4.2.1. Variations à l'intérieur de la région du Pilat

La description de l’âge des patoisants indique que si le patois est toujours plus connu chez les personnes les plus âgées, il n’est pas possible, sur l’ensemble de la région du Pilat, de distinguer les différents type de patoisants selon des tranches d’âge précises : des locuteurs possédant une maîtrise complète du patois commencent à apparaître en nombre significatif dès 70 ans à Marlhes (n° 23 ; ce village, situé à 1000 mètres d’altitude environ, sur le haut plateau du Pilat, est une localité assez caractéristique des communes de cette région), alors qu’ils sont âgés de plus de 85 ans dans la vallée du Rhône -s’il en existe encore- et que ce sont tous des hommes. La première variable géographique qui influe sur le nombre de locuteurs est l’altitude du lieu de résidence. Mais c’est un paramètre assez "grossier" : relativement fiable sur le plan descriptif (mais il existe des exceptions, surtout dans le sens d’une proportion trop faible de locuteurs pour une localité d’une altitude donnée), il est sans pouvoir explicatif car l’altitude ne peut évidemment pas être un facteur de maintien du patois ! Les villages dont la proportion de locuteurs est anormalement peu élevée par rapport à leur altitude peuvent indiquer que celle-ci n’est qu’un aspect secondaire et partiel d’une variable plus précise : la proximité avec des centres urbains ou industriels. Cette proximité peut être concrète, et s’évaluer alors en nombre de kilomètres. C’est le cas des communes situées sur la rive ouest du Rhône. La vallée du Rhône est depuis très longtemps un axe de communication très fréquenté : au début de du XXe siècle, la proportion d’agriculteurs y était plus faible que dans les autres parties de la région du Pilat. A Serrières (n° 22) par exemple, la batellerie occupait directement une dizaine de familles, navigant sur des péniches, et de nombreuses autres personnes travaillaient pour ce secteur d’activité, ou pour le secteur commercial qui lui était lié (en particulier l’exportation de fruits). Cette catégorie de la population était plus "francisée" que celle qui travaillait dans l’agriculture. Quand la batellerie a commencé à péricliter, le développement industriel de l’est de la vallée du Rhône a offert des emplois nombreux. Même les agriculteurs ont été séduits, d’autant que leur activité initiale était peu lucrative et qu’elle le devenait de moins en moins. Abandonnant la culture de la plupart de leurs terres, beaucoup sont partis travailler à l’usine. Aujourd’hui, il ne reste à Serrières qu'un seul bon locuteur, un homme très âgé.

Le village de Davézieux (n° 31) fournit un autre exemple de l’importance de la proximité avec une ville, en l'occurrence Annonay, dont Davézieux n’était distant que de quelques kilomètres (à cause du développement de zones industrielles et commerciales, les deux agglomérations se touchent aujourd'hui). Là encore, une partie de la population a trouvé des emplois dans les industries qui se développaient ou dans le secteur des services, et le secteur agricole a décliné. Mais s’est ajouté à cette émigration journalière un afflux de population qui est venu s’installer dans ce qui devenait une banlieue d’Annonay (cet apport est constitué d’anciens Annonéens mais aussi de personnes issues de villages plus éloignés d’Annonay, centre d’attraction, que Davézieux). Je n’ai trouvé, dans le bourg de Davézieux, que deux témoins : un ancien paysan célibataire âgé de 66 ans, relativement compétent en patois (témoin B.), et son cousin, ancien paysan lui aussi, très compétent en patois mais trop âgé (témoin A., né en 1904, décédé aujourd’hui) pour être un bon témoin56.

Notes
56.

Auprès des témoins très âgés, il est aisé de se rendre compte de la différence qui peut exister entre un bon témoin, c’est-à-dire quelqu’un qui est très compétent pour répondre à un enquêteur posant des questions qui portent souvent sur le lexique, et un bon locuteur, qui possède une maîtrise complète de la langue mais qui peut se révéler maladroit dans le cadre d’une enquête. Au cours de certaines rencontres, j’ai parfois observé que des personnes très âgées pouvaient avoir du mal à retrouver la plupart des mots d’un questionnaire, mais devisaient dans un patois parfait avec leurs voisins. Le témoin âgé de Davézieux, par exemple, répondait systématiquement à une question du type "Comment dites-vous : je suis malade ?" par une phrase signifiant : "Tu es malade".