4.1.3. La catégorie professionnelle

Pratiquement toutes les enquêtes dialectologiques menées dans la région ou dans l’ensemble de la France signalent que la profession la plus fréquemment exercée par les locuteurs patoisants est la profession d'agriculteur (voir par exemple ALLy t. 4, p. 54-57 ; Pottier 1968, p. 1148-1153 ; Bouvier 1976, p. 17..., ou la critique des témoins de E. Edmont pour les enquêtes de l’ALF). Souvent, les locuteurs qui ont fait l'objet d'enquêtes récentes sont même d'anciens agriculteurs (ou leurs épouses) ayant cessé d'exercer leur activité (cf. Martin 95, p. 5). La région du Pilat est une région essentiellement rurale, où l'agriculture avait autrefois une importance prépondérante, même si divers artisanats pouvaient représenter une source annexe de revenus, pour le chef de famille, son épouse ou ses enfants (le tissage en particulier, mais également la fabrication des sabots, d’outils...). Mais, au cours du XXe siècle, la part de la population employée dans le secteur agricole a énormément diminué. Dans les parties les plus hautes de la région du Pilat, la forêt s'étend aujourd'hui sur des parcelles autrefois cultivées. Plus bas, des chelets (terme régional désignant les terrasses soutenues par des murets en pierre) autrefois édifiés et entretenus pour la vigne ou les arbres fruitiers sont de nos jours envahis par les broussailles53. Logiquement, plus on s'élève dans l'échelle des âges, plus l'activité agricole est représentée : dans une bonne partie de la région du Pilat, la catégorie professionnelle la plus fréquente parmi les personnes ayant cessé d'exercer depuis longtemps une activité professionnelle est celle des paysans (pour reprendre la terminologie que les intéressés utilisent, la plupart du temps sans connotation péjorative, et même, le plus souvent, avec amour et fierté). Mais, parmi les jeunes retraités, la proportion d'anciens paysans diminue déjà, et la majorité des personnes actives exerce une autre métier que celui d'agriculteur. Encore assez nombreux dans la tranche d'âge qui approche de l'âge de la retraite, les agriculteurs sont rares dans les couches les plus jeunes de la population. Cette stratification, qui retrace clairement le déclin de l'activité agricole, montre en même temps qu’une nombreuse partie de la population de la région du Pilat est d'origine paysanne : un grand nombre de membres des générations intermédiaires (40-65 ans) est né et a passé son enfance dans une ferme. Quand aux générations les plus jeunes, elles sont souvent les petits-enfants, ou les arrières petits-enfants, d'anciens paysans.

Si cette ascendance paysanne est fréquente dans toute la région du Pilat, la proportion d'agriculteurs ou de descendants d'agriculteurs est moins importante dans deux types de communes. La part du secteur agricole était plus faible, et a diminué plus tôt dans les villages de la vallée du Rhône (points 8, 18, 22, 32 et 35, c'est-à-dire Saint-Pierre, Limony, Serrières, Andance et Champagne). D'autre part, dans les localités situées près des villes, ou ayant des relations étroites, et éventuellement anciennes, avec ces agglomérations (Davézieux (n° 31) proche d'Annonay ou Saint-Genest (n° 13), Le Bessat (n° 11)... proches de Saint-Etienne (n° 1)...) la proportion de la population paysanne ou d'origine paysanne est moins importante que dans le reste de la région du Pilat : ces localités ont vu s'installer une nombreuse population issue des villes, ce qui a fait baisser la proportion des paysans et descendants de paysans.

Parmi les couches les plus âgées de la population, la plupart des patoisants, et ceux qui possèdent le plus de compétences, sont les anciens agriculteurs et leurs épouses : le type d'activité agricole exercée (élevage, arboriculture - dont le développement est toutefois récent54 - viticulture, selon la partie de la région du Pilat envisagée) ne semble pas jouer un rôle significatif. Les anciens artisans (charpentiers, menuisiers...) sont aussi, très souvent, de bons locuteurs, de même que les personnes ayant exercé des professions directement liées aux activités agricoles, comme les maquignons, les charrons, les tonneliers, les bûcherons et débardeurs... Mais la distinction entre paysans et artisans n'est pas toujours facile à établir : certaines personnes ont parfois changé d'activité en cours de vie active, beaucoup d'artisans cultivaient un lopin de vigne ou élevaient quelques vaches... alors qu'au début du siècle et après la première Guerre Mondiale, il arrivait relativement fréquemment que des fils de paysans fassent "des journées" sur les chantiers des chemins de fer ou sur ceux d'édification ou d'amélioration des routes par exemple, en attendant que le père de famille leur laisse le soin de s'occuper à plein temps de la ferme. Les anciens commerçants forment une catégorie numériquement peu importante, mais, dans cette tranche d'âge, il semble qu'ils possèdent à peu près les mêmes compétences que les paysans et artisans. Les autres catégories professionnelles sont peu représentées dans cette couche de la population. A cette époque (avant 1914), il y avait peu de petits ateliers de tissage (certains paysans avaient parfois un métier à tisser chez eux, mais c’était un des membres de la famille qui travaillait sur ce métier) et nombre de propriétaires d’ateliers plus importants ne vivaient pas sur place (ils habitaient souvent "en ville").

Parmi les personnes moins âgées (de 60 à 75 ans), la part des agriculteurs chez les patoisants - quelles que soient leurs compétences - reste importante, mais diminue proportionnellement. Il n'y a pratiquement plus, dans cette catégorie de la population, de personnes ayant exercé des métiers traditionnels comme charron, maréchal-ferrant ou tonnelier. Les autres catégories d'artisans (maçons, menuisiers, charpentiers...) sont souvent, comme leurs aînés, des gens dont les compétences sont similaires aux paysans de la même tranche d'âge. Par contre, les anciens commerçants (boulangers, épiciers...) semblent souvent moins habiles en patois. Les personnes ayant pratiqué d'autres activités professionnelles sont en général de moins bons patoisants. Le nombre d’anciens tisseurs augmente dans cette couche de la population car cette activité était devenue plus importante : certaines personnes d’origine paysanne ne travaillaient plus qu’au tissage, à leur domicile, et de petits ateliers, employant quelques personnes, s’étaient créés. Cette catégorie de la population est en général moins habile en patois. Un nombre de plus en plus important de personnes travaillait hors du domaine de l’enquête sociolinguistique (rive Est du Rhône, Saint-Etienne...) ou à Annonay, même s'ils résidaient toujours dans la région. En outre, certains des membres qui composent cette classe d'âge sont des gens qui sont revenus dans la région du Pilat après avoir vécu, le temps de leur vie professionnelle, hors de la région. Toutefois, s'ils sont originaires de la région du Pilat, les personnes appartenant à la classe des 60-75 ans possèdent presque tous au moins quelques notions de patois, dans les localités les plus rurales tout au moins (dans la Vallée, nombreuses sont les personnes de 60 à 70 ans qui ne savent rien du patois).

Dans la partie de la population âgée de moins de 60 ans, comme dans les tranches d’âges les plus élevées, les locuteurs les plus nombreux et les plus compétents se recrutent essentiellement dans le milieu agricole. L’exercice d’une profession (hormis celle d'agricultrice), est, pour les femmes, l’indice d’une connaissance du patois moins élevée que chez les femmes ne travaillant pas ou n’ayant pas travaillé.

Notes
53.

Aujourd’hui, sur les coteaux surplombant la vallée du Rhône, certaines des terrasses les mieux exposées ont été restaurées et replantées pour cultiver la vigne (en appellation contrôlée Saint Joseph), au point qu’à Serrières par exemple, les friches occupent de nos jours, à peu près la même superficie qu’en 1945. Mais ces terrains réhabilités ne sont cultivées que par trois exploitants (dont deux Serriérois seulement), alors qu’avant la guerre, les chelets étaient partagés entre de nombreux paysans.

54.

La production de fruits, surtout de cerises, est une activité traditionnelle de la partie la moins élevée de la région du Pilat, mais elle a connu une extension notable et une diversification dès avant la seconde Guerre Mondiale pour se poursuivre ensuite. L’élevage, qui était pratiqué en même temps dans les régions de basse et moyenne altitude, a été peu à peu presque abandonné, les agriculteurs se consacrant exclusivement à la production de fruits : cerises, pêches, abricots...