un tableau complet de la situation linguistique de la région du Pilat). J'ai donc surtout interrogé les parents ou grands-parents de ceux qui ont accepté, en intensifiant particulièrement les enquêtes autour de témoins ayant un comportement remarquable (par exemple, une personne dont l’âge ne donnait pas à penser qu’elle pouvait posséder d’aussi importantes compétences linguistiques en patois que celles constatées lors de l’enquête linguistique).

Certains points d’enquête ont également été privilégiés : étant donné le nombre de ces points d’enquêtes, nécessaire pour une étude géolinguistique, il n’était pas possible d’enquêter de façon approfondie partout. Le choix de favoriser certaines localités s’est fait en fonction de différents paramètres, comme la vitalité apparente du patois (qu’elle ait semblé importante ou au contraire très faible), ma connaissance plus ou moins bonne de telle ou telle communauté villageoise, le souci de ne pas favoriser une groupe linguistique au détriment d’un autre (parlers occitans et parlers francoprovençaux) ou la taille d’une commune ou d’un hameau (où l’on a vu qu’il était presque possible d’être exhaustif).

Le hasard a également joué : j’ai parfois profité de la visite impromptue de quelqu’un chez un témoin que j’étais en train d’interroger ou de contacts auprès des commerçants, des secrétaires de mairies... Mon intérêt et mon travail sur le patois ont vite été connus, et des personnes croisées dans un village, des artisans, des agriculteurs, des enseignants, me fournissaient, spontanément ou à ma demande, de nouvelles informations ou des données supplémentaires sur l’opinion que chacun pouvait avoir à propos du patois. J’ai essayé de noter au fur et à mesure ces matériaux disparates.

Les enquêtes plus "organisées", celles dont la date et le lieu avaient été programmés, ont été enregistrées quand les circonstances s’y prêtaient et que le témoin était d’accord. Il y a eu, chez les locuteurs les plus âgés, proportionnellement plus de refus de l’enregistrement de l’entretien sociolinguistique que de l’enquête linguistique, qui était sans doute ressentie comme moins "intime", moins personnelle. Chez les locuteurs peu compétents, la tendance était inverse, leur doutes sur leurs compétences linguistiques étant très importants. Auprès d’une certaine catégorie de témoins, l’enregistreur n’était pas souhaitable, car les matériaux recueillis auraient été beaucoup moins intéressants. Quand l’entretien n’était pas enregistré, je prenais des notes pendant la rencontre, et j’essayais de les compléter ensuite, de mémoire.

Le déroulement de l’enquête a rarement suivi l’ordre des différents points listés au préalable : au fil de la conversation, qu’il fallait tout de même cadrer, nous passions d’un point à un autre au gré du témoin. Les questions relatives à l’âge, la profession, le niveau d’étude ont souvent été posées en fin d’entretien pour ne pas donner à celui-ci un tour trop formel, trop "administratif". Quand plusieurs personnes étaient présentes, il n’était pas facile de les interroger l’une après l’autre, une remarque de l’interviewé amenant des commentaires des autres membres de l’assistance, commentaires d’autant plus intéressants que certains de leurs auteurs refusaient d’être directement interrogés. La durée des différents entretiens a donc été très variable. Certains enregistrements ont fait l’objet d’une retranscription sur papier ou sous format informatique, mais une partie des matériaux recueillis, dans ces conditions, et de par leur nature, s’y prêtent mal.

La langue utilisée lors des entretiens a été, presque exclusivement, le français. Cette utilisation s'est imposée sans concertation : c'est en français que les rendez-vous se prenaient, que se déroulaient les préliminaires à l'entretien. Toutefois, avec certains groupes de locuteurs traditionnels, les premiers contacts au début d'une rencontre donnaient lieu à quelques échanges en patois (formules de salutations, considérations météorologiques...), mais l'entretien se passait ensuite en français (les enquêtes linguistiques se sont plus prêtées à l'emploi du patois, entre les témoins ou entre eux et l'enquêteur). Quelques personnes ont pourtant fait usage du patois pour quelques réponses. Il s'agissait de locuteurs traditionnels âgés, qui semblaient alors parler patois sans s'en apercevoir, spontanément. Mes répliques les ramenaient souvent au français, soit parce que j'utilisais le français, soit parce que mes interventions en patois leur paraissaient "déplacées" par rapport au contenu de l'entretien, ou qu'elles étaient malhabiles et empruntées (pendant les enquêtes linguistiques, mes efforts étaient au contraire appréciés et encouragés). Certains locuteurs peu compétents ont également produit quelques mots ou phrases en patois : c'était soit pour tester mes compétences, soit pour le plaisir de reparler cette langue, mais ces dernières tentatives tournaient rapidement court. Pourtant, en écoutant les enregistrements, je me suis aperçu que le patois n'était pas totalement absent : nos échanges étaient souvent parsemés de quelques mots ou locutions en patois (wa wa "oui, oui", tãspè "un peu", ny a dzi éši "il n'y en pas ici", bya boe "peut-être"...). Au fil des enquêtes, mes compétences linguistiques se sont accrues (au début des mes recherches, je ne connaissais que quelques mots), et je peux à peu près suivre une conversation en patois. Je comprend mieux le patois occitan parlé sur le haut plateau du Pilat, que j'ai appris en premier, et mes capacités de production sont faibles : mon "patois" est un mélange hétéroclite de traits phonétiques ou lexicaux des différents parlers de la région du Pilat.

En débutant ces travaux, j’ai eu l’illusion de croire que je pourrais être et rester exclusivement "observateur" du terrain que j’enquêtais. Je n’habite plus la région du Pilat depuis longtemps et j’avais peu de relations (à l’exception des membres de ma famille) avec la population qui y habite. Mais l’objet de ma présence a parfois suscité la curiosité. D’autre part, que le patois puisse intéresser quelqu’un qui "faisait des études" a quelque fois engendré une sorte de revalorisation de la langue locale, et j’ai été confronté à des propositions, plus ou moins précises et construites, pour que j’organise des "cours" de patois. J’ai refusé, en invoquant mon incompétence linguistique, mais il était intéressant de noter qu’un désir de projets de "revitalisation" pouvait exister. Un intérêt potentiel pour le patois s’est également manifesté sous la forme de demandes des mairies de pouvoir conserver des traces des relevés lexicaux ou d’enregistrements. Au fil des rencontres, j'ai satisfait quelques demandes d’information (le nom de la langue à laquelle appartient le parler d'un village par exemple), donné mon opinion sur des sujets sur lesquels on me sollicitait (être bilingue est-il un handicap pour apprendre le français ?...).

Ces quelques éléments peuvent avoir exercé une influence sur l'image que tel ou tel locuteur pouvait se faire de la langue régionale. De plus, l'entretien sociolinguistique a conduit certaines personnes à se rendre compte qu'elles avaient peu à peu abandonné l'usage du patois avec un de leurs proches, ami ou voisin (nous verrons que ce glissement d'une langue à une autre dans certaines interactions privilégiées n'est pas toujours conscient), et certains ont alors recommencé à utiliser le patois avec eux. D'autres ont découvert qu'ils pouvaient parler patois avec quelqu'un qu'ils ne soupçonnaient pas, ou se sont aperçu qu'ils possédaient suffisamment de compétences en patois pour pouvoir dire au moins quelques mots en patois, et éventuellement les transmettre à leurs enfants. Même si l’influence de la présence de l’enquêteur est restée faible, à l’échelle de toute une région, et limitée dans le temps, il est nécessaire de prendre en compte son impact.

Aux matériaux recueillis par des enquêtes sociolinguistiques plus ou moins exhaustives, il faut ajouter les informations qui se sont révélées lors des enquêtes linguistiques. Sans le vouloir, les témoins ont exprimé des opinions sur la langue, son emploi, son histoire, reflets peut-être plus "réalistes" de l’usage réel du patois ou de son image chez les locuteurs. Ainsi, un témoin cherchant un mot pouvait dire : "Comment on dit (ou disait) déjà ?" ou "Comment ils disent (ou disaient) ?", indices à la fois du sentiment d’inclusion ou pas du locuteur dans la communauté linguistique, et de l’opinion sur la vitalité de la langue, encore parlée ou abandonnée. J’ai puisé dans cette masse d’informations provenant, au total, de plusieurs centaines d'habitants de la région du Pilat (les principaux sont cités en annexe, dans la Table des principaux témoins) pour essayer de décrire le paysage linguistique de ce domaine.