Pour certaines catégories de locuteurs, cette variable semble jouer un rôle. Parmi les personnes très âgées, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à pouvoir être classées comme bonnes locutrices. Mais ceci semble simplement dû à l'écart entre l'espérance de vie des hommes et celles de femmes : dans la tranche d'âge la plus élevée, les femmes sont beaucoup plus représentées. A partir de son enquête de 1975, D. Hadjadj signale que, à Saint-Thurin, village de la Loire situé en domaine francoprovençal, "‘les femmes sont plus nombreuses que les hommes [...] à avoir eu pour première langue le patois exclusivement’" : l'auteur attribue cet écart entre hommes et femmes au mode de vie sur le versant ouest du Forez : "‘cela s'explique sans doute par la vie extrêmement sédentaire que menaient les petites filles dans les fermes au début du XXe siècle, plus sédentaire que celle des garçons’" (Hadjadj 1983, p. 154). Dans la région du Pilat, l'explication n'est pas identique : à Saint-Thurin, c'est la proportion de femmes qui est plus élevée, non le chiffre absolu, encore que l'effectif des hommes très âgés soit nettement plus faible que celui des femmes (cf. Hadjadj 1983 "Figure 4.2. - Saint-Thurin. Pyramide des âges de la population soumise à l'enquête." p. 150). D'autre part, dans le village étudié par D. Hadjadj, cet écart entre les sexes, net pour les personnes nées avant 1900, s'estompe ensuite presque totalement après la première Guerre Mondiale (cf. Hadjadj 1983 "Tableau 4.2. - Répartition des bilingues actifs en fonction de leur usage linguistique à l'entrée à l'école primaire." p. 155). Or, les premières enquêtes effectuées dans la région du Pilat ont commencé dans les années 1990 (alors qu'elles datent de 1975 pour les travaux de D. Hadjadj) : elles ont permis de relever quelques rares témoignages datant d'avant 1900, auprès de quelques femmes surtout. Si, dans les années qui précédaient le début du XXe siècle, le nombre de femmes parlant patois, et qui, éventuellement, connaissait peu le français, était supérieur à celui des hommes dans la région du Pilat, ceci n'a pu être vérifié par les entretiens que nous avons conduits : ils ne nous permettent de remonter, par des témoignages directs, qu'aux alentours de 1900. Les données sur les pratiques des parents de certains des témoins très âgés ont été recueillies, mais tenter de comparer les pratiques ou les compétences respectives des hommes et des femmes nés avant le début du XXe siècle semble hasardeux et risque d’être peu précis. D'autre part, les conditions sociologiques du début du siècle dans les deux villages étudiés par D. Hadjadj et celles qui existaient dans la région du Pilat ne sont pas identiques : même s'il s'agit dans les deux cas de régions rurales (pour l'essentiel du territoire du moins dans la région du Pilat), l'artisanat ou les industries textiles occupaient, dans notre domaine, une main d'oeuvre féminine très nombreuse. Beaucoup de jeunes filles partaient travailler "à l'usine" très tôt, parfois dès dix ans. Si un grand nombre de jeunes garçons issus du milieu agricole (secteur économique le plus important à l'époque) quittaient la ferme familiale encore plus tôt (dès six ans dans certains cas), c'était pour partir "à maître", c'est-à-dire "être placé comme domestique ou petit berger (en parlant d'un enfant)" (Martin 1989, p. 103) : ils retrouvaient, dans la ferme où ils étaient employés, le même environnement linguistique que celui qu'ils avaient quitté. Les filles partaient moins fréquemment "à maître" pour aider aux travaux agricoles : employées surtout comme domestiques pour participer aux tâches de la maison (elles effectuaient de toute façon le même travail si elles restaient chez leurs parents), elles avaient peut-être plus souvent l'occasion d'entendre parler français que leurs frères travaillant dans les champs. Mais cette différence ne concerne pas la prime enfance, où les conditions de vie entre garçons et filles semblent avoir été relativement similaires.
Alors que, parmi les bons locuteurs, les femmes sont ordinairement les plus nombreuses dans la tranche d'âge la plus élevée (plus de 85 ans) - semble-t-il simplement parce qu'elles sont plus représentées - cette différence est moins nette, et même s'inverse, dans certaines localités où le patois a presque disparu, c'est-à-dire dans les localités où la proportion de bons patoisants est faible et où l'usage de la langue locale est devenu, proportionnellement, plus rare. Dans les villages où il a été difficile de trouver des témoins possédant une maîtrise complète du patois du fait de leur petit nombre (nous verrons que le faible effectif des locuteurs n’est pas le seul paramètre susceptible d’entraver la recherche de témoins), les rares personnes correspondant à ce profil sont presque exclusivement des hommes. Quand ces témoins vivaient en couple, leurs épouses, souvent un peu plus jeunes il est vrai, et parfois originaires d’autres villages, possédaient fréquemment une maîtrise moins grande du patois. Parmi les bons locuteurs, la prédominance des hommes dans ces localités au patois moribond se constate également dans les générations moins âgées, et persiste chez les locuteurs d'un niveau moyen ou faible.
Par contre, là où le patois est encore assez vivant (relativement à l'ensemble de la région du Pilat et non par rapport à d'autres situations de mort de langue), il semble que, dans la tranche d'âge immédiatement inférieure à celle des personnes les plus âgées (c'est-à-dire les personnes de 75 à 85 ans), les compétences en patois soient encore à peu près les mêmes entre hommes et femmes. Si j'ai globalement rencontré un peu plus d'hommes que de femmes au cours de l'enquête qui allait servir à dresser la géographie linguistique de cette région (donc les témoins les plus compétents possibles), cela tient à plusieurs raisons : dans cette catégorie de la population, les femmes s'avouent souvent moins compétentes que les hommes (nous reviendrons sur cet aspect de l'auto-évaluation des compétences). Quand l'enquête linguistique avait lieu chez l'enquêteur, le rendez-vous se prenait en général avec l'époux, à l'heure qui lui convenait : tacitement, il semblait entendu entre les conjoints que ce serait l'époux qui répondrait aux questions. Et, lors de l'enquête, qui se déroulait le plus souvent dans la cuisine, la femme était souvent occupée, à la préparation du repas par exemple : elle écoutait, rectifiait parfois la réponse de son époux, ou palliait à son manque de mémoire, en particulier quand il s'agissait de retrouver un terme désignant un objet de la maison. Dans ce genre de situation, j'ai souvent essayé d'impliquer plus l'épouse de mon interlocuteur, mais elle prétendait souvent que son mari était plus compétent qu’elle, et, même si elle acceptait de répondre à mes questions, l'époux reprenait peu à peu la parole au cours de l’entretien. Quand le rendez-vous réunissait plusieurs personnes au domicile de l'une d'elles, les femmes ne participaient pleinement que si elles étaient les plus nombreuses (une fois sur cinq). Les rencontres dans les lieux publics regroupaient en général un public exclusivement, ou majoritairement, masculin (quatre cas sur cinq). Là encore, les femmes intervenaient moins. Pourtant, plusieurs indices donnent à penser que cette majorité masculine n'indique pas, parmi les personnes de cet âge, une compétence plus grande des hommes, mais, plutôt, un effet du rapport entre époux dans cette catégorie de la population : il était socialement ou culturellement plus normal que ce soit l'homme qui réponde, surtout à un enquêteur. En effet, une femme célibataire ou veuve, ou qui était venue seule à un rendez-vous, ou encore dont le mari était présent mais ne connaissait pas le patois, ou le connaissait très peu52, pouvait prendre la parole autant qu'un homme. Les données recueillies auprès de femmes de cet âge, veuves ou célibataires, dans des entretiens en tête-à-tête, ou dans des assemblées majoritairement ou exclusivement féminines, ne montrent pas, pour cette catégorie de la population, de différences très importantes entre hommes et femmes : en ce qui concerne le lexique par exemple, si les femmes peuvent ignorer certains termes relevant d'une technique agricole ou de la faune sauvage, les hommes connaissent également souvent certaines lacunes dans d’autres domaines, ignorant souvent, par exemple, le nom de certains objets domestiques. Ceci tient plus à la répartition des tâches entre les sexes qu'à une différence significative de compétence. La description de l'usage actuel de la langue régionale nous montrera également qu'une prétendue différence de compétence entre les sexes dans cette catégorie de la population n'est, dans certains cas, qu'apparente. Des tests linguistiques auprès de certaines femmes appartenant à cette tranche d'âge le confirment également.
En deçà de 75 ans, et quelles que soient les localités envisagées, les meilleurs locuteurs, et les locuteurs les plus nombreux, sont en majorité des hommes. L'écart entre hommes et femmes peut ne pas être très important, mais il est toujours à l'avantage des hommes, jusque chez les derniers locuteurs, ceux qui ne possèdent que quelques bribes de patois.
Le sexe est donc une variable qui peut jouer sur le nombre et les compétences des locuteurs. Mais il ne peut en soi être un critère suffisant pour décrire la situation linguistique de la région du Pilat. Au plus peut-on dire que les locuteurs (quelles que soient leurs compétences) des parties de la région du Pilat où le patois est le plus menacé sont majoritairement des hommes.
Ceci pourrait être interprété comme l'indice d'un accord tacite sur les compétences respectives des conjoints, à la fois à l'intérieur du couple et parmi l'assemblée présente.